L’Étranger de Vincent d’Indy

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L’Étranger de Vincent d’Indy
Revue Musicale de Lyon (p. 3-7).
ii

[partition à transcrire]

Ainsi, par son caractère et son origine, il répond à l’idée de charité incarnée par le personnage de l’Étranger lui-même. C’est en effet, par une inépuisable charité, un besoin de dévouement incessant que se distingue un homme venu un jour dans un village de pêcheurs, et cet homme selon la destinée est incompris et méconnu : ses allures font de lui un suspect, il passe pour sorcier et de lui chacun se détourne avec soin. Le voilà, au lever du rideau, qui vient se mêler tristement à la foule des pêcheurs se lamentant sur les résultats de la pêche du jour. Une vielle femme de l’assemblée fait remarquer à ceux qui l’entourent une Émeraude précieuse qui luit au bonnet du paria : les flûtes à l’orchestre esquissent le thème de l’Émeraude sacrée qui souvent se fera jour dès lors dans la trame instrumentale.

iii

[partition à transcrire]

Un thème de misère et de fatalité harcèle l’Inconnu en proie à la haine et les pêcheurs victimes eux d’une mer inclémente.

iv

[partition à transcrire]

Alors s’oppose une éloquente phrase qui chante doucement la bonté surnaturelle de l’homme maudit :

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[partition à transcrire]

Cette bonté qui devait lui attirer les cœurs rudes de ses voisins, une seule personne ne l’a pas dédaignée : Vita, la fiancée d’André le Douanier, prend un plaisir singulier à causer avec l’inconnu qui lui narre ses courses lointaines. Au rebours de ses compagnes, elle déclare franchement que, si elle aime le beau douanier, elle recherche volontiers la société de l’Étranger. Vita est à la fois étonnée et émue des actes de ce dernier. Sous ses yeux elle voit le mystérieux pêcheur généreusement abandonner le produit de sa pêche à un vieillard indigent dont les petits enfants et la fille ne savent qu’injurier leur bienfaiteur.

Son cœur s’émeut et l’orchestre chante la confiance qui s’est emparée du cœur de la jeune fille délicieusement :

vi

[partition à transcrire]

Entre les deux personnages restés seuls le dialogue s’engage. Vita révèle la sympathie invincible qui l’enchaîna du premier jour à son étrange ami et celui-ci laisse échapper l’aveu d’un amour jusqu’alors caché. La jeune fille, par une tactique bien féminine, lui redit les mérites de son fiancé et l’Étranger regrette aussitôt d’avoir troublé ce cœur ingénu par ses impudentes paroles : il annonce son départ souhaitant à son amie le bonheur avec son rival. Devant cette belle scène s’est fait jour à l’orchestre le beau thème d’amour.

vii

[partition à transcrire]

D’abord inquiet, hésitant puis ardemment passionné, le thème de confiance de Vita lui répond ainsi qu’un autre motif de sympathie caractéristique de la fascination exercée par l’Étranger. Longtemps l’Étranger et Vita restent immobiles en face l’un de l’autre n’osant se parler, quand au loin se fait entendre la voix d’André : celui-ci entre en scène joyeusement suivi de deux douaniers escortant un pauvre pêcheur pris en flagrant délit de contrebande. Malgré les supplications du malheureux et l’intervention de l’Étranger qui offre à André la valeur de sa part de prise, le douanier refuse d’abandonner son prisonnier et sa dureté blesse profondément Vita qui, lorsque André lui rappelle que le lendemain leurs bans seront publiés à l’Église, reste songeuse et murmure : Peut-être ! Et pendant que le crépuscule achève de tomber sur la mer, doré par les rayons derniers du soleil, l’Étranger s’éloigne par un chemin montant sous le regard de Vita fascinée…

(À suivre)
Paul Leriche.

UN WAGNÉRIEN
de la première heure

Un de nos confrères vient de trouver un très curieux article paru dans un numéro de l’Illustration de l’année 1857. Cet article est signé : Valleyres. Quel était ce Valleyres ? Nous l’ignorons et il serait peut-être difficile d’établir à l’heure actuelle sa véritable identité. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’homme qui a envoyé à l’Illustration l’article sous le pseudonyme Valleyres était non seulement un littérateur de race, mais aussi un artiste dans la plus large acception du mot.

M. Georges Servières, qui a publié sous le titre : Richard Wagner jugé en France, un intéressant volume où il a minutieusement relevé tous les articles consacrés au Maître de Bayreuth, ne fait pas mention de celui de Walleyres qui aura échappé à ses soigneuses recherches.

Voici l’article de Walleyres :

Richard Wagner

Votre charmante revue a plus d’une fois parlé de Tannhæuser, Monsieur, et avec quelque défiance. Il y a des moments où le plus pauvre témoignage a sa valeur, où le silence n’est pas permis ; ce sont ces moments où le public, mal informé, s’apprête à juger quelque grande cause.

Je crois que le génie a toujours son heure de victoire ; certain, comme la vérité, de régner un jour, le succès n’est pour lui qu’affaire de temps. Mais derrière le génie abstrait, il y a d’ordinaire un homme qui souffre de nos hésitations, que tuent parfois nos méprises ; ne pas témoigner pour lui lorsqu’on a foi dans son avenir, se taire quand s’instruit son procès, ce serait forfaire à un devoir de loyauté.

Je ne sais si Richard Wagner a un système, je ne sais s’il s’est donné pour tâche de bouleverser les habitudes de l’orchestre, de la scène, de donner la mélodie à l’instrumentation, de donner l’accompagnement à la voix. Tout cela m’est, je l’avoue, très indifférent. Mais ce que je sais, c’est qu’ayant naguère entendu quelques fragments de Wagner, exécutés dans une petite ville d’Allemagne, par la musique d’un régiment prussien, j’ai été du coup, saisi, envahi, empoigné, pardonnez-moi la brutalité du mot, par ces effets d’une puissance étrange et souveraine.

Je ne connaissais ni Wagner ni ses œuvres. Lorsque je vis son nom sur le programme, son nom à côté de celui de Mozart, de Beethoven, l’ouverture du Tannhæuser à côté de l’ouverture de Don Juan, d’Egmont, je me promis peu de plaisir.

L’orchestre était composé d’instruments de cuivre ; précis, passionné, avec des émotions soudaines, toujours gouvernées, qui enflaient l’onde sonore sans la laisser jamais s’emporter en tapage. Le chef, tenue militaire, figure pâle, tournait le dos à son orchestre, ne le regardait pas, le menait sans gestes avec un petit bâton court qui dépassait à peine le pupitre. Physionomie ineffable que celle-là ; rien de très beau dans les traits, mais le règne absolu de l’âme, un front lisse où, dans les grandes tourmentes de l’harmonie, se creusait seulement le fer à cheval de Red Gauntlet.

C’était donc le Tannhæuser, l’ouverture. D’abord ce chant magistral qui vous dit net à qui vous avez à faire ; et puis cette phrase satanique qui glisse et siffle comme un serpent au travers de l’harmonie, et puis cette fanfare éclatant joyeuse du haut des tours de quelque vieux burg du temps de Barberousse, et puis cette sourde bataille des instruments, des effets, des idées, cette mêlée où chaque