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Histoire de la littérature grecque/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 15-30).


CHAPITRE II.

LA POÉSIE GRECQUE AVANT HOMÈRE.


Caractère des chants primitifs. — Le Linus. — Le Péan. — L’Hyménée. — Le Thrène. — Aèdes piétiens. — Orphée. — Musée. — Les Eumolpides. — Autres aèdes religieux. — Aèdes épiques. — Thamyris. — Phémius. — Démodocus.

Caractère des chants primitifs.


Bien des braves ont vécu avant Agamemnon, bien des poëtes aussi ont chanté avant Homère. Il n’est pas impossible de retrouver quelques traces de cette poésie ; des noms même ont surnagé, portés par la renommée sur les ténèbres des âges.

Les premiers poëtes, en Grèce, ou, pour me servir du seul mot connu d’Homère, les premiers chantres, les premiers aèdes furent des prêtres ; la première forme de la poésie fut un hymne, un chant religieux. Je ne dis pas qu’on n’eût jamais chanté avant qu’il y eût des aèdes : le chant et la musique sont contemporains de la parole même, et de l’existence de l’homme en ce monde. Mais il ne s’agit ici que de ce que les anciens nommaient les œuvres de la Muse ; il ne s’agit que des chants inventés ou tout au moins façonnés par les aèdes. Durant de longues années, aède et prêtre, c’est tout un. Plus tard, les aèdes eurent leur vie propre : c’étaient des artistes travaillant pour le peuple, des démiurges, suivant la forte expression d’Homère. Ils chantaient encore les dieux, mais ils célébraient surtout les exploits des héros.


Le Linus.


Les peuples du nord, dans leurs climats brumeux, ne connaissent guère le printemps que par sa date astronomique et par les descriptions des poëtes. En Grèce, le printemps est une réalité de chaque année. Mais aussi la saison de la verdure et des fleurs y fait place beaucoup trop vite à celle des chaleurs brûlantes. La beauté de la lumière, les riches couleurs qui parent la terre comme le ciel, n’ôtent rien à la mélancolique tristesse dont on se sent pénétré à l’aspect de ces campagnes desséchées, de ces feuillages déformés et flétris, de ces fleurs pâles et mortes. Les Grecs représentaient la constellation de Sirius sous la figure d’un chien furieux : c’était l’emblème de l’énergie destructrice du soleil d’été. Ils déploraient, dans des chants plaintifs, la disparition du printemps ; et le linus était un de ces hymnes de deuil. C’est là du moins ce que pensent certains critiques. Leur conjecture n’est pas improbable, à en juger par le caractère même de la légende du personnage chanté par les poëtes sous le nom de Linus. Linus était, suivant les uns, un beau jeune homme de race divine, qui avait vécu parmi les bergers de l’Argolide, et qui fut mis en pièces par des chiens sauvages. Suivant les autres, Linus avait été un des plus anciens aèdes de la Grèce : fils d’Apollon et d’une Muse, il avait excellé dans son art ; il avait vaincu Hercule sur la cithare, et il avait péri à la fleur de l’âge, mortellement frappé par son rival. Il est possible que le fond de ces récits ne soit autre chose qu’une complainte sur la mort de la belle saison. Quoi qu’il en soit, l’exclamation hélas, Linus ! retentissait souvent dans la poésie des vieux siècles. Hésiode dit que tous les aèdes et tous les citharistes gémissent dans les festins et dans les chœurs de danse, et qu’ils appellent Linus au commencement et à la fin de leurs chants. C’est dire qu’ils s’écrient, αί Λίνε, hélas, Linus ! Avec le temps, le mot linus ou élinus, qui n’était que la désignation particulière du chant consacré ou au souvenir du printemps, ou au souvenir du pâtre argien, ou à celui du fils d’Uranie, s’étendit indistinctement, comme nom générique, à tous les chants tristes. Dis l’élinus, c’est-à-dire, chante l’hymne lugubre, s’écrient à diverses reprises les vieillards d’Argos, dans cette magnifique lamentation qui est le premier chœur de l’Agamemnon d’Eschyle.

Le linus semble donc appartenir, au moins dans ses éléments premiers, aux époques les plus reculées de la civilisation grecque et à l’antique religion de la nature. On en peut dire autant de tous les chants analogues : de l’ialémus par exemple, qui n’était que le linus lui-même sous un autre nom ; du scéphrus, dont parle Pausanias ; du chant d’Adonis, dont nous pouvons encore saisir, dans Théocrite, le symbolique caractère. Tous ces chants, où l’on pleurait traditionnellement le trépas prématuré de quelque adolescent enfant des dieux, ne sont vraisemblablement que le même mythe avec des variantes, que la même pensée revêtue du costume de pays ou de temps divers.


Le Péan.


« Thétis elle-même ne gémit plus ses lamentations maternelles, quand retentit, ié Péan ! ié Péan ! » Ces paroles sont de Callimaque. Elles expriment avec une heureuse vivacité le sens qu’on attachait à l’exclamation si fréquemment répétée dans les hymnes en l’honneur d’Apollon. Ié Péan ! était par excellence le cri de la joie. Le passage est d’autant plus précieux qu’en opposition à ce cri, le poëte rappelle, dans le mot grec que j’ai traduit par lamentations (αἴλινα), les chants de deuil dont nous parlions tout à l’heure. Je n’hésite point à compter ié Péan ! au même titre qu’hélas, Linus ! parmi les débris ou plutôt les vestiges de la primitive poésie des Grecs. Péan (παιάν, παιών, παιήων, suivant le dialecte), c’est le dieu qui guérit ou soulage ; c’est le dieu de la lumière et de la vie, autrement dit Phoebus (ψώς, βίος) ; c’est le soleil bienfaisant. L’hymne en l’honneur de ce dieu se nommait péan, comme le dieu lui-même. C’était la coutume, en cette saison de l’année où les frimas disparaissent, où la nature se ranime aux feux du soleil, où partout recommence à circuler la vie avec la lumière, de chanter des péans printaniers, comme on les appelait, c’est-à-dire des hymnes d’actions de grâces au dieu qui guérissait la nature, engourdie et comme morte durant les mois d’hiver. Voilà le vrai péan, le péan sous sa forme originelle et dans son rapport avec les vieilles traditions mythologiques, celui dont le cri d’ié Péan ! fut la base et demeura toujours le refrain, l’indispensable accompagnement. Mais il faut faire aussi remonter aux temps antéhomériques l’invention d’autres péans qui n’avaient de religieux que leur nom. Dans les poëmes d’Homère, tout chant d’allégresse est dit péan, et non point seulement l’hymne adressé au dieu qui guérit. Ainsi le péan qu’entonne Achille après sa victoire sur Hector, et qu’il invite ses compagnons à chanter avec lui : « Nous avons gagné une grande gloire ; nous avons tué le divin Hector, à qui les Troyens, dans leur ville, adressaient des prières comme à un dieu[1] » ! Par une extension d’idée aisée à concevoir chez une nation belliqueuse, le chant de guerre reçut aussi le nom de péan. C’est un péan, suivant Eschyle, que chantèrent les Grecs à Salamine, avant d’engager le combat.


L’Hyménée.


Ce n’est point par conjecture seulement que j’admets la haute antiquité d’une autre sorte de chants, ceux par lesquels on solennisait les fêtes du mariage. Homère, décrivant les sujets représentés sur le bouclier d’Achille : « Dans l’une des deux villes, il y avait, dit-il, des noces et des festins. Des nouvelles mariées sortaient de leur demeure, conduites par la ville à la lumière des flambeaux. Un bruyant hyménée retentissait ; de jeunes danseurs formaient des rondes, et au milieu d’eux les flûtes, les phorminx, faisaient entendre leurs sons. Les femmes s’émerveillaient, debout chacune devant sa porte[2]. » L’expression d’Homère, un bruyant hyménée retentissait, se trouve textuellement reproduite dans un passage analogue de la description du bouclier d’Hercule, attribuée à Hésiode. Un chant caractérisé de la sorte ne pouvait être quelque chose de bien compliqué ; et je ne crois pas qu’il y ait une excessive témérité à dire que ce qui le composait principalement, c’étaient quelques exclamations répétées sans fin ; par exemple, ô hyménée hymen ! hymen ô hyménée ! et encore, io hymen ! hyménée io ! io hymen hyménée ! Je n’en ai pas de preuve, mais je suis sûr que Catulle, qui me fournit ces refrains, ne les a point inventés. Il les a pris, et peut-être tout l’épithalame de Manlius et de Julie, à l’un de ces poëtes grecs qu’il aime à traduire, à Sappho probablement ; et Sappho ou ce poëte quelconque ne les avait pas plus inventés que lui. C’est encore là quelque legs des âges les plus reculés, pieusement conservé par les générations suivantes.


Le Thrène.


Les lamentations mortuaires sont de tous les pays du monde. Cette poésie n’a point manqué à un peuple jeune, amoureux de l’action et de la vie, et pour qui les mots jouir de la lumière étaient autre chose qu’une simple métaphore. « J’aimerais mieux, dit l’âme d’Achille à Ulysse, cultiver la terre, au service de quelque laboureur pauvre et mal à son aise, que de régner sur toutes les ombres des morts[3]. » Dès les temps héroïques, le thrène (θρήνος), comme les Grecs nommaient le chant en l’honneur des morts, figure parmi les actes solennels de la religion grecque. Il y avait des aèdes qui venaient assister aux funérailles. Debout près du lit où le corps était exposé, ils commençaient le chant et donnaient le ton : les femmes accompagnaient leur voix avec des cris et des gémissements.


Aèdes piériens.


Une chose qui semble fort étrange au premier regard, c’est que la plupart des anciens aèdes étaient nés dans la Thrace. Mais les traditions qui les concernent se rapportent en réalité à la Piérie. C’est en Piérie que les poëtes ont de tout temps placé la patrie des Muses. C’était à Libéthra, dans la Piérie, que les Muses avaient chanté, disait-on, des lamentations funèbres sur le tombeau d’Orphée. Les Piériens n’étaient point des barbares comme les Odryses ou les Edons : ils étaient de race grecque, ainsi que le témoignent les noms grecs de leurs villes, de leurs rivières et de leurs montagnes. Mais il est aisé de concevoir que les habitants de la Grèce méridionale aient donné aux Piériens le nom de Thraces, sous lequel étaient généralement compris les peuples établis au nord-est de la Grèce. Il y avait de ces Piériens ou Thraces, vers le temps des migrations éoliennes et doriennes, jusque dans la Phocide et dans la Béotie. Ils léguèrent à ces contrées leur culte national. Les Muses s’y fixèrent avec eux, sur l’Hélicon et le Parnasse, et cessèrent de se nommer exclusivement les Piérides. Comment s’étonner d’ailleurs que des aèdes grecs soient nommés thraces, quand la tradition nous montre un roi thrace, allié de Pandion, régnant au centre de la Grèce même ? C’est à Daulis, c’est au pied du Parnasse, que se passent, suivant les poëtes, les aventures de Térée avec Procné et Philomèle. Virgile lui-même ne rapproche-t-il pas, à propos d’Eurydice et d’Orphée, le Pénée, l’Hèbre, le pays des Cicons, les rochers du Rhodope et du Pangée, et même les glaces hyperboréennes et les neiges du Tanaïs ? Les anciens, une fois admise l’idée de nord, se donnaient pleine carrière. Les aèdes thraces étaient donc des Piériens, des hommes du pays des Muses, et nés de cette race poétique qui, dans les chants du rossignol, entendait une mère pleurant la mort de son fils bien-aimé, et répétant sans cesse, Itys ! Itys !


Orphée.


Le plus fameux sans contredit de tous les aèdes de l’époque antéhomérique, c’est le Thrace Orphée. Sa légende est dans toutes les mémoires, et d’importants ouvrages sont restés sous son nom. Mais il n’y a aucun témoignage qui prouve réellement son existence. Homère ni Hésiode ne le connaissent. La première mention qui le concerne, dans un fragment d’Ibycus, est postérieure de cinq et six siècles à l’époque où il est censé avoir vécu. Quant aux ouvrages qu’on lui attribue, ce sont des productions des bas siècles de la littérature grecque, pour la plupart contemporaines des luttes désespérées de la théologie païenne contre le christianisme. Le nom d’Orphée n’y était qu’un leurre pour le vulgaire. Je dois dire toutefois que, bien avant cette époque, il courait déjà des poésies orphiques, et que de bons esprits croyaient à leur haute antiquité. Si l’auteur de la lettre sur le Monde est Aristote, Aristote lui-même est de ce nombre. Le fragment des Orphiques qu’il a transcrit est assez conforme, en effet, à ce que dut être la poésie religieuse des premiers temps. Ce sont de simples litanies, un même nom plusieurs fois répété, avec des épithètes et des qualifications diverses. « Zeus est le premier ; Zeus le foudroyant est le dernier. Zeus est le sommet ; Zeus est le milieu ; tout est né de Zeus. Zeus est la base de la terre et du ciel étoilé. Zeus est le principe mâle ; Zeus est une nymphe immortelle ; Zeus est le souffle de tout ce qui respire ; Zeus est la violence du feu infatigable ; Zeus est la racine de la mer ; Zeus est le soleil et la lune. Zeus est roi ; Zeus est maître de toutes choses ; il commande à la foudre : tous les êtres qu’il a fait disparaître du monde, du fond de son cœur sacré il les fait renaître à la lumière réjouissante, par sa puissante activité. »

Orphée n’est guère encore, au temps d’Ibycus, qu’un simple nom ; mais ce nom a bientôt son histoire, et une histoire toute pleine de merveilles. L’Orphée de la légende est le premier des chantres de l’époque héroïque, le compagnon des conquérants de la Toison d’or, le vainqueur des puissances infernales ; et, les poëtes enchérissant à l’envi, il devient à la fois et le type du génie poétique et le type poétique de l’amour fidèle et du malheur.

Ce qu’on peut admettre sans trop de scrupule, avec les plus savants critiques, c’est qu’un aède religieux, nommé Orphée, importa ou fonda dans la Grèce le culte mystique d’un dieu souterrain, qui s’empare des âmes des morts, qui est sans cesse à la chasse des vivants, et que cet hiérophante exposa ses doctrines particulières dans des télètes (τελεταί) ou chants d’initiation, mais sans laisser de parler aussi au vulgaire par des hymnes en l’honneur des dieux universellement reconnus.


Musée.


Le nom de Musée se rattachait, dans les traditions des Athéniens, aux initiations des mystères d’Éleusis, c’est-àdire au culte secret de Déméter ou de Cérès, la terre nourricière. On faisait de Musée un Thrace, un disciple d’Orphée, et on lui attribuait de nombreux ouvrages. Il est tout aussi inconnu qu’Orphée aux poëtes de la haute antiquité. Son nom n’est probablement qu’un symbole : il signifie l’homme inspiré des Muses. Le symbole n’est même jamais arrivé à l’état de mythe complet. Ce Thrace, cet initiateur, cet homme inspiré des Muses, il n’a pas d’histoire ; il est une caste, une famille peut-être, il n’est pas un homme. Le gracieux poëme de Héro et Léandre est bien, il est vrai, d’un poëte qui portait réellement le nom de Musée ; mais ce poëte vivait douze cents ans au moins après Homère, ayant écrit, selon toute probabilité, plusieurs siècles après Jésus-Christ.


Les Eumolpides.


La famille sacerdotale des Eumolpides, d’Éleusis en Attique, qui exerça dès les temps reculés les plus importantes fonctions du culte de Déméter, et qui fournissait encore, dans l’âge historique, l’hiérophante des mystères, se prétendait issue d’un aède thrace, Eumolpus, personnage absolument inconnu d’ailleurs. Mais le nom d’Eumolpides, ou de bons chanteurs, n’est probablement point un nom patronymique. Il n’y faut voir, à l’origine, qu’une simple qualification, un surnom emprunté au caractère poétique de l’emploi des membres de la famille : ces prêtres étaient avant tout des aèdes religieux, des chantres d’hymnes sacrés. Leur soi-disant aïeul n’est autre chose peut-être que le symbole d’un héritage de poésie religieuse, transmis à l’Attique par les aèdes de la Piérie.


Autres aèdes religieux.


On chantait, à Éleusis, des hymnes attribués à Orphée et à Musée ; on en chantait aussi d’autres aèdes, et notamment de Pamphus. Les hymnes de Pamphus se distinguaient par un caractère de tristesse et de mélancolie. On en juge ainsi d’après l’unique tradition qui le concerne. C’est lui, dit-on, qui le premier chanta l’élinus sur le tombeau même du fils d’Uranie. Le fait en soi est une fable ; mais la tradition atteste au moins la prédilection de cet aède pour les chants lugubres, puisqu’on lui attribuait l’invention de l’élinus.

Le sanctuaire de Delphes, consacré à Apollon Pythien, ne pouvait manquer d’avoir ses aèdes. On y conservait le souvenir de Philammon, l’inventeur de ces chœurs de vierges qui chantaient la naissance des enfants de Latone et les louanges de leur mère. On y contait que Chrysothémis, un Crétois, avait le premier chanté l’hymne à Apollon Pythien, vêtu du magnifique costume de cérémonie que portèrent depuis les joueurs de cithare aux jeux Pythiques. Délos avait aussi, comme Delphes, ses chantres religieux. Olen, le plus célèbre, était, suivant la légende, Lycien ou Hyperboréen, c’est-à-dire né dans un pays où Apollon aimait à faire son séjour. Olen passait pour l’auteur de l’hymne en l’honneur des vierges Opis et Argé, compagnes d’Apollon et de Diane. Il était venu, disait-on, de Lycie à Délos, et c’est lui qui avait composé la plupart des anciens hymnes qui se chantaient dans cette île. On lui attribuait aussi des nomes. C’était probablement une sorte de stances fort simples, combinées avec certains airs fixes, et propres à être chantées dans les rondes d’un chœur. Enfin c’est à Olen que quelques-uns rapportent l’invention du vers épique, ou dactylique hexamètre. Si cette opinion a quelque fondement, Olen serait antérieur même aux aèdes thraces dont nous avons parlé plus haut ; car tous les vers qui ont couru sous leur nom sont précisément des hexamètres, et prouvent, authentiques ou non, que c’était un mètre dont ils avaient dû se servir. Mais il ne semble guère permis d’établir aucune chronologie sur des paroles aussi vagues que celles de la prêtresse Bœo, citées par Pausanias : premier aède de vers épiques (επέων). L’épos, ou vers épique, qui donna plus tard son nom à l’épopée, est aussi ancien, d’après toute vraisemblance, que la poésie grecque elle-même. Il fut le seul vers en usage pendant des siècles et pour tous les genres de poésie, non-seulement avant Homère mais jusqu’au temps de Callinus et de Tyrtée.

La Grèce avait emprunté à la Phrygie quelques instruments de musique, entre autres la flûte, et des mélodies d’un caractère fortement prononcé, qui se sentaient du culte orgiastique des Corybantes et de la Grande Mère des dieux. La légende phrygienne rapportait l’invention de la flûte au satyre Marsyas, l’infortuné rival d’Apollon, et celle des nomes fameux à Marsyas encore, surtout à son disciple Olympus, et enfin au musicien Hyagnis. La Grèce reconnaissante adopta ces noms plus ou moins fabuleux. Jusque dans les bas siècles, Marsyas et Olympus demeurèrent les symboles de la musique même. Je ne pouvais les passer sous silence, dans cette revue des traditions relatives aux développements du génie grec avant Homère.


Aèdes épiques.


Au temps de la guerre de Troie, la poésie n’est plus exclusivement l’apanage des hommes du sanctuaire ; et les pays voisins du Parnasse, ni la Piérie, ne sont plus seuls en possession de fournir des aèdes au reste de la Grèce. L’inspiration poétique souffle partout. Point de contrée qui n’ait ses aèdes. Ils chantent encore les dieux, mais ils célèbrent surtout la gloire des héros : ils charment, par de merveilleux récits, les convives des rois, et ils préludent déjà aux splendides créations de l’épopée. Tous les esprits sont ouverts à ces délicates jouissances : les peuples n’y sont pas moins sensibles que les pasteurs des peuples eux-mêmes. L’aède n’est plus un dieu, ni le fils d’un dieu : il n’enfante plus les prodiges des aèdes d’autrefois ; mais il est encore un homme divin, et un respect universel environne le favori d’Apollon et des Muses. Ulysse massacre tous les poursuivants de Pénélope ; il fait subir le même sort à des domestiques infidèles ; mais il laisse la vie à l’aède qui avait chanté dans ces festins où se dévorait le patrimoine de l’absent. Agamemnon, en partant pour Troie, confie la garde de Clytemnestre à un aède dévoué ; et Égisthe ne vient à bout de corrompre l’épouse d’Agamemnon qu’en éloignant le préservateur de sa vertu. Après les rois et les héros, après les prêtres et les devins, interprètes des volontés divines, ou plutôt à côté d’eux, les aèdes dominent, de toute la hauteur du génie et de la pensée, la tourbe des hommes libres et des esclaves. Les simples instruments qui servaient alors à soutenir les accents de la voix, la cithare et la phorminx, qui n’étaient pas encore tout à fait la lyre, ne semblaient pas indignes même de la main des héros. Achille ne déroge point en faisant, pour son plaisir propre, ce que les aèdes font pour le plaisir d’autrui, Quand on essaya de le tirer de sa funeste inaction, les députés qu’on lui adressait « le trouvèrent charmant son âme avec la phorminx harmonieuse… ; et il chantait les glorieux exploits des guerriers. Patrocle se tenait en silence, assis vis-à-vis, et attendait qu’Éacide eût cessé de chanter[4]. »

Je sais bien tout ce qu’il faut revendiquer, dans ces tableaux, pour la fantaisie du poëte qui les a tracés ; je sais qu’Homère voyait déjà l’époque héroïque dans un lointain favorable à la perspective : il croyait le monde dégénéré ; et ces hommes qu’il peint trois ou quatre fois plus vigoureux que ceux parmi lesquels il vivait lui-même, il était naturellement porté à les faire plus vertueux aussi, plus intelligents, plus passionnés pour la musique et la poésie. Mais, sous l’exagération épique, on sent vivre une réalité véritable, une société qui n’est pas sans culture, et où règne encore, suivant le mot de Fénelon, l’aimable simplicité du monde naissant. Je vais plus loin : les aèdes nommés dans les poëmes d’Homère ne sont point des personnages inventés à plaisir : ils ont existé ; et leur nom au moins, sinon toute leur légende, doit figurer dans l’histoire.


Thamyris.


Un de ces aèdes, Thamyris, qu’Homère rappelle à propos de Dorium, une des villes de Nestor, est encore un Thrace, mais ce n’est plus le ministre des dieux : il ne diffère pas des chantres qui hantaient les palais des rois, et dont l’âme se laissait trop souvent aller à l’orgueil, corrompue par les applaudissements populaires : « Les Muses y rencontrant Thamyris l’aède Thrace, comme il revenait d’Œchalie, de chez l’Œchalien Eurytus, mirent fin ses chants ; car il s’était vanté présomptueusement de vaincre, fût-ce les Muses elles-mêmes qui chantassent, les filles de Jupiter qui tient l’égide. Elles, irritées contre lui, le rendirent idiot ; elles lui ravirent son chant divin, et lui firent oublier l’art de jouer de la cithare[5]. » Thamyris était fils, suivant quelques-uns, de Philammon. Il faut l’entendre probablement au sens spirituel : Thamyris le disciple, Philammon le maître. Mais Thamyris n’avait emprunté à Philammon que les secrets de la science poétique et musicale, et il portait sans doute à la cour du roi d’Œchalie des chants d’un caractère plus mondain, si j’ose ainsi dire, que les hymnes en l’honneur de Latone et de ses enfants. Thamyris est le lien qui rattache aux anciens aèdes religieux ceux que j’appelle les aèdes épiques, ces maîtres ou du moins ces précurseurs d’Homère.


Phémius.


Phémius, l’aède que les poursuivants de Pénélope forçaient de chanter dans leurs banquets, n’a rien du prêtre d’autrefois que la cithare et la voix harmonieuse. C’était certainement un aède épique, celui dont Homère parle ainsi : « Pour eux chantait un illustre aède, et eux l’écoutaient assis en silence. Il chantait le funeste retour des Achéens, quand ils revinrent de Troie, en butte au courroux de Pallas Athéné. » Le chant divin va saisir, à l’étage au-dessus, l’attention de la fille d’Icarius, de la sage Pénélope. Elle descend le haut escalier de son appartement ; derrière elle marchent deux de ses suivantes. Arrivée près des prétendants, la femme divine entre toutes s’arrête sur le seuil de la salle artistement construite, et se couvre les joues de son voile brillant… Puis, tout en pleurs, elle s’adresse à l’aède inspiré : « Phémius, tu sais bien d’autres récits propres à charmer les mortels, ces actions des guerriers que célèbrent les aèdes. Chantes-en quelqu’une à tes auditeurs, et qu’ils boivent leur vin en silence. Mais cesse ce chant funeste qui ne fait que torturer mon cœur[6]. »


Démodocus.


Les chants attribués par Homère à Démodocus, l’aède des Phéaciens, sont marqués au plus haut degré du caractère épique. On dirait les arguments de quelques poëmes iliaques, qu’Homère avait sous les yeux, ou, si l’on veut, dans sa mémoire. Démodocus est aveugle ; mais il n’a point oublié l’art de tirer de la cithare des sons mélodieux ; il est plus que jamais le bien-aimé des Muses : « La Muse inspire à l’aède de chanter la gloire des guerriers, un sujet de chant dont la renommée montait alors jusqu’au ciel immense. Il conte la querelle d’Ulysse et d’Achille fils de Pélée ; comment un jour, dans un splendide festin en l’honneur des dieux, ils se prirent violemment de paroles. Or, Agamemnon, le chef des guerriers, se réjouissait en son âme de voir se disputer les plus braves des Achéens. Car c’était là ce que lui avait prédit Phœbus Apollon, dans Pytho la sainte, après qu’il eut franchi le seuil de pierre pour consulter l’oracle, au temps où s’apprêtaient à fondre sur les Troyens et les enfants de Danaüs les premières calamités, en vertu des décrets du grand Jupiter[7]. » Une autre fois, sur l’invitation d’Ulysse lui-même, Démodocus chante le fameux stratagème du cheval de bois, et cette prise d’Ilion si souvent célébrée depuis : « Il conte d’abord comment les Argiens montèrent sur leurs navires au solide tillac, et reprirent la mer après avoir mis le feu à leurs tentes. Les autres, avec le très-renommé Ulysse, étaient déjà au milieu de la place publique de Troie, enfermés dans les flancs du cheval ; car les Troyens l’avaient eux-mêmes traîné jusqu’à la ville haute. Le cheval était donc ainsi debout ; et les Troyens délibéraient sans trop s’entendre, assis autour de lui. Trois avis divers partageaient l’assemblée : ou bien ouvrir avec le tranchant de l’impitoyable airain les cavités de ce bois ; ou bien le traîner au plus haut point de la citadelle, et le précipiter en bas des rochers ; ou enfin le laisser là comme une magnifique offrande propre à charmer les dieux. Ce dernier avis finit par prévaloir ; car c’était l’arrêt du destin que la ville pérît, après qu’elle aurait enfermé dans ses murs le grand cheval de bois, que remplissaient tous les plus braves des Argiens, apportant aux Troyens le carnage et la mort. Il chantait comment les fils des Achéens saccagèrent la ville, versés à flots par le cheval hors de la profonde caverne où ils s’étaient embusqués. Il chantait les assaillants se ruant de tous côtés pour dévaster la ville splendide ; puis Ulysse s’avançant, comme Mars, vers la demeure de Déiphobe, accompagné de Ménélas, qui valait un dieu. Là, Ulysse, disait-il, engage bravement un combat terrible, et finit par vaincre, grâce à l’appui de la magnanime Athéné[8]. »

Une fois, il est vrai, Démodocus chante les dieux ; mais ce n’est pas, tant s’en faut, pour leur attirer le respect des hommes. Il conte les amours de Vénus et de Mars, et le stratagème de Vulcain pour les surprendre ; sujet fort peu mystique, et que l’aède traite d’un style qui n’est rien moins que grave. Ce n’est pas un hymne, à coup sûr, dans la manière d’Orphée.

Quand même il serait avéré que Démodocus, Phémius et Thamyris ne sont que des noms de fantaisie et des personnages de l’invention d’Homère, ce que pour ma part je ne saurais accorder, l’existence d’épopées plus ou moins complètes, ou, si l’on veut, d’embryons d’épopées antérieurs aux compositions homériques, et par conséquent l’existence d’aèdes épiques antérieurs à Homère, n’en serait pas moins un fait incontestable et valablement acquis à l’histoire. Mais ce fait a d’autres preuves encore que les chants mis par Homère dans la bouche de l’aède d’Ithaque et de celui des Phéaciens. Qu’on dise ce qu’il faut entendre par ces paroles que prononce l’âme d’Agamemnon, dans la prairie d’asphodèle, après l’arrivée des âmes des prétendants massacrés par Ulysse : « Les immortels inspireront aux habitants de la terre un chant gracieux en l’honneur de la sage Pénélope. Elle n’a point comploté, comme la fille de Tyndare, d’odieux forfaits. Clytemnestre a tué son époux, le compagnon de ses jeunes années ; mais elle sera, parmi les hommes, un sujet de chants plein d’horreur ; et la honte de sa renommée rejaillira sur toutes femmes, même sur la femme vertueuse[9] ». N’est-ce point là un assez clair témoignage ? Et le passage où Hélène dit que la postérité prendra pour sujet de ses chants les fautes que Pâris et elle ont commises, poussés par un mauvais destin[10] ; et cet autre passage, où Télémaque donne son approbation à la vengeance d’Oreste : « O Nestor, fils de Nélée, brillante gloire des Achéens ! il a bien fait de punir le meurtrier. Les Achéens répandront au loin sa gloire, et leurs chants la transmettront à la postérité[11]. » Qu’est-ce enfin que l’épithète un peu extraordinaire par laquelle Homère caractérise le navire des Argonautes, Argo à qui tous s’intéressent[12] sinon une allusion aux chants des aèdes sur la conquête de la Toison d’or ?

Je n’épuise pas ces considérations. Je laisse tout ce qui sortirait des limites du certain, ou au moins du probable. Il me suffit d’avoir montré que l’Iliade et l’Odyssée avaient eu des antécédents, et comme d’humbles prototypes, dans les poétiques inspirations des aèdes. Ainsi, non-seulement les traditions religieuses avaient été fixées quand Homère a paru ; non-seulement le mètre épique était inventé, et la langue assouplie et façonnée par un long usage à tous les besoins de la muse : l’art épique existait, sinon l’épopée. Homère n’a pas fait comme Dieu : il n’a pas créé de rien ; mais tout s’est transformé sous sa main puissante. A des éléments confus, disparates, incohérents, legs des anciens âges, il a imprimé l’ordre et l’unité ; il les a revêtus de la beauté, de la vie et de la durée immortelles. Ne nous étonnons donc plus de l’oubli profond où s’anéantirent, à son apparition, les aèdes et leurs œuvres. Lucrèce disait, en parlant d’Épicure : « Son génie a éteint toutes les étoiles, comme le soleil quand il se lève et monte dans les airs[13] ». Cette magnifique image, si fausse dans l’application qu’en fait le poëte, eût pu admirablement caractériser l’effet produit par Homère.

  1. Iliade, chant XII, vers 393, 394.
  2. Ibid. chant XVIII, vers 490 et suivants.
  3. Odyssée, chant XI, vers 488 et suivants.
  4. Iliade, chant IX, vers 485 et suivants.
  5. Iliade, chant II, vers 694 et suivants.
  6. Odyssée, chant I, vers 325 et suivants.
  7. Ibid., chant VIII, vers 72 et suivants.
  8. Odyssée, chant VIII vers 500 et suivants.
  9. Odyssée, chant XXIV, vers 466 et suivants.
  10. Iliade, chant VI, vers 357, 358
  11. Odyssée, chant III, vers 202 et suivants.
  12. Ibid., chant XII, vers 70.
  13. La Nature, livre III, vers 1057.