L’Affaire Sougraine/02

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DEUXIÈME PARTIE

LA LANGUE MUETTE ET LA LONGUE CHEVELURE

I

Le notaire Vilbertin, assis devant son bureau chargé de papiers, écrivait d’une façon distraite les paroles sacramentelles d’un acte de vente. Il se dictait tout haut.

Affaire de routine, car sa pensée n’était pas avec lui. Il s’arrêta tout à coup.

— Après tout je suis encore jeune, pensa-t-il… Et puis, l’âge, qu’est-ce que cela fait ? Il y a des jeunes gens qui sont vieux et des vieillards qui sont jeunes. Affaire de tempérament… C’est un fait, je n’ai pas vieilli depuis dix ans… Je suis comme à vingt-cinq.

Il se remit à écrire :

« Et le dit acquéreur déclare bien connaître la dite propriété et en être satisfait….

— La plume resta le bec dans l’encre.

— Elle est belle, murmura-t-il, oui, elle est belle. C’est drôle comme je me sens troublé…

Il écrivit encore :

« Cette vente est faite à la charge par l’acquéreur de payer, à compter de ce jour et à l’avenir…

— L’avenir !… l’avenir’!… On fera des objections, je le sais bien. Monsieur Le Pêcheur est entré en guerre lui aussi. Un ministre contre un notaire, c’est le pot de fer contre le pot de terre. N’importe ! si l’on entre en danse on dansera…. Vilbertin, tu as deux rivaux devant toi… Tu n’es ni très jeune, ni très beau, mais tu as de l’argent ; l’avantage est de ton côté. Si tu sais manœuvrer, mon vieux, tu gagneras la partie… Oui, l’idée de la lutte me réveille… Comment se fait-il que je l’aie vue tant de fois cette jeune fille et que je ne me sois pas aperçu plus tôt que je l’aimais ? Vieux sot ! attendre si longtemps. La rose s’est entourée d’épines. On pourrait s’y piquer. N’importe, elle la vaut bien la piqûre… Allons ! soyons âpre à la curée, mais prudent. Pas de bêtise. Mettons nos adversaires sous nos pieds en les comblant de faveurs. L’idée est ingénieuse. Vilbertin, ne fais pas les choses à demi. Elle a voulu former avec moi une société de bienveillance, exploitons la société. Il va m’en coûter cher, mais si l’on ne se refait pas en espèces sonnantes, on se refera d’une autre façon. La petite sera mon obligée et la famille qu’elle protège ne pourra pas prendre les armes contre un bienfaiteur.

Il essuya sa plume, plia ses papiers, les serra dans un casier et se mit à marcher à grands pas dans son bureau. Le sang lui montait à la tête et ses joues rouges paraissaient s’arrondir encore sous leur fiévreuse ardeur.

Il sortit.

— Que l’air est bon ! pensa-t-il ; je ne vivrais pas dans les climats brûlants. C’est absurde de vivre là. À moins que l’on n’aime point.

Au coin de la rue du Palais il rencontra la Longue Chevelure.

— L’amour aveugle, se dit-il en lui-même ! Depuis hier, je n’ai songé qu’à elle… Et pourtant j’ai des intérêts à sauvegarder. Le salut avant tout. Pas l’éternel, l’autre. Sa peau avant sa chemise ; c’est vulgaire, mais c’est juste. Au reste, les deux affaires peuvent marcher de front. Donnons notre amour, mais gardons notre argent.

Il monta la rue de la Fabrique, suivit la rue Buade, descendit l’escalier qui conduit à la rue Champlain, puis entra dans le bureau de monsieur D’Aucheron, rue St Pierre.

D’Aucheron tenait un bureau où l’on transigeait toutes sortes d’affaires. Les deux pieds sur les chenets, il lisait son journal.

— Est-ce que l’on parle de ta soirée ? demanda Vilbertin.

— Un excellent compte rendu. Toute une colonne.

— De fait, le succès a dépassé ce que l’on pouvait raisonnablement attendre. L’apparition des sauvages et l’histoire du sioux principalement, ont marqué cette fête d’un cachet tout particulier.

— Cela me pose, Vilbertin, oui cela me pose.

— Certaines gens prétendent que tu n’as pas les moyens de donner ces grands bals, sais-tu ce qu’à ta place je ferais pour leur imposer silence ? J’achèterais une maison sur la Grande Allée. C’est le lieu le plus en vogue aujourd’hui. Notre aristocratie y bâtit des palais. Il y a là une superbe demeure à vendre. Je te fournis l’argent. Il faut aller de l’avant ou reculer. Ne recule pas, ce serait perdre tout ce que tu as gagné depuis dix ans.

— Je te dois beaucoup déjà, et si j’allais manquer mon contrat avec le gouvernement.

— Tu ne saurais le manquer avec les influences qui militent en ta faveur.

— Tant que Léontine montrera de la froideur au ministre qui l’adore les spéculations n’avanceront guère.

La causerie fut longue entre les deux amis. D’Aucheron était vaniteux. Il savait que l’on éblouit facilement le monde et que les sots — qui comptent pour un très grand nombre — n’ont d’estime et de respect que pour les choses ou les hommes qui jettent de l’éclat. Le conseil de Vilbertin ne lui déplaisait point. Il disait qu’il y songerait, qu’il en parlerait à sa femme. Le notaire, ne voulant pas avoir l’air de le pousser, lui recommanda, de ne pas se hâter et de faire de sérieuses réflexions avant de se décider. Après avoir éveillé des désirs de luxe il faisait semblant de les combattre. C’était une ruse. Toutes les passions se révoltent contre les obstacles. Il lui suggéra aussi d’acheter cette propriété au nom de mademoiselle Léontine. Quand on est dans les affaires on ne saurait être trop prudent.

En sortant de chez son ami, Vilbertin se dit en lui-même.

— Il va mordre à l’hameçon.

Il revint à la haute ville par la côte de la Montagne et, malgré le froid, il avait des sueurs au front.

— Il est toujours malaisé de monter, pensait-il.

Rodolphe, grâce à la scène que lui avait faite monsieur D’Aucheron, était rentré de bonne heure chez lui. Il habitait une petite chambre bien éclairée, mais peu chauffée, dans les mansardes d’une haute maison de la rue St George, près du grand escalier. Il n’avait pas reposé de la nuit. Le dépit, l’inquiétude, l’amour tourmentèrent son âme pendant de longues heures. Le souvenir de Léontine le consolait cependant, et les injures des D’Aucheron ne pesaient guère quand il les mettait en regard de cet ineffable délice. Les D’Aucheron, que pouvaient-ils lui faire ? Il s’en moquait bien. C’est vrai ; mais ils s’irriteraient contre leur fille à cause de ses résistances, et peut-être, pousseraient-ils la vilenie jusqu’à la maltraiter. Voilà ce qu’il faudrait empêcher. Comment l’enlever à son existence fastueuse cependant ?… Est-ce aimer véritablement une personne que de l’obliger à renoncer à ses habitudes de bien-être ? Il ne pourrait pas, lui, satisfaire toutes ses exigences, et qui sait ? elle finirait peut-être par se lasser des privations qu’elle aurait à subir. N’est-ce pas une folie pour un garçon pauvre de se faire aimer d’une jeune fille riche ?… Pourtant elle était si bonne !… On pouvait avoir confiance.

Toutes ces pensées le tenaient éveillé. Il s’endormit à l’heure où le jour se levait.

II

Les incidents de la soirée de madame D’Aucheron furent cause de bien des émotions. La plus surprise, la plus troublée, la plus inquiète de toutes les personnes qui s’y trouvaient fut bien madame D’Aucheron elle même. Elle avait fait un grand effort pour reprendre une apparente tranquillité, mais l’orage grondait toujours au fond de son cœur et rien ne pouvait dissiper le sombre nuage qui l’enveloppait.

— Ces récits d’enlèvement, de brigandage, d’assassinat, disait-elle à son mari, me font une impression des plus douloureuses ; J’aurais mieux aimé que ces indiens ne fussent pas venus. Rien que les voir me fait peur maintenant… Sont-ils partis ?

Monsieur D’Aucheron se moqua de ses vaines frayeurs et prétendit que ce n’était qu’un jeu des nerfs.

Léontine, s’étant mise au piano, jouait des motifs aimés de Rodolphe et chantait des vers pleins de tristesse et d’amour. Le chant et la musique sont les expressions de la douleur comme de la joie.

Madame D’Aucheron pensait :

— Elle ne l’oubliera pas aisément son Rodolphe. Il faut qu’elle l’oublie cependant. Plus que jamais son mariage avec monsieur Le Pêcheur est nécessaire. On ne touche pas à la belle mère d’un ministre.

— Ma Léontine, dit-elle, tu vas être raisonnable, n’est-ce pas ? tu vas obéir aux vœux de ton excellent père, de ta petite mère qui t’aiment tant ; tu vas consentir à devenir madame Le Pêcheur… Voyons, sois soumise et le bon Dieu te bénira…

La pauvre enfant ne répondit pas, mais ses doigts tremblants s’arrêtèrent sur les touches d’ivoire et la douce romance finit dans un soupir.

Madame D’Aucheron allait continuer quand la servante lui dit qu’un indien désirait la voir.

— Un indien ! fit-elle avec terreur, non, je ne reçois point ; je suis malade… Dites que je suis malade, et que je ne puis voir personne…

La servante obéit.

— Mon Dieu ! comme vous voilà pâle, petite mère, qu’avez-vous donc ? demanda Léontine…

— Rien, ce ne sera rien… Je vais me reposer un peu.

Elle se leva pour sortir du salon. La servante apparut de nouveau.

— L’indien insiste, madame. Il dit qu’il reviendra tantôt, demain, tous les jours s’il le faut.

— Est-ce la Longue chevelure, demanda Léontine ? Vous savez ? ce beau sauvage avec de grands cheveux noirs et des diamants.

— Non, mademoiselle, ce n’est pas celui-là.

— Ce n’est pas la Longue chevelure ?… répéta madame D’Aucheron, qui se remit un peu.

— Non, madame, j’en suis bien certaine.

— Peut-être, après tout, que je pourrais recevoir. Pourvu qu’il ne demeure pas trop longtemps… Eh bien ! faites-le entrer.

Des pas retentirent dans l’escalier. Un individu que nous connaissons déjà se présenta dans le salon. C’était la Langue muette.

— Tiens ! pensa madame D’Aucheron, mon indien. Il vient me présenter ses hommages. Il a vraiment du goût et il est bien élevé.

La Langue muette salua poliment. On lui indiqua un siège. Il s’assit en roulant dans ses mains dont il ne savait que faire, son casque de chat sauvage. Il avait l’air abasourdi. C’était bien la première fois qu’il se trouvait seul dans un salon aussi somptueux. Il demeura quelques instants sans parler.

— J’espère que vous ne regrettez pas d’être venu à notre soirée, demanda madame D’Aucheron.

— À ta soirée ? oh non ! l’on ne le regrette pas.

— Pourtant, reprit Léontine, il me semble que vous ne vous être guère amusé…

— Guère amusé… ? Oh ! oui, l’on s’est bien amusé.

— Laissez-vous bientôt Québec ?

— Laisser bientôt Québec ? l’on ne sait pas.

— Il est assez laconique, pensa la jeune fille. Il est bien nommé Langue muette.

— La Longue chevelure est-il parti ? demanda madame D’Aucheron.

— La Longue Chevelure ? oh ! non, pas encore parti, oh ! non.

— Quand part-il ?

— La semaine qui vient… ou plus tard.

— Ne serait-il pas aussi intelligent que je croyais, se dit-elle ? C’est sans doute la gêne.

Après une vingtaine de minutes d’une conversation par questions et par réponses, l’indien se leva pour sortir. Madame D’Aucheron, tout à fait remise de ses terreurs, s’avança vers la porte du salon pour le reconduire.

— Vous reviendrez nous voir avant de partir ? dit-elle.

— Avant de partir ? oh ! oui. On reviendra demain, après demain, et encore…

Elle fit un pas en arrière et parut surprise.

— L’indien voudrait te voir seule, ajouta Sougraine…

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a bien des choses à te dire, vois-tu.

— Vous ? mais qui êtes-vous ? Je ne vous ai jamais vu.

Elle s’était remise à craindre.

— Demain l’indien te fera souvenir. L’indien n’oublie pas, lui. Il est comme l’oiseau qui revient à son nid quand la neige s’en va.

Le piano remplissait le salon de ses accords et Léontine n’entendait rien. La Langue muette sortit et madame D’Aucheron rentra dans sa chambre en proie aux plus vives inquiétudes.

III

Quand Rodolphe se fut rasé, lavé, peigné, cravaté, il était bien près de midi.

— Quelle absurdité, pensa-t-il, que de transformer le jour en nuit ! On y perd son temps et sa santé. Heureusement que cela ne m’arrive pas souvent… Je vais dîner avec ma tante et ma cousine, pour les voir d’abord, ces deux charmantes personnes, et pour savoir comment a fini cette soirée…

Il fit comme il disait.

— Ô mon cher cousin, s’écria la jeune Ida, quand elle le vit entrer, quel dommage que tu sois parti si tôt ! tu aurais entendu un récit bien intéressant ! La Longue Chevelure est cet indien sioux qui sauva la vie à ton père et à ses compagnons, dans les Montagnes Rocheuses, il y a vingt ans.

Quelqu’un frappa ; le silence se fit. C’était le notaire qui entrait. Madame Villor ne le connaissait pas. Ce n’est pas elle qui s’occupait de chercher des logements ou d’aller payer les termes. Elle était d’une santé fort délicate et ne sortait guère. Ida, sa fille, et l’instituteur se mettaient de bon cœur à son service et géraient fort bien les petites affaires de la maison.

— Je vous demande pardon si je suis indiscret, madame, fit Vilbertin en saluant profondément, mais j’ai cru vous faire plaisir en vous apportant cette quittance.

Il tendait à sa locataire un papier soigneusement plié.

Madame Villor prit le papier et le parcourut des yeux.

— Mon loyer est payé jusqu’au premier de mai ! dit-elle, toute surprise.

— Jusqu’au premier de mai, madame.

— Est-ce M. Duplessis ?…

— Non, non, c’est moi… que diable ! il faut faire un peu de bien si l’on veut se sauver… C’est peu, mais c’est cela. Et plus tard… on verra. Je ne dis rien ; cela dépendra…

Il essayait de rire, le notaire ; l’effort était visible.

Madame Villor, les larmes aux yeux, se confondait en remerciements. Rodolphe se joignit à elle pour féliciter le généreux notaire. Ida pensait qu’il était bien bon, ce gros homme dont on avait tant peur.

— Vous n’étiez donc pas sérieux, l’autre jour monsieur le notaire, quand vous nous menaciez de nous mettre dehors ? demanda cette dernière.

Le gros Vilbertin, un peu décontenancé, répondit cependant :

— Bah ! un moment d’humeur, une parole sans réflexion. J’ai comme cela des mouvements brusques, mais c’est l’écorce qui est rude. Le cœur n’est pas mauvais. Tenez, pour vous prouver que je ne déteste point mes semblables, et que je fais ma petite somme de bien comme les autres, j’ai cherché comment je pourrais venir en aide à monsieur Rodolphe que voici, votre neveu, madame, et l’objet de votre plus tendre affection, après mademoiselle votre fille, cela se comprend.

— Et puis, qu’avez-vous trouvé ? demanda Rodolphe un peu sceptique ?

— Aimeriez-vous à vivre à la campagne ?

— Je me plais beaucoup à la campagne. La vie des champs a ses délices. C’est une vie calme comme la nature qui vous entoure. Les pensées y sont douces, les passions, tendres. On y est plus ignoré, moins envié par conséquent. On y vit de peu. Le luxe insensé des villes n’a pas encore pénétré partout. Pour celui qui n’a point trop d’ambition, qui ne recherche point les plaisirs enivrants, qui sait lire dans les œuvres de Dieu, il y a vraiment du bonheur à demeurer loin des villes.

— Vous avez la sagesse d’un vieillard, docteur, répliqua le notaire, et vos goûts révèlent un jeune homme vertueux. Un de mes amis qui demeure à Notre-Dame-des-Anges, tout en m’annonçant, hier, la mort du médecin de l’endroit, me demanda si je ne connaissais pas quelqu’un qui put le remplacer. La clientèle serait considérable. Je vous engage à prendre la chose en considération.

— Notre-Dame-des-Anges ou ailleurs, cela importe peu. La campagne est à peu près la même partout. Au reste, il y a, comme distraction, la pêche et la chasse. J’avoue que je suis du nombre de ces imbéciles qui se tiennent avec patience au bout d’une perche de ligne, pendant des heures entières, pour attendre qu’un innocent poisson vienne s’accrocher à l’hameçon. Ce qui fait que la chose est agréable, c’est qu’on ignore le butin que le lac ou la rivière nous réserve. L’homme est ainsi fait que rien ne l’amuse comme d’ignorer ce qui l’attend et de pouvoir espérer toujours ce qu’il n’aura jamais.

— Alors je vous conseillerais d’aller vous établir en ces lieux. Vous aurez un vaste champ pour exercer votre art et vos talents, et vous recueillerez, j’en suis sûr, une excellente moisson de dollars.

— Et tu pourras te marier bientôt, Rodolphe, ajouta madame Villor.

Le notaire fit une grimace dont personne ne comprit la signification.

— Il est bon, continua-t-il, de ne point se hâter trop en ces matières. C’est pour longtemps qu’on se marie. Je crois, du reste, qu’il est important de mettre le pain sur la planche avant d’aller chercher des marmots pour le manger.

— À Notre-Dames-des-Anges, reprit madame Villor, c’est là que demeuraient Sougraine et Elmire Audet dont la fuite, il y a vingt trois ans, fit joliment du bruit.

— J’étais jeune alors, dit le notaire, et je ne me souviens guère, de cela. Est-ce que réellement cette affaire fit beaucoup de bruit ?

— Beaucoup. Vous comprenez ? un enlèvement et un meurtre…

— Un meurtre ? êtes-vous bien sûre qu’il y eut un meurtre ?

— La rumeur le disait… Il est vrai qu’on doit ne se fier que peu à la rumeur.

— Avez-vous connu Sougraine, vous, madame Villor ?

— Oui ! il a passé deux ans à Lotbinière. Sa femme était d’une extrême habileté, et nulle part on n’a vu rien de joli comme les chapeaux qu’elle façonnait. Avec des écorces de frêne teintes des plus belles couleurs, elle imitait toutes les fleurs de la nature. Ils avaient deux enfants, deux petits garçons.

— Vous avez demeuré à Lotbinière, madame Villor ? reprit le notaire, sans avoir l’air d’attacher d’importance à la réponse.

— Oui, monsieur ; ma famille restait près du domaine. La famille Houde. Je suis la sœur de Léon Houde qui se trouvait au nombre des voyageurs surpris par les sioux dans les Montagnes Rocheuses. Pauvre Léon ! il est mort des suites des blessures qu’il reçut alors… Rodolphe est son fils.

— Vraiment ! Ah ! mais… savez-vous que cela m’intéresse fort

Votre mère vit-elle encore ? monsieur Rodolphe ?

— Non, elle n’a pu survivre à son malheur, reprit Rodolphe, et ma bonne tante a pris soin de moi ; je suis devenu son fils…

— J’aurais bien voulu, dit madame Villor, prendre aussi la petite fille, mais je n’étais pas riche et j’ai dû conseiller à ma belle-sœur de la placer à l’hospice, avant de mourir.

— Ah ! il y avait une petite fille ? vous avez donc une sœur, M. Rodolphe ?

— Pas du tout, monsieur le notaire, c’est une petite fille indienne que mon père avait apportée, l’enfant de son sauveur… paraît-il…

— Mais je ne savais pas cela, moi ! exclama Ida…

— Tu l’as sans doute oublié, car j’ai dû en parler devant toi, répondit madame Villor.

Trois petits coups furent alors frappés à la porte, et un beau vieillard entra. C’était le curé.

On le connaissait bien et il connaissait tout le monde, les pauvres surtout. Il prit le siège qu’on lui présentait et s’assit sans dire un mot, lui qui abondait en paroles gaies et détestait le silence en dehors de son oratoire. Il éprouvait certainement une surprise. Madame Villor, en femme d’esprit, se hâta d’ouvrir un champ à la conversation.

— C’est en vérité une bonne journée pour moi, fit-elle : la visite de mon neveu qui m’apporte toujours un rayon de joie, la visite de mon propriétaire qui me remet gracieusement le prix de mon loyer, la visite de mon curé qui, j’en suis certaine, va me dire de bonnes paroles.

Le curé se tourna vers le notaire.

— Comment, monsieur Vilbertin, vous êtes assez bon pour remettre à madame Villor le prix de son loyer ?

— Jusqu’au premier de mai prochain, répondit le notaire en s’inclinant respectueusement.

— Écoutez maintenant les rumeurs de la rue et fiez-vous donc aux gens, continua le curé ! J’avais appris que madame Villor allait être mise sur le pavé et je venais lui offrir des consolations.

— Monsieur le curé, répondit l’excellente femme, si vous ne m’aidez pas à pleurer, vous m’aiderez à bénir la Providence et à remercier comme il le mérite ce bon M. Vilbertin.

— Non, ce n’est pas la peine, dit Vilbertin, l’air tout confus, ce que je fais n’est pas grand’chose.

— Monsieur le notaire, dit le curé, vous avez comme le prêtre, par votre état, de nombreux moyens de faire du bien aux malheureux.

— Oui, monsieur le curé, vous avez raison, cent fois raison, et je commence à voir le meilleur côté de ma profession, le côté qui en fait une espèce de sacerdoce.

— Monsieur le curé, dit Rodolphe, je vais peut-être aller me fixer à Notre-Dames-des-Anges.

— Notre-Dame-des-Anges, c’est dans le comté de Portneuf, sur la rivière Batiscan, ah ! je connais parfaitement cette paroisse. J’ai été à la pêche maintes fois dans les lacs et les rivières d’alentour… le lac des sables, le lac Français, la rivière à Pierre, la rivière Tawachiche. La plus belle truite que j’aie prise en ma vie, ça été dans le lac Masketsy. On pêchait sur un cajeu, à la mouche… Quelle belle pêche ! C’est le malheureux Sougraine qui nous avait conduits. Nous sommes entrés dans sa cabane, au bord de la rivière, à deux milles de l’église. Il pêchait bien la truite, le malheureux ! c’est dommage qu’il se soit mis à faire une pêche moins innocente. J’ai vu aussi cette jeune fille, Elmire Audet, dont l’enlèvement a fait tant de bruit ! et Clarisse Naptanne, la femme de Sougraine, une grande et grosse micmacque, laide, sale, hargneuse, toujours la pipe à la bouche, souvent le verre à la main… Et, comme ça, tu vas aller demeurer à Notre-Dame-des-Anges ?

— C’est M. Vilbertin qui me le conseille.

— Il ne faudrait pas tarder, ajouta Vilbertin, les bonnes paroisses sans médecin se font rares.

La conversation roula pendant quelque temps sur différents sujets, et le notaire, prétextant des affaires pressantes, reprit le chemin de son bureau. En s’en allant il songeait :

— Trente piastres de perdues… pour le moment, du moins, mais plus tard, on ne sait pas. Il est bon d’obliger des gens qui peuvent devenir vos juges ou vos accusateurs… Trente piastres… Dans tous les cas, on peut fort bien élever le prix des loyers, au printemps, et reprendre sur dix locataires ce que l’on donne à l’un d’eux. Vilbertin, tu n’es pas un sot… Et puis, il faut qu’il s’éloigne mon rival… mon rival ! C’est la première fois de ma vie que je prononce ce mot menaçant… L’absence tue l’amitié. On a beau dire, il faut se voir souvent pour s’aimer longtemps. Les amoureux sont unis par une chaîne quand ils sont près l’un de l’autre, par un fil quand ils sont éloignés. Je vais peut-être me fourrer dans un guêpier. Attention ! Tout de même le bien trouve toujours sa récompense. Je viens de faire une bonne action… et me voilà dédommagé au centuple. Tu as su des choses qui te regardent de près, mon brave Vilbertin. Qui m’aurait dit que j’avais pour locataire la sœur de Léon Houde ?… Elle me paraît avoir bonne mémoire…

Et le gros notaire, allant à pas courts et drus sur les trottoirs glissants, s’entretenait ainsi avec lui-même, parlant parfois tout haut comme pour se mieux entendre.

Le curé ne pouvait comprendre quelle grâce efficace avait touché l’avare notaire. Il admirait les voies mystérieuses que le Seigneur connaît pour aller aux âmes les plus endurcies, et trouvait un nouveau motif de publier sa bonté. Le Seigneur ne lui garda pas rancune de sa méprise.

Rodolphe se livrait aux espérances les plus douces. Il se voyait avec sa jeune amie, dans une charmante maisonnette, sous les grands arbres chargés de chants et de murmures, loin du tumulte de la ville, loin des regards jaloux. Et qui sait ? plus tard il descendra peut-être, à son tour, dans l’arène politique. Mais, par exemple, jamais il ne transigera avec sa conscience. Ce n’est pas lui qui vendrait ses convictions pour les deniers de Judas. Il était trop profondément chrétien. Or les hommes d’une foi vive sont les seuls qui ne se heurtent point à ces pierres d’achoppement que la politique sème sur tous les chemins.

Il partirait dans quelques jours pour aller visiter cette paroisse où son existence allait peut-être s’écouler. Il voulait revoir Léontine, d’abord, pour lui demander conseil, et s’assurer que cette vie nouvelle au milieu de la solitude ne lui serait point trop désagréable.

Ida fut chargée de porter un billet à son amie. C’est elle qui était la messagère de leurs amours. Les rencontres des jeunes fiancés se faisaient d’ordinaire à la promenade, sur la rue St-Jean, à quatre heures de l’après-midi. La rue St-Jean, si elle pouvait parler !… Ne craignez rien, amoureux de tous les âges, de toutes les formes, de tous les genres et de toutes les conditions, elle ne redira jamais les secrets qu’elle entend alors que vous marchez serrés l’un contre l’autre, par couples interminables, depuis la porte jusqu’à la barrière, et au delà, sous les arbres épais de la banlieue ; elle ne dira jamais rien, si ce n’est au poète qui, du reste, devine tout, et au romancier qui a le droit de tout savoir.

IV

Le vieil instituteur et sa femme, assis à la porte du poêle bourdonnant, causèrent aussi de la brillante soirée de madame D’Aucheron.

— Ô quel étalage de luxe ! disait le père Duplessis, quelle dépense ! « Mais bah ! Savonne bien : le savon a été pris à crédit. » Voilà comment va le monde : Pendant que les uns gaspillent dans de vains plaisirs l’argent qu’ils amassent facilement, les autres mendient un morceau de pain ; pendant que les uns chantent, dansent, se divertissent, les autres pleurent et grelottent près d’un foyer sans chaleur. Il est bon d’être témoin de la folie des riches, cela nous fait aimer les pauvres. Je me demande parfois, disait-il encore, ce qu’il en adviendrait de tous ces gens heureux si les déshérités de la terre n’avaient pas pour se consoler les promesses de la religion. L’esprit de révolte germerait dans les cœurs, la haine soufflerait sur le monde, l’envie relèverait sa tête de vipère, et, le moment favorable venu, toute l’armée des misérables se précipiterait sur les classes aisées. Ce serait le partage du butin après la bataille du luxe et de la vanité contre l’indigence incrédule ou impie. Cette bataille et ce partage épouvantables arriveront bientôt si les apôtres de la libre pensée continuent leur œuvre diabolique.

— Le croirais-tu ? ajouta le vieux professeur à sa femme, Madame d’Aucheron m’a refusé, pour les pauvres de la St. Vincent de Paul, les restes de son festin de Sardanapale. — Amenez-ici quelques affamés, m’a-t-elle répondu, et je leur donnerai à manger. — Comme s’il était bien aisé de transporter ainsi des gens qui n’ont pas même de vêtements pour se protéger contre le froid. N’importe, je vais lui en amener, et plus qu’elle ne voudrait.

Le renard est bien fin, mais celui qui le prend est encore plus fin.

V

Les indiens s’étaient rendue auprès des ministres. Ils voulaient de nouveau vivre en bourgade, à leur guise. Ils auraient leur conseil, régleraient leurs affaires sans l’intervention des blancs. Ils demandaient aussi une réserve assez considérable. La chose était prise en sérieuse considération.

Après l’entrevue, l’honorable Le Pêcheur avait accosté la Langue Muette.

— Eh bien ! as-tu agi ? qu’as-tu fait ?

— On n’a pas pu voir madame D’Aucheron seule ; sa fille était là, l’indien ne pouvait pas lui dire de s’en aller.

— Prends garde à toi ; si tu m’as trompé pour avoir de l’argent, tu ne m’échapperas pas.

— On le sait bien. Un ministre, c’est tout puissant.

— Quand retournes-tu chez monsieur D’Aucheron ?

— On y va, là, tantôt.

Une heure ne s’était pas écoulée qu’il se dirigeait vers le haut de la rue St Jean. Il pensait, la tête basse :

— Il ne faut pas que l’indien se prenne dans son piège… Allons avec prudence et sans bruit. Le serpent qui rampe est plus à craindre que le serpent qui relève la tête… Si le moyen ne réussissait pas comme on l’espère !… Elle est riche, elle a de puissants amis… L’indien est pauvre et personne ne le protégera. Il sera poursuivi partout ; on n’aura point pitié de lui. Quelle vie misérable il mène ! Comme elle est heureuse, elle ! Non, cela n’est pas juste, cela ne peut pas durer plus longtemps. Il faut qu’on ait de l’argent, que l’on vive à l’aise. Si elle ne veut pas tendre la main à l’indien son frère, elle verra ce qu’il peut faire.

Il rencontra, sans les voir, Rodolphe et Léontine qui marchaient lestement épaule contre épaule, l’air tout joyeux. Ils se vengeaient des souffrances de l’autre jour et bâtissaient avec des rayons leur château de Notre-Dame-des-Anges.

Il entra. Madame recevait, bien malgré elle cependant.

Le préambule fut court.

— Le sioux a raconté, l’autre soir, commença-t-il, une histoire qui t’a bien impressionnée, hein ?

— C’est vrai. Je suis sensible, voyez-vous, très sensible, et nerveuse, oh ! très nerveuse, répondit, avec assez d’assurance, madame D’Aucheron.

— Avais-tu peur que la jeune fille fut dévorée par le feu de la prairie ?

Madame D’Aucheron ne répondit pas immédiatement.

— Le danger était grand, dit-elle enfin, et son lâche compagnon n’avait pas le courage de mourir avec elle,… avec elle qui avait tout trahi, tout abandonné pour le suivre.

À son tour l’indien resta muet. Après un assez long silence il reprit.

— On serait curieux de savoir où elle est cette jeune fille.

Madame D’Aucheron fit un mouvement des épaules.

— Tu ne pourrais pas le dire ? recommença-t-il.

— Moi ?… comment voulez-vous ? Est-ce que je l’ai connue ?…

— Écoute donc ! cette jeune fille qui est ici avec toi, ce n’est pas la fille de ton mari, hein ?

Madame D’Aucheron fut un peu surprise de cette question brutale. Elle crut cependant que l’indien ne voulait pas dire ce qu’il disait… Il n’était pas familier avec la langue françaises. Elle répondit :

— Ni la fille de mon mari ni la mienne…

— Oh ! elle doit-être la tienne, affirma le sauvage.

— Vous oubliez que vous êtes chez une femme respectable et que vous n’avez pas le droit de la questionner, fit madame D’Aucheron avec dignité.

— L’Indien, va ! ne connaît pas beaucoup les usages du monde.

— Eh bien ! apprenez que vous faites là un vilain métier.

— L’indien peut bien te demander, il me semble, si ta fille est la fille de ton mari.

— C’est de l’insolence !

Elle se leva ; Sougraine aussi. Il s’approcha d’elle.

— Voyons ! dit-il, la jeune fille qui suivit Sougraine avouait qu’elle serait mère, hein ?

— Vos paroles sont inconvenantes ; retirez-vous.

— Elle s’est séparée de l’Abénaqui aux Montagnes Rocheuses ? continua Sougraine.

Demandez à ceux qui le savent… Sortez, vous dis-je.

— Elle est revenue, le sioux l’a dit, et son enfant doit être quelque part, hein ?

— Qu’est-ce que cela me fait ?

— Si cela ne te fait rien, cela fait quelque chose à l’indien.

Et de la main il se touchait la poitrine afin qu’elle comprît bien qu’il s’agissait de lui même.

— À vous ? balbutia-t-elle.

— Ah ! oui… à moi.

Il tendit la main comme pour l’arrêter, car elle se retirait.

— Ne me touchez pas ! dit-elle.

Elle tremblait. Elle pressentait un coup de foudre et n’osait plus parler. Elle sentait que chaque mot hâtait un fatal dénoûment.

— Je suis fatiguée, reprit-elle ; je vous laisse.

— Attends donc, répliqua l’indien, on va parler de Sougraine.

Un frisson parcourut tout le corps de la jolie femme.

— De grâce, laissez-moi ; vous reviendrez.

— Tu l’as connu ?

Elle le regarda fixement pendant une seconde et devint blanche comme le marbre.

— Regarde bien, va ! continua Sougraine, et dis si tu ne reconnais plus sous la vieillesse ridée de l’indien, la jeunesse de l’homme que tu as aimé l’autrefois ?…

Madame D’Aucheron jeta un cri et tombant à genoux les mains jointes…

— Pour l’amour de Dieu, supplia-t-elle, Sougraine, ne me perdez point ! ne trahissez point la femme qui fut coupable pour vous plaire ! Oh ! pitié ! pitié !…

Sougraine la regardait d’un œil curieux et un sourire méchant plissait le coin de sa bouche.

— Ne dites rien, mon bon Sougraine, je vous en conjure, ne dites rien à personne. On ne sait pas qui je suis, voyez-vous. J’ai changé mon nom autrefois… Mon mari ignore tout. S’il allait savoir ! Oh ! de grâce ! soyez bon, Sougraine, et souvenez-vous de notre amour passé… Montrez-vous généreux ; vous aurez votre récompense, oui vous l’aurez grande, je vous le promets.

— On va faire des conditions, répondit l’indien, avec un flegme désolant.

— Quelles conditions voulez-vous faire ? Parlez ! parlez vite, je serai généreuse. Vous verrez que je serai généreuse.

— Sougraine est pauvre et tu es riche, toi…

— Je ne suis pas aussi riche qu’on le dit ; non je ne suis pas riche, mais je te donnerai de l’argent, Sougraine ; oui je t’en donnerai, et tu vivras sans travailler le reste de tes jours ; mais tu t’en iras, n’est-ce pas ? tu iras loin, vivre tranquille… vivre heureux… Ici, tu ne serais pas à l’abri toi-même. Tu sais, la justice veille toujours.

— Oh ! oui, on le sait, mais on veille aussi. Sougraine n’est pas coupable après tout. Et puis, il n’a rien à perdre… qu’une vie de peines et de misères.

— Combien faut-il que je vous donne pour que vous partiez ?

— Oh ! l’on n’est pas prêt à partir. En attendant, il lui faudrait bien cent dollars.

— Cent dollars ! c’est beaucoup… comment les trouverai-je, moi ?… Je vendrai des bijoux, s’il le faut… Vous les aurez, mais, partez, allez loin.

— Partir ? aller loin ? Écoute, il faut que ta fille…. qui est peut-être la fille de l’indien…

Madame d’Aucheron fit un geste solennel.

— Il faut qu’elle épouse le ministre, tu sais. L’indien a promis cela,… et, tu comprends, il y tient ; cela peut le sauver, et toi aussi.

— Je le désire de tout mon cœur, répondit madame D’Aucheron mais elle aime un jeune médecin et ne veut entendre parler de nul autre.

— À toi de lui faire comprendre cela, écoute ! sinon…

Il sortit, emportant un bon à compte sur les premiers cent dollars, et tout fier du succès de ses démarches.

VI

Léontine, à son retour à la maison, trouva sa mère tout en pleurs.

— Que veut dire ce chagrin, bonne petite mère ? demanda-t-elle, il n’y a pas longtemps je t’ai laissé tout à fait joyeuse.

— Puisqu’il faut te l’avouer, Léontine, c’est à ton sujet que je pleure.

— À mon sujet ?

— Oui, c’est ta résistance à nos volontés qui va me faire mourir de chagrin…

— Ce n’est donc pas mon bonheur que vous cherchez ?

— Tu serais heureuse avec l’honorable monsieur Le Pêcheur… et quelle belle position tu occuperais dans la société !

— Je n’aime guère les grandeurs, et les jouissances intimes de la famille ont plus de charmes à mes yeux que l’éclat des fêtes mondaines.

— Il faut pourtant, ma fille, que ce mariage se fasse, oui, il le faut…

— Mais ! je ne l’aime point moi, cet homme.

— L’amour ! une belle folie de jeunesse… On se marie pour s’établir, pour avoir une position… C’est ton bonheur que je veux ; tu le verras plus tard.

— Laissez-moi donc le chercher où mon cœur espère le trouver.

— Je t’en supplie, Léontine, obéis, fais le sacrifice de ta volonté et le bon Dieu te bénira ; oui, mon enfant, il te bénira.

En parlant ainsi madame D’Aucheron entourait de ses bras le cou de sa fille et déposait un baiser sur son front pur.

— Pauvre enfant, continua-t-elle, tu serais bien récompensée de ton dévouement, va ! tu sais : Père et mère tu honoreras afin de vivre longuement…

Léontine se sentait envahir par une poignante amertume. Les rêves d’or qu’elle venait de faire avec son cher Rodolphe, elle les voyait s’en aller comme la fumée sous le souffle de la tempête. Elle n’osait croire que l’ambition seule put donner à sa mère une pareille ténacité. Elle devinait un mystère et craignait de le découvrir. N’y a-t-il pas des âmes nées pour souffrir ? et ne suis-je pas un enfant de malheur pensait-elle ? N’est-il pas de mon devoir de tout sacrifier, amour, joie, espérances, félicités, tout, tout, pour ceux qui m’ont comblée de biens depuis mon enfance ?… Pauvre Rodolphe !…

Elle s’échappa des étreintes de sa mère et se renferma dans sa chambre. Elle se jeta à genoux. Les mains jointes, les yeux levés vers le petit crucifix d’ivoire qui surmontait la tête de son lit blanc, elle implorait celui qui s’est sacrifié pour sauver le monde. Pauvre enfant, comme elle souffrait ! comme elle priait !

Madame D’Aucheron sourit quand elle vit l’affaissement de sa fille.

— Elle ne se révolte point, pensa-t-elle, c’est bon signe. Elle aura du chagrin, versera des larmes, mais finira par céder. Le chagrin passera, les larmes se dessécheront, et elle sera madame Le Pêcheur.

Monsieur D’Aucheron rentra vers le soir, la tête remplie de projets insensés. Il achetait une magnifique maison, des chevaux, des voitures. Il aurait des cochers en livrée, comme d’autres qui ne sont pas plus que lui. Il fallait éblouir les gens, faire parler de soi. On paierait avec les jobs du gouvernement. Quand on a pour gendre un ministre, on peut bien avoir sa part de la curée. Il souriait en songeant à l’étonnement des naïfs qui l’avaient vu battre le pavé jadis et qui n’avaient pas su faire leur chemin… Vilbertin fournirait l’argent. Ce diable de notaire, il en avait bien de l’argent… Il aurait sa part du gâteau, il entrerait dans la société. Il le savait et comptait là-dessus. Il n’avait pas une fille à jeter en pâture à une des sommités du monde politique, lui, pour en obtenir des faveurs, mais il possédait des pièces d’or et cela valait autant.

Madame D’Aucheron, qui n’était pas moins vaniteuse que son mari, approuva en tous points les projets nouveaux qu’on faisait miroiter à ses yeux, et se chargea de choisir un ameublement digne de la nouvelle demeure.

Il y a, comme cela, des gens qui ne voient jamais le revers de la médaille, et, quand ils achètent, ils n’ont pas l’air de se douter qu’il faudra payer. Ils ne veulent pas que leur plaisir soit gâté par une pensée triste.

VII

À l’heure du souper, comme on se mettait à table, le professeur Duplessis arriva avec six pauvres, des vieillards. Il entra malgré la servante qui voulait aller prendre les ordres de sa maîtresse.

— Je suis invité, dit-il, et priez madame de me pardonner si je me trouve en retard. Au reste, les premiers à la table sont les derniers à l’ouvrage.

Quand il était avec ses protégés il devenait hardi, presque gouailleur. Il puisait de l’audace dans le bien qu’il faisait.

Madame D’Aucheron se présenta, suivie de près par son mari. Elle était de bonne humeur à la perspective de la belle maison, des chevaux et des voitures qu’on allait acheter.

— Ce ne sont pas des convives brillants comme ceux de l’autre soir, que vous m’amenez-là, dit-elle en minaudant, mais enfin…

— Ce sont ceux-là que Notre Seigneur choisissait, repartit le père Duplessis.

— Nous sommes loin du temps de Notre Seigneur, continua madame D’Aucheron.

— Vous avez raison, madame, nous en sommes loin, trop loin… c’est à vous, les riches, à nous aider à y revenir… C’est songer à soi que de secourir les malheureux.

Elle fit passer les pauvres dans la cuisine.

— Notre Seigneur les faisait asseoir à sa table, murmura le professeur.

Il fut entendu.

D’Aucheron se frotta les mains en riant. Il était tout ragaillardi ce soir-là. Il approuva vivement :

— Pas mal donné, pas mal, mon vieux Duplessis. C’est superbe. Attrape, femme païenne !

Madame D’Aucheron répondit, en faisant une moue significative :

— Ah ! bien, s’ils ne sont pas contents…

Elle acheva par un geste non moins significatif.

— Ce sont de braves gens, allez ! reprit le père Duplessis.

— Braves tant que vous voudrez, croyez-vous que je vais les recevoir à ma table. Je n’ai pas déjà trop d’appétit…

— Ces pauvres en ont bien, eux, de l’appétit, je vous le jure, surtout, la vieille Marie. Une vieille qui ne fait point ses trois repas tous les jours.

— Je crois que Léontine m’a parlé de cette vieille femme. Elle vit seule ?

— Toute seule dans une petite chambre mal éclairée, mal aérée, mal chauffée… La pauvre vieille ! elle, est bien bonne et elle a beaucoup souffert.

— Vraiment ! Il y en a tant qui ont souffert ! il y en a tant qui souffrent encore !

— C’est vrai, mais celle-là plus que bien d’autres, parce qu’elle a souffert dans ses affections les plus pures : dans son mari, dans ses enfants !… Vous savez, une mère qui se voit délaissée de ses enfants, c’est cruel, allez !…

Madame D’Aucheron, qui voulait changer le sujet de la conversation, pensa à Léontine.

— Je vais appeler ma fille, dit-elle, peut-être qu’elle sera contente de voir sa vieille protégée…

Et elle courut à la chambre de la jeune fille. La porte était fermée.

— Léontine, cria-t-elle, le père Duplessis nous a amené des convives : six pauvres. Si tu aimes à les voir, descends, mon enfant. Les pauvres, tu sais, ce sont les amis du bon Dieu…

À cette dernière parole, Léontine ne put s’empêcher de sourire à travers ses larmes. Lorsqu’elles tombent de certaines lèvres les paroles les plus sacrées deviennent des plaisanteries. Mademoiselle D’Aucheron baigna dans l’eau froide son front pâle et ses yeux rougis afin de dissimuler mieux les chagrins dont elle était accablée, puis elle descendit à la salle à manger où se trouvaient ses parents et l’excellent instituteur.

— Où sont donc vos amis ? M. Duplessis, demanda-t-elle, d’un air surpris.

Elle savait bien qu’ils étaient à la cuisine. Madame D’Aucheron se hâta de répondre :

— Ils sont attablés en bas. Catherine en prend soin. Ils sont bien servis.

Léontine descendit à la cuisine et prit la place de Catherine.

— C’est moi qui suis la servante des pauvres, dit-elle, laissez-moi faire.

Jamais ces déshérités de la terre ne firent un aussi bon dîner. Ils riaient, pleuraient, chantaient tour à tour ou à la fois, comme dans une orgie. L’orgie de la charité et de l’amour de Dieu. Quand ils eurent fini leur agape, Léontine les fit monter au salon, se mit au piano et trouva, pour les réjouir, des harmonies d’une suavité toute nouvelle, des chants d’une incomparable douceur. Elle était inspirée par sa profonde douleur et sa foi naïve. Les six pauvres qui l’entendaient croyaient voir la porte du paradis s’ouvrir et des vagues de mélodies célestes se précipiter vers eux.

Le professeur, monsieur et madame D’Aucheron vinrent aussi dans le salon pour être témoins des émotions de ces gens misérables à qui les délices de la terre étaient refusées.

Marie, la vieille femme, pleurait beaucoup.

— Je n’ai jamais rien entendu de si beau, disait-elle en branlant la tête, non jamais ! que c’est donc beau, le ciel, puisque c’est encore plus beau que cela !

Sa voix chevrotante fit tressaillir madame D’Aucheron qui pensa :

— Je l’ai entendue quelque part.

Elle cherchait dans ses souvenirs.

— Venez souvent, fit mademoiselle D’Aucheron, venez, mère Marie. Je chanterai pour vous et pour vous je jouerai les plus belles symphonies.

— Si madame me le permet, repartit la vieille, de sa voix cassée, en regardant madame D’Aucheron, je reviendrai bien sûr ; mais pas souvent peut-être, ni longtemps, car mes pieds achèvent leur course. Je me vois aller vite à la tombe. C’est aussi bon. Je n’ai plus personne qui m’aime et je suis un fardeau pour ceux qui m’entourent.

— Ne dites pas cela, mère Marie, reprit vivement Léontine, vous avez de bons amis.

— Je veux dire que je n’ai plus de famille.

— Vous avez la famille des âmes charitables, observa Duplessis, c’est la meilleure. Elle ne vous abandonnera point. Les puits dont on tire souvent de l’eau sont rarement à sec.

Madame D’Aucheron paraissait mal à l’aise. Elle aurait bien voulu dire quelque chose. Elle sentait qu’elle ne pouvait pas décemment garder plus longtemps le silence. Il faut au moins, quand on a des malheureux devant soi, ne pas leur refuser un mot de consolation.

— Je suis contente que ma fille vous ait prise sous sa protection, la mère, et je suis sûre qu’elle ne vous laissera manquer de rien. Je lui recommande chaque jour de bien s’informer de l’état de votre santé, de vous porter ces petites douceurs qui font tant de bien aux vieillards, et si elle vous oublie jamais, ce ne sera point ma faute.

Duplessis la regardait en souriant. Il savait bien qu’elle se vantait.

— Mon Dieu ! que vous me rappelez une voix connue, chère Dame !

— Moi ? fit madame D’Aucheron.

— Oh ! oui, et plus vous parlez plus mon illusion est complète… Il me semble entendre la voix de mon enfant, de ma fille… Ah ! la malheureuse, je l’aimais bien pourtant…

Et la vieille femme fondit en larmes.

— Votre fille, demanda D’Aucheron, avec l’indifférence des âmes égoïstes, elle est morte ?…

— Morte ? peut-être… je n’en sais rien… Toute jeune encore elle a été enlevée par un sauvage… Je n’en ai plus entendu parler.

Madame D’Aucheron ne put retenir un cri. Elle faisait cependant un effort surhumain pour ne pas se trahir.

— Tiens ! dit D’Aucheron, l’histoire du sioux qui revient. Puis il continua :

— Êtes-vous la mère Audet, de Notre-Dame-des Anges.

— Vous connaissez donc mes malheurs ? répondit la vieille femme.

— L’affaire a fait du bruit dans le temps, paraît-il, et d’après ce que nous a raconté un sauvage de l’ouest, votre fille se serait séparée de son ravisseur, aux Montagnes Rocheuses, et serait revenue ici avec des voyageurs canadiens.

— L’on m’a dit cela, mais je ne l’ai jamais revue. Elle aurait dû savoir que le cœur d’une mère pardonne toujours ; elle aurait dû venir se jeter dans mes bras. Oh ! comme j’aurais été heureuse !…

Elle se mit à sangloter de nouveau.

— Chante donc, Léontine, ordonna madame D’Aucheron, pour se donner une contenance. La jeune fille répéta plusieurs romances dont les paroles s’adressaient à Rodolphe absent. Puis, pour ne pas abuser de l’extrême bonté des D’Aucheron, le père Duplessis ramena ses pauvres à leurs tristes réduits.

Alors madame D’Aucheron dit à sa fille :

— Il vaut mieux que cette vieille ne revienne pas ici. À son âge, vois-tu, les émotions sont dangereuses. Tu lui porteras des secours à domiciles.

Sans compter qu’il y a plus de mérite à visiter les pauvres qu’à les faire venir chez soi.

Elle était contente d’avoir trouvé cette idée-là.

VIII

Dans les huit jours qui suivirent le bal, monsieur Le Pêcheur vint présenter ses hommages à madame et à mademoiselle D’Aucheron. Il était lustré, brossé, pimpant, jaseur. Il était confiant dans son étoile et croyait au pouvoir du sauvage.

Léontine l’accueillit froidement, mais sans le repousser tout à fait. Il en augura bien. Elle devait agir ainsi. C’était de bonne guerre que ne pas se livrer à la première sommation. La mélancolie répandue sur sa brune figure lui donnait un charme inaccoutumé. Il l’aimait mieux comme cela, avec une teinte de tristesse. C’était moins vulgaire. Il osa même faire allusion à l’époque du mariage. Elle pencha la tête comme une victime qui se résigne. Il aimait cela, la résignation chez une femme, et trouvait que c’était une belle vertu.

Il avait vu monsieur D’Aucheron auparavant, et monsieur D’Aucheron lui avait appris la grande nouvelle : l’achat d’une maison splendide, d’une voiture d’été, d’une voiture d’hiver, de deux chevaux.

— Vous comprenez, avait-il dit en clignant de l’œil, c’est pour ma fille.

À son retour, il trouva Sougraine à sa porte, parmi les solliciteurs qui font pied de grue. Il le reçut assez mal, car il pensait n’avoir plus besoin de lui. Il s’était évidemment fait un travail dans l’esprit, sinon dans le cœur de sa future. Maintenant que l’onde avait pris son cours elle irait d’elle même et le sillon se creuserait davantage chaque jour. Il en était quitte à bon marché.

Sougraine insista et ses raisons n’étaient pas sans valeur.

— On peut défaire ce qu’on a fait, disait-il. Sois généreux envers ceux qui te font du bien. La reconnaissance est une belle chose, mais la vengeance est une plus belle chose encore.

Le ministre souriait.

— On verra, répétait-il, on verra. Tu demandes trop, tu n’es pas raisonnable. Tu reviendras quand je serai marié.

Il ouvrit la porte.

— Le mariage n’est pas fait, va ! répondit Sougraine, en sortant.

— J’ai peut-être tort de le froisser, pensa le ministre. Il eut mieux valu attendre un peu… Bah ! qu’il aille au diable !

IX

Avant de venir à Québec la Longue Chevelure avait parcouru plusieurs des villages échelonnés sur les bords du grand fleuve, demandant partout sa fille tant regrettée. Il avait visité le canton iroquois du Saut St. Louis, les indiens d’Oka, sur le lac des Deux Montagnes, les Abénaquis de la rivière Saint François. Nulle part il ne recueillit ces agréables rumeurs qui font naître l’espérance et soutiennent le courage. Il se rendit à Notre-Dame-des-Anges, sur la rivière Batiscan. Les gens de l’endroit se souvenaient à peine de l’enlèvement d’Elmire Audet. Le père de la jeune fille était mort ; ses frères et ses sœurs travaillaient dans les fabriques américaines, et la mère, vieille et souffrante, s’était réfugiée l’on ne savait où. Quelques Abénaquis de la rivière Bécancour lui apprirent, aux Trois-Rivières, que Sougraine comptait des parents parmi eux. Il avait même laissé deux enfants, deux petits garçons, chez un de ses beaux-frères. L’un de ces enfants mourut fort jeune ; l’autre était devenu quelqu’un, un monsieur, comme on dit à la campagne. Mais l’on ne savait plus où il demeurait. Quant à la jeune fugitive, personne n’avait eu connaissance de son retour. Il était, en différent temps, arrivé des voyageurs de l’Ouest, des pays d’en haut, de la Californie, mais on ne savait plus guère où les retrouver.

La Longue Chevelure suivit ces indiens à la rivière Bécancour.

Les Abénaquis, dispersés parmi les blancs, songeaient à se réunir pour de nouveau vivre en tribu, comme par le passé. Ils désignèrent le chef Metsalabanlé, Thomas et plusieurs autres des plus considérables pour solliciter, auprès du gouvernement, l’autorisation de se réorganiser et d’aller demeurer sur des réserves. La Longue Chevelure s’achemina vers Québec en leur compagnie. Il voulait se rendre jusqu’aux rives du Golfe St. Laurent. Il devait traverser en faisant la chasse, la chaîne des Alleghanys, visiter la Baie des Chaleurs, puis se diriger vers le sud, fuyant les neiges du Canada, pour retourner enfin sous les climats plus doux des États Américains.

Le hasard le conduisait : le hasard ou plutôt la Providence, cette force mystérieuse qui nous pousse à notre insu, par une voie étrange, vers un but que nous n’apercevons point.

Sougraine venait d’arriver. Il cherchait quelqu’un lui aussi.

Souvent le souvenir de ses enfants s’était réveillé dans son cœur. Les folles passions d’autrefois, devenues calmes aujourd’hui, n’avaient pas étouffé pour toujours, au temps de leur éclosion, la sollicitude paternelle. Pendant qu’il errait dans les montagnes de la Californie, se faisant tour à tour mineur et trappeur ; pendant qu’il s’égarait dans les villes, au milieu des flots d’aventuriers apportés, comme des épaves, de tous les coins du monde, flânant au soleil où dormant à l’ombre, vidant la choppe de bière dans les tavernes du sous sol, ou grugeant des bananes sous l’auvent des marchandes de fruits ; pendant qu’il parcourait, demandant son pain au travail de la ferme, les vastes champs couverts de maïs d’or et les prairies vertes comme des mers profondes, il songeait au pays, aux parents, aux amis, aux enfants, à tout ce qu’il avait aimé, ce qui est la vie, l’espoir, le bonheur, et il se trouvait bien malheureux. Des larmes mouillaient ses paupières. Ses enfants surtout, ses deux petits garçons, comme il aimait se les rappeler ! Il évoquait leur souvenir, et ils apparaissaient devant lui dans la fraîcheur de leur enfance, comme aux jours de jadis. Il les voyait babiller comme des oiseaux. Il s’imaginait entendre leur voix dans le murmure des ruisseaux, dans le gazouillement des feuillages. Il voyait encore étinceler leurs yeux noirs, rire leur bouche mutine.

Mais eux se souvenaient-ils de lui ? Voulaient-ils s’en souvenir ? Le croyaient-ils coupables ou savaient-ils son innocence ? Ils avaient peut-être oublié son nom… Oublier le nom de son père !… Ah ! comme il eut donné cher pour les voir, n’aurait-ce été qu’un instant. Comme ils devaient être changés ! Ils étaient devenus des hommes. Oui, ses petits enfants qu’il laissa un jour, pour se sauver avec sa honte et son déshonneur, ils sont des hommes aujourd’hui… Et que font-ils dans le monde où il les abandonna ?… Ceux qui en ont pris soin les ont-ils protégés fidèlement ? Vivent-ils pauvres, découragés, misérables, ou bien, dominant la fortune par leur énergie, se sont-ils fait une bonne place au soleil ?… Pauvres enfants !

Il les reverra. Après plus de vingt ans d’exil on peut bien retourner dans la patrie. La vengeance doit être satisfaite et l’expiation assez grande. Et puis, on n’a peut-être pas retrouvé le cadavre de sa femme… Et, si on l’a retrouvé, il n’a peut-être pas été reconnu… Qui peut l’accuser après tout, lui Sougraine, d’avoir tué sa femme ?… Il a été bon, trop bon, peut-être, et c’est ce qui l’a perdu. Il ne fallait pas retourner à St. Jean pour la chercher. On ne l’aurait pas accusé. Ses enfants auraient juré qu’il ne l’avait pas tuée. Ils ne savaient pas, eux, ce qu’il allait faire tout seul, la nuit, sur la rive où était restée leur mère… Si, encore, il n’avait pas fait la sottise d’oublier sa corde au cou de la malheureuse…

— Et puis Elmire dont le sioux l’avait cruellement séparé, qu’était-elle devenue ?… Elle serait aujourd’hui sa femme légitime, et des rayons de félicité tomberaient sur leur existence. Il regrettait d’avoir obéi à cet impérieux étranger et de s’être séparé d’elle. Elle était la femme d’un autre aujourd’hui sans doute, et elle repoussait, comme une vision infâme, le souvenir de l’homme qu’elle avait un jour trop aimé… Ô châtiment ! l’amour qui se change en haine.

Toutes ces pensées venaient souvent à l’esprit de Sougraine et ne lui laissaient guère de repos. Elles le fatiguaient, elles ébranlaient ses premières résolutions, comme le pic du travailleur ébranle et démolit le mur qu’il frappe incessamment… Il résolut enfin de revenir chez les siens et de soulever le voile qui lui cachait tant de secrets.

Il s’aventurait donc maintenant comme un fantôme dans les rues étroites de la ville, recueillant toutes les rumeurs qui passaient dans l’air, interrogeant rarement et discrètement. Il n’avait pas osé se rendre directement à Bécancour, crainte de quelque mésaventure. Metsalabanlé était peut-être encore le chef de la petite tribu qui vivait en cet endroit, et cet homme intelligent mais impitoyable lui faisait peur. Il fallait s’assurer auparavant des dispositions des frères indiens.

Il rencontra les délégués de la tribu et put se joindre à eux sans éveiller de soupçons. Il se fit appeler la Langue muette.

X

Ce fut au bal de madame D’Aucheron que la Longue Chevelure apprit pour la première fois, les noms et la demeure de quelques uns des voyageurs qu’il avait jadis sauvés de la mort. Le lendemain, un habitant d’une paroisse éloignée l’emmena chez lui. Son voisin avait fait autrefois le voyage de la Californie. Il savait peut-être quelque chose. Vain espoir. Ce voyageur avait traversé les Montagnes Rocheuses deux ans après Houde et Pérusse. Il les avait vus cependant, là-bas, et avait travaillé avec eux dans les mines. Leroyer revint à Québec. Il lui semblait, malgré tout, qu’un horizon nouveau, tout or et tout lumière, s’ouvrait devant ses yeux. Une confiance inaccoutumée remplissait son âme et il éprouvait d’étranges enivrements. Il lui tardait maintenant de voir madame Villor. S’il avait su, il n’aurait pas fait ce voyage inutile,… Peut-être aurait-il trouvé sa fille aujourd’hui…

Il peigna ses longs cheveux, mit un gros diamant à sa cravate, car il était cravaté comme un bourgeois, passa dans ses doigts des anneaux où scintillaient les plus belles pierres, s’enveloppa dans une large écharpe comme un seigneur espagnol, chaussa des mocassins de caribou, comme un coureur des bois, mais des mocassins garnis de vraies perles, enfonça sur sa tête un casque de loutre et se rendit chez Rodolphe, le jeune docteur. Il voulait s’en faire accompagner.

Rodolphe était sur le chemin de Saint Raymond.

Le professeur à l’école normale, qui ne perdait pas une occasion de faire le bien et ne souffrait pas une minute de retard dans l’exécution d’un projet, venait d’apprendre qu’on demandait un médecin en cet endroit. Saint Raymond, une belle, grande et riche paroisse, comme vous savez. Il courut chez madame Villor, qui dépêcha sa fille à Rodolphe. Il fallait faire diligence, les bonnes paroisses sont rares. Une heure après le jeune médecin était en route. Saint Raymond était bien plus avantageux que Notre-Dame-des-Anges.

La Longue Chevelure pensa qu’il devait aller présenter ses hommages à madame D’Aucheron. Il verrait madame Villor en revenant. Ce serait mieux, on pourrait s’attarder longtemps ici.

Quand il entra, monsieur, madame et mademoiselle D’Aucheron, assis tous trois dans le salon, en face d’un âtre flamboyant, étaient engagés dans une conversation fort animée.

Il s’agissait encore du mariage de Léontine.

— Je ne parle pas souvent, disait le chef de la famille, mais quand je parle je veux être écouté ; je dois l’être. Il faut que ce mariage ait lieu prochainement. Il y va de mon honneur : j’ai engagé ma parole ; il y va de ma fortune politique : l’honorable monsieur Le Pêcheur me promet une place de conseiller législatif. On dira : si jeune et déjà conseiller ! Pas d’élection à subir. On se moque du peuple. C’est la couronne qui nous choisit et non pas une foule ignorante et préjugée… Le titre d’honorable jusqu’à ce que mort s’en suive… jusqu’à la mort, je veux dire. Je deviendrai ministre. Oui Le Pêcheur me l’a dit et je le crois. Je le sais ; je connais ma valeur… Un homme qui se connaît apprend aux autres à le connaître… Ton mari ministre, ton père ministre, ma Léontine, est-ce assez de chance comme cela ?

— Et pourquoi, mon enfant, reprenait madame D’Aucheron, pourquoi serais-tu récalcitrante ? ne nous dois-tu pas tout ce que tu es, tout ce que tu as ?

— Exploitez-vous une industrie ? demanda la jeune victime, tout-à-coup blessée, suis-je donc un objet de commerce ?

— L’entends-tu ? s’écria le futur conseiller législatif.

— Seigneur Dieu ! fit madame D’Aucheron, la révolte dans une âme que je me suis efforcée de rendre angélique.

— Pardon, fit Léontine, je ne voulais pas oublier le respect que je vous dois.

Elle se mit à regarder jouer les flammes légères du foyer qui s’élançaient en flèches ardentes vers la cheminée ; son âme aussi, dans ses brûlantes aspirations, s’élançait vers un avenir encore rempli de ténèbres.

Ce fut en ce moment que la Longue Chevelure se présenta. Il s’aperçut qu’il arrivait un peu trop tôt ou un peu trop tard. Il y avait du mécontentement sur les figures, de la gêne dans les manières.

— Nous sommes heureux de vous voir, lui dit monsieur D’Aucheron.

— Ce n’est pas sûr, cela, pensa le sioux.

Quelques instants après, mademoiselle D’Aucheron, priant le visiteur d’être indulgent, lui dit qu’elle devait sortir. On l’attendait : elle était en retard déjà.

Vilbertin survint. Il parut regretter l’absence de Léontine.

Il n’était pas gêné avec D’Aucheron, le gros notaire ; avec personne. Au reste, il était le plus intime ami de la maison. Il amena la causerie sur le mariage de mademoiselle D’Aucheron.

La présence du sioux ne comptait point à ses yeux…

— Ce sera un brillant mariage, dit monsieur D’Aucheron.

— Un mariage heureux, ajouta sa femme.

L’indien, surpris, questionna du regard. Il n’aurait pas osé se mêler à cette conversation.

— Elle fait bien quelques petites résistances, observa madame D’Aucheron, mais elle a trop de bon sens et elle nous aime trop pour ne pas consentir à cette splendide union.

— Ce serait un grand malheur pour moi que la rupture de ce projet, reprit le chef de la maison, en regardant La Longue Chevelure.

— Je sais que dans votre société civilisée, remarqua alors le sioux, il y a des mariages de convenance que l’on ne connaît pas chez nous, dans nos forêts. Vous vous mariez pour avoir de l’or, des honneurs, une position, nous nous marions pour avoir la personne que nous aimons. Vous avez souvent des chagrins intimes, nous n’en avons jamais. Il faut que le cœur aime et nulle puissance au monde ne peut l’empêcher de rechercher l’objet qu’il a choisi. S’il ne le possède pas par le mariage il le possédera malgré le mariage.

— Vous êtes naïfs, vous autres les indiens, dit en riant l’homme d’affaire, et vous placez encore l’amour parmi les choses sérieuses. Il y a longtemps que la civilisation l’a mis à sa place. C’est l’égoïsme qui prime tout, mais un égoïsme revu et corrigé : le soin de son bien-être. Vous comprenez ? Ne pas souffrir. C’est moi qui ai trouvé ce mot. C’est très large et très juste. Songez-y, L’amour c’est un passe-temps, une distraction, quelquefois une malice. C’est moi qui ai trouvé ce mot-là aussi. Il a son application.

— Mademoiselle votre fille ne me semble pas partager votre manière de voir, fit l’indien, qui se leva pour prendre congé.

— Elle est jeune, répondit D’Aucheron, et la jeunesse donne encore dans les vieilles idées, laissez-la vieillir, elle acceptera bien les nouvelles.

Vilbertin ne trouvait pas fort rassurantes les dispositions de son ami. Il se mit à parler affaires. L’achat de la maison de la Grande allée était chose faite. On ne le regrettait point. On paierait cela comme le reste, d’un coup de dé. Tous les spéculateurs ont des veines de chance ; on l’attendait avec assurance, la veine, et les yeux fermés. Il y en a comme cela qui ferment les yeux pour ne pas voir leur folie.

XI

Leroyer se fit conduire rue Richelieu et monta chez madame Villor. Mademoiselle D’Aucheron venait d’entrer. Madame Villor tenait une lettre à la main et paraissait toute troublée. La Longue Chevelure exposa le motif de sa visite. Il était tellement ému que sa voix tremblait comme celle d’un vieillard.

Léontine et Ida disaient :

— S’il pouvait retrouver son enfant !

À la grande surprise des jeunes filles, madame Villor balbutia, parut chercher des paroles, s’efforcer de se souvenir. Elle portait la main à son front. Ida pensait :

— Maman est-elle malade ? Elle n’est pas comme de coutume.

La Longue Chevelure semblait découragé.

— Qu’est-ce donc que cette lettre que tu viens de recevoir, petite mère ? demanda mademoiselle Ida.

— Je ne sais pas, fit madame Villor, agitée par une émotion étrange.

— Mon Dieu ! tu me fais peur, reprit la jeune fille.

— Rodolphe !… exclama Léontine, qui ne pensait qu’à son ami… Serait-ce un malheur ?

Et elle devint toute livide.

Madame Villor fit signe que non.

— Tu nous caches un secret j’ai peur… montre cette lettre, mère. Voyons, il faut tout savoir, continua Ida.

Elle prit la lettre d’une main fiévreuse et lut vivement à haute voix.

« Malheur à vous ! malheur à votre fille ! malheur à Rodolphe ! si jamais vous dites un mot à qui que ce soit, vous entendez bien ? à qui que ce soit, au sujet de la petite fille sauvage amenée des Montagnes Rocheuses, par votre frère, il y a vingt-trois ans. On prouvera que vous avez eu votre part de l’argent…

La figure d’Ida qui s’était colorée tout à l’heure, sous les coups de fouet du sang, devint d’une pâleur extrême à la lecture de cette dernière ligne. Ida l’avait lue tout d’un trait, sans y regarder d’avance, Elle était blessée au cœur. L’œil de madame Villor étincelait.

— J’ai pris ma part de l’argent, dit-elle lentement, ma part de l’argent… Mensonge ! horreur !

Les deux jeunes filles se levèrent spontanément tout heureuses de cette énergique protestation. Elles savaient bien que Madame Villor était une femme d’une grande probité, et il leur était pénible de voir sa vertu subir les morsures de la calomnie. Mais si madame Villor n’avait rien à craindre de cette lâche accusation, elle pouvait bien parler. C’est ce qui vint à leur pensée. La pauvre femme comprit cela aussi.

— La jeune enfant, commença-t-elle, je l’ai… elle a…

Sa langue tout à coup embarrassée balbutia des mots incohérents.

— Qu’avez-vous donc, mère, s’écria la jeune Ida, qu’avez-vous donc ?

Madame Villor venait de s’affaisser. Elle n’avait pu soutenir le choc des émotions. La surprise, la peur, le pressentiment d’une sourde persécution, la pensée de voir des malheurs inconnus tomber sur sa fille chérie, tous ces fantômes qui se précipitent, à certaines heures, dans les imaginations vives et bouleversent les tempéraments faibles, l’avaient brisée de même que l’orage brise une plante délicate, et elle gisait là comme dans une agonie cruelle. Les jeunes filles tout en pleurs crièrent au secours. Les voisins accoururent. On appela le prêtre et le médecin.

La Longue chevelure sortit désolé. Y avait-il eu un drame sur le berceau de sa fille comme sur la tombe de sa femme ?

XII

Le notaire Vilbertin, de retour à son étude, se livrait aux charmes de la rêverie. L’exercice était nouveau pour lui. Il n’avait jamais songé qu’à grossir son trésor, à bien arrondir la fortune, et cela tenait de la prose plutôt que de la poésie. C’était un travail, non une récréation. Aujourd’hui un nouveau rêve hantait son esprit. Il se sentait dominer par une mystérieuse puissance, il y avait un envahissement de tout son être par une passion étrange, et il eût voulu s’endormir dans cet enivrement des sens. Il redoutait le réveil. L’image de mademoiselle D’Aucheron passait et repassait sans cesse devant ses yeux fermés. On voit mieux sa pensée quand on ferme les yeux. On dirait qu’on regarde en dedans.

Il n’était pourtant pas sans inquiétude, le gros notaire, et plus il devenait amoureux plus il avait peur de ne pouvoir saisir l’objet de ses désirs. Le ministre était un rival formidable. D’Aucheron le laissait bien voir. Il était jeune, élégant galant, sur la voie de la fortune, arrivé aux honneurs. Rodolphe, l’autre rival, serait moins difficile à supplanter. Il ne le redoutait guère, celui-là. Il comptait un peu sur la chance et jouait en aveugle. Il ne faudrait cependant pas tarder longtemps à se mettre sur les rangs ; il ne fallait pas non plus brusquer une déclaration. N’importe le moyen, il l’aurait cette belle jeune fille. Il sentait maintenant un vide énorme dans son existence. Il ne s’était jamais vu seul comme cela. Oh ! comme il l’aimerait, comme il la traiterait avec bonté ! Il aurait du plaisir à satisfaire ses caprices, car elle en aurait des caprices ; toutes les jeunes femmes en ont. Il ne vieillirait plus ! non, il aurait tant de soin de lui-même que les années glisseraient, glisseraient sans laisser de traces sur son front… Les rides — il était quelque peu ridé — les rides s’effaceraient sous les baisers de la jeunesse.

Il se leva. Le feu qui le mordait au cœur mettait des reflets pourpres sur sa face ronde.

— Ô amour ! amour ! soupira-t-il.

Et sa main cherchait à comprimer les battements de son cœur.

Une voiture attelée de deux chevaux fringants s’arrêta devant sa porte et une dame enveloppée de riches fourrures descendit aussitôt.

— Les rêves couleur de rose du gros notaire s’envolèrent comme des oiseaux qu’épouvante un coup de foudre, et des pensées plus pratiques arrivèrent alors.

— Mon ami D’Aucheron n’a pas perdu de temps, pensa-t-il. Il donne dans le panneau comme un poisson dans le filet. La maison de la Grande allée, 15,000 dollars, l’ameublement, 5,000, cela fait 20,000 ; les voitures, les chevaux, les harnais, une couple de mille encore, cela fait bien 22, 000 dollars. Et pour payer tout cela, il faut faire un emprunt.

Il n’eut pas le temps de piétiner davantage sur l’amitié de son intime, la visiteuse entrait.

— Comment vous portez-vous, depuis tantôt, mon cher notaire ?

— À merveille, madame,… à merveille ! En vérité, je vous le dis, on rajeunit ; ma parole, on rajeunit.

— Que vous-êtes heureux, vous !

— Et comment, belle dame, vous n’allez pas vous plaindre des rigueurs du temps, je l’espère. Vous êtes demeurée jeune, fraîche, aimable comme à dix-huit ans.

— Vous êtes trop flatteur pour être vrai. Dans tous les cas si j’ai eu du bonheur dans le passé, j’ai du chagrin aujourd’hui ; oui, j’ai du chagrin.

— Vous paraissiez pourtant bien heureuse tout à l’heure… vite, contez-moi ça. Vous savez, le notaire c’est comme le confesseur.

— Je vais vous le dire mon secret J’ai besoin d’un peu d’argent. Il me faudrait cent piastres et je ne voudrais pas les demander à mon mari. C’est une surprise que je veux lui faire… Il faudrait garder la chose secrète, bien secrète. Je vous rendrai moi-même cette somme avant longtemps…

— Eh ! juste ciel ! chère madame, voilà pourquoi vous n’êtes pas heureuse, vous, parce qu’il vous faut cent dollars ?

— Oh ! non, il y a autre chose. Ce n’est pas un secret, du reste, et mon mari vous en a parlé il y a un instant. Il s’agit de ma fille, de Léontine. Elle est d’un entêtement ridicule. Elle s’obstine à repousser l’honorable M. Le Pêcheur. C’est vraiment décourageant. Il faudra bien qu’elle cède cependant. Je l’ai dans la tête, son père aussi. Elle s’est éprise de ce petit docteur. Heureusement qu’il va s’établir à la campagne, loin d’ici. Ils ne se verront pas souvent et finiront par s’oublier.

— C’est ce que je crois, ajouta le notaire ; c’est aussi ce que j’espère. Et ce mariage avec le ministre se ferait bientôt ?

— Le plus tôt possible.

— Allons, mon petit, pensa Vilbertin, joue serré. Madame, ajouta-t-il tout haut, ma bourse est à votre disposition. Je ferai, pour vous être agréable, tout ce qu’il est possible à un galant homme de faire, et je serai discret par dessus le marché mais si un jour j’ai besoin de vous, vous m’aiderez, n’est-ce pas ?

— Comptez sur moi, monsieur le notaire.

Madame D’Aucheron sourit mais avec amertume.

— Savez-vous que madame Villor est bien mal, reprit-elle.

— Non ? comment cela ?

— Après la lecture d’une lettre, paraît-il, elle s’est évanouie, puis elle a été frappée de paralysie. Elle ne peut plus parler.

— Et que disait cette lettre ?

— Cette lettre ? je ne le sais pas.

— Pauvre femme ! Je lui ai fait remise de son loyer… c’est peut-être la joie…

Madame D’Aucheron retourna chez elle dans son magnifique sleigh attelé de deux chevaux. Le cocher, un énorme bonnet de peau de loup sur le chef, un paletot à trois collets sur le dos, conduisait fièrement l’attelage. Il semblait né cocher, car il y en a qui naissent pour conduire comme d’autres pour être conduits. Secret du destin.

XIII

La Langue muette venait souvent chez les D’Aucheron et cela pouvait éveiller la curiosité. La curiosité éveille le soupçon, et le soupçon est le plus obstiné comme le plus sournois de tous les dénicheurs de choses louches. Il ne désirait qu’une chose : aller vivre et mourir tranquille, à l’abri de toute crainte, en quelqu’endroit éloigné.. Pour arriver à ce terme heureux de sa destinée il avait besoin d’argent, et son ancienne amie lui en donnait à pleines mains. Il le fallait bien. Elle était à sa merci. Il n’avait qu’à dire un mot et tout était fini pour elle : Honneur, respect, plaisir, fortune, amour, tout ! Pauvre femme ! elle payait cher ses faiblesses de jadis. Elle eût voulu le charger d’or ce monstre qui la poursuivait, le gorger de richesses, pourvu qu’il s’éloignât, pourvu qu’il disparût à jamais… Ses nuits se passaient dans d’affreuses songeries. Le jour, elle pouvait se distraire un peu. Elle recevait ses amies, sortait pour faire admirer ses belles toilettes, et le bruit, les plaisirs l’étourdissaient un peu. Elle oubliait. La nuit, quand tout se taisait autour d’elle, les cris de sa conscience devenaient terribles. Il lui semblait que tout le monde pouvait les entendre. Mille pensées lugubres l’absorbaient. Ses amies se raconteraient son histoire. Comment trouvez-vous l’histoire de la D’Aucheron ? diraient-elles, et elles éclateraient de rire. Des sueurs froides mouillaient son corps convulsivement agité. Son sommeil avait quelque chose de plus pénible encore, car elle ne pouvait point chasser les sombres visions qu’il lui apportait.

Elle remit à Sougraine les cent dollars qu’elle venait d’emprunter au notaire.

— Voyons, dit-elle, sois généreux enfin, pars, ne me condamne pas à un plus long supplice ; j’en mourrai, bien sûr.

— Écoute, tu ne veux pas dire à l’indien où est son enfant… As-tu peur qu’il l’enlève comme il t’a enlevée autrefois ?… Si c’est Léontine on la laissera ici pour qu’elle vive dans les plaisirs… Oh ! va ! on l’aimera assez pour ne pas troubler son bonheur… Avoir un enfant et ne pas pouvoir lui dire ; moi, je suis ton père… et ne pas pouvoir mettre un baiser sur son front, et ne pas avoir le droit de lui demander une petite place dans son cœur ! tu comprends, c’est affreux cela… Non, non, l’indien ne s’en ira pas ainsi !… Il ne dira rien, il ne fera rien, mais il ne s’en ira pas… Et puis, les deux garçons, tu sais ? il faut qu’on les retrouve eux aussi…

— Je vous l’ai déjà dit, Sougraine, je ne sais pas ce qu’est devenu notre enfant. Je ne l’ai jamais vu… Nous avons pris à l’hospice des sœurs de la charité la jeune fille que vous voyez avec nous.

— Eh bien ! écoute, l’indien ne partira pas, excepté si tu lui donnes encore de l’argent, beaucoup d’argent.

Le mal répugne d’abord à toute personne, quelque perverse qu’elle soit, parce qu’il est de sa nature opposé à Dieu. L’âme est faite pour Dieu et son premier mouvement doit être pour le bien. La lutte s’engage bientôt à cause de notre liberté d’action. Nous succombons souvent parce que nous écoutons nos sens, et c’est par eux que nous sommes vaincus. Les considérations supérieures de l’esprit ne valent pas, aux yeux de la foule grossière, les ivresses de la chair.

L’on cherche naturellement à se débarrasser de l’ennemi qui nous persécute. Madame D’Aucheron songeait à se défaire de Sougraine et se mettait l’esprit à la torture pour trouver le moyen d’y arriver. Elle n’aurait pas voulu commettre un crime, mais elle ne pouvait cependant pas supporter toujours cet affreux état de chose.

XIV

Rodolphe s’en revenait tout joyeux de St. Raymond. Sur la côte élevée qui domine le village, au sud, il s’arrêta pour embrasser d’un coup d’œil les jolies maisons groupées dans la vallée, sur le bord de la rivière. Le clocher de l’Église étincelait au soleil et cent colonnes de fumée montaient en ondoyant dans le ciel d’azur.

— Léontine aimera bien ce poétique endroit, pensa-t-il ; comme nous serons heureux ici !

Le cheval se mit au trot sur le chemin de neige qui serpentait comme un ruban d’argent à travers les montagnes bleues, et les grelots éveillés tintèrent joyeusement dans la vaste solitude des Laurentides, comme des chants d’oiseaux quand le printemps fleurit.

— Ce bon M. Duplessis, pensait encore Rodolphe, il me rend véritablement heureux. Je n’aurais pas songé à venir planter ma tente dans cette ravissante oasis. Mon vieux Québec je ne te regretterai guère. Le rêve de mon enfance va donc se réaliser : une retraite paisible sous les bois, une chaumière sur le bord d’un ruisseau, une femme adorée près de moi.

Il lui tardait de voir Léontine pour lui dite comme ils auraient du bonheur là-bas… Et sa bonne tante et sa charmante cousine, il pourrait sans doute leur trouver un petit coin dans son nouveau paradis.

Il entra dans la ville qu’il trouva bien sombre et fit arrêter la voiture à la porte de madame Villor. Il monta. Sa cousine vint ouvrir. Il l’embrassa, couvrant d’un frimas léger ses lèvres roses.

— Ma tante ? dit-il, où est ma tante ? Bonne nouvelle, va, cousine, bonne nouvelle.

— Triste nouvelle, cousin répondit-elle, et elle se mit à pleurer.

Rodolphe fut saisi de crainte… Il devina.

— Ma tante est malade, Ida ? Ma tante est malade ? Dis, parle…

— Bien malade, mon cher Rodolphe.

Et elle le conduisit au lit de sa mère.

La pauvre malade eut un redoublement d’angoisses à la vue de son neveu, et des larmes remplirent ses grands yeux souffrants.

— La paralysie, fit le jeune médecin en branlant la tête.

Ida n’osait parler.

— Dis-moi tout, cousine, dis-moi comment cela est survenu ; il faut que je le sache… Il est plus facile de guérir une maladie quand l’on en connaît les causes.

Ida lui raconta comment l’accident était arrivé, car c’était bien comme un accident, cette maladie subite.

Rodolphe ne pouvait revenir de son étonnement. D’où partait le coup ? Qui avait intérêt à cacher l’existence de cette enfant sauvage ? Il devait y avoir une question d’argent au fond de cela. On trouverait sans doute en cherchant un peu. Il ne manquait pas de gens qui se souvenaient de son père, à lui, et de la petite fille toute jeune qu’il avait amenée de la Californie. Pour lui, il ne se souvenait de rien. Si sa tante pouvait parler ! Il faudra bien qu’elle parle…

Le jeune médecin fit appel à toutes ses connaissances. Il commençait à livrer une guerre sans merci au mal qui tuait sa tante.

XV

Les D’Aucheron étaient venus habiter leur maison nouvelle de la Grande Allée ; les visiteurs affluaient. Duplessis disait avec un peu de malice en voyant la splendide demeure : Quand on taille dans le cuir des autres on peut faire large courroie. L’Honorable monsieur Le Pêcheur ne manqua pas une si belle occasion d’aller visiter ce qu’il croyait être sa future propriété. D’Aucheron l’avait dit, c’était pour Léontine. Or, ce qui était pour elle était pour lui, n’est-ce pas ? puisqu’elle allait devenir sa femme.

— Je suis née pour le malheur, pensait Léontine, inutile de chercher à fuir ma destinée, je serai malheureuse.

Elle devenait fataliste. Il n’y a pas de destinée absolument nécessaire. S’il y en avait une il n’y aurait point de liberté, par conséquent point de responsabilité ; donc ni bien, ni mal. Il y a une destinée que l’on est libre de suivre ou de ne pas suivre. On est poussé vers cette destinée, mais on peut résister ; on est sollicité, mais l’on discute les motifs.

Son amour pour Rodolphe ne faisait que grandir devant les obstacles, mais sa raison aussi parlait plus haut, et son cœur saignait à la pensée de causer une peine mortelle à des personnes dont l’affection pour elle avait été si profonde. À l’aspect de la douleur de sa mère, elle se sentait ébranlée dans ses résolutions et trouvait naturel le sacrifice de sa personne.

Voici comment, presque tout à coup, elle en était venue à cet état d’abnégation ou d’anéantissement moral.

Elle avait remarqué les visites fréquentes de la Langue muette et le trouble que la présence de cet étranger jetait dans l’esprit de sa mère adoptive. Sans chercher des mystères que sa naïve innocence ne soupçonnait point, elle voyait bien qu’il y avait quelque chose d’insolite dans cette obstination du sauvage à revenir sans cesse dans une maison où on le connaissait à peine. Elle ne songeait pas à scruter ce secret, et elle serait demeurée indifférente à ce qui se passait autour d’elle, si le hasard, ce terrible instrument de la providence qui y voit plus clair que nous, n’était venu lui montrer un abime où pouvaient rouler, d’une minute à l’autre, les personnes qui lui tenaient lieu de père et de mère.

De retour de sa promenade, se rendant à sa chambre, elle passa devant la salle à manger dont la porte était fermée. Une voix suppliante frappa son oreille. C’était la voix de sa mère.

— Je t’en supplie, disait-elle, ne trahis point notre secret. Va-t-en pour ne plus jamais revenir…

Étonnée, elle s’arrêta instinctivement.

— L’indien veut encore de l’argent, dit une autre voix, une voix d’homme.

— Je n’en ai plus : je ne trouve plus personne qui veuille m’en prêter.

— Je resterai.

— Sougraine, je t’en conjure, ne me perds point… Au nom de notre ancien amour ! Pour le bonheur de notre fille !…

— Notre fille ! hein ! que dis-tu ? Notre fille ! Léontine est la fille de Sougraine ?… de Sougraine ? Sa fille ? oh ! dis, c’est bien vrai ?

— C’est vrai… mais sauve-la ! sauve-nous…

Un flot de sang monta à la figure de Léontine. Elle crut qu’elle allait mourir. Elle s’appuya sur le mur, tenant son front dans ses mains crispées comme pour en arracher une pensée affreuse, puis elle se traîna jusqu’à sa chambre et tomba au pied de son crucifix. La prière, c’est le seul refuge efficace des vraies douleurs.

Sougraine ! Sougraine ! ce nom qu’elle ne connaissait que depuis quelques jours tintait comme un glas funèbre à ses oreilles !

Sougraine ! Sougraine ! c’était le chant de mort de ses amours et de ses espérances !

Sougraine ! Sougraine ! Toujours il revenait ce nom fatal, et rien, rien ne pouvait le chasser. Il se liait au nom de sa mère… ils devenaient inséparables, ces deux noms, comme deux serpents qui s’entrelacent et mêlent leurs orbes dans l’amour ou la haine….

Elle demeura longtemps au pied de la croix, dans un inexprimable abattement et ne parut pas au souper. Sa mère, fort agitée elle même, remarqua peu son absence. Cependant elle était plus gaie que d’ordinaire et elle s’applaudissait de l’heureuse idée qu’elle avait eue. M. D’Aucheron n’avait pas seul le monopole des idées heureuses. Pourquoi n’avoir pas pensé à cela plus tôt ? Que de persécutions et de soucis elle se serait exemptés !… Sougraine aurait été son esclave au lieu de se faire son tyran ! Il ne lui demanderait plus d’argent, maintenant, pour garder l’horrible secret. Il ne voudrait jamais rien faire qui put troubler la douce quiétude de son enfant… Son enfant !

Léontine venait de prendre aux pieds du Christ l’héroïque résolution de s’offrir en victime pour le salut de sa mère. Elle avait besoin du secours de la Foi pour ne pas faiblir. Ce qui l’effrayait surtout, c’était la pensée que Rodolphe, atteint dans ses affections les plus pures, déçu dans ses plus chères espérances, finirait peut-être par la mépriser. Il ne saurait pas, lui, les motifs impérieux et sacrés qui la faisaient agir ; il ne les saurait jamais. Elle en mourrait probablement. On meurt de chagrin ; les peines de l’âme minent et détruisent le corps. On dit : une maladie de langueur emporte cette jeune fille, cette jeune femme ; oui, mais cette langueur est née de quelque grande douleur.

Les personnes énergiques n’aiment point les atermoiements et vont droit au but ; l’incertitude les irrite ; elles veulent des situations claires et bien dessinées. Pas de tergiversations ! Aussi, Léontine se rendit immédiatement chez son amie, pour lui apprendre la pénible décision qu’elle avait prise tout à coup et lui demander de la soutenir dans le combat terrible qu’elle se livrait à elle même. Ce serait pour Ida un triste devoir à remplir. L’amitié en a souvent. Elle était si bonne, Ida, qu’elle ne s’arrêterait pas une minute à la pensée qu’on pouvait vendre son amour ou le sacrifier à des motifs de vanités. Elle soupçonnerait une raison, sans jamais deviner le terrible secret.

Ida fut péniblement affectée de la résolution de son amie. Elle en fut presque choquée. Mais, quand elle vit pleurer la malheureuse jeune fille elle se laissa attendrir et se mit à pleurer elle-même.

Rodolphe, qui ne laissait guère sa tante malade, arriva sur les entrefaites. Il crut que les jeunes filles pleuraient à cause de la maladie de madame Villor et s’efforça de les consoler en leur disant qu’il y avait du mieux, un mieux sensible.

— Ô ma Léontine, fit-il, que nous serons heureux là-bas, dans le nid que nous allons construire, sous les bois, comme les oiseaux !… St Raymond est une charmante paroisse. C’est en été qu’il fera bon d’y séjourner. De la verdure à foison, des arbres superbes, deux rivières qui luttent de limpidité et font au village une ceinture gracieuse, des côtes d’une hauteur prodigieuse et d’où les yeux plongent en des horizons d’or et d’azur !

Léontine, pâle, la douleur peinte sur la figure, le regardait à travers ses larmes et ne disait rien.

— Rodolphe, dit Ida, c’est un rêve que tu fais là… ce n’est qu’un rêve.

Léontine se cacha le visage dans ses deux mains et fit entendre un sanglot.

— Un rêve que je fais ? reprit Rodolphe, un rêve qui va se réaliser, n’est-ce pas, Léontine ?

Il avait peur de la réponse, malgré son air d’assurance.

Mademoiselle D’Aucheron branla la tête lentement à deux reprises et ne répondit point. C’était une réponse que ce silence, une réponse douloureuse que le jeune homme ne comprit que trop.

— Comment, vous trompez ainsi mes plus chères espérances, s’écria-t-il ? vous ne m’aimez donc plus ?…

— Rodolphe, je vous aime plus que jamais, Dieu m’en est témoin… et pourtant il faut que nous nous oublions…

— Moi, vous oublier ?… Les femmes qui se vantent de leur tendresse infinie et de leur éternelle fidélité peuvent, dans l’espace d’un jour, mentir à leurs serments, oublier leur amour, mais les hommes ne sont pas ainsi, dit Rodolphe avec amertume.

— Rodolphe, je vous en supplie, fit Léontine, joignant les mains et regardant son fiancé avec l’expression de la plus affreuse douleur, ne me jugez pas, vous me jugeriez mal ! ayez pitié de moi, je suis la plus infortunée des femmes ! ne me méprisez point, je ne suis point coupable !

— Alors expliquez votre conduite et faites-moi connaître au moins le pouvoir occulte auquel vous obéissez.

— Impossible. Le secret qui me lie n’est pas le mien et je n’ai pas le droit de le révéler… Ce serait un crime. Dieu seul peut le dévoiler. Rodolphe, il est un homme qui saura tout parce que cet homme prend la place de Dieu, c’est le prêtre.

Je lui dirai tout ; je lui ouvrirai mon cœur ; il y verra tout l’amour que j’ai pour vous, toutes les angoisses qui me torturent. Il vous dira ensuite si je suis digne de mépris ou de pitié…

Rodolphe réfléchit un instant puis il reprit d’une voix grave et brisée…

— Léontine, ce que vous faites doit-être bien, malgré le mal que j’en ressens. Vous m’aimez et vous me sacrifiez à un devoir plus saint que l’amour, que Dieu soutienne votre courage. Je serais indigne de vous si je ne respectais point votre secret ou si je suspectais vos motifs.

— Rodolphe, je n’ai plus qu’un espoir… mourir bientôt…

Quand mademoiselle D’Aucheron fut sortie, Rodolphe et sa cousine, profondément attristés, cherchèrent longtemps, mais en vain, qu’elle pouvait être la cause de cette détermination subite.

— Ô mes beaux rêves ! ô mes doux espoirs ! ô félicités divinement entrevues !… adieu ! adieu ! dit à la fin le jeune docteur, et son front resta longtemps appuyé sur sa main. Un souffle avait passé et l’édifice de sa félicité n’était plus qu’une ruine.

XVI

Madame D’Aucheron, certaine maintenant que son ancien amant ne la trahirait point, se livrait à des accès de folle gaîté, riait, se moquait de la peur qu’elle avait eue, s’apostrophait à cause de sa sottise. Elle voulait se dédommager de ses angoisses. Elle s’attendait si peu à ce retour de la fortune. Les bonheurs vont deux par deux comme les malheurs. Quel allait être l’autre ? Elle ne tarda pas à le savoir et faillit, dans sa joie inopinée, gâter sa délicieuse quiétude par une parole imprudente. Elle était dans son boudoir, voluptueusement enfoncée dans une berceuse de velours, rappelant avec délice les amertumes qu’elle avait bues, quand sa fille entra, se mit à genoux devant elle, l’entoura de ses deux bras et, l’embrassant avec une fiévreuse ardeur, lui dit :

— Mère, je n’apporte plus de résistance à tes volontés ; je suis ton enfant soumise.

Madame D’Aucheron était sa véritable mère, il fallait donc qu’elle fut sa véritable fille. C’est ce qu’elle pensait. L’amour filial qui se réveillait tout à coup au fond de son cœur la transformait et lui donnait une grande force pour supporter les afflictions. On ne dit jamais au calice : Passe loin de moi ! quand, en le vidant jusqu’à la lie, on peut arracher à la douleur le cœur d’une mère.

Madame D’Aucheron ne se mit pas en peine de savoir d’où venait un pareil changement dans les dispositions de sa fille. Elle crut y voir le travail de la vanité. Elle ne connaissait guère d’autre mobile aux actions, la pauvre femme.

— Chère enfant, dit-elle, comme tu me fais plaisir !… comme ton père va t’aimer ! comme monsieur le ministre, ton futur mari, éprouvera de joie et de reconnaissance ! Tu seras une grande dame. La femme de l’honorable monsieur Le Pêcheur ! Il y en a qui ne trouvent point ce nom-là de leur goût, mais cela sonne bien ; surtout avec le titre d’honorable. Tu vas faire des jalouses, ma petite, tu es bien heureuse. Et moi, quand je dirai : ma fille, madame la ministresse… Il m’en passe des frissons… J’ai de l’orgueil, vois-tu. Une mère est toujours orgueilleuse de ses enfants… C’est comme si tu étais ma propre fille… Je t’aime autant…

Léontine, la tête appuyée sur sa mère, était navrée par l’émotion. Elle se releva subitement, à cette dernière parole, et son regard interrogea madame D’Aucheron qui ne comprit pas.

— Ma mère rougit de moi, pensa-t-elle, et j’irais dire à un homme : prends moi pour ta femme, je suis digne de toi !… jamais ! oh ! jamais ! La honte de ma naissance sera le châtiment de celui qui m’achète…

Elle alla plus tard, comme elle l’avait dit, épancher son cœur dans le sein de son directeur. Elle avait besoin de s’appuyer sur quelqu’un pour marcher dans cette voie douloureuse où elle venait d’entrer. L’étonnement du prêtre fut grand ; grande aussi fut son admiration pour le dévouement sublime de l’enfant. Cependant il ne trouva pas qu’il y avait lieu de se hâter d’accomplir le sacrifice. On pouvait temporiser. Le danger ne semblait pas imminent. Que d’incidents pouvaient surgir et modifier la situation. Puis il fallait toujours espérer en Dieu, même contre toute espérance. C’est quand les hommes de bonne foi ont perdu leur voie et se sont égarés dans des ténèbres les plus profondes, que la Providence fait rayonner son étoile pour, diriger leur pas.

Léontine revint consolée, fortifiée, et comme bercée par l’espérance d’une mystérieuse protection.

XVII

Les jours passaient.

Sougraine était content. S’il ne pouvait sans danger chercher ses deux garçons il pouvait, au moins, voir sa fille. Il pourrait un jour se faire connaître à elle, car par sa position elle le protégerait… Elle allait se marier avec un homme puissant !… Quelle chance ! Après tout, son affaire n’aurait pas si mal tourné… Il entra dans un hôtel et but un peu sec. Il fallait saluer la bonne fortune. Quand il sortit il rencontra Leroyer.

— Viens prendre un verre de vin, lui dit-il, la Langue muette a la joie au cœur, et puis il a de l’argent.

Il montra un rouleau de billets de banque.

La Longue Chevelure le regarda tout surpris.

— Je ne te croyais pas si riche, Langue Muette lui dit-il…

— Riche et heureux !… On n’a pas dit le dernier mot.

La Langue muette, grisé par le vin, par la satisfaction d’avoir extorqué une bonne poignée de dollars et le bonheur d’avoir retrouvé, dans une position fort honorable, un enfant qu’il n’avait jamais connu, s’abandonnait aux délices du moment. De taciturne qu’il avait été il devenait jovial, de méfiant il se faisait expansif. La Longue Chevelure suivait avec une certaine curiosité les phases de son ivresse. L’homme qui boit perd tout contrôle sur lui-même et devient indiscret. Il ne voit plus les choses telles qu’elles sont, mais transformées de mille façons selon les caprices de son imagination ou l’humeur de son caractère. Il se croit plus fort et plus roué que tous les hommes ensemble et ne craint plus de les provoquer. Il se vante et ne souffre pas qu’on le mette en parallèle avec d’autres. Ce qu’il fait, nul ne le ferait mieux, ce qu’il ne fait pas, on aurait tort de le tenter. Il trahit souvent ceux qui ont mis en lui leur confiance et il se trahit lui-même.

— Mon frère La Langue muette a peut-être assez bu, observa La Longue chevelure.

— La Langue Muette, peut boire encore et garder toujours la prudence du serpent, répondit Sougraine. Il n’a que des amis, et des amis puissants.

— Il est bon d’avoir des amis, surtout de savoir les garder, répliqua La Longue chevelure.

— L’amitié de la Langue muette est recherchée comme un trésor et sa puissance est grande, répondit avec ostentation, l’Abénaqui.

Il ouvrait la porte aux confidences. La Longue chevelure profita de l’occasion.

— Ton influence et ton amitié sont bien payées si j’en juge par ce que je vois, dit-il.

— La Langue muette n’a qu’à parler et l’on tombe dans ses mains comme une pluie. La Langue muette a ses secrets. Il tient dans ses mains la destinée de plusieurs. Mais il ne parlera pas.

— La Langue muette n’était ni si riche, ni si puissant il y a quelques jours, alors qu’il me demandait quelques misérables écus pour faire le voyage de Québec à Bécancour.

— La Longue chevelure était bien pauvre la veille du jour où il trouva des diamants bruts dans les Montagnes-Noires…

— Qui t’a dit cela ? Langue muette.

— La Longue chevelure, lui-même, à Los Angelos.

Le sioux s’approcha de l’Abénaqui et le regarda fixement dans les yeux.

L’Abénaqui perdait contenance. Il s’apercevait tout à coup qu’il n’avait pas eu la prudence du serpent.

— Tu as bien vieilli depuis vingt-ans, Sougraine, mais tu n’as pas acquis la sagesse. Je t’ai dit que tu buvais trop…

Sougraine fut un instant abasourdi.

— Si la Longue chevelure a reconnu Sougraine, qu’il ne le trahisse point, supplia-t-il.

— La Longue chevelure n’est pas un traître ?… mais d’où te vient tant d’argent et tant de gaieté ?…

— Sougraine a retrouvé un enfant… Tu sais ? l’enfant de la jeune canadienne qui le suivit aux Montagnes Rocheuses… C’est une fille. Tu l’as vue, tu la connais. Elle est belle, elle est riche, elle va épouser un ministre, monsieur Le Pêcheur.

— Que dis-tu là, Langue muette ? Mademoiselle Léontine est ton enfant ? Tu ne te moques pas de moi ? Mais comment sais-tu cela ?…

— Voilà ce que la Langue muette aura la sagesse, de taire.

Un éclair traversa l’esprit du sioux ; c’était un souvenir limpide de certains incidents de la soirée de madame D’Aucheron.

— Sougraine, sois prudent. Je te quitte, mais pour te revoir bientôt.

Il voulait avoir le cœur net de cette affaire mystérieuse, le beau sioux, et il se rendit chez madame D’Aucheron. Le Pêcheur prenait justement congé des dames. Elles se tenaient debout près de la porte où s’engouffrait un petit vent froid qui les faisait frissonner sous leurs châles de laine.

— Au revoir, ma charmante amie, disait-il à Léontine. À bientôt, pour ne plus jamais vous quitter.

— Tu y vas un peu vite, toi, pensa le sioux. C’est la fille de Sougraine. Eh bien ! nous allons voir ; c’est une partie à deux…

Il entra.

Tout en causant il envisageait madame D’Aucheron qui, sous son regard perçant, rougissait comme une jeune fille. Elle ne soupçonnait plus aucun danger. Elle croyait que l’heure redoutable était passée. En cherchant un peu on trouve toujours, sous l’empreinte de l’âge, quelques traces de la jeunesse. Le voile épais que les années étendent sur nos fronts devient transparent et nous apercevons tout à coup les traits que nous avions oubliés.

La Longue Chevelure se dit à part lui :

— C’est bien elle.

Il profita des paroles qu’il avait entendues en arrivant, pour amener la conversation sur le mariage de mademoiselle Léontine, et, malgré les protestations de madame D’Aucheron, il n’eut pas de peine à comprendre le rôle de victime de la pauvre enfant. Son cœur n’était pas là. Elle ne l’avait pas repris. Elle savait peut-être le triste secret de sa mère, et s’offrait en expiation.

XVIII

Léontine se rendit chez le vieil instituteur, afin de se faire accompagner de l’excellente madame Duplessis, dans sa visite aux pauvres du quartier.

— Savez-vous une chose, lui dit le bonhomme, ne vous mariez pas maintenant, bien qu’il faille manger le poisson frais et marier les filles jeunes. Attendez après les élections. On ne sait pas ce qui arrivera. Il peut être battu ce ministre de contrebande, et s’il tombe ça sera pour longtemps. Ces hommes-là n’ont pas deux chances en leur vie. C’est déjà trop d’une. Les gouvernements sont établis par Dieu, mais les gouvernants appartiennent souvent au diable. Vous me pardonnerez ma franchise si je parle ainsi de celui dont vous porterez peut-être le nom. Je sais que l’on vous offre en holocauste. Il va éprouver une rude contestation. Quand il ne sera ni ministre, ni député, il ne sera plus rien du tout, alors je ne crois pas qu’on s’obstine à vous le faire épouser. La mort des loups est le salut des brebis.

Le Pêcheur, lui, voulait épouser le plus tôt possible en prévision d’un échec. Avec une fortune on flotte toujours sur la mer politique… D’Aucheron opinait aussi pour un mariage immédiat. Sa réputation d’homme d’affaire était intacte, et sa fortune, énorme dans l’imagination de tout le monde. Comment faire une alliance brillante quand les prétendants, au lieu d’une dot princière, n’auraient à recueillir que des titres inutiles et des comptes en souffrance ?

Lorsque Léontine revint à la maison elle vit un rassemblement au coin de la côte Ste Geneviève et de la rue D’Aiguillon. Elle fut un peu effrayée parce que l’on y parlait fort. C’était un grand gaillard, à l’air intelligent, qui s’escrimait de la langue et des poings. Il était mécontent, indigné, furieux. On l’écoutait avec curiosité ; plusieurs même l’applaudissaient…

— Oui, disait-il, on m’a jeté sur le pavé avec ma famille, sous prétexte d’économie, moi un vieux serviteur, un serviteur fidèle… Que puis-je faire maintenant pour donner du pain à mes enfants ? Vais-je, à l’âge de cinquante ans, apprendre un métier ou défricher une terre ? Ah ! l’on n’a plus besoin de moi !… Monsieur Le Pêcheur peut se dispenser de mes services. À nous deux, monsieur Le Pêcheur. Vous n’êtes pas encore élu.

— Savez-vous, demanda quelqu’un, l’heureux mortel qui vous remplace ?

— Est-ce que je suis remplacé ? ce serait trop canaille par exemple…

— Tu n’as pas vu papillonner une jolie femme autour de l’honorable ministre ? demanda un petit vieillard, d’un air narquois.

— Eh bien ! ensuite ? Cela ne veut rien dire. Les femmes papillonnent un peu partout…

— Où il y a de la lumière et quelque chose à butiner, ajouta quelqu’un.

— Et elles se brûlent les ailes, cria un autre.

Léontine, qui marchait toujours, n’en entendit pas plus long. Elle eut une pensée de mépris pour monsieur Le Pêcheur, et, comme elle s’était quelque peu habituée à l’idée qu’il serait son mari, elle ne put se défendre d’une légère atteinte de jalousie.

XIX

D’Aucheron jouait à la bourse. Il spéculait, achetant et vendant par l’intermédiaire d’un courtier, sans rien en posséder jamais, des actions de toutes les compagnies : compagnies de chemins de fer, de bateaux à vapeur, de canaux, de mines, et comme tous les spéculateurs, il s’éveillait quelquefois au chant de la hausse et souvent au gémissement de la baisse. Vilbertin lui prêtait les fonds et touchait les meilleurs bénéfices. Ce jeu de bascule avait des enivrements indicibles. Ceux qui risquent, sur le caprice des cartes, l’argent dont ils semblent embarrassés, peuvent avoir un aperçu du délire de ces grands joueurs aux millions, quand la partie s’engage à cent endroit divers et contre mille joueurs différents. Il y a, comme aux cartes, des trucs formidables, des coups d’une hardiesse folle, des succès inespérés, des pertes inouïes. Les lutteurs sont aux aguets ; ils écoutent toutes les rumeurs, pèsent toutes les probabilités, questionnent continuellement les sentinelles qui se tiennent à l’affut. Le télégraphe parle partout à la fois à ces terribles hommes de proie, et chaque minute peut apporter un nouveau malheur ou une chance nouvelle…

D’Aucheron venait d’entrer chez le notaire Il était très pâle, très énervé.

— Mauvaises nouvelles, dit-il. Les actions de la compagnie minière ont encore baissé tout à coup d’une façon désolante… Elles sont descendues à cinquante-sept.

— Le notaire eut envie de sourire, mais il s’observa.

— C’est le temps d’acheter, répondit-il.

— Oui, mais il faut payer… j’en ai acheté trois cents sur marge, il y a un mois, à soixante-sept ; c’est une perte énorme.

— C’est un peu lourd, en effet, dit le notaire.

— Il faut que je paie, cependant ; j’attendrai ensuite que la hausse revienne ; cela ne peut pas durer longtemps.

— J’espère que non, fit le notaire.

— Tu as été bien inspiré, toi, de ne pas acheter ; tu croyais cependant qu’il n’y avait pas de danger.

— Je risquais ailleurs pendant ce temps-là…

— Vas-tu me fournir l’argent dont j’ai besoin ?

— Je t’avoue que tu me mets un peu dans l’embarras.

— Il y va de mon honneur, tu sais, Vilbertin, ne va pas me lâcher…

— Veux-tu faire une belle spéculation ? demanda le notaire.

— Je ne guette que l’occasion… et je trouve qu’elle tarde beaucoup…

— Cette fois, tu n’as pas de baisse à craindre ; c’est un coup d’as… la plus belle affaire de ta vie…

— Comment se fait-il que tu ne la gardes pas pour toi, cette affaire, si elle est si bonne ?

— J’y ai de grands intérêts.

— Vraiment ? Alors, parle.

— Assieds-toi, là ; écoute bien : j’ai envie de me remarier.

— C’est une idée.

— Très drôle, je l’avoue.

— Je croyais que tu avais fait vœu d’éternel veuvage.

— Oui, mais c’est la vertu personnifiée que j’adore en secret…

— À la bonne heure ! Et c’est en secret que tu l’aimes ?

— Oui, tu es le premier à qui je le dis.

— Sait-elle au moins, cette vertu, que tu existes et que tu peux devenir son protecteur légal ?

— Elle ne le sait pas, mais tu vas te charger de le lui apprendre.

— Moi ? est-ce que je la connais ?

— Oh ! parfaitement, c’est, mademoiselle Léontine, ta fille. Quand je dis : ta fille…

D’Aucheron fit un bond.

— Tu plaisantes, dit-il… tu sais bien qu’elle est promise à Le Pêcheur, et que le mariage doit avoir lieu prochainement.

— Un mariage, c’est facile à rompre cela, surtout quand il n’est pas fait. Voyons, songes-y, la chose en vaut la peine. Je mets, dans la corbeille de noces, la maison que tu viens d’acheter avec mon argent et d’autres bagatelles encore.

D’Aucheron était ahuri. Les dollars se livraient devant ses yeux à une danse macabre des plus étourdissantes. C’était un tourbillon de pièces blanches qui sonnaient un carillon d’enfer en se heurtant dans leurs élans insensés. Une objection jeta du froid dans son imagination.

— Les dons que tu feras à ma fille, dit-il, te reviendront avec elle. Le risque n’est pas fort de ton côté…

— Tu n’auras toujours pas à les payer, toi, et c’est bien quelque chose, ce me semble.

— C’est à dire que je serai gros Jean comme ci-devant.

— Tu seras toujours mieux que maintenant, puisque d’un signe je puis décréter ta ruine…

D’Aucheron courba la tête.

— Je suis tombé dans un piège, pensa-t-il, cet ami-là est mon plus redoutable ennemi.

Il dit tout haut et d’un ton indécis :

— Je songerai à cela ; j’y songerai.

— Je songerai, moi aussi, à la demande que tu m’as faite tout à l’heure, riposta Vilbertin.

— Voilà l’argument par excellence, pensa D’Aucheron ; évidemment, je vais en sortir — si j’en sors — joliment déchiqueté.

Puis, il dit :

— Il faut toujours bien que je parle de cela à ma femme. Je prévois une opposition sérieuse.

— Ta femme sera plus accommodante que tu ne le supposes… tu peux m’en croire.

Il pouvait la compromettre. Une femme qui emprunte de l’argent à l’insu de son mari n’aime guère à rendre ses comptes. C’est ce que pensait le notaire Vilbertin.

Quand D’Aucheron fut sorti, il se frotta les mains avec une satisfaction évidente :

— Je l’aurai, se dit-il, en ricanant, je l’aurai ! Et son gros ventre sautait, sautait si bien que tout son cœur semblait y être descendu.

D’Aucheron grommelait en marchant. Il voyait bien qu’il pouvait retirer quelque bénéfice du mariage de Vilbertin avec Léontine, mais il était un peu tard pour songer à cette union. La spéculation serait peut-être meilleure qu’avec monsieur Le Pêcheur. S’il avait parlé plus tôt, lui, le notaire, on aurait pu s’entendre et monter une excellente affaire. Il s’était mis dans un beau pétrin avec ses emprunts inconsidérés et ses spéculations hasardeuses. Et qu’allait dire le ministre, le fiancé tant adulé ? Que deviendraient sois contrats avec le gouvernement et toutes ces intéressantes annexes qu’on appelle le tour du bâton ?…

Il sentait des chaleurs lui monter au visage et trouvait le vent, tiède. Il se faisait une lutte terrible en son âme et cette lutte le fatiguait. Il ne pouvait pas résister au notaire, il le sentait bien, puisqu’il le ruinerait sur le champ. Ruiné, pourrait-il encore offrir sa fille à l’honorable mon sieur Le Pêcheur et le ministre voudrait-il l’épouser ? Mais qu’allait dire Léontine de ce changement à vue dans les sentiments et les calculs de son père ? Se résignerait-elle encore ? Ne finirait-elle point par se révolter et par traiter comme ils le mériteraient les caprices de ses bons parents. Pour lui, il comprenait bien son devoir ; il n’y avait plus à balancer…

Il arriva chez lui sans avoir vu, sur sa route, nombre de ses connaissances qui le saluèrent. Seulement comme il mettait le pied sur le seuil de sa maison, il aperçut, à quelques pas, deux ministres qui lui firent des signes amicaux. Il était trop tard pour entrer ; il dut subir leurs compliments.

— Nos félicitations, monsieur D’Aucheron, lui dirent-ils, en lui tendant la main. Il n’est bruit dans la ville que du prochain mariage de notre collègue avec mademoiselle votre fille…

— Ce n’est qu’une rumeur, répondit D’Aucheron embarrassé ; les rumeurs ne sont pas toujours vraies.

— Oh ! monsieur Le Pêcheur lui-même vient de confirmer l’heureuse nouvelle. Il est chanceux. Une jeune personne d’une beauté remarquable et d’une vertu plus remarquable encore, dit-on… et puis, ce qui ne gâte rien, une petite part des écus du papa.

Ils se mirent à rire.

D’Aucheron rongeait son frein : une colère sourde bouillonnait au fond de son cœur.

— Le mariage n’est pas du tout décidé, je vous le jure, répliqua-t-il. Vous savez, il faut toujours un peu consulter le goût et les sentiments de ces chères petites créatures et parfois elles ont des caprices, toutes bonnes et toutes vertueuses qu’elles soient.

— En tout cas, présentez à la future nos hommages respectueux et nos vœux les plus sincères pour son bonheur.

— Je n’y manquerai pas, dit D’Aucheron en ouvrant la porte.

— Madame D’Aucheron est-elle sortie, demanda-t-il à la servante ?

— Elle est dans sa chambre, monsieur, lui fut-il répondu.

Il monta. Madame D’Aucheron remarqua son air un peu singulier.

Il entra sans préambule dans le cœur du sujet.

— Tiens-tu beaucoup au mariage de Léontine avec monsieur Le Pêcheur ?

— Pourquoi cette question ? tu le sais bien que j’y tiens. Tu t’es donné bien du mal pour nous faire comprendre que cette alliance nous sauvait pour toujours, nous élevait au-dessus des autres, et je l’ai compris, et Léontine a fini par le comprendre aussi. Il me tarde qu’il soit accompli, ce mariage.

— Il ne s’accomplira pas cependant.

— Ce n’est pas sérieusement que tu parles ?

— Très sérieusement.

— D’où vient ce changement d’idées ? As-tu ton bon sens, mon mari ?

— Nous sommes à la merci d’un excellent ami qui joue avec nous comme le chat avec la souris. Il faut en passer par ses volontés.

— Quel peut être ce tyran ?

— C’est mon ami le notaire Vilbertin.

— Vilbertin ? A-t-il quelque chose contre monsieur Le Pêcheur ? A-t-il songé qu’en se vengeant de lui, c’est nous qu’il allait atteindre ? Ce n’est pas possible qu’il nous fasse tant de mal, lui un ami cent fois éprouvé, non ce n’est pas possible.

— Ce n’est pas possible, si tu veux, mais c’est comme cela.

— Et pourquoi agit-il de la sorte ? quelle raison donne-t-il ?…

— C’est tout simplement une substitution qu’il veut faire…

— Une substitution ? qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que Léontine aura toujours un épouseur quand même.

— Un épouseur ? qui ? Un autre ministre ?…

— Non, pas un ministre…

— Un député au moins ?

— Pas un député, non plus…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! où s’en vont mes rêves ?

Elle poussa un long soupir, puis elle demanda d’une voix inquiète :

— Est-il riche, au moins ?

— Riche, veuf, assez jeune encore…

Elle poussa un autre soupir, un soupir de satisfaction, cette fois.

Elle avait pensé voir s’écrouler sa magnifique demeure, disparaître ses équipages, ses toilettes, toutes les délices de sa vanité. Cependant une ombre traversa cette lueur : le spectre de Sougraine. Si l’Indien allait tenir pour le ministre ? Ils sont entêtés ces sauvages. Il ne voudrait pourtant pas troubler le repos de celle qu’il croyait être sa fille.

Madame d’Aucheron était très agitée ; elle se sentait menacée de nouveau. Ça ne finirait donc jamais cette alternative de quiétude et de terreur ? Elle regrettait bien d’avoir adopté cette enfant. C’est à cause d’elle qu’elle se voyait en butte à tous ces ennuis, à cause d’elle qu’un passé coupable se dressait tout à coup. Faites du bien maintenant, voilà la récompense. Elle avait presque envie de la haïr, cette jeune fille qui troublait sa sécurité et faisait soudre des remords éteints.

— Enfin, reprit-elle, avec l’accent du dépit, où est-il cet homme qu’il faut accepter à la place de l’honorable monsieur Le Pêcheur ?

— Tu ne le devines point ? cela m’étonne.

— Ce n’est toujours pas le notaire Vilbertin.

— C’est là ton erreur : c’est précisément le gros, le rond, mais le riche notaire…

— Le notaire Vilbertin ! exclama madame D’Aucheron ! Va-t-il se montrer généreux au moins ?

— Comme tous les avares qui sont mordus au cœur par l’amour. Il fera des folies sublimes…. Et si nous sommes intraitables, il nous ruinera complètement.

Ils firent demander Léontine. La jeune fille, qui cherchait dans la musique un adoucissement à ses douleurs, fit, en se levant, glisser ses doigts agiles sur le clavier et les gammes s’élancèrent comme des fusées d’harmonie. Elle entra dans la chambre de ses parents adoptifs et attendit, debout, ce qu’on lui voulait.

— La nouvelle que j’ai à t’apprendre, mon enfant, commença madame D’Aucheron, va te surprendre un peu, beaucoup même, mais elle ne te causera pas de peine, j’en suis sûre.

— Parlez, mère.

— Ma fille, tu n’épouseras pas monsieur le Pêcheur.

— Vraiment ! fit Léontine en joignant les mains, que vous êtes bons, chers parents ! Que je suis heureuse.

Les D’Aucheron sentirent qu’ils n’étaient pas si bons que cela. La joie naïve de leur fille leur fit mal. Ils se regardèrent un moment sans rien dire… À la fin, comme il valait mieux en finir tout de suite, D’Aucheron ajouta :

— Il se présente un autre parti,… un homme riche, très riche même, et jeune encore. Il t’aime à la folie… c’est un notaire… Une profession très digne, le notariat. Il va te faire une corbeille de noces splendide… et il m’aidera à sortir de mes embarras financiers… Il vaut autant l’avouer, j’ai des embarras financiers. Tout le monde en a.

Léontine avait pâli et sa tête s’était inclinée sur sa poitrine. Elle ne répondit pas.

— Tu comprends, continua D’Aucheron, je ne te donnerais pas à un homme qui ne serait point honorable, bien posé dans le monde. Je tiens à ce que tu vives en grande dame. Vilbertin est mon ami d’enfance…

— Vilbertin ! s’écria Léontine, le notaire Vilbertin ! Consommons vite le sacrifice, ô mon Dieu ! car l’autre prétendant qui suivrait serait peut-être pire encore.

Son désespoir s’armait d’ironie.

— N’est-ce pas que tu vas te montrer soumise… comme toujours, mon enfant ? murmura madame D’Aucheron, avec l’accent de la prière…

— Ne suis-je pas votre chose ? vendez-moi donc au plus haut enchérisseur, répliqua Léontine en les regardant avec fierté.

Les D’Aucheron furent étonnés de cette sanglante réplique et courbèrent le front ; à leur tour, sous le regard étincelant de la jeune fille.

— Vilbertin te rendra heureuse ; il me l’a bien promis, reprit D’Aucheron, et, tu sais, ces gens là — il allait dire les avares — quand ils aiment, c’est une fureur, une folie…

— Enfin, décidez de moi comme il vous plaira ; répliqua Léontine, vous me trouverez toujours soumise.

Elle songeait maintenant au secret de sa mère et cela lui donnait l’esprit d’abnégation. Elle se retira. Quand elle fut sortie, monsieur D’Aucheron dit à sa femme.

— Ça n’a pas été, après tout, aussi malaisé que nous le supposions.

XX

L’amour du notaire pour Léontine allait en grandissant de jour en jour. Les passions qui s’éveillent tard gagnent en intensité ce qu’elles ont perdu en durée. Il lui tardait de se jeter aux genoux de cette enfant pour lui demander pardon d’avoir osé l’aimer, pour la supplier d’avoir pitié de lui. Il serait assez éloquent pour l’attendrir. On ne résiste pas à un amour comme le sien. Il crut bon, toutefois, de mettre mademoiselle Ida Villor dans ses intérêts. Il la savait l’intime amie de Léontine. Il quitta donc son bureau et se rendit chez madame Villor. On le reçut cordialement. Un bienfaiteur !… Il fit comprendre à mademoiselle Ida qu’elle et sa mère lui devait un peu de reconnaissance. Six mois de loyer, c’était quelque chose… Il ne demandait rien, en retour, si non un léger service, une parole seulement. Parler, c’est facile et ça ne coûte pas cher… Il faudrait voir mademoiselle Léontine et lui dire, sans faire semblant, de rien, qu’il avait un bon cœur, lui Vilbertin, qu’il rendrait certainement une femme heureuse… qu’il était riche, avec cela pas égoïste comme il y en avait tant… qu’il n’était pas sans pitié pour les pauvres ; au contraire. Ida le remercia avec effusion de ce qu’il faisait si généreusement pour elle et sa mère, mais elle lui rappela que Rodolphe était son cousin à elle, presque son frère, et qu’elle ne pouvait pas détacher de lui la seule femme qu’il eut jamais aimée… c’eut été une trahison.

Le notaire, dans son aveuglement, avait oublié que Rodolphe était le cousin d’Ida. Il s’en revint tout penaud, jurant qu’on ne le reprendrait plus à faire des remises de loyer… Il cherchait un moyen de se venger. Les âmes basses ne manient bien que cette arme : la vengeance. Elle est à la portée de tous les lâches.

Quand il fut dans son étude il rédigea cette affiche originale :

GENS PAUVRES
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Allez au No. 444 rue Richelieu

Il paya quelques centins pour faire coller cette affiche sur les murs de la porte St Jean, dans l’escalier de la rue Buade, à la salle Jacques Cartier, et sur la clôture du terrain vacant, près de l’Église du Faubourg St Jean. Tous les passants lisaient et se sentaient pris de curiosité.

Le lendemain il se présenta chez D’Aucheron. Mademoiselle Léontine ne recevait point : elle était souffrante.

Il revint chez lui, écrivit une longue lettre toute de feu, mais dans le style du parfait notaire, et la fit porter à l’objet de sa passion. Il demandait une réponse et se mourait en l’attendant. La réponse ne vint pas… la mort non plus.

Il fut plus heureux le lendemain. Il la vit, cette adorable créature dont il raffolait. Il se jeta à ses genoux. Il avait vu quelque part, au théâtre peut-être, que cela se faisait dans les grandes passions. Il voulut lui embrasser les mains, il ne réussit qu’à effleurer le velours de sa robe. C’était déjà quelque chose. Elle fut tentée d’appeler au secours.

— Si vous saviez comme je vous aime ! lui disait-il, et sa voix rauque avait des pleurs de lubricité… Je suis riche et ma fortune est à vos pieds. Pour vous je donnerais la terre entière, si je la possédais ; je donnerais toutes les félicités du ciel.

— Si vous le possédiez, ajouta Léontine qui s’était tout à coup décidée à rire de cette étrange passion, afin de la mieux désarmer. Il n’y a rien comme le rire pour tuer l’amour.

— Avec vous je le possèderais, le ciel ! oui, et je n’en voudrais pas d’autre, continua-t-il… Depuis que je vous ai vue, au bal, l’autre jour, je n’ai pas eu de repos. Votre souvenir m’a poursuivi partout, la nuit, le jour, au travail, à la promenade, toujours, toujours ! Je voulais vous oublier d’abord : je pensais bien que vous ne m’aimeriez pas. Je ne suis ni beau, ni jeune. Vous en aimiez un autre ! Vous étiez promise… Je me faisais toutes les objections. Je savais que j’étais fou. Et cependant c’était inutile, je ne pouvais éteindre cette flamme étrange. Je me délectais dans mon désespoir. Elle ne peut toujours pas m’empêcher de la voir en rêve, me disais-je, m’empêcher de songer à elle ?

Oh ! que je voudrais être plus jeune ! plus beau, plus riche ! plus renommé ! Mais mon amour suppléera à tout ce qui me manque ; daignez, ô daignez m’accorder votre main ! Je serai le plus dévoué des maris. Vos moindres désirs seront pour moi des ordres ; je ne vivrai que pour vous. Vous puiserez dans ma bourse pour vos pauvres… vos pauvres que vous aimez tant ! Vous leur donnerez tout ce que vous ne voudrez pas garder pour vous même… quel besoin aurai-je des biens et des richesses, moi, quand je vous possèderai ? Vous serez tout mon bien, toute ma vie, toute ma richesse ? Oh ! par pitié, mademoiselle laissez-vous attendrir.

Il était épuisé. Il poussa un énorme soupir qui retentit dans les quatre coins du salon, et s’essuya le front avec son mouchoir.

Léontine l’avait trouvée joliment grotesque cette éloquence de notaire.

— Relevez-vous, dit-elle, en souriant d’un air sardonique, je vous pardonne.

Il se releva. Son enthousiasme était quelque peu tombé. Seulement il avait dans les paupières des éclairs de chaleur qui indiquaient un orage. Il acheva par où il eut dû commencer.

— Votre père vous a dit, n’est-ce pas, que je sollicitais votre main.

— C’est vrai, mais vous n’êtes pas, généreux ; vous menacez mes parents de toutes sortes de malheurs si je résiste à vos instances.

— Je vous aime tant que je ne reculerai devant rien pour vous obtenir…

— Ce n’est pas moi que vous aimez alors, c’est vous même.

— C’est vous, mais parce que vous devez être à moi. N’est-ce pas toujours ainsi ?

Mademoiselle D’Aucheron lui fit comprendre qu’elle ne pouvait pas décemment rompre avec l’autre et s’engager avec lui en une minute. Elle passerait pour une étourdie. Elle eut mieux aimé ne point se marier ; cependant s’il fallait faire cet acte de dévoûment pour sauver ceux qui avaient eu soin de son enfance, elle se sentait capable de le faire. Mais celui qui l’épouserait serait bien sot de prendre une femme incapable de l’aimer. Elle ne serait que sa servante dans sa maison, car une femme qui n’aime point son mari ne fait plus dans sa maison que le rôle d’une servante.

Léontine venait d’échapper à une union détestable, mais ce n’était que pour subir une humiliation plus profonde, et pour accomplir un sacrifice plus pénible encore… Le bon Dieu n’avait donc point pitié d’elle. Cette fois il n’y aurait plus de délai. L’épée était suspendue par un fil sur la tête de ses parents. Vilbertin n’avait qu’à le vouloir et le fil se romprait.

Ne vaudrait-il pas mieux, cependant, laisser se consommer la ruine des D’Aucheron plutôt que son malheur à elle ?… Ah ! si comme elle le croyait, il n’y avait pas longtemps encore, elle n’était pas la fille de madame D’Aucheron, ce serait bien aisé de laisser faire les événements, de se tenir à l’écart… Elle avait assez souffert, déjà, pour payer les faveurs dont on l’avait comblée… Mais ce n’était plus cela. Madame D’Aucheron était sa mère… Elle l’avait avoué à Sougraine… Ce ne pouvait pas être un mensonge. Pourquoi un mensonge ? Pour se débarrasser des importunités de l’Indien, peut-être. Qui sait ? Oh ! si elle savait ! si elle pouvait savoir ? Elle avait envie de se jeter aux pieds de sa mère et de lui demander la vérité, toute la vérité, si affreuse qu’elle pût être. Mais quelle honte pour sa mère ! Non, ce serait trop cruel de la faire souffrir ainsi : Dieu arrangerait cela.

XXI

La Longue chevelure s’était plu à voir mademoiselle D’Aucheron et à causer avec elle. Rien ne le charmait comme la fraîcheur de sa voix, la naïveté de son esprit, l’éclat de son œil noir. Il gémissait avec elle car il avait souffert aussi lui, et ceux-là seuls savent compatir aux douleurs des autres, qui ont bu le calice des amertumes. Il avait voulu s’assurer qu’elle aimait toujours le jeune docteur et qu’elle n’aimerait jamais que lui. Alors il revint trouver l’Abénaqui. Il l’avait averti qu’il le reverrait bientôt.

— Sougraine, lui dit-il, tu sais que ta fille n’aime pas le ministre.

— Cela ne fait rien.

— Sougraine, tu sais que ta fille aime un jeune médecin.

— Cela se peut bien…

— Sougraine, si tu tiens à ta tête tu vas donner ta fille à celui qu’elle aime.

La Langue muette fit un bond, regarda la Longue Chevelure avec terreur et dit en suppliant :

— La Longue Chevelure a le cœur trop bon pour forcer Sougraine à rompre une union qui va faire sa fille riche… et heureuse…

— Tu mens, ta fille en mourra de chagrin.

— C’est que, vois-tu, le mariage est décidé. Tout est arrangé… Le ministre se fâchera. On ne sait pas ce qu’il peut faire… — Je sais bien ce que je ferai, moi, si tu ne m’obéis point…

XXII

Le directeur de mademoiselle Léontine fit une visite au notaire Vilbertin. Il fut très bien accueilli. On parla politique, religion, instruction, entreprises. Le notaire y mit beaucoup de bonne volonté. Rarement il se montrait si loquace. Il était probablement heureux ; on est aimable envers tout le monde quand on est heureux. L’abbé lui demanda, en se levant pour prendre congé, s’il était vrai qu’il allait bientôt épouser une jeune et jolie fille… Le notaire, gonflé de joie, n’osa pas nier.

— Je ne doute pas que cette jeune fille ne vous apporte son amour, lui dit-il avec intention.

Le notaire eut un soupçon et répondit froidement :

— Quand on se marie c’est signe que l’on aime.

L’abbé lui fit observer que malheureusement le contraire arrivait quelquefois et qu’alors la bénédiction divine ne descendait pas sur ces mariages. Il n’y avait que des peines au foyer, des remords, des reproches.

— Je ne parle pas pour vous, disait-il, car je suppose que vous êtes aimé…

Et il continuait à faire une peinture redoutable des tortures de toutes sortes qui sont réservées à ceux qu’un amour sincère n’a pas réunis.

Le notaire écoutait tout rêveur. Il sentait bien qu’il disait vrai et c’était pour cela qu’il souffrait de l’entendre… Peu à peu et graduellement le prêtre en vint jusqu’à le supplier de renoncer à ce projet de mariage, au nom de sa tranquillité, de son bonheur à lui, au nom de la paix et de la félicité de cette jeune fille qui s’immolait par dévouement filial…

— Vous auriez pu commencer par la fin, répondit froidement le notaire, cela vous aurait ménagé du temps, et à moi aussi.

Puis il s’assit à son bureau et se mit à écrire. À la vérité il ne savait pas du tout ce qu’il écrivait. Il voulait faire comprendre à son visiteur qu’il ne faisait aucun cas de ses observations.

— Monsieur le notaire a sans doute de nouvelles affiches à rédiger, je lui demande mille pardons et me retire, dit malicieusement l’abbé en sortant.

Le notaire lui lança un regard foudroyant.

— Ces calotins ! grogna-t-il, de quoi se mêlent-ils donc ? est-ce qu’on va les déranger dans leurs douce solitude ?… Ils veulent tout régenter. Laissons faire, ils verront bientôt qu’on peut naître et mourir sans eux… et surtout qu’on peut se marier sans leur consentement. Quand donc aurons-nous l’esprit de nos cousins de France et surtout leur courage ?

Voyons, ajouta-t-il, se parlant à lui-même, ne nous excitons pas trop, mon petit ami, tu sais que le sang te monte au cerveau, et c’est dangereux. L’apoplexie te guette ; évite-la. On a toujours le temps de faire le plongeon. Qui peut dire après tout ce qui nous attend là-bas, dans cette maudite tombe ?… Si c’était vrai ce qu’ils nous enseignent de Dieu et de la religion, les prêtres !… Voyons ! j’ai trop d’esprit pour perdre mon temps à scruter ces mystères. Et puis le bon Dieu aura pitié de nous. Il sait bien qu’il n’y pas de malice. Est-ce notre faute si nous sommes ignorants ? Au bout la fin ! soyons homme ; pas de crainte chimérique, pas de courbettes. Renoncer à mon amour ! renoncer à la posséder, elle, cette belle jeune fille que je vois dans mes rêves, que je désire de toutes les ardeurs de mon âme, oh ! il est fou !… Il ne sait donc pas ce que c’est qu’aimer ?… Mon cœur qui se reposait depuis longtemps ne s’est pas réveillé pour rien. Je le sens battre, je le sens brûler. J’ai du feu dans les veines… Et l’on veut que tout cela se refroidisse soudain, que tout cela se taise et meurt sans retour ! Allons donc ! je suis plein de vie, et je veux aimer, et je veux jouir des délices de l’amour, et je briserai tout ceux qui me feront obstacle… Je me moque bien, moi, d’un ciel qui vient trop tard et d’un enfer qui brûle moins que mes sens ! Je veux me plonger dans un océan de voluptés, je veux mourir d’ivresse !

Après cette élucubration érotique le notaire se baigna le front dans l’eau glacée. Il avait toujours peur de l’apoplexie.

L’allusion qu’avait faite en partant le jeune abbé n’avait pas, comme on le voit, manqué son effet.

Les passants lurent cette affiche singulière qui promettait un logement pour rien. Plusieurs rirent de cela, mais beaucoup s’imaginèrent que c’était un truc de la charité. La charité fait souvent le bien comme la haine, le mal, en se cachant. Ils se dirigèrent vers la rue Richelieu. On pouvait toujours voir.

Madame Villor ne connaissait rien de l’affaire et comprit que c’était une mystification. Ida devina d’où le coup partait. Rodolphe alla en parler à Duplessis le vieil instituteur. À chaque instant on entendait monter, puis frapper à la porte. On voulait voir ce logement. Il ne manque pas de gens qui seraient heureux d’être hébergés gratis… C’était un va-et-vient étourdissant dans les escaliers. La maison toujours ouverte, faisait entrer le vent et le froid. On gelait. La malade empirait. Réellement il y avait une persécution atroce.

Le père Duplessis dit à Rodolphe qui lui demandait un conseil :

— Il manque un mot à l’affiche ; vous êtes jeune, courez l’écrire.

— Qu’est-ce donc ?

— On est prié de s’adresser au notaire Vilbertin, rue du Palais.

Rodolphe courut dans tous les coins de la ville où les malheureuses affiches avaient été placardées et fit la correction suggérée par le professeur.

La foule prit alors le chemin de l’étude du notaire. Ce fut une véritable avalanche. Le notaire ahuri donnait à tous les diables les malencontreux qui le venaient déranger ainsi. Il n’y avait pas écrit sur l’affiche de s’adresser à lui. Il savait bien qu’il n’avait pas mis cela… Au reste, il affirmait qu’il n’était pas l’auteur de cette annonce ridicule. Les gens venaient, venaient toujours comme en procession. Chacun craignant d’arriver trop tard, on se pressait, on se bousculait pour entrer, on criait du dehors, on se réservait un petit coin, n’importe lequel. Et lui, frappait sur son pupitre avec son poing fermé, ordonnait de sortir, menaçait d’appeler la police… Jamais de sa vie il n’avait éprouvé une pareille contrariété ; il en voulait à tout le monde… surtout à cette famille Villor qu’il gardait par charité dans cette excellente maison dont il aurait pu tirer un bon profit.

Il se vit dans l’obligation de fermer son étude pendant quelques jours. L’idée lui vint d’aller relire son placard pour voir si l’on était justifiable de venir ainsi le troubler. Il poussa un cri de malédiction quand il lut : Adressez-vous au notaire Vilbertin, rue du Palais.

— Ce ne peut-être que ce freluquet de médecin, pensa-t-il… le neveu de la Villor. Gredin, va ! tu me le paieras.

Il donna quelques sous à un gamin pour faire déchirer toutes ces affiches. Afin de calmer un peu son esprit irrité, il se mit à songer à son prochain mariage. Tout s’effaçait devant l’enivrante effluve de volupté que lui apportait le souvenir de Léontine. Il se grisait de folles espérances comme d’autres se grisent de désespoirs insensés. Tout son regret, c’était d’avoir perdu tant de jours qu’il aurait pu dépenser dans les jouissances exquises de l’amour. Comme il passait vis-à-vis l’école des frères, il vit quelques personnes entrer dans l’église du faubourg St. Jean.

— Les hypocrites ! murmura-t-il. Ne vaudrait-il pas mieux travailler que de venir pleurnicher devant des images ? Quoi d’étonnant qu’il y ait tant de pauvres ! Les protestants prient moins et travaillent plus, aussi, comme ils font de l’argent !… Ah ! mais, c’est elle ! ajouta-t-il, c’est elle ! et une étrange émotion serra sa poitrine.

Mademoiselle D’Aucheron entrait dans l’église.

Les riches, les heureux de la terre sentent peu, sans doute, le besoin de prier. La prière, c’est la supplication, c’est l’humiliation dans la poussière ; les malheureux seuls savent bien prier. C’est à eux aussi que la bonté divine se manifeste davantage.

Le notaire suivit la jeune fille. L’église avait un charme inconnu maintenant. Ce n’est pas Dieu qu’il venait y chercher, cet homme sensuel et impie, c’était une ivresse toute charnelle. Il s’assit dans un banc, en arrière de l’église, et après avoir porté des regards sceptiques sur les tableaux qui ornaient les murailles, sur les statues dorées rangées autour de l’abside, sur la lampe d’argent qui brûlait dans l’ombre comme une âme chaste, il les arrêta sur la jeune fille à genoux devant l’autel et se mit à penser :

— Tu perds ton temps et tes peines, car le bon Dieu ne s’enferme pas comme un bijou dans une boite dorée…

Il se disait encore :

— Si je croyais, je ne dirais pas cela. Je n’ai pas l’intention d’offenser Dieu. Ce n’est pas ma faute, à moi, si je n’ai point la foi.

Il avait peur ; la couardise et l’impiété se tiennent par la main.

— Qu’on me la donne, la foi, on m’a bien donné la vie sans ma permission.

Il était de ces âmes lâches qui ne cherchent point la vérité, se complaisent dans l’ignorance, et ne veulent pas être troublées dans leur fausse quiétude… Elles ne savent pas que Dieu se révèle aux humbles et qu’il se cache aux orgueilleux. La religion du Christ étant une religion d’amour et d’humilité, c’est par l’amour et l’humilité qu’on arrive à la connaître.

Mademoiselle Léontine se leva. Le notaire se précipita à genoux et se cacha le visage dans ses mains. Il écoutait le bruit des pas légers qui glissaient sur les dalles sonores, dont chaque son se répercutait dans son cœur. Quand elle passa près de lui, il la regarda furtivement.

— Comme elle est belle ! fit-il… Au moins, j’espère qu’elle m’a vu… Elle va me croire dévot… C’est une bonne idée que j’ai eue là…

Il sortit avec l’intention de la rejoindre. Comme il en approchait, Rodolphe débouchait de la rue Ste Marie, et les deux jeunes gens se donnèrent une poignée de main longue et forte qui fut comme un serrement de tenailles pour l’âme du notaire. Il ralentit le pas, car il ne voulait point être vu. Nulle situation n’est pénible comme celle d’un amoureux qui se trouve en présence de l’objet de son amour et d’un rival fortuné.

Rodolphe dit à Léontine qu’il partait pour St Raymond. Il allait emmener sa tante et sa cousine. Ils vivraient tous trois ensemble. La tante était mieux ; elle pouvait supporter le voyage. Léontine savait déjà le projet du jeune homme. Elle dit qu’elle allait bien s’ennuyer de se voir seule, abandonnée en quelque sorte de ceux qu’elle aimait le plus au monde, mais qu’elle irait les voir. Oui, elle irait bien sûr… Et ils viendraient eux aussi ; ils viendraient souvent, le chemin de fer serait construit bientôt ; ce serait facile.

XXIII

Dans le même temps Sougraine entrait chez monsieur Le Pêcheur.

— Tu n’as pas voulu y mettre le prix, monsieur le ministre, dit-il après les salutations d’usage, eh bien ! tu ne l’auras pas. La Langue muette te l’a dit, il est tout puissant dans cette maison, et il a décidé que mademoiselle Léontine donnerait sa fortune et sa main au docteur Rodolphe.

— Ne viens pas m’ahurir avec tes chansons démodées, répliqua le ministre. Sais-tu que le métier que tu fais peut te conduire en prison. On appelle cela du chantage. C’est un vol déguisé, mais c’est un vol.

— L’Indien fait payer un grand service, voilà tout, il n’y a rien de blâmable en cela, monsieur le ministre… Il aurait pu te faire épouser une jeune fille belle et riche ; tu as pensé l’avoir sans lui, c’est ton affaire. Je viens te déclarer que tu ne l’auras point.

Sors d’ici, dit Le Pêcheur qui commençait à perdre patience.

L’Indien ne se le fit point répéter. Il sortit.

— Voilà une affaire réglée, se dit-il, en cheminant. Le ministre et l’indien ne naviguent plus dans les mêmes eaux. Il faut voir l’ancienne maintenant.

L’ancienne, c’était madame D’Aucheron. Il n’y avait pas à reculer ; le sioux aux longs cheveux n’entendait pas badinage, et il ne fallait point s’exposer à être livré à la justice des hommes.

Madame D’Aucheron fit remarquer à Sougraine que ses visites étaient trop fréquentes, cela semblait inexplicable aux gens de la maison.

— L’Indien est forcé d’agir, répondit Sougraine ; il a le couteau sur la gorge ; il est reconnu…

— Reconnu ! exclama madame D’Aucheron en pâlissant…

Une peur effroyable s’emparait d’elle…

— Il n’y a pas encore de danger, reprit l’indien, car celui qui sait notre secret le gardera bien, mais à une condition…

— Qui est-il donc cet homme ? à quelle condition ? demanda fiévreusement la pauvre femme.

— C’est la Longue chevelure…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il ne dise rien.

— Il ne parlera pas ; il me l’a juré, et sa parole est irrévocable. Mais…

— Quelle condition met-il à son silence ?

— Le mariage de notre fille avec le docteur Rodolphe.

— Le mariage de notre fille !… notre…

Elle ne savait plus que dire, avait envie de défaire ce qu’elle avait fait, de jurer que Léontine n’était pas sa fille… qu’elle ne savait rien après tout… qu’elle avait été folle longtemps dans sa maladie… qu’elle n’avait jamais vu son enfant… qu’on lui avait dit que c’était un garçon… Mais à quoi cela servirait-il ? Si le sioux voulait ce mariage, il faudrait bien le faire tout de suite… Il pourrait parler, le sioux. Il dirait : Voici Sougraine, prenez-le, car c’est un ravisseur de jeunes filles, c’est peut-être un meurtrier… Un meurtrier ! Il ne l’était point… mais les apparences seraient contre lui… Sougraine, pour se venger crierait à son tour : Voici Elmire Audet, mon ancienne maîtresse, ma complice !… C’est cette belle dame qui se promène avec un magnifique attelage, chaque jour, dans les rues de Québec. C’est madame D’Aucheron. Oh ! malheur !

Jamais madame D’Aucheron n’avait éprouvé une pareille terreur. Elle se sentait devenir folle. Elle tenait sa tête à deux mains et criait : Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’allons nous devenir ?…

— Allons ! Elmire, dit Sougraine avec douceur, courage ! prudence ! rien n’est perdu…

— Rien n’est perdu ? rien n’est perdu ? mais la fortune que Vilbertin nous promettait !… Vilbertin allait épouser Léontine. Il est riche, Vilbertin, très riche ! Il aime notre fille à la folie… il donnerait toute sa fortune pour l’avoir. Il la veut, il a juré qu’il l’aurait. Tout est arrangé, conclu. Léontine a consenti… Et puis les affaires vont mal. Nous avons fait des pertes. Si Vilbertin nous abandonne nous sommes perdus… Nous lui devons beaucoup à ce gros notaire que vous avez vu ici, au bal… à notre grand bal… Ah ! le malheureux bal !… Et s’il épouse notre fille, le notaire, il nous fait remise complète de ce que nous lui devons… Si elle en épouse un autre, il nous ruine ; il l’a dit l’autre jour…… Oh ! quelle affreuse situation ! qui donc nous tirera de cette horrible abime ?

— C’est beau de l’or, c’est commode de l’argent, répondit Sougraine, lentement, scandant chaque mot, mais l’indien aime mieux sa tête… Et toi ?

Madame D’Aucheron eut un frémissement. Non ! elle le voyait bien, il n’y avait pas à lutter. Ce serait l’écrasement du ver par le talon. La richesse, c’est une belle chose, mais l’honneur, mais la vie, ce sont des biens qui ne se paient ni ne se remplacent. La fortune perdue se retrouve quelquefois, l’honneur, la vie, jamais !…

Cependant ce mot lugubre : ruiné ! ruiné ! tintait à ses oreilles comme un glas des morts. Cela voulait dire : plus de demeure somptueuse, plus de vêtements magnifiques, plus de brillants équipages, plus de serviteurs ! Ruinés, les D’Aucheron, ruinés ! Comme leurs amis en feraient des gorges chaudes ! Ce sont toujours les amis qui s’amusent le plus de nos infortunes. Quand ils passeraient à pied sur les trottoirs, eux les D’Aucheron, ils se feraient éclabousser à leur tour. On ne se rangerait plus pour les laisser passer. On n’écrirait plus leur nom avec une apostrophe et un grand A. Et puis comment expliquerait-on leur éclat d’un jour suivi d’une aussi horrible obscurité ?… Voilà donc comme vont les choses de la vie ! Des songes vermeils et des réveils épouvantables, des coups de soleil et des bourrasques terribles.

Et c’était bien vrai cela ! Mais pourquoi l’intervention de la Longue chevelure dans leurs affaires ? N’était-ce pas un accès de folie qu’elle avait tout à coup, elle, madame D’Aucheron ? Peut-être que tout cela se dissiperait tout à l’heure, comme un nuage emporté par le vent, et que le calme reviendrait. C’était peut-être une fantaisie de Sougraine pour l’effrayer. Il en était bien capable. Elle verrait le beau sioux et lui ferait entendre raison. Il ne résisterait pas à ses larmes. Elle se jetterait à ses genoux… Un homme résiste-t-il aux larmes d’une femme ? Mais comment annoncer la chose à monsieur D’Aucheron ? Il ne voudrait rien entendre. Il ne saurait pas la raison de ce changement d’idée, il ne pourrait pas la savoir, et cependant il faudrait le convaincre…

Quand elle se retira dans sa chambre, elle passa devant une image de la Ste Vierge au pied de la croix, mais elle ne comprit rien à la douleur de cette autre femme qui fut la plus grande des martyrs, et ne songea même pas à lui demander le secours divin qui n’est jamais refusé aux âmes souffrantes. Elle n’avait pas l’habitude des mystiques entretiens, et ne cherchait ses consolations que dans les frivolités du monde. Le monde allait lui manquer et elle se trouverait seule avec elle-même : ce serait le désespoir. Le ciel ne manque jamais à ceux qui l’invoquent, et c’est pourquoi les hommes de foi n’ont jamais de ces lâches défaillances qui cherchent un refuge dans la mort.

Vers le soir Léontine rentra. Elle venait de laisser Rodolphe et le bonheur rayonnait encore dans son cœur. Elle voulait parler de la mère Audet, sa grand’mère peut-être, à madame D’Aucheron, et elle éprouvait un serrement de cœur inexprimable. Elle avait peur d’être indiscrète, d’éveiller des souvenirs trop pénibles. Cependant il le fallait bien.

— Tu te rappelles, mère, commença-t-elle, la bonne vieille que monsieur Duplessis a amenée souper ici l’autre jour ?

— Eh bien ! fit madame D’Aucheron qui avait tâché de se remettre un peu et de faire disparaître les traces de ses dernières larmes.

— On vient de la renvoyer dans sa paroisse.

— Madame D’Aucheron respira plus à l’aise.

— On a bien fait, dit-elle. Il est mieux d’aller mourir avec les siens.

— Elle ne semble pas prête à mourir. Elle se porte à merveille maintenant que son garçon est revenu et qu’il lui a témoigné le désir de ne plus se séparer d’elle.

— Son garçon est revenu ? oh ! il est revenu ? quand cela ?

— Il était ici hier. C’est lui qui emmène la bonne vieille. Croiriez-vous qu’elle pleurait en nous disant adieu ?… Ces pauvres gens, comme ils exagèrent le bien qu’on leur fait !

— Est-ce qu’elle retourne dans sa maison, au huitième portage ?

— Au huitième portage ? qu’est-ce que cela veut dire ?

Madame D’Aucheron s’aperçut qu’elle avait lâché un mot de trop…

— J’ai entendu dire cela, qu’elle demeurait au huitième portage… je ne sais pas ce que c’est.

Léontine n’eut plus de doute, madame D’Aucheron était bien la fille de la mère Audet… mais elle, était-elle vraiment la fille de madame D’Aucheron ?… Pourquoi alors l’hospice des enfants trouvés ? Ah ! pourquoi ?… sa candeur se troublait ; cette question était pleine d’épouvantement.

— Tiens ! chère enfant, reprit madame D’Aucheron avec des airs câlins, j’ai à t’annoncer une chose qui va faire battre de joie ton petit’cœur.

— Ah ! rien ne peut me réjouir maintenant… vous le savez bien.

— Ces enfants, comme ils se découragent vite ! on dirait qu’ils n’ont pas l’avenir pour eux… Écoute-moi bien. Je ne suis pas une femme sans pitié comme tu pourrais le croire. J’ai un cœur de mère… et si j’ai contrarié tes desseins et tes vœux c’était pour avoir la paix avec mon mari. Une femme doit obéir aux volontés de son époux… Cependant, après des réflexions profondes, j’ai compris que je devais te protéger. La fortune, les honneurs, les plaisirs, c’est beau sans doute, et cela rend la vie attrayante ; mais quand il faut acheter ces divers biens au prix du bonheur de son enfant, une mère a raison de se dresser devant la volonté cruelle du maître, et de s’écrier : Frappe-moi, mais épargne l’innocente créature qui nous a voué ses plus pures affections…

Léontine, pendant ce préambule prétentieux, éprouvait de curieuses sensations : des rayons d’espoir traversaient les ténèbres de son âme comme des étoiles filantes sillonnent, à certaines époques, le ciel obscur, puis des craintes, des appréhensions suivaient. Elle était assaillie de mille sentiments divers, mais elle eut une joie intense, elle poussa un cri de surprise lorsque sa mère ajouta :

— Moi je désire que tu donnes ta main à celui qui possède ton cœur. Aimes-tu toujours monsieur Rodolphe ?

— Si je l’aime ! mère, que tu es bonne ! que tu me rends heureuse.

Et elle se mit à pleurer, à pleurer comme si elle avait eu quelque grande douleur. Chose singulière les larmes sont la plus haute expression du bonheur et le rire la plus grande preuve du plus profond désespoir.

— Tu sais, mon enfant, disait toujours madame D’Aucheron, je fais un grand sacrifice, mais n’importe, tu seras heureuse, je ne désire rien de plus. Nous serons ruinés,… nous serons pauvres… comme les pauvres que tu vas visiter avec tant d’amour,… mais tu seras heureuse, toi… Peut-être me donneras-tu une petite place, là-bas, dans ton humble maison, au milieu des champs… Ah ! je n’ai plus d’ambition… oui j’en ai une : l’ambition de faire ton bonheur…

Léontine lui jetant ses bras autour du cou l’embrassa avec une inexprimable effusion.

XXIV

D’Aucheron avait dû se rendre auprès de monsieur Le Pêcheur pour lui déclarer que des raisons d’une extrême gravité le forçaient à décliner l’honneur de l’avoir pour gendre. Il en était extrêmement mortifié et ne s’en consolerait point. Il avait tant caressé cette espérance : avoir dans sa famille, dans sa maison, un homme politique, un membre du cabinet. Il savait bien ce qu’il perdait en rompant ce mariage et ne se faisait point illusion.

Le ministre qui l’avait d’abord accueilli avec une affabilité toute particulière, prit un air digne. Lui aussi il voyait tomber ses illusions. Il ne put s’empêcher de songer à l’indien. Ce maudit sauvage était-il donc réellement pour quelque chose dans le désagrément qui lui arrivait ? Il faudrait éclaircir ce mystère et… gare à lui !… il lui apprendrait à ne pas se mêler des affaires des autres…

Il sortit pour secouer un peu sa torpeur morale et dissiper l’essaim de ses pensées noires. Il rencontra un ami qui lui dit à brûle pourpoint :

— À quand ton mariage ?

— Va au diable avec tes questions indiscrètes ! pensa-t-il.

Il en rencontra un autre qui lui apprit que la belle mademoiselle D’Aucheron épousait le notaire Vilbertin. Un mariage d’intérêt…

Il devint blême et une sourde colère gronda dans son âme.

— Est-ce bien vrai, ce que tu dis-là ? demanda-t-il en tremblant.

L’ami ne remarqua pas son émotion et répondit.

— C’est absolument vrai. D’Aucheron donne sa fille pour sauver sa fortune. Il a des relations d’affaire très intimes avec le notaire…

L’Honorable monsieur Le Pêcheur continua sa promenade la tête basse, l’esprit très préoccupé. Il s’expliquait la volte-face exécutée si prestement par D’Aucheron, et se consolait en songeant que la capture n’eut pas été alors excessivement importante. Mais il aperçut le notaire qui venait avec la Langue muette, et la jalousie lui darda ses aiguillons dans le cœur.

— C’est pour laisser entrer ce ballon que l’on me prie d’évacuer la place, grommela-t-il ? ce n’est pas flatteur pour moi,… un ministre !… Et toi, face jaune, te voilà encore sur mon chemin, ajouta-t-il, en pensant à l’indien, es-tu donc mon mauvais génie ?… Tu viens à moi, mon mariage s’arrange ; tu t’éloignes pour en aborder un autre, mon mariage se rompt et ma future passe dans les bras de cet autre… Il y a du diable là-dessous : Es-tu sorcier ?… Il faut que je te déniche, mon hibou de mauvais augure !…

Ils passèrent près de lui et le saluèrent en souriant…

XXV

Jamais D’Aucheron n’entra chez lui le cœur plus gai et l’esprit plus alerte que le jour où madame son épouse, pressée par Sougraine, promit de donner sa fille à Rodolphe le jeune médecin. Il avait vu de nouveau son ami Vilbertin qui s’était montré fort accommodant, généreux même. Les affaires allaient se relever. Il n’y aurait pas d’effondrement scandaleux. Il se souciait bien du jeune ministre qui ne serait peut-être plus rien demain. Ce qu’il fallait avant tout, c’était de l’argent. Les honneurs qui ne rapportent rien deviennent un embarras. Il était bien bon, ce Vilbertin, de payer si cher la possession d’une fille pauvre. Elle était belle, c’est vrai, mais il n’en manque pas de belles filles à Québec.

Il trouva que sa femme le recevait un peu froidement. En tenait-elle encore pour monsieur Le Pêcheur ? Non pourtant. Elle n’était toujours pas d’une humeur gaie. Après tout, une femme ne comprend pas les affaires comme un homme. Les combinaisons du cœur la touchent plus que les calculs de l’esprit.

— Notre gendre agit royalement, commença D’Aucheron. Il m’a donné un fameux coup d’épaule.

— Notre gendre ? demanda ingénument madame D’Aucheron, lequel ?

— Lequel ? Comment ? nous n’en avons qu’un, nous n’en aurons jamais qu’un seul… Vilbertin, le brave notaire Vilbertin.

Madame D’Aucheron ne savait trop comment engager cette dernière lutte, la plus terrible de toutes. Comment faire croire à son mari qu’il devait tout sacrifier, sa réputation d’homme d’affaires et sa fortune entière, au caprice, à l’inclination d’une enfant trouvée ?… On ne pouvait pas reculer, cependant. Il y avait en jeu quelque chose de plus important qu’une fortune et une réputation d’habileté en affaires quelque chose qu’il ignorait, lui D’Aucheron, mais, qu’elle ne savait que trop, elle, la malheureuse femme.

— Depuis quelque temps j’ai réfléchi profondément, commença-t-elle, et j’ai des remords, oui des remords qui me rongent le cœur.

D’Aucheron craignit une révélation mortelle. Quelquefois cela arrive qu’une femme bourrelée de remords fasse l’aveu d’une grande faute. Ce fut en tremblant qu’il demanda :

— Pourquoi ces remords ? qu’as-tu donc fait ?…

— Rien. C’est cette pauvre Léontine. Elle change à vue d’œil, mon mari ; la voilà pâle comme une morte…

— Le mariage la ramènera, ma chère femme.

— Pas le mariage avec le notaire Vilbertin, toujours.

— Comment, pas le mariage avec le notaire Vilbertin ? que veux-tu dire ? je ne te comprends plus…

— Est-ce que cela ne te fait pas de la peine de la voir se donner ainsi pour nous plaire à un homme qu’elle n’aime pas, quand elle pourrait être si heureuse avec son Rodolphe ?

— Ne me parle pas de Rodolphe, s’écria D’Aucheron, qui s’emportait… est-ce que tu perds la tête ?

— Tu n’as pas un cœur de mère, toi ?…

— On dirait vraiment qu’elle est ton enfant, cette petite fille du hasard !… Crois-tu que nous l’aurons nourrie, élevée, vêtue, instruite pour rien, ou pour qu’elle nous cause de la peine ? Ce serait un peu fort. Tu peux en prendre ton parti, cette fois, c’est irrévocablement déterminé. Vilbertin la veut, il l’aura.

— Tu la vends ?

— Madame, mêlez-vous de ce qui vous regarde c’est pour vous conserver votre superbe demeure, vos chevaux, vos voitures, vos meubles somptueux, vos habits magnifiques, que je la vends, comme vous dites.

— Des habits magnifiques, des meubles somptueux, des voitures, des chevaux, une superbe demeure, je n’en veux plus !…

D’Aucheron fut tellement étonné de cette réplique qu’il resta muet pendant une minute…

— Qu’ai-je entendu fit-il enfin ? Est-ce vous qui parlez ainsi, madame ?

— Oui, monsieur, c’est moi.

— Vous êtes folle.

— Je le deviendrai, bien sûr, si vous donnez suite à vos projets.

— Rien au monde ne me fera changer d’avis…

— Si je vous disais que des malheurs plus grands que ceux que vous redoutez tomberont sur nous si vous ne m’écoutez point…

— D’Aucheron éclata de rire, cette fois.

— Vous voulez vous moquer de moi. Allons ! est-ce que je suis un enfant qu’on effraie avec des menaces ridicules.

— Mon mari, je t’en supplie ! continua madame D’Aucheron.

Elle avait une expression singulièrement touchante. Sa figure se transformait. Ses mains jointes se serraient convulsivement.

— Caprice de femme ! bêtise, bêtise !… répondit-il.

Elle tomba à ses genoux…

— Pour l’amour de moi ! gémit-elle, pour l’amour de toi ! oui, pour l’amour de toi !

— Mais, malheureuse, c’est ma ruine…

— Nous vivrons bien quand même… Dieu qui donne aux petits oiseaux leur nourriture.

— De la poésie ! diable ! où prends-tu cela ? La première fois de ta vie. Mieux vaut tard que jamais… Et tu crois, comme cela, que Dieu qui donne aux petits oiseaux leur nourriture… Ensuite qu’est-ce que c’est ?… fit-il en se moquant.

— Oh ! reprit madame D’Aucheron toujours à genoux, ne ris point, je suis horriblement malheureuse…

— Elle est folle, pensa-t-il tout haut.

— Non, je ne suis point folle, mon mari,… je t’en supplie, écoute-moi. Tu sais bien que je t’ai toujours aimé. Nous n’avons eu que du bonheur ensemble, continuons à vivre heureux. Pour cela nous n’avons besoin que d’une chose : la santé, la santé pour travailler. Je travaillerai tant que tu voudras… Je ne te serai pas à charge. Le travail ne me coûte pas ; non il ne me coûte pas. Tu sais bien que je ne suis pas une paresseuse… C’est vrai que j’aimais un peu le luxe, mais c’était quand je croyais pouvoir me donner ces mille choses de la vanité, sans te gêner dans tes spéculations…

— Tu savais bien, au contraire, que j’empruntais cet argent que tu dépensais si bien…

— Oui, je le savais bien, mon cher mari, je le savais bien ; mais je me disais : il est habile mon mari, il réussira ; tout cela se paiera d’un coup de dé…

— Oui, eh bien ! le coup de dé, le voici, je l’ai tiré et j’ai gagné… C’est le mariage de Léontine avec Vilbertin. Entends-tu ?….

— Non, non, il ne se fera pas ce mariage, il ne peut se faire, cria-t-elle en se tordant les bras… s’il se fait, je disparaîtrai ; tu me reverras jamais…

D’Aucheron finit pas s’émouvoir et par soupçonner qu’il y avait là quelque chose d’extraordinaire…

— Si elle n’est pas folle, pensa-t-il, elle me cache un secret.

Puis il ajouta tout haut :

— Dis-moi avec franchise, au moins, la raison de la position que tu viens de prendre à l’égard de Léontine et de Vilbertin…

— Je ne veux pas que ma fille meure de chagrin…… je l’aime trop pour supporter plus longtemps cette pensée… et je sens en moi l’idée d’un grand devoir à remplir.

— Ce n’est pas vrai, répondit-il avec aigreur, et il sortit, la laissant seule à genoux sur le parquet.

XXVI

Ce fut un beau moment pour Rodolphe que celui où, des lèvres mêmes de Léontine, il apprit que le ciel se laissait attendrir et que l’espoir leur était encore permis. Ils renouèrent le fil brisé de leurs doux projets, refirent leur retraite paisible et chaste avec les oiseaux chanteurs et les arbres fleuris, s’abandonnèrent à toutes les délices nouvelles qui reviennent en foule, comme un essaim de bourdonnantes abeilles, au cœur qui se reprend à croire et à espérer, après un deuil qui devait être éternel.

Rodolphe partit donc ivre de bonheur pour sa paroisse d’adoption. Le village où l’on demeure, c’est la patrie dans la patrie. On l’aime plus que tous les autres, comme on aime plus que tous les autres, aussi, le pays où l’on est né.

Il emmenait avec lui sa tante et sa cousine.

Vilbertin s’était souvent informé de la santé de madame Villor, et quand il apprit son départ pour St Raymond, il en témoigna beaucoup de plaisir, disant qu’elle y serait mieux qu’en ville, et que l’air pur des champs ne manquerait pas d’avoir sur elle un effet merveilleux. Il loua son logement aussitôt, et ce fut un double plaisir, car il regrettait bien la sottise qu’il avait faite dans un moment d’erreur. Il avait mal calculé. Le secours n’était pas venu de ce côté-là. Enfin tout allait pour le mieux maintenant.

Il était assis, les jambes allongées, les bras derrière la tête, repassant, avec un raffinement de satisfaction, les derniers incidents de sa vie, et surtout les dernières phases si nouvelles et si pleines d’agréables surprises… Il fumait un cigare, et des meilleurs… Il faisait des folies tant il était heureux. Il regardait la fumée bleue qui montait en orbes odorantes vers le plafond noirci par le temps et la poussière, et pensait :

— Il y a des hommes dont les espérances s’envolent et se dissipent comme cette ondoyante fumée. Je les plains. Des maladroits, des malchancheux, des sots, des gens nés sous une mauvaise étoile !… Elle brille mon étoile, à moi… Elle vaut l’étoile des mages.

Un coup fut frappé à la porte.

— Allons quel malvenu me dérange ainsi dans mes rêveries ?

Il eut envie de ne pas répondre. On frappa de nouveau. Il opéra un demi-tour et se trouva convenablement placé devant son écritoire, tel que doit être un notaire sérieux, et cria :

— Entrez !

Sougraine parut.

— On ne te dérange pas trop, j’espère, monsieur le notaire ? fit-il en saluant.

— Non, non, répondit Vilbertin, qui pensait tout le contraire.

C’est la coutume, on ment pour ne pas être impoli.

— L’indien vient pour une affaire sérieuse, qui concerne monsieur le notaire.

— Alors explique-toi.

— Tu aimes mademoiselle D’Aucheron ?

— De quel droit me poses-tu ces questions ?

— La chose n’est pas inutile…

— Je n’ai pas de temps à perdre, mon ami, va droit au but et sois convenable.

— L’indien sait ce qu’il fait, il est prêt à se retirer, mais tu aurais lieu de te repentir de ton impatience.

— Que me veux-tu ?

— Tu aimes mademoiselle D’Aucheron ?

— Eh bien ! oui. Après ?

— Tu espères l’épouser ?

— Oui !

— Tu ne l’épouseras pas.

— Le notaire éclata de rire.

— Est-ce toi, prophète de malheur, qui m’empêchera de l’épouser ?

— C’est un homme plus fort que nous deux.

— Qui ?

— La Longue Chevelure.

— La Longue Chevelure ? ce beau sioux tout couvert de diamants que j’ai vu au bal de madame D’Aucheron ?

— Celui-là même.

— Mais comment cet étranger peut-il disposer de la main de mademoiselle D’Aucheron ?

— La Langue muette ne peut pas répondre à cette question, mais il affirme que tant que la Longue Chevelure vivra, le notaire Vilbertin n’épousera point mademoiselle D’Aucheron. C’est le docteur Rodolphe qui aura la jeune beauté que ton cœur désire.

La jalousie brûla comme un fer rouge le cœur voluptueux du notaire et un éclat sinistre fit étinceler ses yeux.

— Le diable m’emportera, s’écria-t-il, avant qu’un autre possède cette femme qui m’est promise.

— Le diable, dit l’indien, t’emportera peut-être, mais, à coup sûr, tu ne l’auras point…

— Je voudrais bien savoir, par exemple, si ce drôle-là, va s’immiscer plus longtemps dans mes affaires. Il va voir ce que peut un homme que l’amour influence et que le sentiment de la conservation dirige… Mais si tu me trompes, toi, tu me le paieras cher… Ô mes rêves d’or ! fit-il en soupirant, en aparté, ô mes suaves espérances ! ô mes divines amours !

Il faisait le fanfaron, mais il était effrayé. Peu accoutumé à la lutte, il s’irritait d’être forcé de descendre dans l’arène. Sa défense à lui, comme ses moyens d’attaque, c’était l’argent. Son cœur saignait un peu sans doute quand il fallait déposer en holocauste, sur l’autel de quelque dieu puissant, d’adorables pièces d’or ; mais le sacrifice n’était jamais offert en vain, et les nouvelles jouissances, faisaient oublier les déchirements qu’elles avaient coûtés. Ce riche sioux se moquerait sans doute, des offres d’argent qu’on lui ferait. Il ne fallait pas songer à le vaincre avec cette arme pourtant triomphante.

— Que faut-il donc faire ? demanda-t-il à Sougraine.

— L’indien n’en sait rien. Si le notaire trouve quelque chose, lui, l’indien sera bien aise et il agira.

— Il faut que je voie la famille d’Aucheron d’abord. J’aimerais aussi à rencontrer le sioux. Peut-être, après tout, qu’il n’est pas si redoutable que tu le dis. On peut le rouler. Vilbertin en a déjà vu d’autres !…

Comme il se laissait emporter agréablement par ses pensées de forfanterie, la Longue chevelure, après avoir frappé à la porte, entra marchant d’un pas majestueux, les cheveux sur le cou, revêtu d’un riche capot de loutre.

M. Vilbertin ? fit-il.

— C’est moi, monsieur, répondit le notaire, dont les pensées vaniteuses s’envolèrent comme des flocons de neige sous la bourrasque…

La Longue chevelure salua aussi la Langue muette.

— Le notaire va bien voir, pensa celui-ci, que la Langue muette ne le trompait pas, et que la Longue chevelure, est un ami bien dangereux… pour nous deux…

Le notaire approcha un siège et pria le sioux de s’asseoir. Il était devenu d’une exquise politesse, le notaire.

— Je suis bien heureux de faire plus intime connaissance, dit-il, avec le chef distingué qui nous a tant émerveillés l’autre soir, chez monsieur d’Aucheron.

— Monsieur, fit le sioux en saluant, je viens vous dire qu’une jeune fille à laquelle je porte beaucoup d’intérêt, désire épouser un homme qu’elle aime, comme la fleur du nénuphar aime le soleil qui baigne sa corolle. Cette jeune fille vous la connaissez, c’est mademoiselle D’Aucheron… Vous la recherchez vous-même, je le sais, comme le chasseur altéré recherche la fontaine d’eau vive. Elle vous estime et vous respecte sans doute, mais elle ne vous aime point. Je vous supplie d’être généreux et de l’oublier, comme le voyageur oublie l’ombre où il s’est reposé.

— Je ne comprends pas, monsieur, que vous me parliez de la sorte. Êtes-vous envoyé par mademoiselle D’Aucheron ou par quelqu’un de sa famille ?

— Je ne suis l’envoyé de personne et je n’obéis qu’à un sentiment de compassion et d’humanité.

— Alors permettez-moi de vous dire que je suis à un âge où l’on agit d’ordinaire après des réflexions suffisantes.

— Vous êtes à un âge où l’on fait des folies, parce que l’on en fait toujours, et toujours en se croyant sage.

— Dans tous les cas, monsieur le sioux des Montagnes Rocheuses, vous admettrez sans peine que vous jouez un rôle un peu singulier. Nous ne sommes plus au moyen âge, et c’est en vain que vous voudriez imiter les galants chevaliers qui galopaient, allant de château en château pour défendre les belles châtelaines et s’en faire aimer.

— Je ne suis qu’un père malheureux qui cherche depuis plus de vingt neiges son enfant perdue. J’ai rencontré par hasard une jeune fille remplie de charmes et de vertus. Elle est douce comme la gazelle. Un malheur la menace comme la serre de l’épervier menace la fauvette, et je m’efforce de la protéger.

— Vous êtes vraiment généreux ; elle vous devra de la reconnaissance… Mais laissez faire ce que vous ne pouvez empêcher.

— J’empêcherai ce que je ne dois pas laisser faire, répondit la Longue chevelure avec fermeté, puis il sortit.

Quand il fut dehors le notaire dit à Sougraine :

— Est-ce un complot ?

— Ce n’est pas un complot, répondit Sougraine, et l’indien donnerait beaucoup pour voir cet homme loin… bien loin…

— Si c’est une affaire entre vous, reprit Vilbertin, cela ne me regarde pas ; arrangez-vous ensemble, moi je tiens à mon mariage.

Il se remettait à peine de son émotion que madame D’Aucheron, survint à son tour. Elle était plus pâle que d’habitude et l’on voyait, à ses yeux rougis, qu’elle avait beaucoup pleuré. Le notaire la fit entrer dans son bureau particulier, s’excusa auprès de l’indien et s’enferma avec elle.

— Mon cher notaire, commença-t-elle — et sa main droite cherchait à comprimer les battements de son cœur — mon cher notaire, il faut renoncer à notre projet, notre doux projet… ! Une force majeure… quelque chose d’inexplicable et de terrible est survenu qui nous force à retirer notre parole… Léontine ne peut point vous épouser. Mon cher notaire, soyez indulgent : soyez bon comme toujours ! Ce n’est point notre faute à nous, non, je vous l’assure…

Le notaire l’écoutait tout ébahi.

— Quel est ce mystère ? dit-il à la fin… Ma tête s’égare… je deviens fou, ma foi ! c’est à devenir fou… l’Abénaqui arrive et me dit : Vous ne vous marierez point. Le sioux le suit et me conjugue le même verbe. Vous survenez et c’est encore la même chanson… Vous me direz toujours bien pourquoi je n’épouserai votre fille, et pourquoi, dans ce cas-là, je ne vous ruinerais point, et ne vous jetterais point sur le pavé.

Il était en fureur, le notaire, et ne pesait plus ses paroles…

— Pourquoi ! oh ! pourquoi vous vengeriez-vous ainsi ? ce n’est pas notre faute, je vous l’ai dit ; nous sommes sous un talon de fer…

— Et mon talon à moi, croyez vous que vous ne le trouverez pas dur ?

— Ce ne sera toujours que la ruine, répondit madame D’Aucheron, d’un air résigné…

— Que la ruine ! comme vous en prenez votre parti, remarqua le notaire de plus en plus stupéfait…, l’autre chose qui vous menace est donc bien redoutable. Ce serait curieux cela, ajouta-t-il avec ironie.

Pendant que le notaire et madame d’Aucheron échangeaient ainsi des prières contre des imprécations, des supplications contre des moqueries, un monsieur entra dans l’étude.

— Le notaire est-il engagé ? demanda-t-il à l’Indien.

— Il y a une dame avec lui dans l’autre chambre, là…

Et il montrait du doigt la porte du petit bureau.

— Ne le dérangeons pas, alors, fit le survenant.

L’abénaqui pensait à part lui :

— Ça va être drôle tout à l’heure.

Au bout d’une vingtaine de minutes qui parurent bien longues à celui qui attendait, la porte du bureau s’ouvrit et madame D’Aucheron parut. Elle était bouleversée et, ses yeux avaient quelque chose de vague, de hagard à faire peur.

— Vous ici madame ? fit le dernier arrivé.

C’était monsieur d’Aucheron. Sa femme fit un pas en arrière et ne répondit rien.

— Vous avez voulu prendre les devants, madame, continua D’Aucheron, mais vous n’arriverez pas plus vite pour cela… Elle vous a supplié, sans doute, de renoncer à la main de notre fille ? demanda-t-il, en s’adressant au notaire, n’allez pas l’écouter : elle divague.

Le notaire poussa un soupir de soulagement comme un homme qui revient du fond de l’eau. L’abénaqui sourit en entendant D’Aucheron appeler Léontine sa fille.

— Il me semblait, répondit Vilbertin que tu ne pouvais pas renoncer aux immenses avantages que t’assure mon mariage.

— Jamais répliqua fermement D’Aucheron. Est-ce que je me ruinerais pour les caprices d’une femme, la mienne ? Ce mariage aura lieu, je le veux… Mais j’oublie que nous sommes en présence d’un étranger, remarqua-t-il en faisant allusion à Sougraine, passons donc de l’autre côté ; nous allons, une fois pour toutes en finir avec cette affaire…

— Il paraît, répondit Vilbertin, que cet indien n’est pas de trop. Il est du complot ; le sioux aussi. Ils sont venus ici avant madame D’Aucheron pour me sommer, s’il vous plaît, rien que cela ! de renoncer à mademoiselle Léontine… Dis-moi donc ce qu’ils ont à voir, ces individus-là, dans nos projets… Y comprends-tu quelque chose ?

— Ces deux étrangers, ces deux sauvages sont venus te dire de renoncer à la main de ma fille ?

— Comme j’ai l’honneur de te l’affirmer…

— Quelle insolence ! quelle…

— Ce n’est pas cela, fit l’abénaqui, d’une voix étrangement douce, c’est la nécessité… une affreuse nécessité…

— Allez donc vous promener, avec vos nécessités, cria d’Aucheron qui s’emportait…

— C’est pour sauver la paix de ta maison, l’honneur de ton nom, et plus que cela encore, continua l’abénaqui.

— Tu mens.

— L’indien dit la vérité… Tout cela pourrait s’arranger pourtant, oui tout cela pourrait s’arranger, et le mariage de monsieur Vilbertin aurait lieu comme vous le désirez tous, si un homme s’éloignait.

— Comment cela ? quel est cet homme ? demanda D’Aucheron.

— C’est la Longue chevelure, répondit l’abénaqui. Il nous tient tous sous son pied, et il nous peut tous écraser comme des vers de terre.

— Quant à moi, continua D’Aucheron, je ne vois pas ce qu’il peut me faire…

— L’indien le sait, lui, et c’est terrible, va !

— Si le sioux disparaissait, demanda le notaire, tout s’arrangerait ? Il n’y aurait plus d’obstacles à mon mariage ?… La paix de tout le monde serait respectée ?

— Oui ! s’écrièrent à la fois Sougraine et madame D’Aucheron.

— Comment peut-il se faire, demandait D’Aucheron, qu’un homme qui ne nous connait que depuis quelques jours, qui a passé toute sa vie loin de nous, qui est parfaitement étranger à nos relations et à nos projets, deviennent tout à coup l’arbitre de nos destinées, nous oblige à faire ce que nous ne voulons pas, et à nous désister de ce que nous voudrions faire. Parlez donc, vous autres qui connaissez ses motifs et qui vous montrez les esclaves de ses volontés. Parlez donc ! Quand on saura ce qu’il est, ce qu’il médite, ce qu’il ose on pourra déjouer ses desseins. Rencontrons-le face à face. Avons-nous peur d’engager la lutte ? Encore une fois, que peut-il nous faire ? Nous n’avons rien à cacher dans notre existence. Aurions-nous quelque chose, que ce ne serait pas lui, cet étranger, qui feuilletterait le livre de notre vie ? Vous a-t-il achetés avec ses diamants ? Quel intérêt a-t-il à empêcher le mariage de Léontine avec M. Vilbertin ?…

Madame D’Aucheron écoutait la tête basse, l’abénaqui paraissait distrait. Il cherchait à oublier le danger dont il était menacé.

La position que prenait D’Aucheron n’avait rien de bien rassurant pour lui.

— Voilà du singulier, ajouta D’Aucheron. Il faudra toujours bien que j’aille au fond de ce mystère.

Il regardait sa femme avec une certaine cruauté. Elle vit bien qu’il était résolu de découvrir le secret qu’elle cachait avec tant de soin.

— Si la Longue chevelure disparaissait, pensait-elle… Je n’aurais plus rien à craindre.

XXVII

Les élections générales approchaient. On entendait une rumeur sourde et profonde comme le grondement d’un orage encore lointain. On fourbissait dans l’ombre des armes qui promettaient d’être mortelles. Chaque parti faisait la revue de ses forces et préparait les machines qui devaient détruire le camp ennemi. Les futurs candidats se montraient d’une politesse exquise envers tout le monde, serraient avec effusion la main de l’ouvrier, saluaient avec le sourire sur la bouche le laitier, le bottier et le regrattier, libres et indépendants électeurs, dont le vote pouvait faire pencher la balance, et le regrattier, le bottier et le laitier, tous gens honnêtes et madrés, se disaient : On a souvent besoin de plus petit que soi…

L’un des plus actifs, des plus polis, des plus affables, des plus populaciers, c’était M. Le Pêcheur. Il entendait bien se faire réélire et garder encore son portefeuille si doux à porter. Il allait de maison en maison solliciter les suffrages. On le recevait bien, mais on se disait à part soi :

— L’on verra. Le scrutin a été donné pour cacher son vote, on s’en servira, du scrutin…

L’adversaire du jeune ministre serait probablement l’employé qu’il avait destitué par économie et remplacé par galanterie. Le peuple est naturellement sensible, honnête, compatissant. Les actes tyranniques ou injustes le révoltent. Il protège les victimes et flagelle les bourreaux. Le peuple inclinait vers monsieur Préchon, la victime. D’autant plus que Préchon avait des capacités, n’était pas sot du tout et se montrait bon chrétien. On a beau dire, cela ne nuit pas aux choses temporelles d’aller à la messe le dimanche et à confesse plus souvent qu’à Pâques. Préchon avait bien menacé M. Le Pêcheur, c’est vrai, dans un mouvement de colère dont il n’avait pu se défendre, mais aujourd’hui, il ne tenait plus à se servir de cela pour discréditer son adversaire. Et qu’importe l’origine d’un homme, dans notre monde et dans notre siècle ? Ce qui importe, c’est le caractère de cet homme. Qu’il sorte d’un palais ou d’une chaumière, qu’il soit l’enfant de l’amour chaste ou du crime, on le jugera d’après ses œuvres. C’est ainsi que Dieu lui-même le juge. L’humanité, longtemps aveugle ou lâchement avilie, avait oublié ce suprême jugement du Créateur et se prosternait souvent devant un homme ignare ou méchant, voluptueux ou sot, parce que l’un de ses aïeux avait fait une belle action, son devoir probablement, et rangeait du pied le nouveau venu plein de sciences, de talents ou de vertus qui n’avait point de noblesse ou de famille. Aujourd’hui, une lumière plus pure éclaire les hommes, un sentiment plus juste les anime, un motif plus noble les conseille. Ce n’est pas le souffle jaloux et dangereux de l’égalité qui passe sur la terre pour raser les têtes qui s’élèvent… c’est la colère de Jésus qui maudit et jette au feu les arbres qui ne portent point de fruits.