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L’Œuvre littéraire de Calvin

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 898-923).
L’ŒUVRE LITTÉRAIRE
DE
CALVIN


I

Il y a une Réforme purement française, qui n’a rien dû de son origine, ou peu de chose, à la Réforme allemande ou anglaise ; qui ne laisse pas d’en avoir assez profondément différé ; qui longtemps n’a été ni politique, comme l’anglaise, ni sociale, comme l’allemande, mais religieuse, théologique et morale ; et qui enfin les a même précédées l’une et l’autre. C’est en effet en 1517 que Luther a, comme on sait, affiché ses thèses de Wittemberg, mais le Commentaire sur les Psaumes, en latin, de notre Lefebvre d’Étaples, est de 1512, et, — de Lefebvre d’Étaples à Calvin, de 1512 à 1536, — on peut suivre à la trace, dans des documens français, le progrès et l’évolution logique d’un protestantisme exclusivement français. Plus on l’étudiera, de plus près, avec plus de soin, dans un plus grand détail, et mieux on y verra les caractères distinctifs de ce que j’appellerai notre Réforme nationale. C’est une tendance à faire prédominer la morale sur le dogme ; à mettre dans la pratique de la vie quotidienne tout ce que l’on essaie d’enlever aux œuvres, j’entends les œuvres extérieures et cérémonielles ; c’est encore une tendance à « démocratiser » ou plutôt à « individualiser » le sentiment religieux ; — et, tout cela, c’est ce que nous allons retrouver dans Calvin.

C’est aussi ce qui nous dispense de nous expliquer, à propos de Calvin, sur la Réforme en général ; et, ne voulant ici parler que de son œuvre littéraire française, nous pouvons nous borner à marquer brièvement l’opposition de l’esprit de la Réforme et de celui de la Renaissance.

On a souvent affecté de les confondre, et, sous le prétexte spécieux que la Renaissance et la Réforme auraient abouti finalement l’une et l’autre à « l’émancipation de l’esprit moderne, » de nombreux historiens y ont vu, veulent y voir encore aujourd’hui, deux mouvemens d’idées connexes et solidaires l’un de l’autre. Mais, en réalité, la Réforme et la Renaissance ne sont que contemporaines, ce qui n’est pas du tout la même chose ; et deux ou trois caractères qu’elles ont eus sans doute en commun ne les ont pas empêchées de se contrarier et de se combattre par tous les autres. Humanistes ou réformateurs, les uns et les autres se sont attaqués aux mêmes ennemis, — la scolastique, les moines, l’Eglise, — et ainsi, une haine commune pour le moyen âge a donc pu, en plus d’une occasion, les réunir ou les coaliser. Les uns et les autres, ils ont essayé de secouer les contraintes qui retenaient l’individu dans la subordination de la chose publique, et, à cet égard, on peut dire que, des Epicuriens italiens du XVe siècle aux Anabaptistes du XVIe, la différence n’est après tout que celle des courtisans de Léon X ou de Laurent de Médicis aux grossiers paysans de la Souabe ou de la Westphalie : il y a, je ne veux pas dire un excès, mais plutôt une déviation de la civilisation dont les effets moraux ressemblent à ceux de la barbarie. Et on peut encore ajouter qu’humanistes et réformateurs, dans la lutte qu’ils ont entreprise contre l’esprit du moyen âge, ayant rencontré les mêmes adversaires, c’est donc aussi, pour en triompher, les mêmes armes qu’ils ont empruntées les uns et les autres à l’antiquité. Mais, s’il y a deux antiquités : la païenne et la chrétienne ; si ce ne sont pas tout à fait les mêmes leçons qu’on puise dans Cicéron et dans saint Paul ; si, de ces deux antiquités, la seconde ne s’est-établie que sur les ruines de la première, ici déjà paraît la différence, et, on va le voir, elle est tout de suite considérable.

Je lis, dans un des opuscules français de Calvin : Excuse de Jehan Calvin à Messieurs les Nicodémites, sur la complaincte qu’ils font de sa trop grand’rigueur, 1544, le passage que voici :

Il y a la première… il y a la seconde… et il y a la troisième espèce, de ceux qui convertissent à demi la chrétienté en philosophie, ou pour le moins ne prennent pas les choses fort à cœur, mais attendent, sans faire semblant de rien, voir s’il se fera quelque bonne réformation. De s’y employer, en tant qu’ils voient que c’est chose dangereuse, ils n’y ont point de cœur. Davantage, il y en a une partie d’eux qui imaginent des idées Platoniques en leurs testes et ainsi excusent la plupart des folles superstitions qui sont en la Papauté, comme choses dont on ne se peut passer. Cette bande est quasi toute de gens de lettres. Non pas que toutes gens de lettres en soient. Car j’aimerais mieux que toutes les sciences humaines fussent exterminées de la terre que si elles étaient cause de refroidir ainsi le zèle des Chrétiens et les détourner de Dieu. Mais il se trouvera beaucoup de gens d’étude, qui s’endorment en cette spéculation : que c’est bien assez qu’ils connaissent Dieu et entendent quel est le droit chemin de salut, et considèrent en leurs cabinets comment les choses doivent aller ; au reste qu’ils recommandent à Dieu en secret d’y mettre remède sans se n’entremesler ni empescher, comme si cela n’était point de leur office. (Opéra J. Calvini, VI, 600.)


Ces gens de lettres étaient nos Rabelais et nos Marot, dont Calvin, en ce temps-là même, se préparait à dénoncer l’un, et venait d’obliger l’autre, exilé déjà de France, à s’exiler de Genève pour avoir joué, dit-on, au trictrac avec Bonnivard ; — et nous commençons à comprendre les raisons de leur attitude en face de Calvin, et qu’elle était exactement la même que celle d’Erasme, et de la plupart des « humanistes, » en face de la Réforme. Aussi longtemps que, l’esprit de la Réforme ne s’étant pas ouvertement déclaré, les humanistes n’ont cru voir en elle qu’une aide pour les émanciper du joug de la scolastique et de l’Eglise, ils lui ont donc été favorables. Mais dès qu’ils ont compris qu’il s’agissait de l’établissement d’une église nouvelle, et que la discipline en serait plus intolérante que celle de l’ancienne, ils n’ont plus vu d’avantage à s’être émancipés d’une servitude pour retomber sous une autre ; — et il est difficile, en ce point, de ne pas leur donner raison. A vrai dire, la Réforme a été la condamnation de l’esprit de la Renaissance, et je ne sais si l’on ne pourrait exprimer la même idée d’une manière plus concrète en disant que rien, dans le catholicisme de leur temps, n’a plus profondément indigné les Luther et les Calvin, — d’une indignation plus sincère, mais plus fanatique aussi, convenons-en, — que l’indulgence dont l’Église couvrait, en feignant de les ignorer, les libertés des Érasme ou des Rabelais, à moins que ce ne soit, dans un autre genre, ce qu’il est permis d’appeler l’élégante sensualité du peintre de la Farnésine, ou des décorateurs de l’école de Fontainebleau. L’horreur de l’art est et devait demeurer un des traits essentiels et caractéristiques de l’esprit de la Réforme, en général, et de la réforme calviniste en particulier.


II

On trouvera, dans l’ouvrage de M. Abel Lefranc sur la Jeunesse de Calvin (Paris, 1888, Fischbacher), et surtout dans celui de M. E. Doumergue : Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps (Lausanne, 1899, G. Bridel), les derniers renseignemens qu’on ait pu jusqu’ici réunir sur les premières années du réformateur. Il naquit le 10 juillet 1509, à Noyon, où son père, Gérard Gauvin, cumulait les fonctions de « notaire apostolique, procureur fiscal du Comté, scribe en cour d’Eglise, secrétaire de l’évêché et promoteur du chapitre. » Sa première enfance, dont nous savons d’ailleurs peu de chose, n’offrit rien d’extraordinaire, et s’il n’avait que douze ans quand son père lui obtint la collation de son premier bénéfice, ce n’était en ce temps-là qu’un abus trop commun. Il fit ses humanités à Paris, au collège de la Marche, où il eut pour maître Mathurin Cordier, qui devint plus tard son disciple, et ensuite au collège de Montaigu, 1523-1528. Puis, son père « ayant résolu de le faire étudier aux lois, comme estant le meilleur moyen pour parvenir aux biens et aux honneurs, » il alla faire son droit à Orléans, et à Bourges, 1528-1531, où enseignait le célèbre Alciat. Entre temps, on l’avait pourvu d’un second bénéfice, qu’il devait deux ans plus tard échanger contre un troisième.

La mort de son père, en 1531, interrompit les études de Calvin, et le laissa libre de suivre ses goûts. Il vint s’établir à Paris, chez un de ses oncles, Jacques ou Richard, qui tous deux y exerçaient le métier de serrurier ; et, pour ses débuts d’homme de lettres, il entreprit un ample commentaire du De Clementia de Sénèque. On discute encore si ce commentaire, qui parut en 1532, est ou n’est pas déjà « calviniste. » Son second ouvrage, — le Discours qu’il composa pour un de ses amis, Nicolas Cop, recteur de l’Université de Paris, et que celui-ci prononça dans la séance de rentrée solennelle des quatre Facultés, le 1er novembre 1533, — l’est-il davantage ? Il roule sur cette « philosophie chrétienne » dont Érasme avait créé le nom pour l’opposer à la « philosophie scolastique ; » et, ce que Calvin n’a pas emprunté d’Érasme, on veut qu’il l’ait emprunté d’un sermon de Luther. Il n’y a rien d’impossible. En tout cas, ce qui est certain, c’est que le scandale excité par ce discours non seulement obligea Cop de s’enfuir en hâte et de chercher un refuge à Bâle, mais Calvin, comme son ami, se trouva impliqué dans la procédure entamée contre le recteur, et ne put éviter une arrestation qu’en quittant Paris pour Angoulême, d’abord, et bientôt pour Nérac. Nérac appartenait à la reine de Navarre ; et si jamais la reine de Navarre a incliné vers le protestantisme, c’était alors, au lendemain de l’affaire du Miroir de l’Ame pécheresse.

Ce qui fait l’intérêt de ces discussions, qui pourraient autrement sembler assez insignifiantes, — et en effet qu’importe un opuscule de plus ou de moins dans les cinquante-six volumes de la collection des Opera Calvini ? — c’est qu’à vrai dire, les motifs de sa conversion aux idées de la Réforme nous sont toujours assez mal connus.

Il n’y a rien, on le sait, de plus varié, ni de plus secret, de plus caché souvent à elles-mêmes, que les chemins qui mènent les âmes religieuses d’une croyance à une autre ; et, quand elles ne nous ont pas laissé de « confessions » personnelles qui nous guident, rien n’est donc plus difficile que de voir clair dans les motifs obscurs d’une conversion. Or, tout au rebours de Luther, qui semble, lui, toujours prendre à témoin de tout ce qui se passe au dedans de lui l’univers et la postérité, Calvin ne nous a point laissé de confessions, encore moins de Propos de Table, ni, dans la collection de ses Œuvres ou de ses Lettres même, rien qui nous en puisse tenir lieu. Il nous dit bien, — dans la préface de son Commentaire sur les Psaumes, — que, « combien qu’il fût obstinément adonné aux superstitions de la Papauté, Dieu, par une conversion subite, dompta et rangea à docilité son cœur trop endurci en telles choses ; » et nous savons, d’autre part, qu’il résigna ses bénéfices au mois de mai 1534, ce qui était la consommation de la rupture. Mais, pour « subite » qu’elle fût, sa conversion ne s’est pas faite en un jour, et on aimerait savoir quelles en furent les raisons.

Elles n’ont certainement pas été « philologiques ; » et ni avant sa conversion ni depuis, il ne semble que Calvin ait un moment douté de l’authenticité de la révélation. On le verra plus tard poursuivre en Sébastien Castalion le blasphémateur du Cantique des Cantiques. Elles n’ont pas été « philosophiques ; » et ni le surnaturel général, ni ce surnaturel particulier dont l’action se mêle, sous le nom de Providence, à la vie quotidienne de chacun d’entre nous, n’ont offensé son rationalisme. Bossuet même et Joseph de Maistre ne feront pas plus tard une place plus considérable à la cause première dans le gouvernement des affaires de ce monde ! Ont-elles donc été « théologiques » ou « morales ? » Je crois qu’on devrait plutôt les nommer « historiques, » si, ce qui lui a paru le plus inacceptable du catholicisme, il semble bien que c’en soit le chapitre de la tradition. Serait-ce après cela le calomnier que de faire, dans le développement ou dans la formation de son protestantisme, une part à l’ambition de ne recevoir de loi que de lui-même ? Etiamsi omnes, ego non ! Si quelqu’un n’a jamais admis que l’on pût avoir raison contre lui, ni qu’il eût tort contre personne, assurément c’est Jean Calvin.

L’impossibilité de répondre d’une manière certaine à ces difficiles questions nous explique l’obstination avec laquelle on scrute ses premiers écrits, le Discours de Nicolas Cop ou le commentaire du De Clementia. S’il y a certes des points délicats, il n’y a point d’obscurité dans le dessein général de Calvin, ni dans ses intentions une fois formées, mais on ne saura jamais comment, dans quelles circonstances, à quelle occasion, sous l’impulsion de quel mobile il a commencé de les former. Il y aura toujours quelque chose d’énigmatique dans les origines de sa résolution. C’est encore ce qui le distingue d’un Henri VIII ou d’un Luther, et, avec lui, notre Réforme française, de l’allemande ou de l’anglaise. Mais ce n’est pas aussi ce qui fait le moindre attrait, je veux dire le caractère le moins singulier de cette physionomie impassible et fermée. Le « secret » de Calvin, qui a fait en son temps une partie de sa force, continue de le servir encore, et la résistance qu’il oppose à notre curiosité nous inquiète, nous irrite, et finit par nous imposer.

Cependant, et tandis qu’à Nérac et à Angoulême, dans la conversation de Lefebvre d’Étaples, sa doctrine prochaine achevait de se préciser, l’affaire des Placards éclatait à Paris. Le 18 octobre 1534, des Placards contre la messe et la transsubstantiation, en français, avaient été affichés dans Paris, à Orléans, et jusqu’à la porte même de la chambre du roi, à Amboise. Il s’en était suivi un redoublement de persécutions contre tout ce qui sentait l’hérésie. Calvin, déjà compromis, se décidait à s’exiler de France, et, passant la frontière, se dirigeait d’abord sur Strasbourg, d’où il allait s’établir à Bâle. Sa vie publique était commencée. Il venait d’avoir vingt-cinq ans.

Son histoire, à dater de ce moment, est tout entière au grand jour, et on le retrouve bientôt en Italie, à Ferrare, où il se pourrait que la duchesse elle-même, Renée de France, fille de Louis XII, l’eût appelé. De Ferrare, il veut rentrer en France, mais la guerre est à toutes les frontières, et un détour qu’il est obligé de faire l’amène à Genève, où, nous dit Théodore de Bèze, « il ne prétendait rien moins que d’y faire sa demeure, mais seulement d’y passer pour tirer à Bâle et peut-être à Strasbourg. » C’est Farel, Guillaume Farel, qui réussit à l’y retenir, « pour y lire, — c’est-à-dire pour y enseigner, — en théologie. » Mais les Genevois sont divisés en deux camps : puritains d’un côté, libertins de l’autre, lesquels protestent énergiquement que « personne ne dominera sur leur conscience ; » et bien moins encore sans doute cet étranger, ce Français ! Les libertins l’emportent, et, le 23 avril 1538, ordre est donné à Calvin de vider la ville dans les trois jours. Sur l’appel de Bucer, il se rend à Strasbourg, où, de 1538 à 1541, il enseigne la théologie. C’est au commencement de cette dernière année que les Genevois repentans le rappellent, se soumettent, lui livrent, sans fonction ni titre, l’autorité la plus complète qu’un homme ait jamais exercée, puisqu’elle s’étend jusqu’aux choses les plus intimes de la morale et de la vie privée. Un petit Traité de quelques pages à peine, où il a entrepris de concilier, sur la question de la transsubstantiation, les partisans de Zwingle et ceux de Luther, — en leur donnant également tort à tous deux, — le met au premier rang des théologiens de la Réforme. Il fait paraître en même temps la première traduction française de son Institution chrétienne (1541), revue, augmentée, plus savamment et plus systématiquement ordonnée que la première édition latine, qui n’était qu’un petit livret : brève enchiridion, ce sont ses propres expressions. Le livre, sous cette forme nouvelle, devient rapidement le Compendium de la dogmatique protestante. L’autorité de Calvin en est accrue d’autant ; et, de ce jour, Genève entre avec lui dans son rôle historique : elle est devenue « la cité de Calvin, » en attendant qu’elle soit bientôt « la Rome protestante, » le centre où toutes les Églises réformées, l’allemande même et l’anglaise, vont adresser leurs vœux, demander des conseils ou des consultations, faire leurs plaintes, et, en cas de besoin, chercher les unes contre les autres un point d’appui, un excommunicateur, et un maître.

Arrêtons-nous donc ici pour étudier son œuvre, ou plutôt la partie de son œuvre qui nous appartient : c’est celle qu’il a écrite en français, et qui se réduit d’ailleurs à un assez petit nombre d’ouvrages. L’Institution chrétienne, 1536-1541 ; le Traité de la Cène, 1541 ; le Catéchisme de Genève, 1542 ; le Traité des Reliques, 1543 ; l’Excuse aux Nicodémites, 1544 ; la Briève Instruction… contre les Anabaptistes, 1544 ; le violent pamphlet Contre la secte fantastique et furieuse des Libertins qui se nomment spirituels, 1545 ; et l’Avertissement sur l’astrologie judiciaire, 1549, en sont, je crois, les principaux. Ajoutons-y cinq ou six volumes de Sermons « recueillis de sa bouche, » qui ne sont qu’un commentaire perpétuel de l’Écriture sainte, — des leçons, à vrai dire, plutôt que des sermons ; — et une correspondance assez volumineuse.


III

La forme de ces opuscules est extrêmement remarquable et, avant de parler de la « tristesse » habituelle du style de Calvin, — qu’on ne peut guère lui reprocher qu’à la condition d’avoir soi-même cette splendeur d’imagination qui est caractéristique de Bossuet, — il convient d’y louer la vigueur du pamphlétaire. Il lui arrive trop souvent, à la vérité, je ne puis pas dire de s’épuiser, car elle est inépuisable, mais de se traduire et visiblement de se complaire en injures violentes et grossières. Quiconque ne pense pas sur la « foi justifiante » ou sur « la prédestination » ce qu’en pense Calvin, et ce qu’il a décrété que les autres en penseraient, n’est aux yeux de Calvin qu’une grosse bête, qu’un âne, qu’un chien, qu’un « cureur de retretz. » Voici en ce genre une page curieuse de l’Excuse aux Nicodémites :


Pour bien exprimer quels ils sont, — ils, ce sont ici tous les Nicodémites, ensemble ou en tas, « gens du monde » et « gens de lettres, » — je ne saurais user de comparaison plus propre qu’en les accouplant avec des cureurs de retraits, — qui cloacas repurgant. Car, comme un maître Fifi, après avoir longtemps exercé le métier de remuer l’ordure, ne sent plus la mauvaise odeur, pour ce qu’il est devenu tout punais, et se moque de ceux qui bouchent leur nez, pareillement, ceux-ci, s’étans par accoutumance endurcis à demeurer dans leur ordure, pensent être entre les roses, et se moquent de ceux qui sont offensés de la puanteur, laquelle ils ne sentent pas. Et, afin de mener la comparaison tout outre, comme les maîtres Fifis, avec force aulx et ognons s’arment de contrepoison, afin de repousser une puanteur par l’autre, semblablement ceux-ci, afin de ne point flairer la mauvaise odeur de leur idolâtrie, s’abreuvent de mauvaises excuses, et perverses, comme de viandes puantes, et si fortes qu’elles les empêchent de tout autre sentiment. (Opera Calvini, VI, 595.)

Ce sont là de ses aménités ; et peut-être dira-t-on qu’elles sont de l’époque, ce qui ne sera qu’à moitié vrai. On citera Rabelais, toujours, ou Ulric de Hutten. Mais Hutten ou Rabelais ne sont point des théologiens ; ils ne font point profession d’enseigner la morale ni de réformer la religion ; ils ne se donnent point des airs d’apôtres ! Avouons-le donc plutôt : si l’on ne saurait contredire le petit-fils du tonnelier de Noyon qu’il ne se « débonde, » et ne se déborde en invectives également injurieuses ou salissantes, c’est bien un trait de son caractère colérique, et c’en est un surtout de l’énormité de son orgueil. On l’insulte lui-même ; on l’outrage quand on élève la voix contre la sienne ; et ce qu’il respecte le moins dans ses adversaires, c’est précisément cette liberté de penser qu’il revendique pour lui-même ou plutôt, — car j’ai tort de parler de liberté de penser, — ce sont les droits de « la conscience errante, » puisqu’il est toujours, lui, Calvin, en possession de la vérité.

Hâtons-nous d’ajouter qu’heureusement sa verve ne consiste pas tout entière en ce genre de grossièretés, et c’est en maître qu’il manie quelquefois l’ironie, comme dans ce passage que j’emprunte à son pamphlet contre la secte des Libertins :


Premièrement, comme les gueux de l’hostière, qu’on appelle, ont un jargon à part, qui n’est entendu que de leur confrérie, tellement qu’ils trahiraient un homme parlans en sa présence, sans qu’il s’en aperçût, aussi les Quintinistes[1] ont une langue sauvage, en laquelle ils gazouillent tellement qu’on n’y entend quasi non plus qu’au chant des oiseaux. Non pas qu’ils n’usent des mots communs qu’ont les autres, mais ils en déguisent tellement la signification que jamais on ne sait quel est le sujet de la matière dont ils patient, ni que c’est qu’ils veulent affirmer ou nier. Or est-il vrai qu’ils font cela par malice, afin de surprendre les simples par trahison et en cachette. Car jamais ils ne révèlent les mystères d’abominations, qui sont cachés dessous, sinon à ceux qui sont déjà du serment. Cependant qu’ils tiennent encore un homme comme novice, ils le laissent bailler et transir la bouche ouverte sans intelligence aucune. Ainsi ils se cachent par astuce sous ces ambages, comme brigands en leurs cavernes. Et ce sont ces hauts propos que Saint Pierre et Saint Jude accomparent à des écumes ou bouillons, d’autant que puis après ils n’ont point de suite, mais, en pensant égarer le sens des autres par leur haut style, ils se transportent eux-mêmes, de soi te qu’ils n’entendent rien à ce qu’ils babillent (Opera Calvini, VII, 168, 469).


Ce qu’il y a de plus remarquable, peut-être, dans ces pages et beaucoup d’autres que l’on pourrait citer, c’est, — quand on songe à leur date, — la décision et, par suite, la lucidité de la pensée. Calvin est maître de son style. Il sait toujours ce qu’il veut dire et il le dit toujours. Autant ou plus que d’un écrivain sa manière est d’un homme d’action. On ne saurait donner moins à l’agrément ou au charme, et c’est sans doute la nudité, mais c’est aussi la gravité du temple protestant. Nous Talions mieux voir encore dans son Institution chrétienne, qui est, à tous ces titres, un des grands livres de la prose française, et le premier en date dont on puisse dire que les proportions, l’ordonnance, l’architecture ont vraiment quelque chose de monumental.


IV

II le doit à ce qu’il est le premier, — non seulement en France, mais en Europe, — où la dogmatique protestante, morcelée jusqu’alors, et comme éparse dans les sermons de Luther, et dans les traités de Zwingle ou de Mélanchthon, ait pris la consistance doctrinale et la figure extérieure d’un système lié en toutes ses parties. Mais, si Calvin, sans aucun doute, a bien voulu que son livre fût cela, ce n’en est pourtant pas l’origine ou la première occasion. En 1535, son ambition n’était pas si grande, ou du moins elle était autre ; et il s’agissait avant tout de défendre les réformés de France contre les imputations ou accusations politiques dont ils étaient l’objet. En effet, pour s’excuser aux yeux des princes protestans d’Allemagne, dont il avait besoin dans la lutte qu’il soutenait contre Charles-Quint, et, qui sait ? pour se justifier peut-être à ses propres yeux de l’atrocité de ses persécutions, François Ier avait accusé les réformés de France de ne tendre en réalité, sous prétexte de religion, qu’au renversement de l’Etat et de la société. Les désordres des anabaptistes, assiégés dans Munster, à ce moment même, par le landgrave de liesse, l’un des chefs de la Réforme, donnaient à l’imputation quelque apparence de vérité. C’est ce que comprit admirablement le génie politique de Calvin. On ne désespérait pas encore d’entraîner François Ier dans le parti de la Réforme. Pour y réussir, Calvin vit qu’avant tout, si l’on accusait les réformés « de ne chercher autre chose qu’occasion de sédition et toute impunité de mal faire, » c’était le reproche qu’il fallait écarter à tout prix. Il se rendit compte que, pour l’écarter, il y fallait quelque chose de plus que de vaines protestations. La gravité de la circonstance exigeait une franchise entière, des explications qui fussent des engagemens, une profession de foi qui liât le protestantisme ; et c’est ainsi que, parti d’une intention purement politique, il se trouva comme entraîné à écrire un traité de doctrine.

La composition de l’ouvrage est très simple. Il se divise en quatre livres, le premier : Qui est de connaître Dieu en titre et qualité de Créateur et souverain gouverneur du monde ; le second : Qui est de la connaissance de Dieu en tant qu’il s’est montré Rédempteur en Jésus-Christ ; le troisième : Qui est de la manière de participer à la Grâce de Jésus-Christ ; des fruits qui nous en reviennent et des effets qui s’ensuivent ; et enfin le quatrième : Qui est des moyens extérieurs ou aides dont Dieu se sert pour nous conduire à Jésus-Christ son fils, et nous retenir en lui. Mais ces titres, un peu généraux, et surtout d’aspect un peu théologique, ne disent pas suffisamment l’ampleur, la richesse, la diversité de l’œuvre ; ils n’en dessinent que le squelette ou l’armature ; et c’est pourquoi les commentateurs ou les critiques, sans méconnaître ni discuter les raisons de la disposition adoptée par Calvin, l’ont tous ou presque tous assez librement modifiée, selon l’objet qu’ils se proposaient. Les théologiens, comme l’auteur de l’Histoire des variations, ont réduit l’essentiel du livre aux trois points de la foi justifiante, de l’inamissibilité de la justice, et de l’Eucharistie. Les philosophes, — dont on peut dire qu’en général, et à l’exception de quelques rares déterministes, ils sont tous pélagiens ou semi-pélagiens, — n’en ont communément retenu, pour y tout rapporter, que la doctrine de la « Prédestination. » Et nous, à notre tour, n’ayant l’intention de l’examiner que du point de vue de l’histoire de la littérature ou du mouvement des idées, nous y chercherons successivement les idées philosophiques, les idées morales, et les idées politiques ou sociales de Calvin.

Philosophiquement donc, ce que s’est proposé l’auteur de l’Institution chrétienne, ç’a été, non pas du tout d’atténuer ou, comme on dit aujourd’hui, de minimiser le dogme, et d’en rendre l’incompréhensibilité plus accessible à la raison, mais de le débarrasser des commentaires de la scolastique, des surcharges de la tradition, et des interprétations d’une autorité, d’après lui tout humaine, pour le ramener à la pureté de son institution primitive. Ou en d’autres termes encore, plus objectifs : il y a une révélation ; on ne la trouve uniquement que dans le livre saint ; et chacun, en principe, a le droit non seulement de n’en croire que le livre, mais, de ce livre même, il a le droit, ou pour mieux dire le devoir de ne prendre que ce qu’il en comprend. On ne saurait d’ailleurs nier que, dans l’établissement de cette thèse, Calvin ait fait preuve d’une rare érudition théologique ; d’une force de dialectique plus rare encore peut-être ; et enfin d’une subtilité qui ressemble à de la sophistique, si le triomphe en est l’art de déplacer les questions. Je n’en donnerai qu’un ou deux exemples :


il y a, dit-il, un erreur trop commun, d’autant qu’il est pernicieux : c’est que l’Écriture Sainte a autant d’autorité que l’Église par avis commun lui en octroie. Comme si la vérité éternelle et inviolable de Dieu était appuyée sur la fantaisie des hommes. Car voici la question qu’ils émeuvent, non sans grande moquerie du Saint-Esprit : « Qui est-ce qui nous rendra certains que cette doctrine soit sortie de Dieu ? ou bien qui nous certifiera qu’elle est parvenue jusqu’à notre âge saine et entière ? Qui est-ce qui nous persuadera qu’on reçoive un livre sans contredit en rejetant l’autre, si l’Église n’en donnait règle infaillible ? » Sur cela ils concluent que toute la révérence qu’on doit à l’Écriture, et le congé de discerner entre les livres apocryphes, dépend de l’Église… (Opera Calvini, III, 89, 90. )


Ai-je besoin de faire observer à ce propos ce qu’il y a d’inexact ou d’abusif, en fait, à dire que « le congé de discerner les livres apocryphes, » et « toute la révérence que l’on doit à l’Écriture, » dépendent de l’Église ? Calvin pourrait aussi bien dire que les vérités de la physique ou de la géométrie dépendent d’Archimède ou d’Euclide ! De quel droit confond-il encore « l’avis commun de l’Église » avec « la fantaisie des hommes ? » ou que fait-il, quand il les confond, que de supposer précisément ce qui est en question ? Et si enfin les « avis communs » ne s’appuient que sur la « fantaisie des hommes, » que dirons-nous alors des avis individuels, quand bien même ils seraient celui de Luther, de Zwingle, ou de Calvin, qui sans doute sont aussi des hommes ? Il écrit ailleurs :


Or il n’est pas maintenant difficile à voir combien lourdement s’abuse le maître des Sentences, — Pierre Lombard, — en faisant double fondement d’espérance : à savoir la grâce de Dieu et le mérite des œuvres. Certes, elle ne peut avoir d’autre but que la Foi. Or, nous avons clairement montré que la Foi a pour son but unique la miséricorde de Dieu, et que du tout elle s’y arrête, ne regardant nulle part ailleurs. Mais il est bon d’ouïr la belle raison qu’il allègue : « Si tu oses, dit-il, espérer quelque chose sans l’avoir mérité, ce n’est point espérance, mais présomption. » Je vous prie, mes amis, qui sera celui qui se tiendra de maudire de telles bêtes, lesquelles pensent que c’est témérairement et présomptueusement fait de croire certainement que Dieu est véritable ? Car comme ainsi soit que Dieu nous commande d’attendre toutes choses de sa bonté, ils disent que c’est présomption de se reposer et acquiescer en icelle. Mais un tel maître est digne des disciples qu’il a eus es écoles des sophistes, c’est-à-dire Sorboniques. (Opera Calvini, IV, 66.)


Il « a montré clairement ! » et les autres « se sont abusés lourdement ! » Seulement, les autres n’ont rien dit de ce qu’il leur fait dire. Ils n’ont jamais prétendu qu’il y eût de la présomption à croire « que Dieu est certainement véritable ; » et, comme plus haut, toute la question est de savoir quelle est « la vérité de Dieu ? » si c’est Pierre Lombard qui la détient ou si c’est Jean Calvin ? Et nous ne savons pour notre part ce qu’il faut en penser, — ou du moins nous n’avons pas à l’examiner aujourd’hui, — mais qu’y a-t-il de « bête » à espérer et à croire qu’il nous sera tenu compte ailleurs des efforts que nous aurons faits pour obéir à la loi de Dieu ? C’est ainsi que Calvin, tantôt en brouillant habilement les termes, et tantôt en s’arrogeant sur ses adversaires la supériorité de l’insulte, excelle, non seulement à déplacer les questions, mais vraiment à en dénaturer le sens ; et aussi, comme on le voit, les questions, après comme avant son argumentation, demeurent-elles entières.

J’aime mieux sa morale que sa philosophie et, de toute l’Institution chrétienne, c’est ce que j’admire et ce que je louerai donc le plus : l’indignation courageuse, la rigueur de raisonnement et la force de style, l’ardeur de conviction avec lesquelles il a réagi contre ce qu’il y avait d’immoralité cachée dans la pure doctrine de l’esprit de la Renaissance. A la dangereuse illusion de la bonté naturelle de l’homme, nul n’a opposé plus franchement, ni Pascal ni Schopenhauer, en termes plus énergiques ou plus durs, — disons même, si l’on le veut, plus décourageans, — la doctrine de la perversion ou de la corruption foncière de l’humanité. Nul, pas même Bossuet ou J. de Maistre, nous l’avons dit, n’a opposé plus hardiment ni plus éloquemment la doctrine de la Providence, et d’avance, à la doctrine encore informe, mais déjà visiblement naissante, de l’indépendance ou de la souveraineté de la nature. Et, à la doctrine du libre arbitre ou de l’autonomie de la volonté, si d’autres ont opposé, comme un Spinosa ou un Comte, leur fatalisme ou leur déterminisme, nul, et sans reculer devant aucune des conséquences de son principe, n’a opposé plus constamment la doctrine de l’élection, de la grâce, et de la prédestination. Ecoutons-le donc sur tous ces points. Ce sont ici les plus belles pages de l’Institution chrétienne, et Calvin n’est nulle part, à notre avis, ni mieux inspiré, ni surtout plus ressemblant à lui-même :


Il nous faut ici considérer distinctement ces deux choses : c’est à savoir que nous sommes tellement corrompus en toutes les parties de notre nature, que pour cette corruption nous sommes à bonne cause damnables devant Dieu… Les enfans mêmes sont enclos en cette condamnation, non pas simplement pour le péché d’autrui, mais pour le leur propre… L’autre point que nous avons à considérer, c’est que cette perversité n’est jamais oisive en nous, mais engendre continuellement nouveaux fruits, à savoir icelles œuvres de la chair que nous avons naguère décrites, tout ainsi qu’une fournaise ardente sans cesse jette flambe et étincelles, et une source jette son eau… Notre nature n’est pas seulement vide et destituée de tous biens, mais elle est tellement fertile en toute espèce de mal qu’elle ne peut être oisive. Ceux qui l’ont appelée concupiscence n’ont point usé d’un mot trop impertinent, moyennant qu’on ajoutât ce qui n’est concédé de plusieurs, c’est que toutes les parties de l’homme, depuis l’entendement jusques à la volonté, depuis l’âme jusques à la chair sont souillées, et du tout remplies — c’est-à-dire complètement — de cette concupiscence : ou bien, pour le faire plus court, que l’homme n’est autre chose de soi-même que concupiscence. (Opera Calvini, III, 293. )


C’est au moment même, 1535, il est bon de le rappeler, où Rabelais, dans son Gargantua, construisait son « abbaye de Thélème » que Calvin écrivait cette page ; et dirons-nous qu’en l’écrivant il songeât expressément à Rabelais, sur lequel son attention était éveillée depuis déjà deux ans ? Mais son intention générale, en tout cas, n’est pas douteuse, et il ne se soucie pas tant de combattre ici le « Papisme » que le dogme épicurien de la bonté de la nature. Et, à la vérité, le même Rabelais n’a pas encore défini son pantagruélisme, « confit en mépris des choses fortuites, » mais Calvin a certainement lu le traité de Budé : De contemptu rerum fortuitarum ; et pourquoi ne supposerions-nous pas qu’il y répond dans la page suivante ?


Ce serait une maigre fantaisie d’exposer les mots du Prophète selon la doctrine des Philosophes, à savoir que Dieu est le premier motif, parce qu’il est le principe et la cause de tout mouvement : en lieu que plutôt c’est une vraie consolation, de laquelle les fidèles adoucissent leurs douleurs en adversités, à savoir qu’ils ne souffrent rien que ce ne soit par l’ordonnance et le commandement de Dieu, d’autant qu’ils sont sous sa main. Que si le gouvernement de Dieu s’étend ainsi à toutes ses œuvres, c’est une cavillation puérile de le vouloir enclore et limiter dedans l’influence et le cours de nature. Et certes tous ceux qui restreignent en de si étroites limites la providence de Dieu, comme s’il laissait toutes créatures aller librement selon le cours de nature, dérobent à Dieu sa gloire, et se privent d’une doctrine qui leur serait fort utile : vu qu’il n’y a rien de plus misérable que l’homme, si ainsi était que les mouvemens naturels du ciel, de l’air, de la terre et des eaux eussent leur cours libre contre lui. Joint qu’en tenant telle opinion, c’est amoindrir trop vilainement la singulière bonté de Dieu envers un chacun. (Opera Calvini, III, 236, 237.)


Et que pense-t-il enfin de cette « liberté » dont la confiance en elle-même et dans son pouvoir se déduisait comme inévitablement de l’excellence ou de la bonté de la nature ? Si nous ne pouvons avoir ici la prétention d’aborder ni d’approfondir un des problèmes les plus ardus de toute l’histoire de la philosophie, nous pouvons rappeler du moins comment Calvin l’a d’ailleurs, lui aussi, tranché plutôt que résolu, dans le sens que l’on sait, et d’ailleurs que lui imposait logiquement sa définition de la Providence :


Que dirons-nous des bons, desquels il est principalement ici question’ ? Quand le Seigneur veut dresser en eux son règne, il refrène et modère leur volonté à ce qu’elle ne soit point ravie par concupiscence désordonnée, selon que son inclination naturelle autrement porte. D’autre part il la fléchit, dirige et conduit à la règle de sa justice afin de lui faire appéter sainteté et innocence. Finalement, il la confirme et fortifie par la vertu de son esprit, à ce qu’elle ne vacille ou déchée. Suivant laquelle raison Saint Augustin répond à telles gens : « Tu me diras : nous sommes donc menés d’ailleurs, et ne faisons rien par notre conduite. Tous les deux sont vrais, que tu es mené et que tu te mènes, et lors tu te conduis bien, si tu te conduis par celui qui est bon. L’esprit de Dieu qui besogne en toi est celui qui aide ceux qui besognent. Ce nom d’adjuteur montre que loi aussi fais quelque chose. » Voilà ses mots ! Or, au premier membre, il signifie que l’opération de l’homme n’est point ôtée par la conduite et mouvement du Saint-Esprit, pour ce que la volonté, qui est duite pour aspirer au bien, est de nature. Quant à ce qu’il ajoute que par le mot d’aide on peut recueillir que nous faisons aussi quelque chose, il ne le faut point tellement prendre, comme s’il nous attribuait je ne sais quoi séparément, et sans la grâce de Dieu : mais, afin de ne point flatter notre nonchalance, il accorde tellement l’opération de Dieu avec la nôtre, que le vouloir soit de nature : vouloir bien soit de grâce. Pourtant, — entendez, c’est pourquoi, — il avait dit auparavant : « Sans que Dieu nous aide, non seulement nous ne pourrons vaincre, mais non pas même combattre » (Opera Calvini, III, 381. )


On le voit : il serait difficile, à chaque pas que fait Calvin en son sens, de s’éloigner davantage et plus résolument de l’épicurisme rabelaisien ou de l’indifférence érasmienne. Et sans doute on ne saurait nier, et nous n’avons garde de nier que ce soit ici le triple fondement d’une morale très haute, très sévère, presque ascétique ! Mais qu’au lieu d’une « libération, » — dans le sens où l’entendent la foule et même les philosophes, — ce soit un nouvel asservissement de l’homme, et un asservissement plus étroit que l’ancien, c’est aussi ce qu’il faut bien reconnaître. Les vérités les plus dures de l’enseignement du christianisme, celles qui exigent de nous le plus de soumission, ou pour mieux dire, le plus complet dépouillement et la plus entière dépossession de nous-mêmes, bien loin de nous les adoucir, l’auteur de l’Institution chrétienne les aggrave. Liberté, nature, instinct, sous tous ces mots, Calvin ne voit qu’autant de suggestions diaboliques ; il leur a déclaré la guerre ; ce sont là les ennemis de Dieu qu’il s’agit d’anéantir à ses pieds ! Disons encore quelque chose de plus : il n’a pas la défiance ou la crainte seulement, il a vraiment la haine de la nature. La vie chrétienne, à ses yeux, n’est que le combat quotidien de l’homme contre lui-même, et l’existence ne nous a été donnée que pour travailler à détruire tout ce qu’on croit qui en fait la joie. Si l’Église a paru l’oublier, il est inspiré de Dieu, lui, Calvin, pour la ramener à l’objet de sa mission. Tous les moyens y seront bons, puisque l’intention en est pure, et, la pureté de ses intentions lui étant à lui-même garantie par son désintéressement, c’est ici que sa morale se complète par sa politique.

Omnis potestas a Deo. C’est encore le point sur lequel Calvin n’a jamais transigé. Sa politique est tout entière fondée sur les « propres paroles de l’Écriture sainte, » et sa méthode est celle qu’on reprochera si fort à Bossuet. Entendons-le plaider la légitimité de la peine de mort. Les rois, dit-il, sont les ministres de Dieu :


Ils ne portent point le glaive sans cause, dit Saint Paul, car ils sont ministres de Dieu pour servir à son gré, et prendre vengeance de ceux qui font mal (Rom., 13, 4). Certainement Moyse était ému de cette affection, quand, se voyant être ordonné par la vertu du Seigneur à faire la délivrance de son peuple, il mit à mort l’Égyptien (Exode, 2, 12 ; Act., 7, 28). Derechef quand il punit l’idolâtrie du peuple par la mort de trois mille hommes (Exode, 32, 27). David aussi était mené de tel zèle quand sur la fin de ses jours il commanda à son fils Salomon de tuer Joab et Semei (I, Rois, 2, 5). Dont aussi, en parlant des vertus royales, il met celle-ci au nombre, de raser les méchans de la terre afin que tous les iniques soient exterminés de la ville de Dieu (Psaumes, 101, 8). A cela aussi se rapporte la louange qui est donnée à Salomon. Tu as aimé justice, et as haï l’iniquité (Psaumes, 43, 8). Et comment l’esprit de Moyse, doux et bénin, se vient-il à enflamber d’une telle cruauté, qu’ayant les mains sanglantes du sang de ses frères, il ne fasse fin de tuer, jusqu’à en avoir occis trois mille… (Exode, 32, 27) (Opera Calvini, IV, 1 138, 1 139).


Mais, par hasard, si ceux qui « portent le glaive » se trompaient ? si peut-être ils confondaient les intérêts de la justice avec les suggestions de leur politique ou de leurs passions ? Même en ce cas, répond Calvin, nous continuons toujours de leur devoir obéissance :


Si nous dressons notre vue, dit-il, à la parole de Dieu…, elle nous rendra obéissans non seulement à la domination des princes qui justement font leur office, et s’acquittent loyalement de leur devoir, mais à tous ceux qui sont aucunement en prééminence, combien qu’ils ne fassent rien moins que ce qui appartient à leur état. Or, combien que notre Seigneur certifie que le Magistrat, — entendez par ce mot : le Gouvernement, — fût un don singulier de sa libéralité, donné pour la conservation du salut des hommes… néanmoins semblablement il déclare que, quels que soient les magistrats, ils n’ont la domination que de lui… Il nous faut donc insister à prouver et montrer ce qui ne peut pas aisément entrer en l’esprit des hommes : c’est qu’en homme pervers et indigne de tout honneur, lequel obtient la supériorité publique, réside néanmoins la même dignité et puissance laquelle notre Seigneur par sa parole a donnée aux ministres de la justice, et que les sujets, quant à ce qui appartient à l’obéissance due à sa supériorité, lui doivent porter aussi grande révérence qu’ils feraient à un bon roi, s’ils en avaient un (Opera Calvini, IV, 1 194).


Faut-il supposer là quelque arrière-pensée ? Si Calvin a écrit son Institution chrétienne pour défendre ses coreligionnaires contre des accusations de l’ordre politique, il a dû sans doute s’efforcer de montrer qu’il n’y avait rien dans les principes politiques de la réforme dont la « puissance constituée » dût ou pût prendre ombrage. Nous l’avons dit et nous le répétons. Mais ce qui n’est pas douteux, — et indépendamment de tout « opportunisme, » — c’est le rapport de cette politique avec la morale de Calvin. « Prince » ou « Magistrat, » de quelque nom qu’on les nomme, ce n’est pas « pour décider les différends et procès des biens terriens » que les « supérieurs » sont « ordonnés de Dieu, » mais pour assurer le principal : « à savoir que Dieu soit dûment servi selon la règle de sa loi. » On en voit également le rapport avec sa philosophie, si les « mauvais rois sont une ire de Dieu sur la terre, » comme l’enseigne le Livre (Job, 34, 30 ; Osée, 13, 41 ; Isaïe, 3, 4 ; 10, 5) ; et, la Providence ayant ses raisons que nous ne connaissons pas, c’est elle dont nous devons respecter les desseins, même quand ils s’incarnent dans la férocité d’un Néron ou d’un Caligula. Tout cela se tient, s’enchaîne, se commande. Et tout cela enfin s’accorde avec le tempérament autoritaire de Calvin. « Cependant que j’avais toujours ce but de vivre en privé sans être connu, — a-t-il dit quelque part, — c’est Dieu qui m’a produit en lumière et fait venir en jeu, comme l’on dit. » Je ne doute point que Calvin l’ait cru. Mais on ne saurait en ce cas se tromper plus étrangement sur soi-même.

Tel est le contenu de l’Institution chrétienne, et une fois encore il faut convenir que nous n’avions pas avant elle, en français, de monument littéraire qui lui puisse être comparé. Ce n’est pas que l’injure ou l’invective n’y soit encore trop fréquente ! « Je pense avoir profité quelque chose, dit-il à la fin d’un chapitre, en découvrant la bêtise de ces ânes. » De quoi s’agit-il donc ? de la « foi justifiante » ou de la « transsubstantiation ? » Non, mais de quelques empêchemens que le droit canonique a cru devoir mettre au mariage entre eux des parens ou alliés. Mais n’insistons pas sur ce manque de mesure ou de goût ! Louons plutôt l’enchaînement des idées. Il est de telle sorte, si vigoureux et si solide, que, par quelque endroit du livre qu’on essaie d’en prendre la doctrine pour l’exposer, ce n’est pas seulement toujours la même doctrine qui revient, c’est toujours la même liaison, la même logique, et la même dépendance et subordination des parties. Louons encore la langue, dont la qualité, il est vrai, n’a rien de commun avec la fluidité de la langue des Amadis ni avec l’originalité composite de la langue de Rabelais, mais dont la sévérité ne laisse pas d’avoir sa noblesse, et la raideur même ou la tension, leur majesté. Elle n’est pas toujours aussi nue qu’on l’a dit, et les « ornemens » n’y font point défaut. Entre autres dons, Calvin a celui de la comparaison familière et pittoresque. « Voudrions-nous, demandera-t-il, que les hommes vécussent comme rats en paille ? » Ceux qui prétendent se passer de ce que les enseignemens de l’Écriture ajoutent à la connaissance naturelle de Dieu lui font l’effet de ces « vieilles gens larmeux, ou comme que ce soit ayans la vue débile, qui veulent lire sans lunettes. » Il nous représente ailleurs Ismaël « déchassé d’Abraham et jeté comme un pauvre chien au milieu d’une forêt. » Il a même déjà le rythme, le rythme oratoire, tantôt plus lent et tantôt plus pressé.

En voici un exemple :


La vie humaine est environnée et quasi assiégée de misères infinies. Sans aller plus loin, puisque notre corps est un réceptacle de mille maladies et même nourrit en soi les causes, quelque part où aille l’homme, il porte plusieurs esprits de mort avec soi, tellement qu’il traîne sa vie quasi enveloppée avec sa mort. Or que dirons-nous autre chose, quand on ne peut avoir froid ni suer sans danger ? Davantage, de quelque côté que nous nous tournions, tout ce qui est à l’entour de nous non seulement est suspect, mais nous menace quasi apertement comme s’il voulait nous intenter la mort. Montons en un bateau : il n’y a qu’un pied à dire entre la mort et nous. Que nous soyons sur un cheval : il ne faut sinon qu’il choppe d’un pied pour nous rompre le cou. Allons par les rues : autant qu’il y a de tuiles sur les toits, autant sont-ce de dangers sur nous. Tenons une épée, ou que quelqu’un auprès de nous en tienne : il ne faut rien pour nous en blesser. Autant que nous voyons de bêtes, ou sauvages, ou rebelles, ou difficiles à gouverner, elles sont toutes armées contre nous. Enfermons-nous dans un beau jardin, où il n’y ait que tout plaisir : un serpent y sera quelque fois caché. Les maisons où nous habitons, comme elles sont assiduellement sujettes à brûler, de jour nous menacent de nous appauvrir, de nuit de nous accabler… (Opera Calvini, III, 263, 264).


Assurément, ni de cette vivacité dans le raisonnement ou pour mieux dire dans l’argumentation, ni de cette précision et de cette propriété de termes, ni de cette brièveté succincte et pénétrante, nous n’avions encore de modèles dans notre langue. Nous n’en avions pas non plus de cet art de « suivre » sa pensée, et, — tout en l’expliquant ou la paraphrasant, — de ne pas la perdre de vue. La paraphrase du Décalogue est, à cet égard, une des belles choses de la langue française.


V

C’est en cette même année 1541, qui vit paraître l’édition française de l’Institution, que, sur les instances de tout un grand parti, Calvin, après avoir fait quelque difficulté de rentrer à Genève, avait fini par y consentir. Mais il avait cette fois posé ses conditions, dont la première était l’institution d’un consistoire, ou tribunal ecclésiastique, chargé de maintenir, par tous les moyens que « le bras séculier » mettrait à sa disposition, la pureté de la doctrine, l’intégrité des mœurs, — et l’autorité des ministres. La résistance fut d’ailleurs encore vive, et les Genevois ne se résignèrent pas sans combat. Douze ans durant Calvin dut lutter contre un peuple qui avait commis cette erreur de voir dans la Réforme un principe ou une promesse de liberté. Le terrible homme ne recula pas d’un pas. La contradiction exaspéra son orgueil, et son intolérance naturelle dégénéra en cruauté. Qu’est-il besoin de rappeler ici ses victimes, depuis Castalion, exilé de Genève et réduit à mourir de misère, pour avoir voulu retrancher le Cantique des Cantiques du canon des Écritures, jusqu’à Michel Servet ? « Tous pensaient alors, a-t-on dit, que l’erreur est criminelle, et que la force doit son appui à la vérité. » Non ! — et l’histoire de la littérature est là pour nous le prouver, — tous ne le pensaient pas ! Les « gens de lettres, » un Erasme ou un Rabelais, un Marot, une reine de Navarre, n’avaient même écrit que pour enseigner le contraire. Mais quelle contradiction n’était-ce pas, que de s’être détaché du centre de l’unité chrétienne, pour s’attribuer le droit de punir par le glaive l’hérétique ou le rebelle qui s’écarterait des principes de la théologie calvinienne ! On feignit de ne pas s’en apercevoir, ou, peut-être, ne le vit-on pas. Le jour du supplice de l’Espagnol fut celui du triomphe de Calvin ; Genève en conçut comme une espèce d’orgueil d’avoir désormais fondé son orthodoxie dans le sang ; et comment ne l’eût-elle pas conçu, si l’on peut dire avec vérité qu’à chacune des exécutions ordonnées par le réformateur, bien loin que l’opinion, s’en indignât, ou seulement s’en émût, répondait au contraire un accroissement d’autorité de l’Église de Genève et de Calvin lui-même ?

On le voit bien dans la, collection de ses Lettres françaises. D’année en année, mais surtout à partir de 1545, et grâce à cette croissante autorité de Calvin, on voit l’Église de Genève enfanter des Églises nouvelles, et celles qu’elle n’a pas enfantées, les soutenir de ses exemples, les diriger de ses conseils, les fortifier de ses consolations. De Paris, de Poitiers, de Dieppe, de Loudun, de Montpellier, de Nîmes, de Chambéry, de Lausanne, de Neuchâtel, d’Ecosse et d’Angleterre, de Francfort, du fond de l’Allemagne ou de la Pologne, c’est à Calvin que l’on s’adresse ; et, rois ou « protecteurs, » princes ou capitaines, politiques et pasteurs, c’est lui qui les gourmande, les condamne et les excommunie. « Seigneur Augustin, — écrit-il à l’un des anciens de l’Église de Francfort, — je suis fort marry, pour l’amour que je vous porte, d’ouïr de si fâcheuses nouvelles de vous, et encore plus d’être contraint vous écrire plus rudement que je ne voudrais. » C’est ainsi qu’il fulmine, comme investi d’une Papauté protestante ; et, sur quelque point de morale ou de théologie qu’une difficulté s’élève, c’est à lui que l’on en réfère ; et il prononce, et il décide ; et on s’honore d’une lettre de sa main ; et, insensiblement, de la morale ou de la théologie son autorité s’étend aux choses de la politique. Écoutons-le parler aux rois.

Je ne vous écris, Sire, que le bruit commun, écrit-il au roi de Navarre, mais dont trop de gens sont abreuvés. C’est qu’on murmure que quelques folles amours vous empêchent ou refroidissent de faire votre devoir en partie, et que le diable a des suppôts qui ne cherchent ni votre bien ni votre honneur, lesquels par tels allèchements tâchent de vous attirer à leur cordèle ou bien vous adoucir en sorte qu’ils jouissent paisiblement de vous en leurs menées et pratiques… Je vous prie donc, Sire, au nom de Dieu, de vous éveiller à bon escient, connaissant que la plus grande vertu que vous puissiez avoir est de batailler contre vos affections, retrancher les plaisirs mondains, dompter les cupidités qui vous induisent à offenser Dieu, mettre sous le pied les vanités qui nous égarent bientôt. Car, combien qu’en cette grandeur et hautesse royale il soit difficile de se tenir en bride, si est-ce que la licence que se donnent les plus grands est tant moins excusable, puisque Dieu les a plus étroitement obligés. Et faut que la sentence de notre seigneur Jésus tienne, que le compte sera demandé à chacun selon qu’il aura reçu (Lettres françaises. II, 400, 401).

Citons encore quelques lignes d’une autre de ses lettres. Le 30 avril 1562, les protestans de Lyon s’étaient emparés de la ville, et leur triomphe avait été suivi des pires excès : ils étaient commandés par le fameux François de Beaumont, baron des Adrets.

Monsieur, lui écrit Calvin à ce propos, nous savons bien que Dieu, pour nous tenir en bride, attrempe toujours les joies qu’il nous donne de quelques fâcheries qui sont mêlées parmi, et pourtant (c’est pourquoi) nous n’avons pas été trop ébahis d’ouïr qu’on eût excédé mesure au changement qui est arrivé à Lyon. Et, combien qu’il nous ait fait mal qu’on se fût donné trop de licence en quelques endroits, toutefois nous avons porté cela paisiblement. Mais, depuis que vous êtes arrivé pour avoir la superintendance des affaires, il est bien temps qu’on se modère, et même que ce qui était confus soit remis en bon ordre… Si est-ce donc, monsieur, qu’il faut vous y évertuer, et surtout à corriger un abus qui n’est nullement supportable, c’est que les soudards prétendent de butiner les calices, reliquaires, et tels instrumens des temples… Car, en premier lieu, si cela advenait, il y aura un horrible scandale pour diffamer l’Évangile, et quand la bouche ne serait point ouverte aux méchans pour blasphémer le nom de Dieu, si est-ce qu’il n’est pas licite, sans autorité publique, de toucher à un bien qui n’est à aucune personne privée… (Lettres françaises, II, 469-470).

Nous ne savons pas si le baron des Adrets répondit à cette lettre, ni ce qu’il y répondit ; mais, en lui écrivant d’une manière si précise et si ferme, Calvin n’oubliait-il pas son Traité des Reliques ?

Cependant, parmi tant de travaux si divers, sa santé déclinait tous les jours, et ni son intelligence ne s’obscurcissait, ni son énergie ne ployait, mais ses forces s’usaient dans la multiplicité de ses occupations. Trop de soins se le disputaient, dont son activité fébrile n’en voulait abandonner ou déléguer aucun à personne. Il prêchait au temple, il enseignait à l’Académie, il requérait au Consistoire, il travaillait à la consolidation de son œuvre et à la propagation de sa doctrine. « Il inondait de ses livres et de ses missionnaires la France, les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Ecosse, la Pologne. » Autour de lui, dans Genève même, il formait des Eglises italienne, espagnole, anglaise, écossaise, flamande. Quand, au mois de février 1564, la maladie l’obligea de renoncer à l’enseignement et au prêche, il ne cessa pas pour cela de s’occuper des affaires de la république et de la « religion. » D’ailleurs, maître de lui jusqu’au dernier moment, et « tout contraire aux autres malades, dont les sens, quand ils approchent de la mort, s’évanouissent et s’égarent, » ni son orgueil ne l’abandonna, ni sa confiance en soi-même, ni surtout ses rancunes. Le 28 avril, en présence des ministres, assemblés par son ordre pour recevoir ses derniers adieux, et tout en protestant « de n’avoir écrit aucune chose par haine à l’encontre d’aucun, » il insultait encore ses adversaires. C’était eux, à l’entendre, qui l’avaient assailli « de combats merveilleux, auxquels, pauvre escholier timide, » il n’avait constamment opposé que la vérité du Dieu qui parlait par sa bouche. Pendant tout un mois que durait sa lente agonie, pas un doute n’effleurait son âme dure et impitoyable, un regret, un remords. Tout ce qu’il avait fait était bien fait ! Et il expirait enfin, le 27 mai, paisiblement, à huit heures du soir, de telle sorte que, comme dit Théodore de Bèze, « en un même instant ce jour-là le soleil se coucha, et la plus grande lumière qui fut au monde pour l’adresse de l’Église de Dieu, — pour la conduite ou pour la direction, — fut retirée au ciel. » Il n’avait pas encore cinquante-cinq ans.


VI

Son œuvre française, on l’a vu, ne fait que la moindre partie de son œuvre littéraire, cinq ou six volumes à peine sur cinquante-six qu’on a recueillis dans la grande édition du Corpus Reformatorum ; et on serait tenté de dire qu’en comparaison de son œuvre politique ou sociale, cette œuvre littéraire elle-même n’est rien, ou peu de chose. On se tromperait ! Le talent de Calvin, en son vivant même, n’a pas moins contribué que son caractère à l’autorité de son personnage, et on peut affirmer que, s’il n’était pas l’auteur de son Institution chrétienne, il ne serait pas ce qu’il fut. Oserons-nous dire qu’il ne le serait peut-être même pas, s’il ne l’avait écrite en français, en « langue vulgaire, » comme on disait alors encore ; et en effet, qui se souvient aujourd’hui, en Hollande ou en Allemagne, d’Erasme et de Melanchthon, je veux dire qui les lit, ce qui s’appelle lire, ou qui se soucie de savoir quels hommes ils furent ? Quelques historiens de la Réforme ou de la littérature ! Et cependant on pourrait prouver que leur influence en leur temps, celle du premier surtout, pour être d’une autre nature, n’a guère été moindre que celle de Calvin ou de Luther. Mais, de même que Luther en traduisant la Bible, ainsi Calvin, en écrivant son Institution chrétienne en sa langue nationale, a établi de lui à nous, et à ceux qui viendront après nous, une communication, si je puis ainsi parler, et un contact qui ne s’interrompront qu’avec la durée de cette langue elle-même.

J’ajoute que, si son œuvre française ne fait qu’une petite partie de son œuvre littéraire, elle n’en est pas moins la plus importante. L’Institution chrétienne, à elle seule, c’est presque Calvin tout entier. Trente ans durant, ou peu s’en faut, de 1536 à 1561, l’Institution chrétienne est le livre qu’il a remanié, dont il a modifié, d’édition en édition, le plan, l’économie visible, l’architecture extérieure, mais non pas l’idée première, et encore moins la doctrine. Même on en peut à cet égard recommander l’étude à tous ceux qui ne distinguent pas une « évolution » d’un « changement, » et qui ne savent pas de combien d’expressions d’elle-même, et de « modalités, » et de développemens, et de prolongemens, et d’éclaircissemens, une même idée peut s’enrichir, — et ne pas changer cependant de nature. Aussi, dans l’œuvre entière de Calvin, ne trouverait-on pas, je pense, une seule idée qui ne se rapporte à l’Institution chrétienne, comme à son centre d’attraction. Ni contre les Anabaptistes, ni contre les Libertins, ni contre les Nicodémites, il n’a rien écrit qui ne fût en germe ou en puissance dans l’Institution chrétienne ; et ses Sermons sur la Genèse, ou sur le Deutéronome, ou sur les Psaumes ne sont, en vérité, que le récit des « expériences » bibliques sur lesquelles il a fondé sa doctrine. Il n’y a pas jusqu’à sa Correspondance, française ou latine, dont le principal intérêt ne soit d’éclairer, par les renseignemens dont elle abonde, quelques points douteux, ou pour mieux dire, quelques intentions de l’Institution chrétienne ; et sa personnalité même, son caractère, le fond de sa pensée ne s’y révèlent point avec plus d’évidence que dans ce livre capital. Homo unius libri ! Pour connaître Calvin on n’a besoin que de l’Institution chrétienne ; et son œuvre française, en ce sens, est plus qu’une partie de son œuvre littéraire : elle est vraiment cette œuvre entière.

Si l’on voulait maintenant en préciser la signification, et la mettre à son rang dans l’histoire de notre littérature, on pourrait la comparer à l’œuvre de Rabelais, et, naturellement, on se défendrait, avant tout, de la ridicule tentation de vouloir les concilier.


Ante leves enim pascentur in æthere cervi !


L’eau et le feu ne diffèrent pas davantage. On ferait ensuite observer qu’en 1541, Rabelais n’ayant encore donné que les deux premiers livres de son Pantagruel, l’Institution chrétienne, par sa date, est donc le premier de nos livres que l’on puisse appeler classique. Elle l’est également, et bien plus que le roman de Rabelais, ou son poème, — par la sévérité de la composition, par la manière dont la conception de l’ensemble y détermine la nature et le choix des détails. Elle l’est, — par cette intention de convaincre ou d’agir qui, comme elle en est la cause, on fait le mouvement intérieur, l’anime de son allure ou de son rythme oratoire. Elle l’est encore, — par la gravité soutenue d’un style dont on a pu voir que la « tristesse » n’est pas le seul caractère. Elle l’est enfin, — pour cette « libéralité, » si je puis ainsi dire, toute nouvelle alors, avec laquelle Calvin y a mis à notre portée les matières qui ne s’agitaient jusqu’alors que dans les écoles des théologiens. Elle ne l’est pas moins pour le retentissement que la prose française en a reçu dans le monde. Mais l’est-elle aussi par sa convenance avec le génie français et par la nature de son inspiration morale ? C’est une autre question, qu’on ne saurait sans doute éviter, et par un rapide examen de laquelle je voudrais terminer cette étude.

Disons-le donc sans hésitation : puisque le monde avait perdu le sentiment de la misère originelle de l’homme, et celui des obstacles que rencontre en nous l’exercice de notre liberté ; puisqu’il retournait en foule aux philosophies de la nature, et ne semblait aspirer désormais qu’à redevenir païen ; puisque l’altération des mœurs le conduisait enfin aux abîmes, nul, plus que Calvin, n’a contribué à le retenir ou à l’arrêter sur la pente ; et, pour ce motif, on peut dire que le mal qu’il a fait n’a pas été sans quelque compensation. S’ « il faut qu’il y ait des hérésies, » celle de Calvin n’a pas été tout à fait inutile, je dis : à l’Église même ; et, pour ne pas sortir ici du domaine de la littérature, je ne sais, sans Calvin, si Pascal, peut-être, et Bossue ! certainement, seraient tout ce qu’ils sont ; — ou plutôt, je ne le crois pas.

Mais, d’autre part, en mettant l’individualisme et le subjectivisme à la base de sa morale comme de sa théologie, — car il a beau faire, ce n’est pas en réalité sur l’Écriture qu’il les fonde, mais sur l’Écriture interprétée par Calvin, et le droit qu’il s’arroge, il me le donne donc, à moi, à vous, à tous les hommes ; — ou encore, et, à mon avis, c’est ici sa grande erreur, en transformant la religion elle-même d’une « institution sociale » en une « affaire personnelle, » il détruisait d’une main ce qu’il prétendait édifier de l’autre. Sa morale a longtemps passé, passe encore pour être particulièrement sévère. Le mot n’est pas tout à fait juste, et il a besoin d’être expliqué. La morale de Calvin n’est pas plus sévère qu’une autre, mais elle est arbitraire, inquisitoriale, et tyrannique, dans ses applications comme dans son esprit. On lit, dans une lettre de lui, datée de 1547, et adressée aux Fidèles de France, pour les informer de l’état de l’église de Genève :


Quant est des bruits qui ont volé de nos troubles, premièrement ils se sont forgés sur les champs pour la plus grande part… Vrai est que nous en avons plusieurs de dure cervelle et de col rebelle au joug…, et principalement nous avons une jeunesse fort corrompue : ainsi, quand on ne leur veut point permettre toute licence, ils font des mauvais chevaux à mordre et à regimber. Naguère ils se sont fort dépités, sous ombre d’une petite chose. C’est qu’on ne leur voulait point concéder de porter chausses découpées, ce qui a été défendu en la ville il y a douze ans passés. Non pas que nous fissions instance de cela, mais pour ce que nous voyions que, par les fenestres des chausses, ils voulaient introduire toutes dissolutions. Cependant, nous avons protesté que c’était un même fatras qui ne valait pas le parler, que la découpure de leurs chausses, et avons tendu à une autre fin, qui était de les brider et réprimer leurs folies (Lettres françaises, I, 214, 215).

Oui, c’est bien cela ! « Brider les mœurs » et faire ployer « les cols rebelles au joug, » tel a été l’objet de Calvin, et vingt-cinq ans durant, on ne voit pas qu’il s’en soit un seul jour écarté ni relâché. Il nous le dit lui-même : qu’on porte ou non des chausses découpées, il « n’en fait point d’instance, » mais il exige qu’on lui obéisse ; et si quelque jeune épousée, au jour de son mariage, porte « les cheveux plus abattus » que ne le permet l’ordonnance du magistrat, elle fera donc trois jours de prison, elle, ses deux filles d’honneur, « et celle qui l’a coiffée. » Je ne doute pas, après cela, que le principe de cette tyrannie ne soit dans la perpétuelle confusion qu’il fait de la morale avec la politique, et l’origine de cette confusion dans la nécessité qu’il a sentie de mettre la morale à l’abri des contradictions de sa doctrine ; dans l’urgence de réintégrer par quelque moyen le sens social qu’abolissait son individualisme ; et dans l’obligation de masquer enfin, par un excès de sévérité, ce qu’il y avait de vacillant et de ruineux au fond de sa théologie.

Mais, précisément, la France n’a point voulu qu’on la « bridât ; » et dès qu’elle a eu bien compris l’intention de Calvin, sa défiance, ou plutôt son effroi s’est aussitôt déclaré. Quelques historiens, de ceux qui se livrent au jeu puéril, en racontant l’histoire, de la refaire, ont exprimé plusieurs fois le regret que la France ne se fût point faite protestante ! Nous ne voyons pas bien, à cette conversion, ce que la France eût gagné ; mais ce qui est certain, c’est qu’elle a eu peur de Calvin. Son génie facile, le génie de Clément Marot, n’a pu s’accommoder de cette discipline ; son génie social, celui de Marguerite de Valois, n’a pu se résigner à cette insupportable tyrannie des mœurs et des consciences ; son génie littéraire enfin, tel qu’il s’incarnait dans Rabelais, n’a pu prendre son parti de cet anathème jeté, par l’auteur de l’Excuse aux Nicodémites, aux lettres et aux arts. Est-il permis de dire que nous sommes de ceux qui ne le regrettent pas, et de ceux surtout qui ne croient pas que l’on soit obligé, pour rendre justice à Calvin, de lui sacrifier trois cent cinquante ans d’histoire ?


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Il les appelle Quintinistes, du nom d’un certain Quintin, qui était l’un des chefs de la secte.