L’épluchette/Du tac au tac

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Gérard Machelosse (p. 24-28).


Du tac au tac

Depuis plusieurs jours l’atmosphère embrasée
Brûlait tout dans les champs. La campagne rasée
Par un soleil ardent, présentait un aspect
Désolant, et, pour peu que cet état suspect
Fit mine de durer, c’était la ruine sûre
Pour beaucoup de ces gens dont la vie était dure
Déjà, suffisamment. Dans cette intensité
De brasier suffoquant, l’air même était hanté
Par un cri régulier, perçant et monotone,
Poussé par le grillon, à qui seul ce feu donne
Aise et contentement. Sur le chemin du roi,
Cahotant, défoncé, qui s’allonge tout droit
Et qui passe devant la blanche maisonnette
De notre ami Gros-Jean, une vieille charrette
S’en allait lentement ; le cheval était las,
Rien ne pressait d’ailleurs, et même de ce pas
On arriverait bien. Sur la simple banquette
L’homme qui conduisait d’une main fort distraite
Se sentait alourdir et tentait vainement
De réagir. Soudain, sur un caillou heurtant —
Tel un écueil obscur que le pilote ignore —
La voiture arrêta, d’un choc brusque et sonore ;
Le voyageur surpris faillit rouler en bas
Et se casser la tête ou pour le moins un bras.

Il en est étourdi mais se remet bien vite.
Il grimpe sur son siège et le fouet qu’il agite
Au-dessus du cheval l’arrache à sa torpeur.
Les claquements suivis aussitôt lui font peur ;
Il veut fuir mais la main sûre et ferme du maître
Le maintient. C’est alors que l’homme voit paraître
Au bout de l’horizon où le firmament bleu
S’abaisse vers la terre, un gros point noir où le feu
Projette des éclats : un orage est en route
Et s’en vient à grands pas. Sa facture sans doute
Sera forte à l’excès et pour s’en préserver
Il faut avoir recours au toit qu’on peut trouver,
Sous un arbre, un hangar, remise ou remisette ;
Plus heureux qui rencontre une humble maisonnette.
Notre voyageur donc, du regard examine
La contrée adjacente et bientôt détermine
À guère plus d’un mille, au coin d’un frais bosquet
La maison de Gros-Jean ; c’est tout blanc et coquet.
Ho donc ! fouette, cocher ! augmente ton allure
Pour trouver un abri, pour toi, pour ta voiture
Et ton cheval, avant que l’écluse du ciel
Ne déverse sur vous son jet torrentiel !
Gros-Jean était chez lui. L’étranger, va sans dire,
Fut reçu, n’est-ce pas, avec un franc sourire
Et des mots gracieux ? Car nos bons campagnards
Sont très hospitaliers, déférants, pleins d’égards.
Jean prêta la main et, bientôt sous la remise
La grossière voiture en sûreté fut mise ;
Le cheval épuisé, devant un râtelier
Bien plein, à l’étable avait été convié.

Une minute après arrivait la tempête,
Mais avec un couvert au-dessus de sa tête,
Le voyageur pouvait narguer tout ce fracas,
En rire, s’en moquer, en faire peu de cas !
Ah ! combien différent s’il n’eût eu cet asile ?
Narguer les éléments eût été moins facile !
L’étranger dit son nom : Jean-Baptiste MAUGRAS.
Il était voyageur et faisait dans les draps ;
Mais dans le moment jouissant de vacance,
Maugras était venu renouer connaissance
Avec un vieil ami dans ce coin du pays.
Dans une promenade il manqua d’être pris
Par l’orage. Voilà ! Jean parla de sa terre ;
Qu’avait-il autre à dire ? et l’on but de la bière
Blonde comme succin, vidant mainte santé
À la dame céans, Gros-Jean, sa parenté,
À l’hôte aussi. Dehors, pendant ce temps, l’orage
Cessait, puis aussitôt reprenait avec rage.
Sur ce, l’habitant dit : — Vous ne pouvez partir
« Par un semblable temps. Faites-nous le plaisir
« De rester cette nuit. » On tomba d’accord vite ;
Maugras ayant encor pour rentrer à son gîte
Long trajet à franchir. De propos à propos
S’écoula la veillée et, l’heure du repos
Ayant enfin sonné au cartel en vieux cuivre,
À son hôte, Gros-Jean fit signe de le suivre.
Dans la chambre assignée à Maugras se trouvait
Un berceau dans lequel un jeune enfant rêvait.
« Vous m’excuserez bien s’il ne m’est pas possible. »
Dit Jean, « de faire mieux, mais Nicole est paisible

Et dort toute la nuit ! » — Je m’arrangerai bien.
Et qu’il s’éveille ou non, sûr, je n’entendrai rien »,
Dit Maugras, « j’ai sommeil ! » Alors, Jean se retire
Et Maugras se dévêt, baille, baille, s’étire,
Se glisse entre les draps et de suite s’endort.
Puis, règne en la maison un silence de mort !
Les heures au cartel dans la nuit noire égrènent
Leurs suaves chansons. Les ténèbres se traînent
Moins denses au matin, au petit matin, quand
Maugras ouvre les yeux, se met sur son séant.
Puis saute à bas du lit. Nicole comme un ange
Repose à poings fermés ; nul bruit ne le dérange.
L’étranger, sous le lit passe et repasse la main
Sans succès. Dans un meuble alors, il cherche en vain
Silencieusement, pressé, partout il fouille
Pour l’objet convoité, mais il revient bredouille
De cette enquête ; il voit le châssis clôt par Jean
À cause de la pluie ; il s’y rend en glissant
Sur la pointe des pieds ; c’est le salut, la vie !
Le châssis dans son cadre est gonflé par la pluie
Et ne veut pas s’ouvrir ! Maugras désespéré
Va sortir, mais le chien qui garde est libéré
De sa chaîne d’acier et dehors se promène ;
Il a des crocs aigus ; la cour est son domaine,
Et malheur à l’intrus, malheur à l’étranger
Qui là s’introduirait, il serait tôt mangé !
Maugras se retient donc, mais en lui-même, enrage !
Il souffre affreusement ; il en veut à l’orage
Qui l’a conduit ici. Tout bas il jure, il maudit
Son sort et n’en peut plus. De douleur il verdit.

Sur un pied il s’agite et sur l’autre, trépigne,
Se voue à tous les saints, se désole, s’indigne…
Il jalouse Nicole en son petit berceau,
Qui dort inconscient. Maugras en son cerveau
Tout à coup sent germer une nouvelle idée
Qui sauve. Sa conduite est bientôt décidée.
Il saisit le bambin avec précaution
Et le met dans son lit, puis sur le paillasson
L’orage choit. Maugras, maintenant, pourrait rire
Tant sa condition est meilleure ! Le pire,
Maugras y songe aussi, c’est que le cher petit
Soit blâmé pour un fait que jamais il ne fit.
Bast ! pas de vains regrets, car enfin à cet âge
Nicole a dû souvent se trouver tout en nage
La matin au réveil ! Voulant se recoucher,
Vers l’enfant Maugras passe. Au moment d’y toucher
Il demeure interdit ! Une prompte revanche
Lui vient de l’innocent aux yeux bleus de pervenche :
Nicole à l’occasion pose comme Maugras,
Au commis voyageur : Il a fait dans les draps !!