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Irène et les eunuques/II

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Librairie Ollendorff (p. 13-34).

L

II

éon, aîné des fils, fut l’hoir désigné pour tenir l’empire après Constantin V.

Quand le temps vint de marier ce prince, les dignitaires du palais supposèrent que l’alliance des Francs serait, pour Byzance, un précieux secours. Pépin illustrait, par de belles batailles et d’heureuses conquêtes, la suprématie de sa race. En Occident, elle semblait maîtresse comme prétendait l’être l’Empire Romain en Orient ; car on affichait toujours ce titre officiel. Habilement, on essaya d’obtenir, pour Léon, la main de Gisèle, fille du Franc. On fit ressortir comme cette union tiendrait l’Europe assujettie entre deux puissances formidables, l’une effective, l’autre ayant encore le signe respecté d’un très haut pouvoir moral. Une loi unique se fut imposée sans doute au vieux monde abolissant pour jamais les luttes de ses peuples mêlés, tournant leurs efforts vers l’œuvre de la civilisation chrétienne. Pour dot, Pépin eût repris au pape, et restitué à l’empire, tout l’exarchat de Ravenne.

Il n’en fut rien. L’an 766, le concile de Gentilly ayant condamné l’hérésie grecque, l’orthodoxie occidentale repoussa l’idée d’épousailles politiques.

Le châtiment de l’iniquité iconoclaste se perpétuait, l’isolait parmi les races chrétiennes.

Constantin V jugea qu’il ne fallait point retarder davantage les noces de son fils. Dédaignant toute autre alliance politique, il afficha partout son désir de ne point vouloir sacrifier le bonheur de Léon à des vues ambitieuses : il déclara ne lui choisir que la fille la plus belle et la plus spirituelle d’entre les Grecques.

Athènes gardait encore sa renommée antique pour la finesse intellectuelle des esprits, pour la beauté statuaire des vierges pareilles aux Dianes et aux Pallas de ses sculpteurs. Au-dessus de toutes, alors, on vantait Irène, orpheline de famille aisée, instruite aux plus subtiles métaphysiques des Alexandrins dont maint et maint disciples habitaient la ville de Minerve ressuscitant, sous les murs du Parthénon, l’académie platonicienne. Son nom même, la jeune fille le dut à l’influence de ces sages anciens qui l’avaient importé d’Alexandrie dans l’école d’Athènes. Ils aimaient en pourvoir, comme d’un signe de paix, les formes esthétiques des adolescentes.

Irène avait alors dix-sept ans. Le vieil empereur se décida très vite à l’accueillir dans la famille impériale. Il ne s’enquit pas autrement de sa noblesse, car les chroniqueurs ne mentionnent pas les ancêtres. Une seule chose l’inquiéta. Irène professait le catholicisme orthodoxe ; et, puisqu’il avait subi tant de malheurs pour soutenir sa conviction contre le Pape et les miracles du Théos, il ne lui appartenait plus de transiger en aucune occasion. Invitée à reconnaître les formules du Conciliabule de Constantinople, Irène employa quelques jours en hésitations : récemment les prières à la Sainte Vierge avaient été abolies par décret, les ossements des saintes déterrés, dispersés, jetés à la mer.


Elle écoutait le babillage de la fontaine…
Elle préférait alors s’asseoir dans son jardin d’oliviers pâles et de lauriers-roses. Elle écoutait le babillage de la fontaine faite d’une vasque de pierre et d’un masque de plomb recueillis par son trisaïeul au siècle précédent, dans l’Érechtheïon, lorsque la piété des empereurs fit transformer cet édifice en église, puis le voulut dédier à la Divine Sagesse et à la Mère du Iésous. Le masque représentait la tête de Typhon vaincu. L’eau jaillissait de sa bouche torte par un cri tragique, avant de trouer la transparence de la petite mare fraîche, ronde, assombrie vers le fond verdâtre et caillouteux.

Quatre tortues familières rampaient dans l’herbe sèche. À l’ombre d’un cyprès, le Maître mesurait une sphère de métal entre les pointes d’un compas. Ensuite il traçait sur le sable, au moyen d’une fine baguette, des figures avec des nombres. C’était un homme brun dont les jambes faisaient saillir la toile des hautes bottines agrafées jusqu’aux genoux. Parfois il regardait Irène, en calculant. Mais voulait-elle, par un sourire, le distraire de cette pensée mathématique, il baissait les paupières, brusque, ou levait les yeux vers le ciel que tachait, de roux, le vol circulaire d’un faucon. Alors Irène s’abandonnait aux langueurs de sa mélancolie. Quitter Athènes et ses parents vénérables, ses compagnes flatteuses, son jardin rempli d’insectes lumineux. Oublier la joie de lire, paisiblement, les merveilles consignées dans les volumes ! Vivre en ce palais de Byzance, où tant de meurtres avaient rougi déjà les dalles de marbre, où l’on avait traîné par les cheveux, dans leur sang répandu, des patriciennes et des religieuses innocentes lorsque les séditions s’engouffraient telles qu’un vent d’orage par les rues anguleuses, lorsque les torches s’échevelaient aux poings des incendiaires, lorsque les hérétiques iconoclastes décapitaient les statues saintes avec les adoratrices.

Ce n’était point que l’âme tremblât de lâche peur. Mais Irène espérait un jour engendrer, elle aussi, quelque peu de science, à l’exemple d’Hypatie et d’Asclépigénie, les vierges théurgistes. Or, ce la désolait de craindre que cette naissance spirituelle pût être retardée par la sottise des assassins. En ce temps-là, les derniers disciples de Platon et de Jamblique pensaient vivre aussi longtemps que leurs idées sublimes. Ils les considéraient comme la vigueur réelle de l’Être dont les corps étaient seulement les apparitions successives, brèves, toujours renouvelées par les amours des générations. Certes, Irène partageait la même foi didactique. Des sages professaient encore au pied de l’Acropole, les doctrines transmises par l’école d’Alexandrie à son émule d’Athènes, et conservées, christianisées, accrues en secret depuis l’édit de Justinien dispersant les philosophes, depuis deux siècles, au milieu de certaines familles disertes, filles des Simplicius, des Isidore de Gaza, des Damascius. Au sein de cette aristocratie, étaient nés Irène et Jean Bythrométrès, cet homme grave, beau, cherchant, avec le compas, sur la sphère de métal terni, les points où fixer ensemble les signes des astres et ceux des principes qui leur communiquent l’influence des Éons, émanations de l’Un, Inconnaissable, Indicible, Centre des Nombres, le Père. De Lui, procède le Fils Intelligible, Pur comme l’Agneau et le Feu ; de Lui procède le Saint-Esprit qui se manifeste par le mouvement des forces créatrices grâce à quoi le Ciel scintille, la Terre verdoie, la Mer enfle, les Créatures pullulent, et l’Intelligence médite sur la Cause.

Irène se récitait de telles sentences en admirant son initiateur. Car Jean l’avait instruite alors qu’elle jouait avec ses colombes apprivoisées et de petites boules multicolores sur les marches de la maison fauve. Averti par ces yeux attentifs et courageux, il avait choisi la tâche de munir la curiosité de l’écolière. Mathématiques, musique, théurgie avaient dix ans étonné Irène. De cette bouche éclatante au milieu d’une barbe bouclée, elle avait appris comment, de l’Un, étaient issus les Nombres, racines des Idées Archétypes, et comment se rythment les ïambes propres à chanter l’art d’attirer les essences de l’air dans les vapeurs de l’eau, lorsque la constellation du Chien brille verticalement vers la terre, afin de créer, avec le feu, la Pierre des Éléments. Qu’on y grave sans hésitation, au moment où le calcaire se forme, le pentagramme du Pur, celui du Paraclet en les unissant au signe du Zodiaque et au chiffre mystique de l’astre invoqué. Alors on peut voir les montagnes se fondre, les îles s’enfuir sur la mer, le Fils descendre les escaliers des nuages, resplendir de tous les éclairs qui sont ses membres et sa taille et son visage, tandis que le soleil flamboie dans sa droite, que la lune brille dans sa gauche. Il faut crier sept fois « Kyrie, eleison » en se prosternant. Pareille à l’orage et au tumulte des grandes eaux la Voix répond : « Je connais vos œuvres, et que vous avez été marqués de la sorte par la volonté de mon Père. Je vous donnerai, ô victorieuse, une pierre blanche sur laquelle sera écrit un nom nouveau que nul ne sait que ceux qui le reçoivent. »

Ayant agi selon ces préceptes, Irène, une nuit, avait, dans le cratère d’airain, recueilli la Pierre des Éléments. C’était plutôt une mince écaille de chaux, très fragile, où difficilement l’on imaginait lire les mots : cuba-silissa.

Nul n’eût réussi, s’il n’eût pu, dans la même seconde, clairement évoquer les principes et les conclusions des sept sciences. Donc l’éducation de la vierge était accomplie, puisque la promptitude de son esprit exercé avait su, dans le même instant, se rappeler les sentences opportunes des philosophies, astrologies, mathématiques, et théurgies, joindre leurs signes en une seule figure de pantacle.

Devant les sages d’Athènes, Irène avait subi, de nouveau, l’épreuve. Et par tout l’empire des Romains, les courriers avaient aussitôt propagé qu’une vierge de quinze ans résolvait les problèmes de la Tétrade, qu’elle se nommait Irène, que sa perfection physique semblait non pareille. Les savants et les moines s’écrivirent de longs messages relatifs à cet événement. Les évêques en voyage vinrent saluer la jeune fille dans son petit jardin d’oliviers pâles et de lauriers-roses. Même un mage de Perse voulut l’ouïr ; et, l’ayant écoutée, la pria de recevoir une fleur de rubis, d’émeraudes incrustés dans une plaque d’argent. Il lui demanda si elle n’épouserait pas volontiers Ifkandiar, prince de l’Iran. Las des orgueils et des plaisirs, ce jeune homme souhaitait l’union avec une femme capable de lui découvrir, en l’aimant, les mystères du monde, car la rudesse et l’austérité des philosophes avaient rebuté de premiers élans vers la Connaissance.

En ce jour du passé, Irène avait soudain compris quelle force l’attachait à son maître Jean Bythométrès, c’est-à-dire Jean Mesureur de l’Abyme. Bien qu’elle essayât de se tromper sur le vrai motif de sa décision, elle déclina les offres persiques, pour ne pas quitter Athènes ni le descendant des Damascides.

D’abord ç’avait été la honte, pour elle, de s’avouer l’amour. Elle se jugeait indigne de son propre destin.

À partir de cette heure, Jean s’était presque écarté comme s’il eût craint de perdre le temps de ses recherches auprès d’une enfant maladive et sotte. À plusieurs reprises, leurs regards, leurs gestes et leurs réticences les avaient tous deux embarrassés. Sans dire une parole révélatrice de leur sentiment, l’un et l’autre l’avaient trahi, elle souffrant de son instinct impérieux, lui fouillant l’âme de sa disciple, avec l’audace muette et coutumière de ses yeux.

Voici que, l’histoire persique étant parvenue à l’oreille de l’Autocrator, des émissaires discrets, prudents, opiniâtres, proposaient un autre mariage encore, et tel que les âmes des filles ambitieuses le rêvaient, toutes, par le monde, comme le but des espoirs les plus téméraires.

Pourtant Irène hésitait devant sa voie. Déjà son cœur véritable, celui que ne commandaient ni la science, ni l’orgueil, son cœur avait dédié au Mesureur de l’Abyme la volupté fervente de ses songeries, celles qu’enivraient les chaudes caresses de l’air, quelques strophes de Sappho fidèles à la mémoire, certaines influences des couleurs pourpres étalées sur le large roc de l’Acropole, et tous les souvenirs des mythes anciens survivant parmi les colonnes du temple de Thésée. Amoureuse, elle se demandait si le mieux n’était pas de chérir Jean. Ah, douceur de baiser cette chevelure noire et bleuâtre, de caresser, avec tout un corps de vierge ardente, cette poitrine gonflant la tunique de byssus ! Enlacer ce cou, ce cou fort et bref rapprochant la pensée et le souffle qui la crie, la volonté et les bras qui la servent.

Anxieuse, Irène s’épuisait, un matin, dans le doute.

Un fruit tomba de l’arbuste.

Jean Bythométrès dit :

— D’une part, je n’ai pas coutume d’insulter à la pudeur de tes pensées, en les devinant à haute voix, bien que je pense les apprendre d’après les mouvements de tes yeux, les vivacités de tes mains, et les masques successifs que fabrique ton visage pour ton âme. D’autre part, je ne puis céler davantage mes blâmes que tu as prévus en examinant ma mine quand ma voix te réprimandait par le ton, tandis que, par les mots, elle vantait la raison, les mérites de ta mère pieuse, et les propositions de l’Aréopagite sur l’Essence Divine qui n’a point de nom, mais ceux de Toutes Choses. Or, j’ai réfléchi. Mieux vaut ne pas laisser dans les ombres ce qui nous tourmente. Ayons le courage de tirer au jour ces vautours qui nous rongent le foie, afin que, les ayant éblouis par les lumières de notre raison, nous les jugions dignes d’être oubliés comme des charognes croupissantes.

Jean s’était levé, en souriant avec dédain. Irène crut devoir sourire aussi pour dissimuler sa confusion, ou, du moins, pour paraître railler elle-même les faiblesses que son maître allait lui découvrir. Mais elle eut froid tout à coup ; et sa nuque s’alourdit. Une pomme sembla lui grossir dans sa gorge. Cela l’étouffait. Jean apparut comme un ange terrible. Debout, et la taille prise dans une ceinture de cuir à quoi pendaient son aumônière, son écritoire, par des lanières brodées de soie violette, il était plus redoutable à cause de sa belle stature, de ses sourcils touffus et froncés. Cet homme la méprisait de toutes ses forces manifestes. L’orgueil d’Irène, refoulé en ses entrailles, s’y blottit, les tortura. Chancelante, elle supporta mal les regards de Jean qui plaignaient cette angoisse.

Comme il ne parlait plus, elle se roidit pour rompre ce silence affreux mais indifférent aux papillons qui se poursuivaient le long des parterres rouges et bleus, mais indifférent aux passereaux qui voletaient en foule dans un troène. Et elle dit :

— Ta Sagesse voudra-t-elle soutenir qu’il convient d’abdiquer ma foi en les Saintes Images, puis de l’échanger contre les richesses de l’Empire, ainsi que ton ânier, ô maître, troque ses figues contre mes nomismes ?

Elle s’étonna d’avoir osé introduire le son de la colère dans cette phrase insidieuse et agressive. Stupide, elle restait frémissante, au bord de la fontaine. Elle s’appuya sur la chevelure en plomb du titan qui crachait la vrille d’eau claire.

— Ce n’est point là,… répondit-il ; … ce que ta franchise veut me reprocher, Lèvres de l’Esprit ! Tu me tends des embûches inutiles… Et je suis, pour tes rets fragiles, un oiseau bien robuste.

— N’as-tu pas enseigné pourtant, ô mon maître, que les Saintes Images sont des hiéroglyphes efficaces, que nous pouvons y loger nos idées abstraites des attributs divins, sans répéter l’effort difficile de nous les représenter les yeux clos, comme des forces impondérables et illimitées… N’as-tu pas enseigné pourtant que la contemplation des Saintes Images nous aidait à conquérir l’extase et à nous unir, dans les moments mystiques, avec l’Abyme Indicible ? N’as-tu pas enseigné qu’en méditant la vie d’un saint on gravit un degré du savoir en ascension vers l’Ineffable ? N’as-tu pas enseigné les rapports qu’il importe de concevoir entre les idées Archétypes et leurs Symboles que sont les Saintes Images ?… N’as-tu pas enseigné que détruire les Images c’était aussi supprimer les exhortations des murailles invitant la plèbe étourdie et frivole à se représenter, à chérir, à pratiquer les vertus du Fils, celles de la Très Illuminante Pureté, celles des Anges et des Bienheureux martyrs ?… N’as-tu pas enseigné que détruire les Images c’était aussi corrompre le peuple du Christos, et gouverner pour la gloire du Mauvais Principe ?… Et voici que tu viens dire à la disciple : « Gouverne le monde en brisant les Saintes Images… Laisse oublier les Archétypes dont elles sont les hiéroglyphes efficaces ! Renie la puissance de l’extase qui peut unir la méditation avec l’Abyme. Renonce à gravir l’échelle qui conduit, de science en science, vers l’Ineffable. Impose silence aux murailles qui prêchaient, par l’entremise des Images, les vertus nécessaires… Corromps le peuple du Christos, depuis le plus grossier des marchands de pois secs jusqu’au plus subtil des patriarches. Et alors tu auras agi selon ma parole, sur le trône de Constantin. Alors ce sera ma parole, la parole d’Alexandrie et d’Athènes qui retentira entre les colonnes, là où l’on proclame les édits de l’Autocrator. » Ô mon maître, ta droiture exigera-t-elle de moi que je contredise ta sagesse en sollicitant la couronne des empereurs iconoclastes ?

Irène avait brusquement développé toute cette dialectique comme une longue invective contre le caractère de Bythométrès. Maintenant elle haletait au bout de son discours. Elle redouta de l’avoir trop convaincu. En robe jaune collée sur ses formes, elle mesurait les prestiges de sa personne. Elle se réfugia dans le bleu du voile qui protégeait sa tête, son cou, ses épaules, sa taille ; car le soleil commençait à luire. Machinalement elle enfermait ses bras dans l’étoffe de ce voile qu’elle tordit et serra bientôt autour de ses poignets menus, de ses longues mains. Ensuite elle regarda fixement les petites croix noires peintes sur ses souliers de drap. Jean répliquait :

— Que ton astuce est divertissante, en vérité, fille des Athéniens au langage ambigu. Tu feins de ne point te rappeler ce dont nous convînmes, l’autre matin ; à savoir que le seul moyen de rétablir les Images dans Byzance, c’est de persuader l’empereur, le prince et leurs stratèges. Comment cela, puisque nul ne peut les approcher de qui la langue reste libre ? Toi, du moins, ayant abdiqué pour un temps la foi dans le culte des icones, tu pourras bientôt regretter, chaque jour, hautement, cette abdication, et disserter sur le rôle utile des Images dans l’État. Tu pourras démontrer que les soldats avides de piller les églises sans pâtir des châtiments infligés aux sacrilèges, ont seuls d’abord répandu l’hérésie fructueuse pour leurs exploits, et pour les trafics des juifs qui leur achètent les trophées. Autour de ta puissance se rangeront ceux qui détestent la brutalité des gens de guerre, leur arrogance, leurs séditions. Tous les moines qui enrichissent la solitude de leurs cloîtres en peignant la Face du Iésous sur des plaques de bois dur, marcheront vers toi, acclameront tes pas et ton verbe. Si la prudence conduit tes actes, tu obtiendras que l’on tolère les Images secrètement, dans ton propre oratoire, puis dans l’église élue pour tes dévotions particulières, enfin sur l’ambon, au cœur de toutes les basiliques, les jours de ta visite impériale… Et les ennemis des soldats se réuniront sous ton égide. Ils seront bientôt le nombre de la Faiblesse qui finit par dompter l’unique Force… Mais je parle comme ceux qui racontent les aventures de leurs voyages dans les tavernes du port, et qui ne se souviennent pas de les avoir narrées, la veille, aux mêmes buveurs d’hydromel. En vérité, recevant la couronne des empereurs iconoclastes, tu dois entreprendre la tâche de rallier les partisans de l’Esprit contre la Bestialité des soldats qui désolent l’empire par leurs rivalités sanguinaires. Tu sais que tu peux faire refleurir la Paix incluse en ton nom. C’est là ton devoir de disciple en qui nous avons versé les excellences de notre gnose. Tels les philosophes versent leurs huiles les meilleures dans une lampe d’albâtre afin que la veille de leurs talents assemblés produise des lumières spirituelles précieuses à l’univers et à l’avenir des hommes. Tu es notre lampe, Irène. Nous avons ouvré la magnificence de ton corps et la fécondité de ton esprit afin d’illuminer le monde. Et voici. Ton mariage impérial c’est l’étincelle nécessaire pour te faire briller sur la plus haute colonne de la terre !

— Mais comment nos idées éclaireront-elles les nations s’il me faut les répudier tout d’abord ? Autant dire les éteindre. Et comment moi-même serai-je prise en exemple de sagesse, si mes abjurations ternissent devant l’univers, l’éclat de mes vertus ? Que ton impeccable sagacité explique aussi cela pour les oreilles de ta servante.

Aux derniers mots de cette prière, elle affecta de rire, en moulant son torse juvénile et fort dans le voile bleu plus étroitement serré autour de ses bras. Les longs plis de sa robe jaune à reflets de pourpre se déformèrent et se reformèrent selon les mouvements de la marche sur le sable fin, parsemé de coquillages. Au loin et au-dessus des cyprès droits, l’Acropole étincelait par toutes les arêtes de ses flancs abrupts que dominaient les frontons et les colonnes des temples. Jean regarda la jeune fille. Elle conjectura qu’elle avait ému leurs sens mêmes. Car les yeux du maître la visaient comme visent ceux d’un archer féroce qui découvre à portée son ennemi mortel. Elle sut par là qu’il l’aimait davantage.

Alors elle se courba, sous l’apparence de ramasser une fleur, mais pour que les globes de sa poitrine vinssent en saillie dans la robe légère, et pour que sa croupe parut offerte aux désirs d’invisibles ægipans. Jean se retourna, puis exhala bruyamment un soupir de rage. Ses mains étreignaient les os de ses bras croisés :

— Est-il opportun de répéter encore, Lèvres de l’Esprit, ce que tu n’ignores plus. Ton verbe étonna même les meilleurs de nos maîtres lorsqu’il démontra que le Constructeur assure l’équilibre des choses, opposant le Bien et le Mal. Le Mal est une force que le Théos a constituée. Il paraît donc licite de s’en servir lorsque notre intelligence s’est accrue suffisamment pour user avec modération de cette puissance nécessaire. Si nous devons en interdire l’emploi aux troupeaux niais des hommes, esclaves de leurs instincts et incapables de leur échapper, nous pouvons admettre toutefois que l’être indépendant de ces basses suggestions commette les fautes provisoires et nécessaires à l’avènement du Bien Futur. Ainsi les rois prudents entreprennent des guerres afin d’assurer la paix que leur triomphe seul imposera. Malgré notre foi en l’efficacité des Images, (efficacité pareille à l’efficacité des figures géométriques si favorables aux propositions du sublime Euclide), si tu abjures momentanément leur culte, tu remettras ensuite le sceptre de Byzance au pouvoir des Archétypes que Denys l’Aréopagite, Plotin, Jamblique et Proclus révélèrent, et dont nous sommes, ainsi qu’ils le furent, des organes transitoires. Alors l’Idée régnera sur l’Orient et sur l’Occident, un jour. Nous le croyons. Voilà ce que ton verbe annonçait aux meilleurs d’Athènes lorsqu’ils se furent réunis, le lendemain des Pâques, sur la terrasse de l’Érechtéion à l’ombre des vierges en pierre, moins belles que ta beauté. Tu te sais digne d’asservir le Mal à tes fins, puisque la science t’affranchit de l’instinct… Cesse donc, je t’en prie, de jouer avec des paroles variées, comme tu jouais, petite enfant, avec des boules multicolores sur les marches de la maison fauve où tu reçus, Irène, ma première leçon…

— On dit que la science affranchit de l’instinct !… On dit cela… ; mais c’est un autre jeu de paroles aussi vain que le jeu de mes boules multicolores,… ô Jean, ô Mesureur de l’Abyme.

— Que le Théos étende sur toi sa main propice : tu viens de parler enfin comme il sied à la vaillance de ton esprit…

En agitant ses bras plus glabres que ceux d’une femme, il clama cette phrase victorieuse. Aussitôt Irène mesura le tort qu’elle avait eu de dissimuler avec lui. L’aspect de sa déchéance la désola. Elle se rassit près de la fontaine en s’enveloppant toute dans la pudeur de son voile bleu.

— Avoue donc, Lèvres de l’Esprit, avoue que tu préfères demeurer dans ta maison d’Athènes avec tes volumes uniformément roulés sur les planches de ta bibliothèque, avec tes sphères de bois, tes compas précis, tes billes de calcul, les tortues apprivoisées de ton jardin roussi, et… et… (mon orgueil est mort, je te l’assure !…) et ton maître ! Tu le crois pareil au faune qui saute des buissons, afin de saillir les nymphes endormies mais vigilantes pour guetter le plaisir… Oui, tu es une fille bestialement amoureuse de Jean Bythométrès parce qu’il a fécondé ton intelligence, parce qu’il a pris la virginité de ton ignorance puérile, parce qu’il t’a menée comme une épouse de son effort sur les cimes où l’on aperçoit, dans les fumées du cercle théurgique, le Fils dont les pieds broient le fond des mers et dont la tête reste obscurcie par les vapeurs du zénith… Et tu voudrais, Irène, qu’il te fécondât le ventre aussi, qu’il jetât sa semence humaine dans tes flancs essoufflés ; ô bestialité d’Athènes ! Immondice des païens !… Sœur de Priape !… Fille de tous les dieux morts sous qui sanglota le vice d’Aphrodite… Et pour ce plaisir, tu renoncerais à Byzance, à l’empire du monde, au droit d’établir les Archétypes dans la Magnaure des Autocrators !… Voilà ce que je sais de toi, et ce que tes paroles n’osent proférer, ô lâche Irène !

Elle avait entendu les injures sans remuer une phalange. Seulement elle serrait toujours plus fort, autour de son torse, et sur son visage convulsif, le voile bleu. Tout son corps lui pesait. Ses entrailles et son cœur étaient percés de mille pointes aiguës. Soudain sa douleur se rebiffa. Elle cessa de subir. Sans que sa raison le voulût, son être inconsciemment ripostait :

— Toi-même, ô toi-même, Prince des Hypocrites, toi-même tu soupires, la nuit, derrière ma porte. Ainsi les chevaux hennissent au vent qui disperse le fumet des cavales… Toi-même tu te martyrises, tu te ligottes dans les liens les plus solides de ta sagesse pour ne pas te ruer sur ma chair. Tu charges tes lèvres du plomb de toute la science pour qu’elles ne se tendent pas vers mes seins douloureux. Toi, toi, tu m’aimes, autant que je t’aime ! Et si je suis la fille des dieux morts, tu es leur désir survécu, projeté vers moi, depuis des ans, des ans, depuis le jour où ma main d’enfant, par mégarde, s’appuya contre ta jambe, comme je me penchais sur les papyrus que tu étalais le long de tes genoux, ici, à cette même place couverte par l’ombre courte du cyprès, Jean !… Et depuis, depuis, tu me flaires comme je te flaire. Tu tournes autour de moi comme le chien tourne autour de la lice en folie, comme les astres tournent autour de la terre chaude qui dresse les vagues de ses océans vers le désir des cieux !…

Elle s’arrêta. Tout son corps pantelait sur le cube de pierre ; et elle criait sans découvrir son visage ni ses mains, ni même sa bouche étouffée par le voile bleu.

— Tu hurles comme la vérité, à l’heure du jugement !…

— Ah !… Tu n’ignores plus que je sais lire, à travers tes discours, le réel de toi-même, Jean Bythométrès, amant de ma jeunesse, maître de mes beautés, époux de ma vie.

Valeureuse, elle rejetait son voile, elle éclatait d’un rire joyeux ; elle courait à lui, la robe ouverte sur les lueurs de sa gorge bondissante. Il reculait encore. Les passereaux s’enfuirent du troëne, et les papillons montèrent en tourbillonnant vers le soleil.

Une seconde, les amants s’admirèrent. Les tresses d’or et de bronze, autour du visage d’Irène, de son col ardent, s’éboulaient. Le feu de ses lèvres disertes illuminait la passion de sa face rose, de ses mâchoires têtues. La robe jaune collait aux formes de ce jeune corps tendu vers l’amant. Plus blême qu’un pays blafard au début de l’orage, lui se domptait. De nouveau, l’ironie retroussa le sourire de sa figure contractée :

— Arrête, petite génisse imprudente… ricana-t-il… Tu prends le bœuf pour un taureau. Apprends qu’un Égyptien m’opéra le lendemain de l’heure où je sentis que ma passion pour toi romprait le joug de ma vertu… Car il ne fallait pas que le joug fût détruit. Il fallait que ma puissance te gardât vierge pour dominer l’amour confiant du prince que le Théos promettait clairement à ton destin. J’ai sacrifié mon pouvoir d’amant, afin que tu fusses, entre les mains des philosophes, le sûr moyen de leur pouvoir spirituel… Que ta pudeur réserve pour Léon le Khazar, fils de Constantin, ce que m’offrait ton instinct hâtif et puéril. Et nous régirons le sort du monde, à Byzance, puisque, sans exciter les soupçons, je pourrai toujours être un conseil à ton oreille, un signe devant tes yeux.

— Tu mens, tu mens, répliquait Irène… Tu railles mon innocence…

— Vois donc…

Ayant relevé ses vêtements, il lui montra la cicatrice de sa virilité. Alors les os d’Irène se glacèrent. Son épiderme se crispa par tout le corps. Elle se jeta contre terre. Fervemment, elle couvrit de baisers dévots les chaussures de son maître.

Il ricanait de façon stridente.

Elle pleurait le désastre de ses espoirs.

Ainsi tout était vrai des martyrs, des sacrifiés, de ceux que l’histoire approuve parce qu’ils étouffèrent leur cœur, parce qu’ils égorgèrent la meute de leurs sens aboyants. Cet homme avait anéanti son pouvoir d’aimer et d’être adoré, pour que l’Idée fût transmise, par la disciple Irène, dans l’esprit de l’Autocrator, pour que cette pensée soumît l’Orient et l’Occident, dût-il languir lui, objet d’opprobre et de dérision, avec sa tristesse confidente.

Éperdue, en pleurs, l’élue des évêques et des princes promit d’obéir au maître de son esprit navré.

— Je serai ta chose, ô Mesureur de l’Abyme !… Que ta volonté saisisse mon intelligence comme ma main impériale bientôt saisira le sceptre.

En silence, il se retira sans qu’elle voulût faiblir en le regardant. Elle demeura, prostrée contre terre, avec les angoisses de son âme, pour deviner l’avenir de leurs vœux doubles.

Par delà les parvis de la basilique, l’attendaient le trône, les gardes, la couronne aux deux rangs de perles, aux longues bandelettes chargées de joyaux et qui battent, dans les cérémonies, sur l’incarnat avivé des joues. Vers sa personne symbolique s’exalteraient l’enthousiasme de la foule sujette, et les acclamations des dignitaires. Elle ne résista plus. Elle se promettait supérieure, avec le secours de Jean, aux plus rudes esprits, aux témérités altières. Possédant le levier d’une suprême puissance, elle modifierait le monde selon le gré de leurs théories philosophiques. À la mécanique sociale elle appliquerait les axiomes et les inductions de leur gnose bien autrement révérée, en elle-même, que les potentats de la famille prochaine.

Pour cela, il lui suffisait d’offrir son corps aux caresses du Prince de Byzance que ses effigies montrent de figure affinée, maladive avec les lueurs d’yeux brûlants.

Elle compta qu’elle pâtirait moins en cette extrémité que ne pâtirait Jean. Donc elle n’avait qu’à lui rendre l’hommage de l’obéissance, en acceptant de s’abandonner à ce Léon peut-être absurde et grossier, toutefois dominateur des races.