Histoire du soldat/02

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Édition des Cahiers Vaudois (p. 31-48).

SECONDE PARTIE


Musique. Airs de marche comme au début de la première partie.
LECTURE, pendant la musique.

Entre Denges et Denezy,
et il s’en va droit devant lui.

Où est-ce qu’il va comme ça ?…
marche depuis longtemps déjà,

le ruisseau, ensuite le pont,

est-ce qu’il va ? le sait-on ?

Fin de la musique.

Il ne le sait pas lui-même, il ne le sait pas, lui non plus,
et seulement qu’il a fallu,
parce qu’on n’y tenait plus.

Plus rien de toutes les richesses qu’on a eues, on s’en est débarrassé,

on n’a rien dit à personne, on s’est sauvé
après le livre déchiré ;

et on est comme dans le temps,
avec le sac en moins et les choses dedans.

Reprise de la musique. Airs de marche.

Sur la route de Denezy,
à cause que c’est le pays,

et puis, que non ! ce n’est plus lui.
Et le dos tourné au pays.

A été, a encore été,
a marché, a beaucoup marché…

Fin de la musique.

Un autre pays à présent,
avec un village dedans,

et il pense : « Entrons, » et il entre ; et vient une auberge, il y est entré ;

trois décis qu’il a commandés ;

on boira son verre, et après ?

et il s’est mis à regarder,
regarde à travers les petits carreaux,
par l’intervalle des rideaux,

les rideaux de mousseline blancs tenus relevés par des embrasses rouges,

les rideaux blancs, les jolis rideaux blancs,
regarde les feuilles qui bougent,

et puis quoi ? tout à coup, ce tas de monde autour du four…

Ce tas de monde autour du four,
c’est qu’on a battu le tambour,

et on a battu le tambour à cause de la fille du roi
(le roi de ce royaume-là),
qui est malade, ne dort pas,
ne mange pas, ne parle pas,
et, le roi, il fait dire au son du tambour, comme ça :

qu’il donnera la fille au roi
(le roi de ce royaume-là),
à celui qui la guérira…

Juste à ce moment entre un homme qui dit à Joseph : « Salut, toi !

(quand même on ne se connaît pas,
mais c’est que moi aussi j’ai été soldat).

Et c’est pourquoi je t’appelle collègue, et quand je t’ai vu entrer,
je me suis dit : allons lui parler.

Il n’a pas l’air tant content, je me suis dit, alors essayons.
C’est peut-être pour lui une bonne occasion.

La fille au roi,
c’est fait pour toi.

Parce que, moi, vois-tu, moi je suis déjà marié,
et, toi, tu as ta liberté.

Médecin, quoi ? c’est ce qu’on veut, tu ne risques rien,
tu viens, tu dis : je suis soldat-médecin ;
même si tu ne réussis pas, ça vaut le coup… »

Coup de poing du lecteur sur la table.

Pourquoi pas ?

Nouveau coup de poing.

Pourquoi pas, après tout.


Au revoir collègue et merci du renseignement !

Se lève dans le même instant.

Il se lève, il sort, il s’en va.

À l’entrée des jardins du roi,
les gardes lui demandent où il va :
où je vais ? je vais chez le roi !

Éclate la marche royale.
Le rideau se lève, on voit une salle du palais.
Le diable est debout au milieu de la scène. Tenue de violoniste mondain, habit, cravate blanche ; il tient devant lui, d’un air avantageux, le violon du soldat.
Le rideau se baisse. Fin de la marche royale.
LECTURE

On a fait marcher la musique, le roi m’a reçu, ça va bien ;
il m’a dit : « Vous êtes médecin ? » j’ai dit : « Oui, soldat-médecin… »
« C’est qu’il en est déjà venu beaucoup pour rien… »
« Oh ! moi, j’ai dit, j’ai un moyen… »
« Alors vous verrez ma fille demain… »

Le lecteur a un jeu de cartes ; il le retourne entre ses doigts.

Ça va bien ! je dis, ça va bien !
Le collègue avait raison. Et, en effet, pourquoi pas moi ?

Une fille qu’on aurait à soi
depuis le temps qu’on n’en a pas !…

Le rideau se lève.
On voit la même salle du palais. Le soldat est assis avec un jeu de cartes à une petite table toute pareille à celle du lecteur. Une chopine et un verre, comme le lecteur. Il faut qu’il y ait parfaite symétrie.
LE SOLDAT

Qu’en dites-vous, les cartes, qu’en dites-vous ?
Sept de cœur, dix de cœur, rien que du cœur, rien que de l’atout…

Il boit.

Et je dis bien : pourquoi pas moi ?
une fille qu’on aurait à soi, rien qu’à soi,
et, encore, la fille au roi…

Le diable se dresse à côté du soldat avec le violon qu’il tient sur son cœur.
LE DIABLE

On est arrivé avant toi.

Silence. Le soldat a baissé la tête et ne bouge plus.
LE DIABLE, tournant autour de la table.

Tu as eu tort de te fâcher,
tu étais riche, considéré…
Un coup de tête, rien de plus ;
mon pauvre ami, tu es perdu.

Nouveau silence. Le soldat ne bouge toujours pas.

Sept de cœur, dix de cœur, reine de cœur,
on se disait : c’est le bonheur !
On y croyait quand même, ou bien ?…

Montrant le violon.

Seulement c’est moi qui l’ai, le moyen.

LE DIABLE, parallèlement aux répliques ci-contre, et avec des temps entre chaque phrase qu’il remplit en faisant des jongleries sur son violon.

Moyen unique ! remède unique !
 

Jeu du diable.


Musique, musique, musique !

 

LECTURE, sourdement.
C’est vrai, ce qu’il dit, il me tient ;

et c’est lui qui l’a, le moyen ;

moi, je n’ai rien, je n’ai plus rien.

Arrêt brusque. Puis le lecteur s’adresse tout à coup au soldat.
Jeu.

Il n’y a qu’elle cher ami…

Jeu.

Fini !… fini !…

Jeu.

Fini !… fini !…

Jeu du diable brusquement interrompu par la demande du soldat.
 
Hardi ! vas-y quand même ! saute lui dessus, casse-lui les reins !
LE SOLDAT, sans bouger.

C’est pas un homme, je ne lui peux rien.

LE LECTEUR
Que si ! que si ! tu lui peux quelque chose, je te dis ;

lui, il te tient encore, parce que tu as de l’argent à lui.
Le soldat lève la tête et regarde le lecteur.
Débarrasse-toi de cet argent, tu es sauvé.

Joue aux cartes avec lui : il va te le gagner.
LE SOLDAT, brusquement.

Jouez-vous ? on a de l’argent.

LE DIABLE, s’arrêtant étonné.

Comment ?

LE SOLDAT

Je vous dis : Voulez-vous jouer ?

LE DIABLE

Cher ami…

Il prend une chaise.

mais très volontiers.

Il s’assied.
LE LECTEUR, au soldat.

Il gagnera, il veut toujours gagner.
Tu vas perdre : il est perdu.

LE SOLDAT, sortant de l’argent de ses poches.

De l’or, des billets, des écus.

LE DIABLE, déposant le violon sur ses genoux.

Très bien !

LE SOLDAT

Combien ?

LE DIABLE

Dix centimes le point.

LE SOLDAT

Deux francs le point, pas un sou de moins.

LE DIABLE

Si vous voulez, mais attention !…

Le soldat bat les cartes. Le diable coupe.

plus de livre, plus de violon ;
restaient les petits sous, les petits sous s’en vont…

Ils jouent. Le diable gagne.

Ensuite ce sera la fin…
Vous n’aurez plus rien,

Ils jouent. Le diable gagne.

plus rien que la faim. F… a… i… m…, faim !

Ils jouent. Le diable gagne.

Tu vois ; jamais plus, jamais plus !
Tu iras pieds nus, tu iras tout nu.

Ils jouent. Le diable gagne.
LE LECTEUR, au soldat.

Hardi ! cent sous !

LE SOLDAT

Je dis : cent sous.

LE DIABLE, déjà assez difficilement.

Tu… tu es fou !

Ils jouent. Le diable gagne.
LE LECTEUR, criant.

Cinquante francs !

LE DIABLE, parlant avec peine et mettant
le violon sous son bras.

Doucement… monsieur… dou… cement…

Ils jouent. Le diable gagne.

Ga… gné quand même.

LE LECTEUR, s’adressant toujours au soldat.

Tout ton argent.

LE SOLDAT

Tout mon argent !

Il sort de sa poche tout ce qui lui reste d’argent et le jette sur la table.
LE DIABLE, se levant lentement.

As de pique, as… de… pique…, et… toi ?

LE SOLDAT

Reine de cœur !

LE DIABLE

C’est… c’est… encore moi.

Il chancelle.
LE LECTEUR

Tu vois, tu vois !

Le soldat écarte sa chaise, met les mains sur ses cuisses et, penché en avant, considère le diable qui chancelle de plus en plus.

Tu vois, tu vois, il va tomber !
Attends. À présent, lève-toi.
Donne-lui à boire ! ça le remettra !
Dis-lui : « À votre bonne santé ! »

LE SOLDAT, s’approchant du diable avec le verre.

Tenez ! ça vous remettra.

Le diable, titubant, fait un geste.

Je vous dis de boire, tenez !

Il le force à boire. Remplissant le verre.

Et je bois à votre santé.

Remplissant de nouveau le verre.

Encore un !

LE DIABLE

Voouus a…bu…sez !…

LE LECTEUR

Attention ! il va tomber.

En effet, le diable tombe sur la chaise, puis le haut de son corps se renverse sur la table.
LE SOLDAT

On est léger ! on est léger !

Il se penche sur le diable et tend la main vers le violon.

Eh ! eh ! peut-on essayer ?

Mouvement convulsif du diable.
LE LECTEUR

Il n’en a pas encore assez !

LE SOLDAT, vidant le verre à plusieurs reprises
dans la bouche du diable.

Ah ! c’est comme ça. Eh bien, tiens !… tiens !… tiens !…

Il attend un instant. Le diable ne bouge plus.
LE LECTEUR

Tu reprends ton bien.

Le soldat s’empare du violon et tout de suite, debout à côté du diable se met à jouer.
Musique. Petit concert.
Le diable tombe de la chaise.
Le rideau se baisse.
LECTURE, pendant le petit concert. Crié.

Mademoiselle, à présent, on peut le dire,
sûrement qu’on va vous guérir

.

On va tout de suite aller vers vous,
parce qu’à présent on peut tout.

On va venir, on va oser,
parce qu’on s’est retrouvé.

On va venir, on se sent fort ;
on a été tiré de la mort, on va vous tirer de la mort.

Fin du petit concert.

Le rideau se lève. La chambre de la princesse. Elle est couchée tout de son long sur son lit et ne bouge pas.

Le soldat entre et se met à jouer.
Musique.
Elle ouvre les yeux, elle se tourne vers le soldat. Elle sourit.
Le rideau se baisse.
Danses devant le rideau. Tango. Valse. Rag-time. Fin de la musique.

Le rideau se lève. Même décor. Le soldat et la princesse se tiennent embrassés.

Cris horribles dans la coulisse. Entre le diable en diable. Il marche à quatre pattes.

On doit faire sentir que le jeu commencé tout à l’heure devant le rideau se transporte à présent sur la scène. Les danseuses peuvent y prendre part.

Le diable tourne tout autour du soldat et tantôt fait le geste de le supplier de lui donner le violon, et tantôt cherche à le lui arracher, tandis que le soldat le menace de l’archet.

La princesse s’est réfugiée derrière le soldat et, à mesure que celui-ci se déplace, elle se déplace aussi, de façon à rester cachée derrière lui.

Le diable, tantôt reculant, tantôt bondissant en avant, précipite ses mouvements.

Le soldat a une idée. Il se met à jouer sur le violon. Musique. Danse du diable. Contorsions. Il cherche à retenir ses jambes avec ses mains. Il n’en est pas moins entraîné. Il tombe à terre, épuisé.
Le soldat prend la princesse par la main ; on voit qu’elle n’a plus peur. Danse de la princesse autour du diable.

Puis, sur un signe du soldat, elle prend le diable par une patte et à eux deux ils le traînent dans la coulisse. Fin de la musique.

Ils reviennent au milieu de la scène, et tombent de nouveau dans les bras l’un de l’autre.
LE DIABLE, passant brusquement la tête
par la porte du fond.

Ça va bien pour le moment,
mais le royaume n’est pas tant grand.

Le soldat et la princesse se tournent vers le diable, puis reprennent leur attitude.

Qui les limites franchira
en mon pouvoir retombera.

Même jeu.

Ne poussez pas plus loin qu’il est permis,
sans quoi Madame sera forcée de se remettre au lit ;
et, quant au prince son époux,
qu’il sache qu’à présent ma patience est à bout…

Même jeu.

On le mènera droit en bas
où, tout vivant, il rôtira.

Même jeu. Première phrase du choral, pendant que le rideau se baisse.
LECTURE

Il ne faut pas vouloir ajouter à ce qu’on a ce qu’on avait,
on ne peut pas être à la fois qui on est et qui on était.

On n’a pas le droit de tout avoir : c’est défendu.

Un bonheur est tout le bonheur ; deux, c’est comme s’ils n’existaient plus.


Le trop beau n’est même plus beau ;
qui veut plus qu’un n’a que zéro.

Reprise du choral.

« J’ai tout, j’ai tout, » pense-t-il.
Mais un jour, elle, elle lui dit :
« Je ne sais rien encore de toi, raconte-moi,
raconte-moi un peu de toi. »

Reprise du choral.

« C’est que c’est dans le temps, tout là-bas,
dans le temps que j’étais soldat ;
tout là-bas chez ma mère dans mon village, loin, bien loin,
et j’ai oublié le chemin. »

Reprise du choral. Fin du choral.

« Si on allait, si on allait !… » « Tu sais bien que c’est défendu. »
« On sera vite revenus,
et personne n’en saura rien ! »


Et elle le regarde, et elle lui dit :
« Tu en as bien envie, toi aussi !…
Que si !… que si !… que si !… que si !… »

« Que si, je vois bien, » qu’elle dit.
Et lui disait : « Venez ici. »
Mais elle : « Est-ce que c’est oui ? »

Et il réfléchissait et voilà qu’il pensa :
« Peut-être que ma mère me reconnaîtra, cette fois ;
elle viendrait habiter avec nous,
et, comme ça, on aurait tout… »

« Est-ce que c’est oui ? est-ce que c’est oui ?…
Je savais bien ! Toi aussi, toi aussi !… »

À ce moment, on voit passer le diable devant le rideau baissé. Magnifique costume rouge.

Ils sont partis, ils sont près d’arriver.
On commence à voir le clocher.

Voilà, à présent, la borne-frontière.
Elle, elle est restée en arrière.

De nouveau, le diable passe devant le rideau.

Il l’appelle, il s’est retourné…

Le rideau se lève. Même décor qu’à la seconde scène : le clocher du village et la borne-frontière.

On voit le soldat qui s’est retourné et fait des signes.

Il se remet en marche, il arrive à la borne ; le diable tombe devant lui.

Il a de nouveau le violon, il joue sur le violon. Musique. Marche triomphale du diable.

Le soldat a baissé la tête. Il se met à suivre le diable, très lentement, mais sans révolte.

On appelle dans la coulisse. Il s’arrête un instant. Insistance du diable.

Le diable et le soldat sortent de scène. On appelle une dernière fois. Le rideau se baisse. Fin de la musique.
fin de l’histoire