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Histoire du Romantisme/IV - Le Compagnon miraculeux

La bibliothèque libre.
Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 34-43).



IV


LE COMPAGNON MIRACULEUX



Jules Vabre doit sa célébrité à l’annonce sur la couverture des Rhapsodies de Pétrus Borel, de l’Essai sur l’incommodité des commodes, ouvrage qui n’a jamais paru et peut aller rejoindre sur les catalogues fantastiques le Pauvre Sapeur ! et le traité : De l’influence des queues de poisson sur les ondulations de la mer, d’Ernest Reyer.

On n’a pas oublié non plus cette stance de l’odelette à lui adressée par Pétrus, dans les mêmes Rhapsodies :


De bonne foi, Jules Vabre,
Compagnon miraculeux,
Aux regards méticuleux
Des bourgeois à menton glabre,
Devons-nous sembler follet
Dans ce monde où tout se range !
Devons-nous sembler étrange
Nous faisant ce qui nous plaît ?

Le fait est que Jules Vabre aurait pu étonner même des hommes barbus, si l’on eût porté de la barbe en ce temps-là. Car c’est une des plus originales figures dont nous ayons gardé souvenir. Il ne portait pas son Romantisme arboré comme un panache et n’affectait pas de ces airs truculents si fort à la mode dans l’école. Ses cheveux blonds, déjà un peu éclaircis au sommet du front, ne s’allongeaient pas démesurément, et sa moustache ne tombait pas jusque sur sa poitrine comme celle des anciens guerriers bretons, mais ses yeux gris pétillaient de malice, et dans les coins de sa bouche, autour des ailes de son nez, à l’angle externe de ses yeux, se formaient et s’effaçaient des milliers de petites rides pleines d’ironie. Souvent il riait d’un rire silencieux, pareil à celui de Chingachgook, le Mohican, aux comédies qui se jouaient dans sa cervelle, et, quand il parlait, on croyait voir apparaître une procession de figures fatales, faisant, des grimaces et des culbutes, s’esclaffant de rire, vous tirant la langue en disparaissant subitement comme des ombres chinoises. En causant avec lui, on avait la sensation de feuilleter les Songes drôlatiques de Rabelais. C’était absolument fou et profondément vrai, et ces fantoches extravagants vivaient de la Vie la plus intense, tantôt comique, tantôt douloureuse.

Il était romantique, mais Rabelaisien aussi, et dans le mélange prescrit du grotesque et du sérieux il eût volontiers forcé la dose du bouffon ; de l’air le plus glacial et le plus détaché, il faisait les farces les plus énormes et mystifiait les bourgeois avec l’aplomb de Panurge. Il rappelait encore ce Merckle en qui Gœthe voyait le type le plus parfait de Méphistophélès.

Mais que faisait ce Jules Vabre, depuis si longtemps disparu et qui n’a laissé de trace de son passage qu’une ironique annonce de livre et son nom dans une dédicace ? Était-ce un poëte, un peintre, un statuaire, un musicien ? Nous ne connaissons de lui ni pièce de vers, ni tableau, ni statue, ni sonate, — il était architecte, — il y en avait beaucoup dans l’armée d’Hernani aussi ennuyés des cinq ordres que nous pouvions l’être des trois unités. — Aux moments où l’arrivée du Galion des Indes se faisait attendre, Vabre et son ami Petrus dirigeaient des constructions pour le compte d’entrepreneurs et se logeaient dans la première pièce à peu près close, pour épargner d’abord des frais de loyer, et ensuite pour jouer au Robinson Crusoé et au sauvage perdu au milieu de la civilisation.

C’est ainsi que nous les trouvâmes installés sous la voûte d’une cave à demi effondrée dans une maison de la rue Fontaine-au-Roi qu’ils étaient chargés sans doute de réparer. Les charpentes arrachées, les briques, les moellons jetés en tas remplissaient la cour de décombres et en rendaient l’accès assez difficile. En trébuchant contre les pierres et les poutres nous parvînmes au domicile de nos amis guidé par la lueur intermittente qui s’échappait des soupiraux de la caverne — pour eux c’était une véritable caverne dans l’île de Juan-Fernandez et non une cave rue Fontaine-au-Roi, — nous descendîmes quelques marches et nous aperçûmes Petrus pâle et superbe, plus fier qu’un Richomme de Castille, assis près d’un feu de bouts de planche dont Vabre agenouillé, le corps porté en avant sur les mains, les joues gonflées comme l’Éole classique, avivait la flamme avec son souffle, ce qui produisait cette anhélation de lumière qu’on apercevait de dehors.

Le groupe ainsi éclairé en dessous, en projetant de fortes ombres, déformées bizarrement par la courbure de la voûte, eût fourni à Rembrandt, ou même à Norblin si Rembrandt eût été trop occupé en ce moment-là, le sujet d’une eau-forte pleine de mystère et d’effet.

Sous la cendre de ce feu cuisait le souper de deux amis d’une sobriété plus que érémitique, — des pommes de terre ! — Mais le dimanche nous y mettons du sel, dit Jules Vabre avec un air de sensualité orgueilleuse, car enfin du sel c’était du luxe comme la tasse de bois de Diogène : les palais naïfs n’ont pas besoin de cet excitant, et l’on peut boire dans le creux de sa main.

L’eau de la pompe arrosait ce menu d’une simplicité primitive, et les deux camarades avaient le caractère ainsi fait qu’ils devaient éprouver une certaine joie à réduire leur vie au strict indispensable. Avec si peu de besoins, il est facile de se soustraire aux tyrannies de la civilisation, et ils se sentaient libres dans leur cave comme dans une île déserte. Un volet couché sur deux tréteaux supportait les dessins et les épures de la construction, un cahier de papelitos veuf de presque tous les feuillets, avec sa vignette de contrebandiers et sa légende catalane Upa, mynions, alere ! une blague à tabac faite de la patte palmée d’un oiseau de mer, et d’où s’échappaient comme des cheveux blonds d’une résille, quelques rares fils de maryland trop peu nombreux hélas ! pour être roulés en une suprême cigarette.

En ce temps-là nous ne fumions pas encore, mais nous savions déjà que nulle privation n’est plus dure que celle du tabac pour ceux qui ont l’habitude de se gargariser de fumée ; aussi avions nous apporté un paquet de maryland, espérant que la fierté de nos amis ne se formaliserait pas d’une si chétive offrande. Ils étaient de ceux-là qui, le ventre creux, répondent toujours, si on les invite, qu’ils sortent de table et ont magnifiquement dîné ; mais ils n’avaient pas fumé depuis la veille, et Petrus, éventrant le paquet, en tira une chevelure, la roula sous son pouce couleur d’or bruni dans la petite feuille de papel de hilo, l’alluma à la chandelle plantée dans une bouteille vide, et la porta à ses lèvres avec une visible expression de plaisir bien rare sur sa figure stoïque. Ses grands yeux hispano-arabes brillèrent un instant, une légère rougeur se répandit sous le tissu olivâtre de sa peau, des jets de fumée blanche lui sortirent alternativement des lèvres et des narines, et bientôt il disparut à demi dans le vaporeux tourbillon, pareil à Jupiter assembleur de nuages. Il est inutile de dire que pendant ce temps-là Jules Vabre, le compagnon miraculeux, se livrait à une opération absolument pareille.

Maintenant, nous demandera peut-être le lecteur par quel filament se rattache à l’histoire du Romantisme ce brave Jules Vabre, charmant garçon d’ailleurs, mais dont les titres littéraires sont un peu minces, puisque, de votre aveu, il n’a pas achevé ni même commencé l’Essai sur l’incommodité des commodes, cet ouvrage d’ébénisterie transcendantale.

Jules Vabre aimait Shakspeare, mais d’un amour excessif, même dans un cénacle romantique. C’était son Dieu, son idole, sa passion, un phénomène auquel il ne pouvait s’accoutumer, et qui le surprenait davantage à chaque rencontre : il y pensait le jour, il en rêvait la nuit, et comme La Fontaine, qui disait aux passants : « Avez-vous lu Baruch ? » Vabre eût volontiers arrêté les gens dans la rue pour leur demander : « Avez-vous lu Shakspeare ? » Cet architecte fut complètement envahi et possédé par ce poëte. Ne trouvant pas qu’il savait assez l’anglais, Jules Vabre, sans se laisser effrayer par des perspectives de famine et de misère, quitta Paris pour Londres n’ayant d’autre but que de se perfectionner dans la langue de son auteur, afin qu’aucune finesse du texte ne lui échappât. Selon lui, et il avait peut-être raison, pour s’assimiler complètement un idiome étranger, il fallait d’abord se baigner dans l’atmosphère du pays, renoncer à toute idée, à toute critique, se soumettre aveuglément au milieu, imiter autant que possible les indigènes par le geste, la tenue, la physionomie, se nourrir de leurs mets, s’abreuver de leurs boissons ; on voit d’ici tout le système.

Entre autres paradoxes, il prétendait qu’il faut arroser les langues latines avec du vin et les langues anglo-saxonnes avec de la bière, et il assurait que, pour sa part, il devait au stout et à l’extra-stout des progrès étonnants, cette boisson, si foncièrement anglaise, le faisant entrer dans l’intimité du pays, lui causant des sensations, lui suggérant des idées inconnues aux Français et lui révélant des nuances d’interprétation insaisissables pour tout autre.

Il s’était fait une âme anglaise, un cerveau anglais, un extérieur anglais ; il ne pensait qu’en anglais ; il ne lisait plus les journaux de France, ni aucun livre dans sa langue maternelle. Les lettres d’outre-Manche restaient décachetées sur sa table. Il ne voulait être troublé par rien dans ses préparatifs au voyage sur les terres inconnues de Shakspeare.

C’est dans cet état d’esprit que nous le trouvâmes plusieurs années après, vers 1843 ou 44, dans une taverne de High-Holborn, où il s’était installé par économie et pour dîner en plein centre anglais avec de braves gens bourrés de roastbeef et de bière, parfaitement étrangers aux idées, et tels à peu près que devaient être les spectateurs ordinaires du théâtre « le Globe », devant lequel le jeune William avait gardé les chevaux.

Lui-même avait changé d’aspect. Sous l’acier anglais de Sheffield sa moustache blonde était tombée, et il avait le menton aussi glabre qu’aucun des bourgeois méticuleux dont il se moquait si fort jadis. La métamorphose était complète ; nous avions devant les yeux un pur sujet britannique.

En nous voyant, ses prunelles grises brillèrent, et il nous donna un shakehand si vigoureux que si notre bras n’eût pas été solidement attaché à notre épaule, il lui fût resté à la main, et il se mit à nous parler avec un accent anglais si fort, que nous comprenions à peine ce qu’il disait. Il avait presque oublié sa langue maternelle.

— Eh bien ! mon cher Jules Vabre, pour traduire Shakspeare, il ne te reste plus maintenant qu’à apprendre le français.

— Je vais m’y mettre, nous répondit-il, plus frappé de l’observation que de la plaisanterie.

Depuis longtemps déjà, le compagnon miraculeux rêvait son monument littéraire plus durable que l’airain et voulait donner à l’école romantique un trésor qui lui manquait : une traduction de Shakspeare d’une soumission absolue au texte, fidèle à l’idée comme au mot, reproduisant le tour, l’allure et le mouvement de la phrase, faisant sentir le mélange du vers blanc, du vers rimé et de la prose, ne craignant ni les subtilités euphémistes ni les rudesses barbares, et penchant dans l’intimité du sens anglais à une profondeur où nul ne serait arrivé encore.

Bref, il essayait pauvre, obscur, sans ressources, au prix des plus dures souffrances silencieusement supportées, car il était de ceux à qui il semble naturel de mourir de faim, de mener à bien ce gigantesque travail auquel il se préparait depuis 1830 par de si opiniâtres et si consciencieuses études.

Ce que voulait faire le pauvre Jules Vabre, François-Victor Hugo, le second fils du grand Victor, l’a réalisé dans les tristes loisirs de l’exil sur le même plan romantique ; telle devait être, en effet, une traduction de Shakspeare faite par le fils d’Hugo.

Vabre nous interpréta de vive voix, le livre à la main, des passages d’Hamlet, d’Othello, du Roi Lear, avec une saveur locale, une propriété d’expression et une pénétration de sens qui nous les firent trouver tout nouveaux. Nous lui entendîmes aussi expliquer, dans une prévision de ballet, à Carlotta Grisi, qui dansait alors à Londres et à qui nous l’avions présenté, la Tempête et le Songe d’une nuit d’été de la façon la plus poétique et la plus ingénieuse. Si les projets de chorégraphie avaient eu des suites, les rôles de Miranda et de Titania n’auraient plus eu de secrets pour leur charmante interprète.

Bien avant Taine, comme on a pu le voir par son paradoxe sur la manière d’apprendre l’anglais, Jules Vabre avait inventé ou deviné la théorie des milieux comme il avait déterminé les lois de la vraie traduction shakspearienne avant François Hugo, qui ne le connut même pas de nom et les trouva tout seul de son côté, guidé par la pure doctrine de l’école.

Il y a quelques années, nous vîmes arriver à notre petit ermitage de la rue de Longchamps un monsieur pâle, à cheveux tout blancs, vêtu de noir, ayant une dégaine de clergyman : c’était Jules Vabre ; il n’avait pas encore trouvé l’éditeur pour sa traduction et venait en France fonder un pensionnat international — pardon du mot — il ne sonnait pas aussi mal alors qu’aujourd’hui ; il voulait expliquer Hernani aux Anglais et Macbeth aux Français. Cela l’ennuyait de voir les Anglais apprendre le français dans Télémaque et les Français l’anglais dans le Vicaire de Wakefield.

Son entreprise prospéra-t-elle ? Nous l’ignorons, car depuis cette visite qu’il avait promis de renouveler, nous ne le revîmes plus. Cependant nous penchons à croire que le pensionnat ne réussit pas plus que la traduction. Jules Vabre était né sous une étoile enragée, comme dit de lui-même le poète Théophile de Viau, et la fatalité taquine déguisée en guignon le poursuivit toujours. Est-il mort ? Est-il vivant ? S’il n’est plus et qu’il ait un tombeau quelque part, on peut écrire sur la pierre, pour toute épitaphe :

IL AIMA SHAKSPEARE

comme on avait mis sur la tombe de Thomas Hood ;

IL FIT LA CHANSON DE LA CHEMISE.

Toute sa vie est là.