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Joie dans le ciel/05

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Grasset (p. 39-44).

V

Il y avait aussi Phémie ; elle, elle allait et venait dans son jardin. Elle n’aimait déjà rien tant que son jardin, quand c’était encore l’autre vie.

Pour être plus sûre d’avoir des fleurs à son idée, elle récoltait elle-même toutes ses graines, dont elle faisait des paquets, écrivant dessus le nom au crayon.

Il lui fallait s’appliquer grandement, étant bien loin du temps où elle allait à l’école, mais, avec de la persévérance, elle y arrivait.

Déjà, dans l’autre vie, elle écrivait les noms au crayon sur les paquets en tirant la langue ; elle écrivait : rênes-margerites, soussi, œuillets sur les paquets, après quoi elle les enfermait dans une armoire ; — et voilà qu’à présent elle avait recommencé à écrire les noms, elle écrivait de nouveau : soussi, œuillets.

Hélas ! dans l’autre vie, ce jardin auquel elle tenait tant lui avait été repris, à cause d’un grand fils qu’elle avait.

Dans l’autre vie, où rien n’était solide, il lui avait fallu un jour tout vendre, car alors rien ne pouvait durer ; il lui avait fallu, bien que déjà vieille, tout quitter et se mettre en place, ayant eu à payer les dettes de ce fils.

Elle avait été vivre chez les autres, travaillant pour les autres, malgré son âge, durement ; c’est chez les autres qu’elle était morte.

Elle se souvenait encore du matin où elle n’avait plus pu se lever de ce lit pas à elle. Elle se souvenait qu’elle avait vainement cherché à se tenir debout à côté du lit dans la pauvre petite chambre froide où un mauvais falot-tempête fumait sans éclairer ; elle n’avait pas pu, la tête lui tournait.

Et puis ?… Et puis plus rien. Et du temps qui avait passé, beaucoup de temps peut-être ; elle se demandait, elle aussi : « Combien de temps ? » elle ne savait pas ; — mais ce qu’elle voyait à présent, du moins, c’est que son jardin lui avait été rendu et jamais plus ne lui serait repris.

Et ce qu’elle voyait, c’est qu’elle n’avait plus rien à craindre, elle non plus, des hommes, ni des choses, étant désormais à l’abri du mauvais temps, de la grêle, des gelées, de toutes les tristesses, de toutes les espèces de morts.

Le mur gris au crépi tombé, où s’accrochaient des touffes de quarantaines, était ressorti devant elle ; l’arrosoir peint en vert était posé de nouveau au milieu de l’allée.

Tous les petits objets dont elle se servait qui lui avaient été rendus : l’arrosoir, le sarcloir, le petit râteau de fer, la pelle à fossoyer à la lame tout usée, le plantoir de bois dur, le cordeau avec quoi on trace les sentiers, le corbillon d’osier non écorcé, le vieux couteau à arracher les mauvaises herbes ; et elle, joignant les mains : « Mon Dieu ! l’ai-je bien mérité ? » parce qu’elle était humble de cœur.

« Qu’ai-je fait, qu’ai-je fait, pour que j’aie été rachetée et que j’aie revu la lumière ? comme qui aurait fait dans la semaine un petit voyage, et ensuite le dimanche serait venu pour toujours… »

C’était tellement beau que, comme Catherine, elle n’y avait pas cru d’abord. Mais une abeille s’était approchée d’elle, lui racontant quelque chose ; une fourmi ailée se posa sur sa manche ; une femelle-merle courait sur le faîte du mur comme un rat.

Et elle avait été reprise.

Avec son corps habitué, son corps resté cassé en deux par le continuel penchement d’autrefois, elle allait de nouveau le long des résédas à petites fleurs grises.

Les soucis poussaient drû ; les œillets-de-poète avaient extraordinairement élargi leurs touffes ; les cœurs-de-vieilles-filles, frêles et de couleur claire au bout de leurs tiges pareilles à des fils, lui venaient jusqu’à la ceinture ; et, avec tout cela, pas une mauvaise herbe, point de ces tristes dégâts d’insectes, quand ils viennent scier les racines ou ils font des trous dans les feuilles, tandis que la limace laisse où elle a passé un ruban d’argent.

C’était sur le devant de sa maison entre deux murs, le jardin était en pente ; l’eau d’une rigole venait remplir dans le bas une fosse creusée là exprès.

Elle avait été y plonger l’arrosoir ; elle revint, qui le portait. Et, sous l’arrosement, les feuilles et la terre faisaient un petit bruit comme quand le chat boit.