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Jusqu’à quel point on doit tromper le peuple

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Jusqu’à quel point on doit tromper le peuple




JUSQU’À QUEL POINT

ON DOIT

TROMPER LE PEUPLE [1]




C’est une très-grande question, mais peu agitée, de savoir jusqu’à quel degré le peuple, c’est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. La partie trompante n’a jamais bien examiné ce problème délicat ; et de peur de se méprendre au calcul, elle a accumulé tout le plus de visions qu’elle a pu dans les têtes de la partie trompée.

Les honnêtes gens qui lisent quelquefois Virgile, ou les Lettres provinciales, ne savent pas qu’on tire vingt fois plus d’exemplaires de l’Almanach de Liège et du Courrier boiteux que de tous les bons livres anciens et modernes. Personne assurément n’a une vénération plus sincère que moi pour les illustres auteurs de ces almanachs et pour leurs confrères. Je sais que depuis le temps des anciens Chaldéens il y a des jours et des moments marqués pour prendre médecine, pour se couper les ongles, pour donner bataille, et pour fendre du bois. Je sais que le plus fort revenu, par exemple, d’une illustre académie consiste dans la vente des almanachs de cette espèce. Oserai-je, avec toute la soumission possible, et toute la défiance que j’ai de mon avis, demander quel mal il arriverait au genre humain si quelque puissant astrologue apprenait aux paysans et aux bons bourgeois des petites villes qu’on peut, sans rien risquer, se couper les ongles quand on veut, pourvu que ce soit dans une bonne intention ? Le peuple, me répondra-t-on, ne prendrait point des almanachs de ce nouveau venu. J’ose présumer au contraire qu’il se trouverait parmi le peuple de grands génies qui se feraient un mérite de suivre cette nouveauté. Si on me réplique que ces grands génies feraient des factions et allumeraient une guerre civile, je n’ai plus rien à dire, et j’abandonne pour le bien de la paix mon opinion hasardée.

Tout le monde connaît le roi de Boutan. C’est un des plus grands princes du monde. Il foule à ses pieds les trônes de la terre ; et ses souliers, s’il en a, ont des spectres pour agrafes. Il adore le diable, comme on sait, et lui est fort dévot, aussi bien que sa cour. Il fit venir un jour un fameux sculpteur de mon pays pour lui faire une belle statue de Belzébuth. Le sculpteur réussit parfaitement : jamais le diable n’a été si beau ; mais malheureusement notre Praxitèle n’avait donné que cinq griffes à son animal, et les Boutaniers lui en donnaient toujours six. Cette énorme faute du sculpteur fut relevée par le grand maître des cérémonies du diable, avec tout le zèle d’un homme justement jaloux des droits de son patron et de l’usage immémorial et sacré du royaume de Boutan. Il demanda la tête du sculpteur. Celui-ci répondit que ces cinq griffes pesaient tout juste le poids des six griffes ordinaires ; et le roi de Boutan, qui est fort indulgent, lui fit grâce. Depuis ce temps, le peuple de Boutan fut détrompé sur les six griffes du diable.

Le même jour Sa Majesté eut besoin d’être saignée : un chirurgien gascon qui était venu à sa cour dans un vaisseau de notre compagnie des Indes fut nommé pour tirer cinq onces de ce sang précieux. L’astrologue de quartier cria que la vie du roi était en danger si on le saignait dans l’état où était le ciel. Le Gascon pouvait lui répondre qu’il ne s’agissait que de l’état où était le roi de Boutan ; mais il attendit prudemment quelques minutes, et, prenant son almanach : « Vous avez raison, grand homme, dit-il à l’aumônier de quartier, le roi serait mort si on l’avait saigné dans l’instant où vous parliez ; le ciel a changé depuis ce temps-là, et voici le moment favorable. » L’aumônier en convint. Le roi fut guéri, et petit à petit on s’accoutuma à saigner les rois quand ils en avaient besoin.

Un brave dominicain disait dans Rome à un philosophe anglais : « Vous êtes un chien ; vous enseignez que c’est la terre qui tourne, et vous ne songez pas que Josué arrêta le soleil. — Eh ! mon révérend père, répondit l’autre, c’est aussi depuis ce temps-là que le soleil est immobile. » Le dominicain et le chien s’embrassèrent, et on osa croire enfin, même en Italie, que la terre tourne.

Un augure se lamentait, du temps de César, avec un sénateur sur la décadence de la république. « Il est vrai que les temps sont bien funestes, disait le sénateur ; il faut trembler pour la liberté romaine. — Ah ! ce n’est pas là le plus grand mal, disait l’augure ; on commence à n’avoir plus pour nous ce respect qu’on avait autrefois : il semble qu’on nous tolère, nous cessons d’être nécessaires. Il y a des généraux qui osent donner bataille sans nous consulter, et, pour comble de malheur, ceux qui nous vendent des poulets sacrés commencent à raisonner. — Eh bien ! que ne raisonnez-vous aussi ? répliqua le sénateur ; et puisque les vendeurs de poulets du temps de César en savent plus que ceux du temps de Numa, ne faut-il pas que vous autres, augures d’aujourd’hui, vous soyez plus philosophes que ceux d’autrefois ? »



FIN.



  1. Le prospectus de l’édition de 1756 indique cet article au nombre de ceux qui y sont nouveaux. Le chapitre xx du Traité sur la Tolérance a pour titre : S’il est utile d’entretenir le peuple dans la superstition. (B.)