Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/18

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Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 154-166).

DIX-HUITIÈME RUNO

sommaire.
Wäinämöinen, monté sur son nouveau navire, se dirige vers les régions de Pohjola, pour y demander la main de la belle vierge. — Ilmarinen, prévenu de ce voyage par sa sœur, revêt ses plus beaux habits, fait atteler son plus beau traîneau, et prend aussi, de son côté, la route de Pohjola. — Il rencontre Wäinämöinen, et fait un pacte avec lui, d’après lequel ils s’engagent l’un et l’autre à ne point forcer la volonté de la fille de Pohja. — Louhi conseille à celle-ci de choisir le vieux Wäinämöinen. — Mais, la jeune fille préfère celui qui a forgé le Sampo et oppose un refus formel à la demande du Runoia.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, se mit à penser et à réfléchir profondément. Il résolut d’aller demander la main d’une jeune fille, d’aller voir la belle chevelure, la vierge célèbre, la superbe fiancée de Pohja, dans la sombre Pohjola, dans la nébuleuse Sariola.

Il revêtit son bateau de vadmel[1], il en peignit les bords en rouge, il en incrusta les ais d’or et d’argent. Et un jour, un matin, il fit glisser sur les rouleaux polis la coque formée de cent poutres, et la lança dans l’eau.

Et il dressa le mât, et il hissa les voiles à sa cime, une voile rouge, une autre voile bleue. Puis, il se plaça au gouvernail et se dirigea vers la haute mer.

Et il prit la parole et il dit : « Viens, maintenant, ô Jumala, viens dans mon bateau, ô toi riche de grâces ! Apporte la force au faible héros, la vigueur à l’homme débile, au milieu de ces vastes ondes, de ces immenses plaines.

« Souffle, ô vent, derrière mon bateau, pousse-le devant toi, ô flot rapide, sans que j’aie besoin de remuer les doigts, de troubler la surface moutonneuse de l’eau, dans ces vastes golfes, dans ces immenses plaines ! »

Annikki, au nom célèbre, Annikki, la fille de la nuit, la vierge du crépuscule[2], qui se levait toujours avant l’aurore, battait son linge, lavait ses vêtements, à l’extrémité du promontoire nébuleux, de l’île riche d’ombrages.

Elle se retourna et regarda autour d’elle dans tous les sens ; elle leva les yeux vers le ciel, elle les abaissa sur le rivage ; au-dessus de sa tête brillait Le soleil, devant elle étincelaient les vagues.

Elle tourna ses regards du côté du midi, vers l’embouchure du fleuve de Suomi[3], vers les ondes de Wäinölä[4], et elle aperçut une lueur, un bleu sillon sur la surface de la mer.

Et elle prit la parole, et elle dit : « Qui es-tu, ô lueur, qui es-tu, ô sillon que j’aperçois au loin sur les flots ? Si tu es une troupe d’oies, ou une superbe troupe de canards, hâte-toi de prendre ton vol et de fuir vers les hauteurs du ciel !

« Si tu es une masse de saumons, une troupe de poissons, hâte-toi de nager et de disparaître sous les eaux !

« Si tu es un bloc de rocher ou une plante marine, que les vagues te submergent et te recouvrent ! »

Le bateau avançait toujours ; bientôt il fut tout près du promontoire nébuleux, de l’île riche d’ombrages.

Annikki, la vierge célèbre, reconnut que c’était un bateau, un bateau formé de cent poutres bien travaillées, qui flottait sur la mer, et elle dit : « Si tu es le bateau de mon frère ou la barque de mon père, dirige-toi vers notre maison. Si tu es un bateau étranger, prends le large et va aborder à un autre rivage ! »

Mais, ce bateau n’était point celui de sa famille, ni celui d’un homme tout à fait étranger, c’était le bateau de Wäinämöinen, le bateau du Runoia éternel. Il s’approcha à la portée de la voix.

Annikki, la fille de la nuit, la vierge du crépuscule, dit : « Où vas-tu, ô Wäinämöinen, où diriges-tu ta course, favori des ondes, où te rends-tu si brillamment habillé, ornement de la terre ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit du haut de son bateau : « J’ai conçu le projet d’aller pêcher le saumon, j’ai voulu voir comment les poissons se jouent dans le fleuve noir de Tuoni, dans l’abîme profond. »

Annikki, la vierge célèbre, dit : « Épargne-moi ces mensonges inutiles ! Je connais aussi les jeux des poissons ; mon père, mon vieux père avait coutume, jadis, d’aller à la pêche des saumons, équipé d’une autre manière. Son bateau était plein d’engins de toutes sortes : des nasses, des lignes, des épieux, des fourches. Où vas-tu, ô Wäinämöinen, où diriges-tu ta course, Uvantolainen[5] ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Je vais à la chasse des oies, je dirige ma course vers les lieux où folâtrent les ailes brillantes ; je veux abattre les becs morveux, au milieu des détroits fréquentés par les marchands, de la mer vaste et sans limites. »

Annikki, la vierge célèbre, dit : « Je reconnais celui qui parle avec vérité, je devine aussi celui qui débite le mensonge. Mon père, mon vieux père, avait coutume, jadis, d’aller à la chasse des oies, à la chasse des becs rouges, d’une autre manière. Il emportait avec lui son grand arc, ses fortes flèches d’acier armées de plumes, et son chien noir l’accompagnait, rôdant autour du rivage et flairant chaque pierre. Où vas-tu, ô Wäinämöinen, où te diriges-tu, dans tous les cas ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Je vais dans les grandes batailles, dans les ardentes mêlées, là où le sang bouillonne jusqu’au jarret, où le sang rouge monte à la hauteur du genou.

Annikki, la jeune fille ornée d’une fibule d’étain, dit : « Je sais aussi de quelle manière on se rend au combat. Lorsque, jadis, mon père partait pour la guerre, pour les ardentes mêlées, il avait avec lui cent rameurs, et mille hommes se tenaient assis, prêts à l’action. Les arcs se dressaient à l’avant de son navire, et sur les bancs étincelaient les glaives et les lances. Dis-moi donc enfin la vérité sans détour : où vas-tu, ô Wäinämöinen, où diriges-tu ta course, Suvantolainen ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Viens, à jeune fille, dans mon bateau ! Là, je te dirai la vérité sans détour. »

Annikki, la jeune fille ornée d’une fibule d’étain, dit d’un ton moqueur : « Que la tempête fonde sur ton bateau, que les vents se déchaînent contre lui ! Je le ferai chavirer, je le coulerai à fond, si tu ne cesses tes mensonges, si tu ne m’avoues enfin, avec franchise et vérité, où tu diriges ta course ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Si jusqu’à présent, j’ai quelque peu usé de feinte, je confesserai maintenant la vérité tout entière. Je me suis mis en route pour aller demander la main d’une jeune fille, dans la sombre Pohjola, dans la nébuleuse Sariola, dans ce pays où l’on dévore les hommes, où l’on précipite les héros dans la mer. »

Annikki, la fille de la nuit, la vierge du crépuscule, comprit que, cette fois, Wäinämöinen avait renoncé au mensonge, et qu’il lui avait confessé la vérité, la droite vérité. Alors, elle laissa là les objets qu’elle était venue laver, et relevant avec les mains les plis de ses vêtements, elle se mit à courir ; elle arriva à la maison d’Ilmarinen et entra dans l’atelier du forgeron.

Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel, était occupé à fabriquer un long siége de fer ; il le fabriquait avec du fer mêlé d’argent. Sa tête était couverte d’une aune de mâchefer, ses épaules d’une brasse de suie.

Annikki lui dit : « Ô forgeron Ilmarinen, mon frère, ô batteur de fer éternel, forge-moi une petite navette, forge-moi quelques jolis anneaux, deux ou trois paires de boucles d’oreille, cinq ou six chaînes pour ma ceinture, et je te dirai des choses vraies, je te découvrirai la vraie vérité ! »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « Si tu m’apportes une bonne nouvelle, je te forgerai volontiers une navette et quelques jolis anneaux ; je te forgerai une fibule pour ta poitrine, je te fabriquerai une belle parure. Mais si, au contraire, ta nouvelle est mauvaise, je briserai toutes tes anciennes parures, je t’en dépouillerai et les jetterai dans le feu de ma forge. »

Annikki, la vierge célèbre, lui dit : « Ô forgeron Ilmarinen, songes-tu encore à prendre pour épouse celle dont tu as jadis demandé la main, celle que tu t’étais réservée pour compagne ?

« Tu bats le fer, tu forges sans cesse ; tu as passé tout l’été, tout l’hiver à ferrer ton cheval ; tu as consacré les jours et les nuits à te fabriquer un traîneau, un superbe traîneau, pour te rendre à Pohjola chercher une épouse. Et voici qu’un plus rusé, qu’un plus illustre que toi va te prévenir ; il va t’enlever ta propriété, il va s’emparer de ta bien-aimée, de celle après laquelle tu as soupiré pendant deux ans, de celle dont tu es le fiancé depuis trois ans. Wäinämöinen vogue sur la mer bleue, dans son bateau à la proue d’or, au gouvernail de cuivre ; il se dirige vers la sombre Pohjola, vers la nébuleuse Sariola[6]. »

Le forgeron fut saisi d’une angoisse poignante, le batteur de fer fut accablé par un moment lourd ; les tenailles lui glissèrent des doigts, le marteau lui tomba des mains.

Et il dit : « Annikki, ma chère sœur, je veux te forger une navette, je veux te forger de gracieux et jolis anneaux, deux ou trois paires de boucles d’oreille, cinq ou six chaînes pour ta ceinture. Mais, de ton côté, prépare-moi un bain doux comme le miel ; fais-moi chauffer une agréable étuve avec beaucoup de petits troncs d’arbres, de petits éclats de bois ; procure-moi aussi un peu d’eau de lessive, un peu de savon moelleux, afin que je puisse me laver la tête, me purifier le corps de la suie qui le couvre depuis l’automne, du mâchefer qui le souille depuis l’hiver. »

Annikki, la vierge célèbre, fit chauffer en secret l’étuve avec des branches détachées par le vent, avec des troncs d’arbre fendus par la foudre ; elle apporta des pierres de la cataracte pour enfanter la vapeur[7] ; elle alla puiser de l’eau à la source des bois d’aulnes, à la source bordée de joncs ; elle coupa des branches d’arbrisseaux dans un bocage, et en composa un doux balai d’amour ; et elle le plaça à l’extrémité d’une pierre riche de miel[8]. Puis, elle fit de l’eau de lessive avec du lait aigre, elle prépara un savon avec de la moelle d’os, un savon facilement écumeux, pour laver la tête du fiancé, pour purifier et blanchir son corps.

Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel, se hâta de forger ce que la jeune fille avait désiré ; il lui forgea une belle parure tandis que l’étuve chauffait, que le bain était préparé. Et il remit la parure entre les mains de la jeune fille.

Annikki dit : « J’ai fait chauffer l’étuve, je t’ai préparé un bain de vapeur ; j’ai composé le bouquet de branches, le doux bouquet d’amour. Baigne-toi, maintenant, ô mon frère, tant qu’il te plaira, inonde-toi d’eau à ton gré ; lave-toi la tête de manière à la rendre aussi propre qu’une tige de lin, lave-toi le visage de manière à le rendre aussi blanc qu’un flocon de neige. »

Le forgeron Ilmarinen se dirigea vers le bain. Et il se baigna suffisamment. Il lava et embellit son visage, il fit refleurir ses sourcils, il rendit son cou aussi blanc qu’un œuf de poule, il purifia tout son corps. Puis, il rentra dans sa chambre tout à fait transformé, la figure superbe, les joues légèrement rosées.

Et il dit : « Annikki, ma chère sœur, apporte-moi maintenant une chemise de lin, apporte-moi de beaux vêtements, afin que je m’habille, que je me pare comme il convient à un fiancé, »

Annikki, la vierge célèbre, apporta une chemise de lin pour le corps bien frotté d’Ilmarinen, pour sa peau nue ; elle lui apporta ensuite des vêtements que sa propre mère avait cousus, pour ses hanches libres de suie, ses hanches où nul os ne saillissait ; elle lui apporta de beaux bas que sa mère avait tissés, étant encore jeune fille, pour ses jambes grasses et florissantes ; de belles chaussures, les meilleures chaussures que l’on pouvait acheter ; une tunique bleue doublée de jaune ; un pardessus de vadmel bordé de quatre espèces de drap ; une pelisse neuve garnie de mille boutons et ornée de cent broderies ; une ceinture d’or, ouvrage de sa mère, lorsqu’elle était encore jeune fille, lorsqu’elle comptait encore parmi les belles chevelures ; des gants brodés d’or fabriqués par les fils des Lapons ; enfin, un casque élevé pour recouvrir sa chevelure d’or, un casque que le père d’Ilmarinen avait acheté lui-même lorsqu’il n’était encore que fiancé.

Et le forgeron se couvrit de tous ces vêtements, et quand il fut prêt, il appela son esclave et il lui dit : « Attèle mon superbe étalon à mon beau traîneau, car il faut que je parte, il faut que je me rende à Pohjola. »

L’esclave répondit : « Nous avons six étalons, six coursiers mangeurs d’avoine, lequel dois-je atteler ? »

Le forgeron dit : « Prends le meilleur de tous, le coursier à la robe brune. Place ensuite six oiseaux chantants, sept oiseaux au plumage bleu, sur l’arc du collier, sur l’avant-train, afin que leur chant, que leur gazouillement attirent les regards des belles jeunes filles et les remplissent de joie. Donne-moi aussi une peau d’ours pour en garnir mon siége, une peau de loutre pour en couvrir mon beau traîneau de fête. »

L’esclave à vie, l’esclave salarié, attela le coursier, le brun coursier, au traîneau. Puis, il plaça six coucous chantants, sept oiseaux bleus, pour chanter sur l’arc du collier, pour gazouiller sur l’avant-train ; et il apporta une peau d’ours pour que le maître pût en garnir son siége, il apporta une peau de loutre pour en couvrir le beau traîneau.

Alors, Imarinen, le forgeron éternel, invoqua Ukko, pria le dieu du tonnerre : « Ô Ukko, fais tomber une jeune neige, fais distiller une fine pluie de neige, en sorte que le beau traîneau puisse glisser, que le beau traîneau puisse voler rapidement ! »

Ukko fit tomber une jeune neige, il fit distiller une fine pluie de neige ; elle couvrit les tiges de bruyères, elle s’éleva au-dessus des tiges des baies, dans l’étendue des champs.

Et le forgeron Ilmarinen prit place dans le traîneau d’acier, et il dit : « Ô Onni[9], gouverne mes rênes, ô Jumala, descends dans mon traîneau ! Onni ne lâche point les rênes, Jumala ne brise point les traîneaux. »

Ainsi, il prit les rênes d’une main, de l’autre il saisit le fouet ; il cingla les flancs du cheval et dit : « Pars, maintenant, beau coursier, coursier à la crinière de lin, prends ton essor ! »

Ilmarinen lance son traîneau à toute vitesse ; il longe les collines sablonneuses qui bordent la mer, le détroit de Sima ; il franchit les hauteurs, brûle les rivages, les bancs de sable des rivages ; le sable lui tourbillonne au visage, la mer lui jaillit sur la poitrine.

Il marche un jour, il marche deux jours, il marche presque trois jours. Il atteint Wäinämöinen et lui dit : « Ô vieux Wäinämöinen, faisons ensemble un pacte de paix, quoique nous-suivions, en rivaux, la route des fiançailles, quoique nous allions, en rivaux, chercher une épouse ; jurons de ne point enlever violemment la jeune fille, de ne point la conduire, contre sa volonté, dans la demeure de l’homme. »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Je consens volontiers à faire avec toi un pacte de paix ; je m’engage à ne point enlever violemment la jeune fille, à ne point la conduire, contre sa volonté, dans la demeure de l’homme.

La jeune fille doit être donnée à celui vers lequel incline son cœur ; sans que pour cela nous nourrissions l’un contre l’autre une longue haine, une éternelle inimitié. »

Et les deux héros suivirent chacun leur route. Le bateau glisse sur les vagues, le rivage frémit ; le coursier bondit, la terre tremble.

Un temps, un temps très-court s’écoula. Alors, le chien gris se mit à aboyer, le gardien de la porte du château[10] donna de la voix, dans la sombre Pohjola, dans la brumeuse Sariola. Il murmura d’abord tout doucement, puis il grogna plus fort, et en entrecoupant ses grognements ; il frappait bruyamment la terre de sa queue.

Le père de famille de Pohjola dit : « Fille, va voir pourquoi le chien gris a aboyé, pourquoi les oreilles pendantes ont donné de la voix. »

La jeune fille répondit : « Je n’ai pas le temps, maintenant, cher père : grande est l’étable que j’ai à nettoyer, grand le troupeau que j’ai à soigner, lourde la pierre avec laquelle je dois moudre le grain, fine la farine que je dois tamiser. Oui, la pierre est grande, mais la farine est fine ; et celle qui moud le grain est elle-même peu vigoureuse. »

Le gardien de la porte du château continuait d’abayer, le chien gris murmurait sourdement. Le père de famille de Pohjola dit : « Femme, va voir pourquoi le chien gris a aboyé, pourquoi le gardien de la porte du château à donné de la voix. »

La femme répondit : « Je n’ai pas le temps maintenant : grande est la maison que j’ai à nourrir, le repas que j’ai à préparer ; épais le pain que j’ai à mettre au four, le gâteau que j’ai à pétrir. Oui, le pain est épais, mais la farine est fine, et celle qui pétrit et met au four est peu vigoureuse. »

Le père de famille de Pohjola dit : « Les femmes sont toujours pressées, les filles sont toujours empêchées, lors même qu’elles se rôtissent sur la dalle du foyer, qu’elles restent étendues dans le lit. Garçon, va toi-même voir ce qui arrive ! »

Le garçon répondit : « Je n’ai pas le temps : il faut que j’aiguise une hache, que j’abatte un énorme tronc, que je coupe en éclisses une grande pile de bois, que je prépare de légers éclats de bois. Oui, la pile de bois est grande, les éclats de bois sont fins, et le bûcheron lui-même est faible et sans vigueur. »

Le gardien du château continuait d’aboyer, le chien sauvage grondait, le surveillant de l’île murmurait, accroupi sur le bord du champ et décrivant des cercles avec sa queue.

Le père de famille de Pohjola dit : « Notre chien gris n’aboie pas en vain, le vieux ne donne pas de la voix, ne grogne pas sans raison, aux sapins de la forêt. »

Et il sortit lui-même de sa demeure, il alla voir ce qui se passait à l’extrême limite du champ, vers le chemin le plus éloigné.

Il regarda dans la ligne de la gueule du chien, il suivit la direction de son museau, par delà la cime de la hauteur flamboyante, le dus de la colline d’aulnes, et il vit une vraie vérité ; il vit pourquoi le chien gris aboyait, ce que l’ornement du champ avait dans sa pensée ; il comprit à qui s’adressait la queue de laine. Un rouge bateau approchait, voguant sur le golfe de Lempi[11] ; un traîneau superbe glissait sur la route de l’île de Sima.

Et le père de famille de Pohjola regagna précipitamment sa demeure ; il se retira sous la voûte de son toit, et il dit : « Voici que des étrangers nous arrivent sur le golfe bleu ; un traîneau superbe s’avance de l’extrémité de l’île de Sima ; on navigue avec une grande barque de ce côté du golfe de Lempi. »

La mère de famille de Pohjola dit : « D’où pourrions-nous tirer un présage sur les étrangers qui arrivent ? Ô toi, ma petite servante, mets au feu des troncs de sorbier, jette dans le brasier le bois illustre ! S’il distille du sang, la guerre menace ; s’il distille de l’eau, nous vivrons toujours en paix[12]. »

La gracieuse fille, l’habile servante de Pohja mit au feu des troncs de sorbier, jeta dans le brasier le bois illustre. Mais, il ne distilla point de sang ; il ne distilla ni sang ni eau, il distilla du miel, la douce séve du miel. Suovakko[13] parla de son coin, la vieille femme blottie sous le toit dit : « Puisque l’arbre distille du miel, puisqu’il distille la séve du miel, la troupe qui nous arrive est une grande troupe de prétendants. »

La mère de famille de Pohjola, la femme de Pohja, la fille de Pohja se hâtent de sortir dans la cour ; elles tournent les regards vers le grand golfe, la tête sous le soleil, elles voient que de là s’avance le nouveau navire, le navire formé de cent planches sur le golfe de Lempi. Le navire rayonne de vadmel, la moitié du navire brille d’une teinte rouge. Un homme de belle prestance se tient à l’arrière, dirigeant le gouvernail de cuivre. Elles voient aussi un cheval bondissant, un rouge traîneau, un traîneau peint de diverses couleurs, lancé à toute vitesse sur la route de l’île de Sima. Six coucous d’or chantent sur l’arc du collier, six oiseaux bleus chantent sur le train ; un homme magnifique se tient derrière le traîneau, un héros accompli gouverne les rênes.

La mère de famille de Pohjola dit : « Auquel des deux voudras-tu te donner, lorsqu’ils viendront te demander pour leur amie éternelle, pour la colombe roucoulante à leur côté ?

« Celui qui vient avec le navire, celui qui dirige le rouge bateau sur le golfe de Lempi, est le vieux Wäinämöinen. Il apporte une cargaison de grains, il apporte des trésors.

« Celui qui conduit le beau traîneau, le traîneau peint de diverses couleurs, sur la route de l’île de Sima est le forgeron Ilmarinen. Il apporte avec lui de purs mensonges ; son traîneau est plein de magiques runot.

« Quand nous serons rentrées à la maison, prends un pot d’hydromel et présente-le à celui auquel il te conviendra de te donner ; présente-le au vieillard de Wäinölä, car il apporte de bonnes choses dans son navire, il apporte des trésors dans son bateau. »

La belle jeune fille de Pohja fut assez avisée pour répondre ainsi : « Ô ma mère, toi qui m’as portée dans ton sein, toi qui as pris soin de mon enfance, je ne veux point me donner à celui qui est richement pourvu, ni à l’homme de grande sagesse ; je me donnerai à celui qui a un beau front, à celui qui est beau dans tout son corps. Aucune jeune fille n’a encore été vendue pour une cargaison de grains ; on doit la donner pour rien au forgeron Ilmarinen, à celui qui a forgé Le Sampo, qui a façonné à coups de marteau le beau couvercle. »

La mère de famille de Pohjola dit : « Ô simple et naïve enfant, tu te donneras au forgeron Ilmarinen pour servir d’appui à son front écumant de sueur, pour lessiver ses draps grossiers, pour nettoyer sa tête. »

La jeune fille répondit : « Je ne prendrai point le vieux Wäinämöinen, je ne deviendrai point le soutien de l’homme décrépit ; incommode serait le vieillard, ennuyeux l’homme décrépit. »

Le vieux Wäinämöinen arriva le premier. Il tira son rouge bateau, il poussa sa barque de vadmel sur des rouleaux de fer, sur des troncs de cuivre. Puis il s’empressa de se diriger vers la maison, il entra sous la voûte du toit, et sur le plancher, devant la porte, sous la poutre, il parla ainsi : « Viendras-tu à moi, jeune fille, pour être mon amie éternelle, pour être l’épouse de ma vie, la colombe qui roucoulera à mes côtés ? »

La belle jeune fille de Pohja répondit sans hésiter : « As-tu déjà fabriqué un bateau, as-tu déjà construit un grand navire avec les débris de mon fuseau, les fragments de ma navette ? »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Oui, j’ai fabriqué un bon bateau, j’ai construit un remarquable navire, un navire ferme dans la tempête, un navire qui, sous les coups des vents orageux, fend sûrement les vagues et franchit les détroits ; il s’élève comme une bulle d’eau et plonge comme une feuille de nénuphar, à travers la mer de Pohjola, sur les vagues aux couronnes tourbillonnantes. »

La belle jeune fille de Pohja dit : « Je fais peu de cas d’un homme de mer, d’un héros qui voyage à travers les flots ; le vent lui trouble la tête, l’orage lui brise le cerveau. Ainsi, je ne puis point te suivre, je ne puis point me donnerà toi, pour être ton amie éternelle, pour être la colombe roucoulante à tes côtés, pour préparer ton lit, pour mettre en bel ordre l’oreiller de ta tête. »

  1. Grossier tissu de laine grise dont s’habillent les paysans finnois. Autrefois, lorsque la monnaie métallique était encore inconnue, ils se servaient du vadmel comme de valeur d’échange.
  2. C’est-à-dire vigilante, qui se lève avant le jour.
  3. La Finlande.
  4. Voir Troisième Runo, note 1.
  5. Voir Seizième Runo, note 10.
  6. Voir Septième Runo, note 5.
  7. Les Finnois produisent la vapeur dans leur bain au moyen de gros cailloux brûlants, sur lesquels ils jettent de l’eau.
  8. C’est-à-dire douce et luisante.
  9. Personnification du bonheur.
  10. La runo appelle ici château, la célèbre maison de Pohjola, sans doute pour en faire mieux ressortir l’importance.
  11. Voir Quatrième Runo, note 21.
  12. Le sorbier, arbre sacré, était aussi un arbre prophétique. Voir Deuxième Runo, note 3.
  13. Nom propre.