Histoire du soldat/02
SECONDE PARTIE
Entre Denges et Denezy,
et il s’en va droit devant lui.
Où est-ce qu’il va comme ça ?…
marche depuis longtemps déjà,
le ruisseau, ensuite le pont,
où est-ce qu’il va ? le sait-on ?
Il ne le sait pas lui-même, il ne le sait pas, lui non plus,
et seulement qu’il a fallu,
parce qu’on n’y tenait plus.
on n’a rien dit à personne, on s’est sauvé
après le livre déchiré ;
et on est comme dans le temps,
avec le sac en moins et les choses dedans.
Sur la route de Denezy,
à cause que c’est le pays,
et puis, que non ! ce n’est plus lui.
Et le dos tourné au pays.
A été, a encore été,
a marché, a beaucoup marché…
Un autre pays à présent,
avec un village dedans,
trois décis qu’il a commandés ;
on boira son verre, et après ?
et il s’est mis à regarder,
regarde à travers les petits carreaux,
par l’intervalle des rideaux,
les rideaux blancs, les jolis rideaux blancs,
regarde les feuilles qui bougent,
et puis quoi ? tout à coup, ce tas de monde autour du four…
Ce tas de monde autour du four,
c’est qu’on a battu le tambour,
et on a battu le tambour à cause de la fille du roi
(le roi de ce royaume-là),
qui est malade, ne dort pas,
ne mange pas, ne parle pas,
et, le roi, il fait dire au son du tambour, comme ça :
qu’il donnera la fille au roi
(le roi de ce royaume-là),
à celui qui la guérira…
(quand même on ne se connaît pas,
mais c’est que moi aussi j’ai été soldat).
Et c’est pourquoi je t’appelle collègue, et quand je t’ai vu entrer,
je me suis dit : allons lui parler.
Il n’a pas l’air tant content, je me suis dit, alors essayons.
C’est peut-être pour lui une bonne occasion.
La fille au roi,
c’est fait pour toi.
Parce que, moi, vois-tu, moi je suis déjà marié,
et, toi, tu as ta liberté.
Médecin, quoi ? c’est ce qu’on veut, tu ne risques rien,
tu viens, tu dis : je suis soldat-médecin ;
même si tu ne réussis pas, ça vaut le coup… »
Pourquoi pas ?
Pourquoi pas, après tout.
Au revoir collègue et merci du renseignement !
Se lève dans le même instant.
Il se lève, il sort, il s’en va.
À l’entrée des jardins du roi,
les gardes lui demandent où il va :
où je vais ? je vais chez le roi !
On a fait marcher la musique, le roi m’a reçu, ça va bien ;
il m’a dit : « Vous êtes médecin ? » j’ai dit : « Oui, soldat-médecin… »
« C’est qu’il en est déjà venu beaucoup pour rien… »
« Oh ! moi, j’ai dit, j’ai un moyen… »
« Alors vous verrez ma fille demain… »
Ça va bien ! je dis, ça va bien !
Le collègue avait raison. Et, en effet, pourquoi pas moi ?
Une fille qu’on aurait à soi
depuis le temps qu’on n’en a pas !…
Qu’en dites-vous, les cartes, qu’en dites-vous ?
Sept de cœur, dix de cœur, rien que du cœur, rien que de l’atout…
Et je dis bien : pourquoi pas moi ?
une fille qu’on aurait à soi, rien qu’à soi,
et, encore, la fille au roi…
On est arrivé avant toi.
Tu as eu tort de te fâcher,
tu étais riche, considéré…
Un coup de tête, rien de plus ;
mon pauvre ami, tu es perdu.
Sept de cœur, dix de cœur, reine de cœur,
on se disait : c’est le bonheur !
On y croyait quand même, ou bien ?…
Seulement c’est moi qui l’ai, le moyen.
LE DIABLE, parallèlement aux répliques ci-contre, et avec des temps entre chaque phrase qu’il remplit en faisant des jongleries sur son violon.
Moyen unique ! remède unique ! Jeu du diable.
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LECTURE, sourdement.
C’est vrai, ce qu’il dit, il me tient ; et c’est lui qui l’a, le moyen ; moi, je n’ai rien, je n’ai plus rien.
Arrêt brusque. Puis le lecteur s’adresse tout à coup au soldat.
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Jeu.
Il n’y a qu’elle cher ami… Jeu.
Fini !… fini !… Jeu.
Fini !… fini !… Jeu du diable brusquement interrompu par la demande du soldat.
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Hardi ! vas-y quand même ! saute lui dessus, casse-lui les reins !
LE SOLDAT, sans bouger.
C’est pas un homme, je ne lui peux rien. LE LECTEUR
Que si ! que si ! tu lui peux quelque chose, je te dis ; lui, il te tient encore, parce que tu as de l’argent à lui.
Le soldat lève la tête et regarde le lecteur.
Débarrasse-toi de cet argent, tu es sauvé. Joue aux cartes avec lui : il va te le gagner.
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Jouez-vous ? on a de l’argent.
Comment ?
Je vous dis : Voulez-vous jouer ?
Cher ami…
mais très volontiers.
Il gagnera, il veut toujours gagner.
Tu vas perdre : il est perdu.
De l’or, des billets, des écus.
Très bien !
Combien ?
Dix centimes le point.
Deux francs le point, pas un sou de moins.
Si vous voulez, mais attention !…
plus de livre, plus de violon ;
restaient les petits sous, les petits sous s’en vont…
Ensuite ce sera la fin…
Vous n’aurez plus rien,
plus rien que la faim. F… a… i… m…, faim !
Tu vois ; jamais plus, jamais plus !
Tu iras pieds nus, tu iras tout nu.
Hardi ! cent sous !
Je dis : cent sous.
Tu… tu es fou !
Cinquante francs !
le violon sous son bras.
Doucement… monsieur… dou… cement…
Ga… gné quand même.
Tout ton argent.
Tout mon argent !
As de pique, as… de… pique…, et… toi ?
Reine de cœur !
C’est… c’est… encore moi.
Tu vois, tu vois !
Tu vois, tu vois, il va tomber !
Attends. À présent, lève-toi.
Donne-lui à boire ! ça le remettra !
Dis-lui : « À votre bonne santé ! »
Tenez ! ça vous remettra.
Je vous dis de boire, tenez !
Et je bois à votre santé.
Encore un !
Voouus a…bu…sez !…
Attention ! il va tomber.
On est léger ! on est léger !
Eh ! eh ! peut-on essayer ?
Il n’en a pas encore assez !
dans la bouche du diable.
Ah ! c’est comme ça. Eh bien, tiens !… tiens !… tiens !…
Tu reprends ton bien.
Mademoiselle, à présent, on peut le dire,
sûrement qu’on va vous guérir
On va tout de suite aller vers vous,
parce qu’à présent on peut tout.
On va venir, on va oser,
parce qu’on s’est retrouvé.
On va venir, on se sent fort ;
on a été tiré de la mort, on va vous tirer de la mort.
Fin du petit concert.
Le soldat entre et se met à jouer.
Musique.
Elle ouvre les yeux, elle se tourne vers le soldat. Elle sourit.
Le rideau se baisse.
Danses devant le rideau. Tango. Valse. Rag-time. Fin de la musique.
par la porte du fond.
Ça va bien pour le moment,
mais le royaume n’est pas tant grand.
Qui les limites franchira
en mon pouvoir retombera.
Ne poussez pas plus loin qu’il est permis,
sans quoi Madame sera forcée de se remettre au lit ;
et, quant au prince son époux,
qu’il sache qu’à présent ma patience est à bout…
On le mènera droit en bas
où, tout vivant, il rôtira.
Il ne faut pas vouloir ajouter à ce qu’on a ce qu’on avait,
on ne peut pas être à la fois qui on est et qui on était.
On n’a pas le droit de tout avoir : c’est défendu.
Le trop beau n’est même plus beau ;
qui veut plus qu’un n’a que zéro.
« J’ai tout, j’ai tout, » pense-t-il.
Mais un jour, elle, elle lui dit :
« Je ne sais rien encore de toi, raconte-moi,
raconte-moi un peu de toi. »
« C’est que c’est dans le temps, tout là-bas,
dans le temps que j’étais soldat ;
tout là-bas chez ma mère dans mon village, loin, bien loin,
et j’ai oublié le chemin. »
« Si on allait, si on allait !… » « Tu sais bien que c’est défendu. »
« On sera vite revenus,
et personne n’en saura rien ! »
Et elle le regarde, et elle lui dit :
« Tu en as bien envie, toi aussi !…
Que si !… que si !… que si !… que si !… »
« Que si, je vois bien, » qu’elle dit.
Et lui disait : « Venez ici. »
Mais elle : « Est-ce que c’est oui ? »
Et il réfléchissait et voilà qu’il pensa :
« Peut-être que ma mère me reconnaîtra, cette fois ;
elle viendrait habiter avec nous,
et, comme ça, on aurait tout… »
« Est-ce que c’est oui ? est-ce que c’est oui ?…
Je savais bien ! Toi aussi, toi aussi !… »
Ils sont partis, ils sont près d’arriver.
On commence à voir le clocher.
Voilà, à présent, la borne-frontière.
Elle, elle est restée en arrière.
Il l’appelle, il s’est retourné…
On voit le soldat qui s’est retourné et fait des signes.