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Impressions de voyage/04

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IV.

JACQUES BALMAT,


DIT MONT-BLANC.

Il y a deux choses consacrées que le voyageur qui passe à Chamouny ne peut se dispenser de voir : c’est la croix de Flegère et la mer de glace. Ces deux merveilles sont placées en face l’une de l’autre, à droite et à gauche de Chamouny ; on ne parvient à chacune de ces sommités qu’en gravissant la base de l’une ou de l’autre des deux chaînes de montagnes, au milieu desquelles est situé le village ; et arrivé au but de l’ascension, on domine la vallée à la hauteur de quatre mille cinq cents pieds à peu près.

La mer de glace qu’alimente le sommet neigeux du Mont-Blanc, descend entre l’Aiguille des Charmeaux et le Pic du Géant, et s’avance jusqu’au milieu de la vallée. Là, après avoir rempli, comme un serpent immense, l’intervalle qui sépare ces deux montagnes entre lesquelles elle rampe, elle ouvre sa gueule verdâtre, de laquelle sort en bouillonnant à grand bruit le torrent glacé de l’Arveyron. L’ascension qui conduit le voyageur sur sa croupe immense se fait donc, comme on le voit, au flanc même du Mont-Blanc dont on ne peut plus embrasser du regard la masse colossale, par cela même qu’on le touche.

La croix de Flegère est au contraire placée au versant de la chaîne de montagnes opposées à celle du Mont-Blanc. Aussi au fur et à mesure qu’on s’élève, on croirait, si ce n’était la fatigue, que c’est le colosse que l’on a en face de soi, qui s’abaisse graduellement et avec la complaisance d’un éléphant qui se couche à l’ordre de son cornac pour se faire voir de lui-même. Enfin arrivé au plateau où se trouve la croix, le voyageur découvre devant lui, et aussi distinctement que si quelques centaines de pas seulement l’en séparaient, tous les accidens de glaces, de neiges, de rochers et de forêts, que la nature capricieuse ou tourmentée des montagnes peut accumuler dans son désordre ou sa fantaisie[1].

La première ascension que l’on fait est ordinairement celle de la croix de Flegère. Voilà du moins ce que me dit le guide que m’envoya le syndic, car à Chamouny les guides sont soumis à un syndicat qui règle leurs tours de service ; de cette manière, aucun d’eux ne fait fortune aux dépens de ses confrères en intriguant auprès des voyageurs. Comme je n’avais aucune prédilection particulière pour la mer de glace, je remis au lendemain la visite que je comptais lui faire, et nous partîmes.

Le chemin de la croix de Flegère est assez facile : il y a bien, par-ci par-là quelque passage escarpé, quelque précipice à pic, quelque pente rapide, mais quoique je ne sois pas un montagnard bien habile, comme on le verra en temps et lieu, je m’en tirai à mon honneur. Quant à la distance à parcourir, c’était une promenade en comparaison des courses que j’avais faites, et trois heures de marche nous suffirent pour atteindre le plateau. Arrivé à son sommet, on découvre de face le même tableau qu’on a vu la veille de profil, en arrivant par le col de Balme, qui lui-même sert alors de point de départ pour la vue dans le vaste panorama qu’elle a à parcourir.

J’ai déjà parlé de la difficulté de calculer les distances dans les montagnes, et des illusions d’optique qui résultent de la proportion

MONT BLANC.


1 Le Mont Blanc 8
2 9
3 Aiguille de 10 Aiguille du
4 Aiguille du 11 Aiguille de
5 12
6 13 Passage de
7 Glacier de Taconnay 14 Vallée de Chamouni

exagérée des objets que l’on a sous les yeux. De la croix de Flegère nous apercevions, comme si une heure de chemin seulement nous en séparait, la petite maison blanche au toit rouge qui s’élève dans l’échancrure du col de Balme, et qui cependant est éloignée de quatre lieues à peu près, distance à laquelle il serait impossible de la distinguer dans nos plaines. La première aiguille et le premier glacier qu’on aperçoit en commençant l’inventaire des sommités que l’on a devant soi, sont le glacier et l’aiguille du Tour. L’aiguille du Tour s’élève de sept ou huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

Viennent immédiatement après le glacier d’Argentières et l’aiguille du même nom, qui s’élance, noire et aiguë, à la hauteur de douze mille quatre-vingt-dix pieds ; puis l’Aiguille-Verte dont la tête, toute couverte de neige, semble le géant de la ballade qui arrête les aigles dans leur vol, et heurte les nuages de son front. Elle dépasse de six cents pieds la tête de sa sœur, l’Aiguille d’Argentières.

Après elle et en face de vous, s’appuyant au pied de l’aiguille rougeâtre du Dru et aux flancs du Montauvert, la mer de glace déroule son vaste tapis, dont les ondulations solides, à peine visibles de la place où l’on se trouve, deviennent de petites montagnes quand on les mesure de leur base.

Les cinq aiguilles qui se succèdent, sont celles des Charmeaux, du Grepont, de la Bletière, du Midi, et du Mont Maudit. La plus petite a neuf mille pieds.

Puis enfin vient la sommité la plus élevée du Mont-Blanc, haute selon André de Gy, de quatorze mille huit cent quatre-vingt-douze, selon Tralles, de quatorze mille sept cent quatre-vingt-treize, et selon Saussure, de quatorze mille six cent soixante-seize pieds, et de laquelle pendent, jusque dans la vallée, les glaciers des Bossons et de Taconnay.

En face de cette famille de géans aux têtes blanchies, on se fait tout d’abord cette question :

La cime de ces montagnes a-t-elle été de tout temps couverte de neige comme elle l’est en ce moment ?

Nous allons essayer d’y répondre.

Deux théories se disputent la formation de la terre : la théorie neptunienne, la théorie vulcanique.

Toutes les recherches géologiques tendent à prouver que les différentes couches terrestres résultent d’un état primitivement fluide. La terre, à ses plus grandes hauteurs comme dans ses fouilles les plus profondes, livre à l’investigation du savant des matières cristallines : or, point de cristallisations salines sans liquidité. De leur côté, des impressions végétales et animales creusent les strata les plus réfractaires, et prouvent, à n’en point douter, que ces substances ont été, sinon fluides, du moins amollies au point de recevoir les empreintes qu’elles ont conservées. Enfin, la disposition généralement reconnue, partout où quelque cataclysme n’a point amené le désordre, de matières terreuses différentes superposées les unes aux autres et étendues en couches parallèles, ne permet pas de doute à ce sujet. Maintenant cette fluidité est-elle le résultat d’une chaleur intense, ou d’un liquide primordial ? Est-elle due au système vulcanique ou au système neptunien, au feu central ou à l’océan universel ? Hutton est-il dans l’erreur, ou est-ce Werner qui se trompe ?

Comme chacune de ces théories peut se défendre à l’aide des raisons dont se sont armés leurs auteurs, et qu’il serait trop long de rapporter ici, les géologues modernes, embarrassés de choisir entre elles, se sont occupés seulement de recueillir les faits et de constater les résultats : or, les faits recueillis, les résultats constatés, prouvent que, soit primitivement, soit subséquemment, la terre fut entièrement couverte d’eau. Les montagnes calcaires du Derbyshire, et celles de Craven, dans le Yorkshire, contiennent, à la hauteur de deux mille pieds au-dessus de la mer, des débris fossiles de zoophytes et d’écailles de poissons. La partie la plus élevée des Pyrénées est couverte de roches calcaires où l’on aperçoit des empreintes d’animaux marins. La pierre à chaux même qui n’a pu conserver ces vestiges, dissoute dans un acide, exhale une odeur de cadavre, due certainement à la matière qu’elle contient. À sept mille pieds de hauteur, à trois lieues au-dessus des maisons de Ste.-Echelberg, plus haut que la vallée de Rothun, envahie maintenant par les glaciers, l’on trouve, dans les débris d’une montagne écroulée à l’endroit nommé Kriegsmatten, de belles pétrifications d’ammonites. Le Mont-Perdu, à la hauteur de plus de dix mille cinq cents pieds au-dessus de la mer, offre des débris de même nature ; enfin M. de Humboldt en a découvert dans les Andes à quatorze mille pieds de hauteur.

D’ailleurs les traditions de la Bible sont d’accord avec les recherches de la science. Moïse parle d’un déluge, et Cuvier le constate ; le prophète et le savant se donnent le mot pour raconter aux hommes, à plus de trois mille ans d’intervalle, le même miracle géologique ; et l’Académie enregistre, comme une vérité incontestable, cette belle phrase de la Genèse que Voltaire prenait pour le rêve de la poésie.

« Spiritus dei ferebatur super aquas. »

Or, partons de ce point :

La terre entière fut couverte d’eau.

Cette eau supportait, comme les supporte aujourd’hui la terre, les seize lieues d’atmosphère qui nous enveloppent. Bientôt, soit qu’elle se volatilisât par l’effet du feu intérieur, cet atelier de Vulcain ; soit qu’elle s’évaporât par l’action du soleil, cet œil de Dieu, l’eau diluviale commença de diminuer.

Alors les parties les plus élevées de la terre pointèrent à sa surface. Le Chimboraço, l’Immaüs, et le Mont-Blanc, apparurent tour à tour comme de faibles îles au milieu de l’océan universel. Leur contact avec l’air, la lumière et la chaleur les doua de fertilité ; et comme la couche d’air qui les enveloppait devait être à peu près semblable à celle qui nous entoure, les plantes, les arbres, les animaux, les hommes, y apparurent. Les traditions antiques ne parlent que de hautes montagnes. C’est dans l’Éden que Dieu créa Adam et Ève ; c’est sur le Caucase que Prométhée forma le premier homme.

Cependant, par l’une ou l’autre des causes que nous avons dites, et peut-être même par leur combinaison, les eaux allaient toujours se retirant ; ce n’était plus seulement la cime des montagnes qu’elles laissaient à découvert, c’étaient leurs flancs. Au fur et à mesure que la couche d’air qui avait produit la fertilité s’abaissait, pesant à la surface de l’eau qui se retirait, le sommet des monts entrait dans une atmosphère plus subtile et plus froide qui en chassa les hommes et les força de redescendre vers des régions tempérées. La terre primitive que leurs aïeux avaient vue couverte de fleurs et de pâturages devint infertile, sèche et gercée ; les eaux du ciel, en venant rejoindre celles de la terre, qui se retiraient incessamment, entraînèrent avec elles le sol végétal ; le roc primitif apparut dans sa raideur nue et aride ; puis, un jour, les hommes aperçurent avec étonnement la couche de neige temporaire qui blanchissait les cimes qui avaient été leurs berceaux. Enfin, lorsque l’eau eut laissé à sec le fond de la vallée, que les sommités eurent atteint la couche d’atmosphère raréfiée qui, par la faiblesse de sa densité, s’élève au-dessus des autres principes aériformes, cette neige temporaire devint éternelle, et la glace, envahissant à son tour les contrées qu’abandonnait l’eau fugitive, descendit, conquérante de la montagne, vers la vallée qu’à son tour elle menaça d’engloutir.

Au reste, ici comme partout, la tradition populaire est d’accord dans son ignorance ingénieuse avec l’investigation de la science. Écoutez un paysan de la Furca, et il vous racontera que cette montagne est le passage habituel du Juif errant lorsqu’il se rend de l’Italie en France ; seulement, la première fois qu’il la franchit, vous dira-t-il, il la trouva couverte de moissons, la seconde fois de sapins, et la troisième fois de neiges.

Lorsque j’eus contemplé à loisir cet immense tableau, nous redescendîmes vers Chamouny ; au milieu du chemin, à peu près, je m’aperçus que j’avais perdu ma montre. Je voulus retourner sur mes pas, mais mon guide déclara que c’était son affaire, rien ne devant se perdre dans la vallée de Chamouny. Je m’établis sur un plateau, d’où la vue était presque aussi belle que celle de la croix de Flegère, et j’attendis patiemment son retour : au bout d’une demi-heure, je le vis sortir joyeux et triomphant d’un bois de sapins que nous venions de traverser. Il avait retrouvé la montre et me la montrait en l’agitant au bout de sa chaîne : il était certes plus content que moi. Je lui offris une récompense qu’il refusa. Cet incident nous fit perdre une quarantaine de minutes, et ce ne fut que vers les quatre heures que nous fûmes de retour au village. En approchant de l’hôtel, j’aperçus sur le banc, placé devant la porte, un vieillard de soixante-dix ans à peu près, qui se leva et vint à ma rencontre sur un signe que lui fit le garçon d’auberge qui causait avec lui. Je devinai que c’était mon convive, et j’allais au-devant de lui en lui tendant la main.

Je ne m’étais pas trompé : c’était Jacques Balmat, ce guide intrépide qui, au milieu de mille dangers, atteignant le premier la sommité la plus élevée du Mont-Blanc, avait frayé le chemin à de Saussure. Le courage avait précédé la science.

Je le remerciai de m’avoir fait l’honneur d’accepter mon invitation. Le brave homme crut que je me moquais de lui, il ne comprenait pas qu’il fût pour moi un être tout aussi extraordinaire que Colomb qui trouva un monde ignoré, ou que Vasco qui retrouva un monde perdu.

J’invitai mon guide à dîner avec son doyen ; il accepta avec autant de simplicité qu’il avait refusé mon argent ; nous nous mîmes à table. J’avais recommandé la carte au garçon : mes convives parurent contens.

Au dessert, je mis la conversation sur les exploits de Balmat. Le vieillard, que le vin de Montmeillan avait rendu gai et bavard, ne demandait pas mieux que de me les conter. Le surnom de Mont-Blanc qu’il a conservé prouve du reste qu’il est fier des souvenirs que j’invoquais.

Il ne se fit donc pas prier, lorsque je l’invitai à me raconter tous les détails de sa périlleuse entreprise. Seulement il me tendit son verre, je le remplis ainsi que celui de mon guide. — Avec votre permission, mon maître, me dit-il en se levant.

— Certes, et à votre santé, Balmat.

Nous trinquâmes.

— Pardieu, dit-il en se rasseyant, vous êtes un bon garçon.

Puis il vida son verre, fit clapper sa langue, cligna des yeux en se renversant sur le dossier de sa chaise, essayant de rappeler ses idées, que le dernier verre qu’il venait d’avaler ne rendait probablement pas plus claires.

Mon guide, de son côté, fit ses dispositions pour écouter le plus commodément possible un récit qu’il avait déjà probablement entendu plus d’une fois. Elles étaient aussi confortables que simples, ne consistant qu’en un demi-tour qu’il fit décrire en même temps à sa chaise et à sa personne ; de cette manière il se trouva les pieds au feu, le coude sur la table, la tête sur la main gauche et le verre dans la main droite.

Quant à moi, je pris mon album et mon crayon, et je me préparai à écrire. C’est donc le récit pur et simple de Balmat que je vais mettre sous les yeux du lecteur.

— Hum ! C’était ma foi en 1786 ; j’avais vingt-cinq ans, ce qui m’en fait aujourd’hui, tel que vous me voyez, soixante-douze bien comptés.

J’étais bon là. Un jarret du diable et un estomac d’enfer ! J’aurais marché trois jours de suite sans manger. Ça m’est arrivé une fois que j’étais perdu dans le Buet. J’ai croqué un peu de neige, voilà tout. Je me disais de temps en temps en regardant le Mont-Blanc de côté : Oh ! farceur, tu as beau faire et beau dire, va, je te grimperai dessus quelque jour. Enfin, c’est bon…

Voilà que ça me trottait toujours dans la tête, le jour comme la nuit. Le jour je montais dans le Brevent, d’où l’on voit le Mont-Blanc comme je vous vois, et je passais des heures entières à chercher un chemin : — Bah ! j’en ferai un, s’il n’y en a pas, que je disais, mais il faut que j’y monte.

La nuit, c’était bien autre chose, je n’avais pas plus tôt les yeux fermés que j’étais en route. Je montais d’abord comme s’il y avait eu une route royale, et je me disais : Pardieu, j’étais bien bête de croire que c’était si difficile d’arriver au Mont-Blanc. Puis petit à petit le chemin se rétrécissait ; mais c’était encore un joli petit sentier comme celui de la Flegère : j’allais toujours. Enfin, j’arrivais à des endroits où le sentier s’effaçait, des endroits inconnus quoi ! la terre mouvait, j’enfonçais dedans jusqu’aux genoux. C’est égal, je me donnais une peine… Qu’on est bête quand on rêve ! — C’est bien, j’en sortais à la longue ; mais ça devenait si raide, que j’étais obligé d’aller à quatre pattes : c’était bien autre chose alors ! Toujours de plus difficile en plus difficile, je mettais mes pieds sur des bouts de rocher, et je les sentais remuer comme des dents qui vont tomber ; la sueur me coulait à grosses gouttes, j’étouffais que c’était un cauchemar ! N’importe, j’allais toujours. J’étais comme un lézard le long d’un mur ; je voyais la terre s’en aller sous moi : ça m’était égal, je ne regardais encore qu’en l’air, je voulais arriver ; mais c’étaient les jambes !… moi, qui ai les jarrets solides, je ne pouvais plus les plier. Je me retournais les ongles sur les pierres, je sentais que j’allais tomber, et je disais : Jacques Balmat, mon ami, si tu n’attrapes pas cette petite branche-là, qui est au-dessus de ta tête, ton compte est bon. La maudite branche, je la touchais du bout des doigts ; je me raclais les genoux comme un ramoneur. Ah ! la branche, ah ! je la pinçais. Allons ; ah !… cette nuit-là je me la rappellerai toujours ! ma femme m’a réveillé par le plus vigoureux coup de poing !… Imaginez-vous que je m’étais accroché à son oreille, et que je la tirais comme un morceau de gomme élastique. Ah ! pour cette fois je me dis : Jacques Balmat, il faut que tu en aies le cœur net. Je sautai donc à bas du lit, et je mis mes guêtres. — Où vas-tu ? me dit ma femme. — Chercher du cristal, que je répondis, je ne voulais pas lui conter mon affaire, — et ne sois pas inquiète, continuai-je, si tu ne me vois pas revenir ce soir. Si je ne suis pas rentré à neuf heures, c’est que je coucherai dans la montagne. Je pris un bâton solide ; bien ferré, double en grosseur et en longueur d’un bâton ordinaire ; j’emplis ma gourde d’eau-de-vie, je mis un morceau de pain dans ma poche, — et en route !

J’avais bien essayé déjà de monter par la mer de glace, mais le Mont Maudit m’avait barré le passage. Alors je m’étais retourné par l’aiguille du Goûter[2]; mais pour aller de là au Dôme[3] il y avait une espèce d’arête d’un quart de lieue de long sur un ou deux pieds de large, et puis au-dessous dix-huit cents pieds de profondeur. — Merci !

Cette fois donc je résolus de changer de chemin : je pris celui de la montagne de la Côte ; au bout de trois heures j’étais arrivé au glacier des Bossons[4]. Je le traversai ; ce n’était pas là le difficile. Quatre heures après j’étais aux Grands-Mulets[5]; c’était déjà quelque chose. J’avais gagné mon déjeuner ; je cassai une croûte, je bus un coup. — C’est bon.

À l’époque dont je vous parle, on n’avait point encore pratiqué aux Grands-Mulets le plateau qui y est aujourd’hui, si bien qu’on n’y était pas à son aise, je vous en réponds : j’étais en outre assez inquiet de savoir si je trouverais plus haut un endroit où passer la unit. J’avais beau chercher à droite et à gauche, je ne voyais rien. Enfin je me remis en route à la grâce de Dieu.

Au bout de deux heures et demie, je trouvai une belle place nue et sèche ; le rocher perçait la neige, et m’offrait une surface de six ou sept pieds : c’était tout ce qu’il me fallait, non pas pour dormir, mais pour attendre le jour d’une manière un peu moins dure que dans la neige. Il était sept heures du soir, je cassai mon second morceau de pain, je bus une seconde goutte, et je m’installai sur le rocher où j’allais passer la nuit : ça ne me prit pas grand temps, le lit n’était pas long à faire.

Sur les neuf heures, je vis venir l’ombre qui montait de la vallée comme une fumée épaisse et s’avançait lentement vers moi. À neuf heures et demie, elle m’atteignit et m’enveloppa : cependant je voyais encore au-dessus de moi les derniers rayons du soleil couchant, qui avaient peine à quitter la plus haute sommité du Mont-Blanc[6]. Je les suivis des yeux tant qu’ils y restèrent. Enfin ils disparurent, et le jour s’en alla. Tourné comme je l’étais vers Chamouny, j’avais à ma gauche l’immense plaine de neige qui monte au dôme du Goûter[7], et à ma droite, à la portée de ma main, un précipice de huit cents pieds de profondeur. Je ne voulais pas m’endormir, de peur de rouler dans la ruelle en rêvant ; je m’assis sur mon sac, et je me mis à battre des pieds et des mains pour entretenir la chaleur. Bientôt la lune se leva pâle et dans un cercle de nuages, qui la voilèrent tout-à-fait sur les onze heures. En même temps, je voyais descendre de l’aiguille du Goûter[8] un coquin de brouillard qui ne m’eut pas plus tôt atteint qu’il se mit à me cracher de la neige à la figure. Alors je m’enveloppai la tête avec mon mouchoir, et je lui dis : C’est bon, va ton train. À chaque minute, j’entendais la chute des avalanches qui grondaient en roulant comme le tonnerre. Les glaciers craquaient, et à chaque craquement je sentais la montagne remuer. Je n’avais ni faim ni soif, et j’éprouvais un singulier mal de tête qui me prenait au haut du crâne et qui descendait jusqu’aux sourcils. Pendant ce temps-là, le brouillard n’arrêtait pas. Mon haleine s’était gelée contre mon mouchoir, la neige avait mouillé mes habits : il me sembla bientôt que j’étais tout nu. Je redoublai la rapidité de mes mouvemens, et je me mis à chanter, pour chasser un tas d’idées bêtes qui me venaient dans l’esprit. Ma voix se perdait sur cette neige, aucun écho ne me répondait : tout était mort au milieu de cette nature glacée ; ma voix me faisait à moi-même une drôle d’impression. Je me tus, j’avais peur.

À deux heures, le ciel blanchit vers l’orient. Avec les premiers rayons du jour, je sentis le courage me revenir. Le soleil se leva, luttant avec les nuages qui couvraient le Mont-Blanc ; j’espérais toujours qu’il les chasserait, mais sur les quatre heures, les nuages s’épaissirent, le soleil s’affaiblit, et je reconnus que ce jour-là il me serait impossible d’aller plus loin. Alors, pour ne pas tout perdre, je me mis à explorer les environs, et je passai toute la journée à visiter les glaciers et à reconnaître les meilleurs passages. Comme le soir venait, et le brouillard à sa suite, je redescendis jusqu’au Bec-à-l’Oiseau, où la nuit me prit. Je passai celle-là mieux que l’autre, car je n’étais plus sur la glace, et je pus dormir un peu. Je me réveillai transi, et aussitôt que le jour parut, je redescendis vers la vallée, ayant dit à ma femme que je ne serais pas plus de trois jours. Au village de la Côte seulement, mes habits dégelèrent.

Je n’avais pas fait cent pas hors des dernières maisons que je rencontrai François Paccard, Joseph Carier et Jean-Michel Tournier ; c’étaient trois guides : ils avaient leur sac, leur bâton et leur costume de voyage. Je leur demandai où ils allaient : ils me répondirent qu’ils cherchaient des cabris[9] qu’ils avaient donnés en garde à de petits paysans. Comme ces petits animaux ne valent pas plus de 40 sous la pièce, leur réponse me donna l’idée qu’ils voulaient me tromper, et je pensai qu’ils tentaient le voyage que je n’avais pas pu faire, d’autant plus que M. de Saussure avait promis une récompense au premier qui atteindrait le haut du Mont-Blanc. Une ou deux questions que me fit Paccard sur l’endroit où l’on pourrait coucher au Bec-à-l’Oiseau, me confirmèrent dans mon opinion. Je lui répondis que tout était plein de neige et qu’une station m’y paraissait impossible ; je le vis alors échanger avec les autres un signe d’intelligence que je fis semblant de ne pas apercevoir. Ils se retirèrent à l’écart, se consultèrent entre eux, et finirent par me proposer de monter tous ensemble ; j’acceptai, mais j’avais promis de rentrer, et je ne voulais pas manquer de parole à ma femme. Je revins donc chez moi pour lui dire de ne pas être inquiète, changer de bas et de guêtres, et prendre quelques provisions. À onze heures du soir, je partis de nouveau sans me coucher, et à une heure je rejoignis les camarades au Bec-à-l’Oiseau, quatre lieues au-dessous de l’endroit où j’avais couché la veille ; ils dormaient comme des marmottes ; je les réveillai : en un instant ils furent sur pieds, et nous nous mîmes tous les quatre en marche. Ce jour-là, nous traversâmes le glacier de Taconnay[10], nous montâmes jusqu’aux Grands-Mulets, où, l’avant-veille, j’avais passé une si fameuse nuit ; puis, prenant à droite, nous arrivâmes vers les trois heures au dôme du Goûter. Déjà l’un de nous, Paccard, avait manqué d’air un peu au-dessus des Grands-Mulets, et il était resté couché sur l’habit de l’un de nos camarades.

Parvenus au sommet du dôme, nous vîmes, sur l’aiguille du Goûter, bouger quelque chose de noir que nous ne pouvions distinguer. Nous ne savions pas si c’était un chamois ou un homme. — Nous criâmes, et l’on nous répondit ; puis, au bout d’un instant comme nous faisions silence pour entendre un second cri, ces paroles nous arrivèrent :

Ohé ! les autres ! attendez, nous voulons monter avec vous,

Nous les attendîmes en effet, et en les attendant nous vîmes arriver Paccard qui avait repris force. Au bout d’une demi-heure, ils nous rejoignirent : c’étaient Pierre Balmat et Marie Coutet, qui avaient fait le pari, avec les autres, d’être parvenus avant eux au dôme du Goûter ; leur pari était perdu. Pendant ce temps, pour utiliser les momens, je m’étais aventuré à la découverte et j’avais fait un quart de lieue à peu près, à cheval sur l’arête en question qui joint le dôme du Goûter au sommet du Mont-Blanc : c’était un chemin de danseur de corde ; mais c’est égal, je crois que j’aurais réussi à aller jusqu’au bout, si la Pointe Rouge n’était venue me barrer le chemin. Comme il était impossible d’avancer plus loin, je revins vers l’endroit où j’avais quitté les camarades ; mais il n’y avait plus que mon sac ; désespérant de gravir le Mont-Blanc, ils l’avaient laissé là en disant : — Balmat est leste, il nous rattrapera. — Je me trouvai donc seul, et un instant je balançai entre l’envie de les rejoindre et le désir de tenter seul l’ascension. Leur abandon m’avait piqué ; puis, quelque chose me disait que cette fois je réussirais. Je me décidai donc pour ce dernier parti ; je chargeai mon sac et me mis en route : il était quatre heures du soir.

Je traversai le grand plateau, et je parvins jusqu’au glacier de la Brinva d’où j’aperçus Cormayeur et la vallée d’Aoste en Piémont. Le brouillard était sur le sommet du Mont-Blanc ; je ne tentai pas d’y monter, moins dans la crainte de me perdre que dans la certitude que les autres, ne pouvant m’y voir, ne voudraient pas croire que j’y étais parvenu. Je profitai du peu de jour qui me restait pour chercher un abri ; mais au bout d’une heure, comme je n’avais rien trouvé, et que je me rappelais l’autre nuit, vous savez, je résolus de revenir chez moi. Je me mis donc en marche ; mais, arrivé au grand plateau, comme je ne savais pas encore me garantir la vue avec un voile vert, ainsi que je l’ai fait depuis, la neige me fatigua tellement les yeux, que je ne distinguais plus rien ; j’avais des éblouissemens qui me faisaient voir de grandes taches de sang. Je m’assis pour me remettre ; je fermai les yeux et je laissai tomber ma tête entre mes mains. Au bout d’une demi-heure, ma vue s’était remise, mais la nuit était venue ; il n’y avait pas de temps à perdre. Je me levai, — et allez !

Je n’avais pas fait deux cents pas que je sentis, avec mon bâton, que la glace manquait sous mes pieds : j’étais au bord de la grande crevasse, tu sais, Pierre Payot (c’était le nom de mon guide) ; — la grande crevasse où ils sont morts à trois, et d’où l’on a tiré Marie Coutet.

— Qu’est-ce que cette histoire, interrompis-je ?

— Je vous conterai ça demain, me dit Payot. — Allez, mon ancien, allez, continua-t-il, en s’adressant à Balmat, on vous écoute.

Balmat reprit :

— Ah ! je lui dis : je te connais. Au fait nous l’avions traversée le matin sur un pont de glace recouvert de neige. Je le cherchai, mais la nuit allait toujours s’épaississant ; ma vue se fatiguait de plus en plus et je ne pus le retrouver : le mal de tête dont j’ai déjà parlé m’avait repris ; je ne me sentais aucun désir de boire ni de manger ; de violens maux de cœur me labouraient l’estomac. Cependant il fallait se décider à demeurer jusqu’au jour près de la crevasse. Je posai mon sac sur la neige, je tirai mon mouchoir en rideau sur mon visage, et je me préparai de mon mieux à passer une nuit pareille à l’autre. Cependant, comme j’étais deux mille pieds plus haut à peu près, le froid était bien plus vif ; une petite neige fine et aiguë me glaçait ; je sentais une pesanteur et une envie de dormir irrésistible, des pensées tristes comme la mort me venaient dans l’esprit, et je savais très bien que ces pensées tristes et cette envie de dormir étaient un mauvais signe, et que si j’avais le malheur de fermer les yeux, je pourrais bien ne plus les rouvrir. De l’endroit où j’étais, j’apercevais, à dix mille pieds au-dessous de moi, les lumières de Chamouny, où mes camarades étaient bien chaudement, bien tranquilles près de leur feu, ou dans leur lit. Je me disais : Peut-être n’y en a-t-il pas un parmi eux qui pense à moi, ou, s’il y en a un qui pense à Balmat, il dit, en tisonnant ses braises, ou en tirant sa couverture sur ses oreilles : — À l’heure qu’il est, cet imbécille de Jacques s’amuse probablement à battre la semelle. Bon courage, Balmat ! — Ce n’était pas ce qui me manquait, le courage, mais la force ! — L’homme n’est pas de fer, et je sentais bien que je n’étais pas à mon aise, enfin. Dans les courts intervalles de silence qu’interrompaient de minute en minute la chute des avalanches et le craquement des glaciers, j’entendais aboyer un chien à Cormayeur, quoiqu’il y eût à peu près une lieue et demie de ce village à l’endroit où j’étais ; — cela me distrayait. — C’était le seul bruit de la terre qui arrivât jusqu’à moi. — Vers minuit, le maudit chien se tut, et je retombai dans ce diable de silence comme il en fait un dans les cimetières, car je ne compte pas le bruit des glaciers et des avalanches ; ce bruit-là, c’est la voix de la montagne qui se plaint, et bien loin de rassurer l’homme, elle l’épouvante.

Sur les deux heures, je vis reparaître à l’horizon la même ligne blanche dont je vous ai déjà parlé. Le soleil la suivait comme la première fois, mais comme la première fois aussi, le Mont-Blanc avait mis sa perruque : c’est ce qui lui arrive quand il est de mauvaise humeur, et alors il ne faut pas s’y frotter. — Je connaissais son caractère : ainsi je me tins pour averti, et je redescendis dans la vallée, attristé, mais non découragé par ces deux tentatives inutiles, car maintenant j’étais bien certain que la troisième fois je serais plus heureux. Au bout de cinq heures, j’étais de retour au village : il en était huit. Tout allait bien chez moi, ma femme m’offrit à manger, j’avais plus sommeil que je n’avais faim : elle voulut aussi me faire coucher dans la chambre, mais je craignais d’y être tourmenté par les mouches, j’allai m’enfermer dans la grange, je m’étendis sur le foin, et je dormis vingt-quatre heures sans me réveiller.

Trois semaines se passèrent sans amener de changement favorable dans le temps, et sans diminuer mon envie de faire une troisième tentative. Le docteur Paccard, parent du guide dont j’ai parlé, désirait m’accompagner dans celle-ci : il fut convenu en conséquence qu’au premier beau jour, nous partirions ensemble. Enfin, le 8 août 1786, le temps me parut assez sûr pour risquer le voyage. J’allai trouver Paccard, et je lui dis : Voyons, docteur, êtes-vous bon ? N’avez-vous peur ni du froid, ni de la neige, ni des précipices ? Parlez comme un homme. — Je n’ai peur de rien avec toi, Balmat, répondit Paccard. — Eh bien ! repris-je, le moment est venu de grimper sur la taupinière. — Le docteur me dit qu’il était tout prêt ; mais au moment de fermer sa porte, je crois que son grand courage lui manqua un peu, car la clef ne sortait pas de la serrure : il tournait le double tour, le détournait, le retournait. — Tiens, Balmat, ajouta-t-il, si nous faisions bien, nous prendrions deux autres guides. — Non pas, lui répondis-je, je monterai seul avec vous, ou vous y monterez avec d’autres ; je veux être le premier, et pas le second. Il réfléchit un instant, tira sa clef, la mit dans sa poche, et me suivit machinalement et la tête baissée. Au bout d’un instant, il secoua les oreilles. — Eh bien ! dit-il, je me fie à toi, Balmat. — En route, et à la grâce de Dieu. — Puis il se mit à chanter, mais pas très juste. Ça le tracassait, le docteur.

Alors je lui pris le bras. — Ce n’est pas le tout, lui dis-je, il faut que personne ne sache notre projet, excepté nos femmes. — Une troisième personne fut cependant mise dans la confidence : c’est la marchande chez laquelle nous avions été obligés d’acheter du sirop pour mêler avec notre eau, le vin ou l’eau-de-vie étant trop forts pour un pareil voyage. Comme elle s’était doutée de quelque chose, nous lui dîmes tout, en l’invitant à regarder le lendemain à neuf heures du matin du côté du dôme du Goûter : c’était l’heure à laquelle nous devions y être, si rien ne dérangeait nos calculs.

Toutes nos petites affaires arrangées et nos adieux faits à nos femmes, nous partîmes vers les cinq heures du soir : prenant, l’un du côté gauche, et l’autre du côté droit de l’Arve, afin que nul ne se doutât de notre projet, et nous nous réunîmes au village de la Côte. Le même soir, nous allâmes coucher au sommet de la Côte, entre le glacier des Bossons et celui de Taconnay[11]. J’avais emporté une couverture, je m’en servis pour envelopper le docteur comme on emmaillotte un enfant, et grâce à cette précaution, il passa une assez bonne nuit : quant à moi, je dormis tout d’un trait jusqu’à une heure et demie à peu près. À deux heures, la ligne blanche parut, et bientôt le soleil se leva sans nuages, sans brouillard, beau et brillant, enfin nous promettant une fameuse journée : je réveillai le docteur, et nous nous mîmes en route.

Au bout d’un quart d’heure, nous nous engageâmes dans le glacier de Taconnay : les premiers pas du docteur sur cette mer, au milieu de ces immenses gerçures dans la profondeur desquelles l’œil se perd, sur ces ponts de glace que l’on sent craquer sous soi, et qui, s’ils s’abîmaient, vous abîmeraient avec eux, furent un peu chancelans ; mais peu à peu il se rassura en me voyant faire, et nous nous en tirâmes sains et saufs. Nous nous mîmes aussitôt à gravir les Grands-Mulets que nous laissâmes bientôt derrière nous. Je montrai au docteur la place où j’avais passé la première nuit. Il fit une grimace très significative, garda le silence dix minutes ; puis s’arrêtant tout à coup : — Crois-tu, Balmat, me dit-il, que nous arriverons aujourd’hui au haut du Mont-Blanc ? Je vis bien de quoi il retournait, et je le rassurai en riant, mais sans lui rien promettre. Nous montâmes encore ainsi l’espace de deux heures ; depuis le plateau, le vent nous avait pris, et devenait de plus en plus vif : enfin arrivés à la saillie du rocher qu’on appelle le Petit-Mulet, un coup d’air plus violent enleva le chapeau du docteur. Au juron qu’il proféra, je me retournai, et j’aperçus son feutre qui décampait du côté de Cormayeur. — Il le regardait s’en aller, les bras tendus. — Oh ! il faut en faire votre deuil, docteur, que je lui dis, nous ne le reverrons jamais. Il s’en va dans le Piémont. Bon voyage ! — Il paraît que le vent avait pris goût à la plaisanterie, car à peine avais-je fermé la bouche, qu’il nous en arriva une bouffée si violente, que nous fûmes obligés de nous coucher à plat-ventre pour ne pas aller rejoindre le chapeau : de dix minutes nous ne pûmes nous relever ; le vent fouettait la montagne, et passait en sifflant sur nos têtes, emportant des tourbillons de neige gros comme la maison. Le docteur était découragé. Moi, je ne pensais pendant ce temps qu’à la marchande, qui, à cette heure, devait regarder le dôme du Goûter : aussi au premier répit que nous donna la bise, je me relevai ; mais le docteur ne consentit à me suivre qu’en marchant à quatre pattes. Nous parvînmes ainsi à une pointe d’où l’on pouvait découvrir le village : arrivé là, je tirai ma lunette, et à douze mille pieds au-dessous de nous dans la vallée, je distinguai notre commère à la tête d’un rassemblement de cinquante personnes, qui s’arrachaient les lunettes pour nous regarder. Une considération d’amour-propre détermina le docteur à se remettre sur ses jambes, et à l’instant où il fut debout, nous nous aperçûmes que nous étions reconnus, lui à sa grande redingote, et moi à mon costume habituel : ceux de la vallée nous firent des signes avec leurs chapeaux. — J’y répondis avec le mien. — Celui du docteur était absent par congé définitif.

Cependant Paccard avait usé toute son énergie à se remettre sur pieds, et ni les encouragemens que nous recevions, ni ceux que je lui donnais, ne pouvaient le déterminer à continuer son ascension. Après que j’eus épuisé toute mon éloquence, et que je vis que je perdais mon temps, je lui dis de se tenir le plus chaudement possible, en se donnant du mouvement ; il m’écoutait sans m’entendre, et me répondait oui, oui, pour se débarrasser de moi. Je comprenais qu’il devait souffrir du froid, j’étais moi-même tout engourdi. Je lui laissai la bouteille, et je partis seul en lui disant que je reviendrais le chercher. — Oui, oui, me répondit-il. — Je lui recommandai de nouveau de ne pas se tenir en place, et je partis. Je n’avais pas fait trente pas, que je me retournai, et je vis qu’au lieu de courir et de battre la semelle, il s’était assis, le dos au vent : c’était déjà une précaution.

À compter de ce moment, la route ne présentait pas une grande difficulté, mais à mesure que je m’élevais, l’air devenait de moins en moins respirable. De dix pas en dix pas, j’étais obligé de m’arrêter comme un phthisique. Il me semblait que je n’avais plus de poumons, et que ma poitrine était vide : je pliai alors mon mouchoir comme une cravate, je le nouai sur ma bouche, et je respirai à travers, ce qui me soulagea un peu. Cependant le froid me gagna de plus en plus, je mis une heure à faire un petit quart de lieue : je marchais le front baissé, mais voyant que j’étais sur une pointe que je ne connaissais pas, je relevai la tête, et je m’aperçus que j’étais enfin arrivé sur la sommité du Mont-Blanc.

Alors je tournai les yeux tout autour de moi, tremblant de me tromper, et de trouver quelque aiguille, quelque pointe nouvelle, car je n’aurais pas eu la force de la gravir ; les articulations de mes jambes me semblaient ne tenir qu’à l’aide de mon pantalon. — Mais non, non. — J’étais arrivé au terme de mon voyage. — J’étais arrivé là où personne n’était venu encore, pas même l’aigle et le chamois ; j’y étais arrivé seul, sans autre secours que celui de ma force et de ma volonté ; tout ce qui m’entourait semblait m’appartenir, j’étais le roi du Mont-Blanc, j’étais la statue de cet immense piédestal. — Ah !

Alors je me tournai vers Chamouny, agitant mon chapeau au bout de mon bâton, et je vis, à l’aide de ma lunette, qu’on répondait à mes signes. Mes sujets de la vallée m’avaient aperçu. Tout le village était sur la place.

Ce premier moment d’exaltation passé, je pensai à mon pauvre docteur. Je redescendis vers lui aussi vite que je le pus, l’appelant par son nom, et tout effrayé de ne pas l’entendre me répondre ; au bout d’un quart d’heure, je l’aperçus de loin, rond comme une boule, mais ne faisant aucun mouvement, malgré les cris que je poussais, et qui arrivaient certainement jusqu’à lui. Je le trouvai la tête entre les genoux et tout racorni sur lui-même comme un chat qui fait le manchon. Je lui frappai sur l’épaule, il leva machinalement la tête. Je lui dis que j’étais parvenu au haut du Mont-Blanc, cela parut médiocrement l’intéresser ; car il ne me répondit que pour me demander où il pourrait se coucher et dormir. Je lui dis qu’il était venu pour monter au plus haut de la montagne et qu’il y monterait. Je le secouai, le pris sous les épaules, et lui fis faire quelques pas : il était comme abruti, et il lui paraissait aussi égal d’aller d’un côté que de l’autre, de monter que de redescendre. Cependant le mouvement que je le forçais de prendre, rétablit un peu la circulation du sang : alors il me demanda si je n’aurais point, par hasard dans ma poche, des gans pareils à ceux que je portais à mes mains : c’étaient des gans en poil de lièvre que je m’étais faits exprès pour mon excursion, sans séparation entre les doigts. Dans la situation où je me trouvais moi-même, je les eusse refusés tous les deux à mon frère : je lui en donnai un.

À six heures passées nous étions sur le sommet du Mont-Blanc, et quoique le soleil jetât un vif éclat, le ciel nous paraissait bleu foncé, et nous y voyions briller quelques étoiles. Lorsque nous reportions les yeux au-dessous de nous, nous n’apercevions que glaces, neiges, rocs, aiguilles, pics décharnés. L’immense chaîne de montagnes qui parcourt le Dauphiné et s’étend jusqu’au Tyrol, nous étalait ses quatre cents glaciers resplendissans de lumière. — À peine si la verdure nous paraissait occuper une place sur la terre. Les lacs de Genève et de Neuchâtel n’étaient que des points bleus presque imperceptibles. À notre gauche s’étendait la Suisse des montagnes toute moutonneuse, et au-delà, la Suisse des prairies, qui semblait un riche tapis vert ; à notre droite, tout le Piémont et la Lombardie jusqu’à Gênes ; en face, l’Italie. Paccard ne voyait rien, je lui racontais tout : quant à moi, je ne souffrais plus, je n’étais plus fatigué ; à peine si je sentais cette difficulté de respirer, qui, une heure auparavant, avait failli me faire renoncer à mon entreprise. Nous restâmes ainsi trente-trois minutes.

Il était sept heures du soir, nous n’avions plus que deux heures et demie de jour : il fallait partir. Je repris Paccard par-dessous le bras : j’agitai de nouveau mon chapeau pour faire un dernier signe à ceux de la vallée, et nous commençâmes à redescendre. Aucun chemin tracé ne nous dirigeait : le vent était si froid, que la neige n’était pas même dégelée à sa surface ; nous retrouvions seulement sur la glace les petits trous qu’y avait faits la pointe de nos bâtons ferrés. Paccard n’était plus qu’un enfant sans énergie et sans volonté que je guidais dans les bons chemins, et que, dans les mauvais, je portais. La nuit commençait à tomber lorsque nous traversâmes la crevasse ; au bas du grand plateau, elle nous prit tout-à-fait : à chaque instant Paccard s’arrêtait, déclarant qu’il n’irait pas plus loin, et à chaque instant je le forçais de reprendre sa marche, non par la persuasion, il n’entendait rien, mais par la force. À onze heures, nous sortîmes enfin des régions des glaces et mîmes le pied sur la terre ferme : il y avait déjà une heure que nous avions perdu toute réverbération du soleil ; alors je permis à Paccard de s’arrêter, et je me préparai à l’envelopper de nouveau dans des couvertures, lorsque je m’aperçus qu’il ne s’aidait plus de ses mains. Je lui en fis l’observation. Il répondit que cela se pouvait bien, vu qu’il ne les sentait pas. Je tirai ses gants, ses mains étaient blanches et comme mortes ; moi-même, j’étais bête de la main où j’avais mis son petit gant de peau à la place du mien : je lui dis que nous avions trois mains de gelées à nous deux, cela paraissait lui être fort égal, il ne demandait qu’à se coucher et à dormir ; quant à moi, il me dit de me frotter la partie malade avec de la neige : le remède n’était pas loin.

Je commençais l’opération par lui, et je la terminai par moi. Bientôt le sang revint, et avec le sang la chaleur, mais avec des douleurs aussi aiguës que si on nous avait piqué chaque veine avec des aiguilles. Je roulai mon poupart dans sa couverture, je le couchai à l’abri d’un rocher, nous mangeâmes un morceau, bûmes un coup, nous nous serrâmes l’un contre l’autre le plus que nous pûmes, et nous nous endormîmes.

Le lendemain, à six heures, je fus réveillé par Paccard. — C’est drôle, Balmat, me dit-il, j’entends chanter les oiseaux, et je ne vois pas le jour ; probablement que je ne peux pas ouvrir les yeux. Il avait les yeux écarquillés comme ceux d’un grand-duc. Je lui répondis qu’il se trompait sans doute, et qu’il devait très bien y voir. Alors il me demanda un peu de neige, la fit fondre dans le creux de sa main avec de l’eau-de-vie, et s’en frotta les paupières. Cette opération finie, il n’en voyait pas davantage, seulement les yeux lui cuisaient beaucoup plus.

— Allons, dit-il, il paraît que je suis aveugle, Balmat ?

— Dam ! répondis-je, ça m’en a bien l’air.

— Comment vais-je faire pour descendre ? continua-t-il.

— Prenez la bretelle de mon sac, et marchez derrière moi, voilà un moyen.

C’est ainsi que nous descendîmes, et arrivâmes au village de la Côte.

Là, comme je craignais que ma femme ne fût inquiète, je quittai le docteur qui regagna sa maison en tâtonnant avec son bâton, et je revins chez moi : c’est alors seulement que je me vis.

Je n’étais pas reconnaissable : j’avais les yeux rouges, la figure noire et les lèvres bleues ; chaque fois que je riais ou bâillais, le sang me jaillissait des lèvres et des joues. — Enfin, je n’y voyais plus qu’à l’ombre.

Quatre jours après, je partis pour Genève, afin de prévenir M. de Saussure que j’avais réussi à escalader le Mont-Blanc : il l’avait déjà appris par des Anglais. Il vint aussitôt à Chamouny, et essaya avec moi la même ascension, mais le temps ne nous permit pas d’aller plus haut que la montagne de la Côte, et ce ne fut que l’année suivante qu’il put accomplir son grand projet.

— Et le docteur Paccard, dis-je, est-il resté aveugle ?

— Ah ! oui, aveugle, il est mort il y a onze mois, à l’âge de soixante-et-dix-neuf ans, et il lisait encore sans lunettes, Seulement il avait les yeux diablement rouges.

— Des suites de son ascension ?

— Oh ! que non !

— Et de quoi alors ?

— Le bonhomme levait un peu le coude…

En disant ces mots, Balmat vida sa troisième bouteille.


  1. La vue du Mont-Blanc, qui accompagne ces lignes, est prise de la croix de Flegère.
  2. Voir la lithographie au n. 4.
  3. N. 2.
  4. N. 8.
  5. N. 5.
  6. N. 1.
  7. N. 2. Le dôme du Goûter est ainsi nommé, parce que le soleil l’éclaire à l’heure où l’on fait ce repas.
  8. N. 4.
  9. Des chevreaux.
  10. N. 7.
  11. Entre les nos 7 et 8.