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L’Algérie en 1854

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L’Algérie en 1854
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 1233-1261).


L’ALGÉRIE EN 1854.


I. Rapport sur la Situation de l’Algérie en 1853, par M. le ministre de la guerre. — II. Annales de la Colonisation algérienne. — III. Tableau de l’Algérie, pour 1854, par M. J. Duval. — IV. Recueil de traités d’agriculture à l’usage des colons, publié par ordre du ministre de la guerre.

Des trois grandes questions où se trouve engagé l’avenir de nos possessions algériennes, — la guerre, le peuplement, l’exploitation, — la première a été résolue en 1847 par le maréchal Bugeaud. Depuis lors il y a eu des faits de guerre ; mais la conquête était assurée. Les bureaux arabes ont mis la dernière main à l’œuvre : sous l’habile et vigoureuse impulsion que leur a imprimée le directeur actuel de l’Algérie, M. le général Damnas, ces bureaux sont devenus la plus admirable agence de domination qu’un vainqueur ait jamais installée dans un pays conquis. Concentrant aujourd’hui dans leurs mains l’administration et le gouvernement des tribus, ils ont des moyens de surveillance si actifs, une action si puissante, que les indigènes sont placés, — jusque dans les moindres actes de leur existence, — entre une obéissance immédiate et un châtiment certain. Sous ce contrôle incessant, tout chef indigène, — qu’il soit cheïck, caïd, aga ou khalifah, — n’est plus qu’un simple fonctionnaire sans initiative, uniquement responsable de la police des tribus. Seulement, pour exercer cette responsabilité, le chef indigène dispose de pouvoirs étendus, et tous les moyens d’investigation lui sont permis. Grâce à l’action de cette police indigène, dirigée par les officiers de nos bureaux arabes, des tribus dont les territoires se touchent sont devenues tellement étrangères l’une à l’autre, qu’elles n’ont plus d’autre lien social que notre propre domination. Qu’un de nos officiers ordonne au contingent armé d’une tribu d’aller châtier une tribu limitrophe, il est sûr d’être obéi. L’autorité militaire est partout respectée jusqu’aux confins du désert, et son rôle se borne à faire exécuter un système de surveillance et de répression dont l’efficacité est désormais démontrée par des résultats certains.

Le problème militaire est donc résolu en Algérie ; mais l’intérêt se déplace, et il convient de porter sur la double question du peuplement et de l’exploitation du sol africain la part d’attention qui a été jusqu’ici détournée par la guerre. L’œuvre de peuplement est à peine commencée, l’œuvre d’exploitation est mal comprise encore. C’est ce dernier côté du double sujet désigné par le mot colonisation qui nous occupera plus particulièrement ici. C’est en effet sur une direction nouvelle à suivre pour l’exploitation de l’Algérie que nous voudrions appeler la sollicitude du pays et du gouvernement, persuadé que c’est en cherchant le meilleur mode d’exploitation qu’on armera à rendre praticable le meilleur mode de peuplement. Tout le problème de la colonisation est contenu dans la proposition suivante : « Chercher dans quelles proportions sont possibles et avantageuses les cultures à entreprendre, pour savoir à quelle population il convient de livrer l’exploitation du sol algérien. »

L’année 1854, qui a vu les questions de colonisation prévaloir sur les questions militaires, est un excellent point de départ pour étudier l’état des territoires d’Afrique dans leur rapport avec les cultures à établir, avec les populations à distribuer. Des vues d’ensemble sur les cultures les mieux appropriées à L’Algérie, sur les diverses régions colonisables, enfin sur les mesures à prendre pour développer utilement l’exploitation et le peuplement, — tels sont les points capitaux de l’étude que nous essayons. Nous remplirons notre, lâche avec le soin le plus minutieux, en mettant nos observations personnelles, recueillies sur les lieux mêmes, en regard des documens officiels.


I

La situation présente de L’Algérie est résumée dans ces quelques lignes d’un rapport récemment, publié par le gouvernement[1]. « En 1854, les recettes de l’Algérie couvriront les dépenses, celles de l’armée d’occupation exceptées. » Les exportations de 1853 se sont élevées à près de 31 millions, et ont dépassé ainsi de plus de 9 millions celles de l’année précédente. L’excédant des importations sur les exportations représente à peu près les dépenses de l’armée d’occupation. 136,000 Européens fixés aujourd’hui en Afrique, dont 30,000 vivent directement de l’exploitation du sol, donnent lieu à un mouvement de commerce qu’on ne peut porter à moins de 50 millions. – Après vingt ans d’épreuves el de sacrifices, l’Algérie, on le voit, est parvenue, qu’on nous permette une expression vulgaire, à joindre les deux bouts : c’est beaucoup sans doute, mais ce n’est pas assez pour la France. Il ne lui suffit pas que l’Algérie cesse d’être un embarras pour elle, il faut qu’elle devienne une ressource. Or il n’y a pas dans la situation présente assez de germes de prospérité pour que nous n’ayons plus désormais à nous enquérir de l’Algérie, à tenter pour la colonisation et l’exploitation les grands efforts d’ensemble que, sous la féconde impulsion du maréchal Bugeaud, nous avons tentés pour la guerre,

On a calculé que l’Algérie a une étendue superficielle de 39 millions d’hectares, équivalant en superficie aux trois quarts de la France, qui a 52 millions d’hectares, et l’on a conclu que, peuplée comme la France, c’est-à-dire à 57 habitans par kilomètre carre, elle pourrait nourrir une population de plus de 22 millions d’habitans. Tout cela est spécieux. L’Algérie possède, il est vrai, 39 millions d’hectares, mais il y en a 26 millions qui appartiennent à la région du désert, et ce n’est pas dans cette région extrême et aride qu’on prétend sans doute implanter la colonisation. Restent donc 13 millions d’hectares, appartenant à la région des cultures, à la zone du Tell, et encore, si l’on veut bien tenir compte de la configuration du sol colonisable, des chaînes de rochers et des ondulations violentes qui sont autant d’obstacles à la viabilité ou à la circulation des eaux, on se convaincra facilement que c’est tout au plus 4 millions d’hectares qu’il est possible d’exploiter en Algérie d’ici à la fin du siècle, et 2 millions de colons qu’on peut y établir.

Quatre millions d’hectares ! Est-ce pour une si faible adjonction de territoire colonisable que notre pays a sacrifié tant d’or et tant de sang ? Mais la France, possède dans son propre sein plus de 4 millions d’hectares en friche, qu’il serait certainement possible de livrer à la culture à moins de frais que ne nous en a coûté jusqu’ici la possession de l’Algérie. L’Afrique est bien encore par excellence la terre des céréales, comme du temps où elle avait été surnommée le grenier de Rome. Ce ne serait cependant pas la peine d’aller demander de l’autre côté de la Méditerranée les 3 ou 4 millions d’hectolitres de blé qui nous font défaut dans les années mauvaises, quand il suffirait seulement de brûler les bruyères de nos landes pour leur faire produire les moissons qui nous manquent. Quatre millions d’hectares livrés à la culture extensive, c’est-à-dire aux céréales et aux troupeaux, n’indemniseraient jamais la France de ses frais d’installation en Afrique. Et puis les grains d’Afrique et la viande, qui nous seraient d’un certain secours dans les années mauvaises, ne feraient-ils pas double emploi avec nos propres produite dans les années abondantes. C’est précisément ce qui arrive cette année. Nos récoltes ont été assez abondantes pour nous dispenser de nous approvisionner au dehors ; or il arrive que les cultivateurs d’Afrique, alléchés par le haut prix où leurs grains s’étaient vendus l’an dernier sur le marché français mal approvisionné, ont doublé leurs cultures de céréales. Que feront-ils de leurs excédans de récolte ? Ils seront obligés de les vendre à vil prix, après avoir établi leurs calculs sur les tarifs de 1853. Une crise naîtra inévitablement de cette situation, et cette crise, si nous livrions l’Algérie aux cultures que la France est censée produire suffisamment, se représenterait invariablement toutes les fois que nos récoltes ne laisseraient pas de déficit dans notre approvisionnement. D’ailleurs la colonisation est inutile, si l’Algérie ne doit être cultivée que comme un en-cas de l’alimentation métropolitaine. La population indigène, composée de 2,500,000 individus, est parfaitement à même de produire, sur les 9 millions d’hectares placés en dehors îles zones de la colonisation, les 3 ou 4 millions d’hectolitres de grains qui pourraient faire défaut à notre approvisionnement dans une année mauvaise.

Le rôle que l’Algérie est appelée à jouer dans nos destinées est tout différent et plus beau. Nous ne voulons pas parler de la position formidable que nous donne dans le système méditerranéen la possession du littoral barbaresque : c’est le rôle économique et producteur de l’Algérie qui nous préoccupe. Qu’on se souvienne de ce qu’était l’Andalousie du temps des Maures. Ce qu’était l’Andalousie alors, l’Algérie peut l’être aujourd’hui. Il y avait 11,000 villages florissans sur les bords du Guadalquivir, aujourd’hui arides et dépeuplés ; mais la vallée du Guadalquivir valait-elle comme étendue et comme possibilités de production la vallée du Chélif, qui ouvre, comme une large nappe de terre végétale, tout le pâté montagneux de l’Algérie centrale, recevant dans son vaste parcours, comme autant d’affluens, tous les plateaux de l’intérieur ? Séville occupait 130,000 ouvriers à la fabrication de la soie, mais avait-elle les sources abondantes de l’Oued-Boutan, qui descendent de Milianah avec une force motrice de 5,000 chevaux ? Du haut de son éminence, Grenade voyait 400,000 habitans établis dans sa huerta merveilleuse : qu’est-ce pourtant que la plaine de Grenade ou même la vega de Valence, comme étendue et comme force productrice, à côté de la Mitidja, qui s’étend derrière Alger sur trente lieues de long et cinq de large, ou même à côté de la plaine de la Seybouse, qui s’étend derrière Bône sur 1,000 kilomètres carrés ?

Par ses conditions même de latitude, le rôle de l’Afrique dans l’économie vitale de la France nous paraît d’avance nettement tracé. Nous devons exclusivement réserver à la culture industrielle, aux productions riches, la partie actuellement colonisable de l’Algérie. En un mot, nous devons donner à notre colonie africaine le rôle qu’avait eu jusqu’à la Provence dans la production générale de la France. Figurons-nous une Provence agrandie et mieux disposée pour la production. L’olivier du Var est à peine un arbuste à côté des oliviers à grande futaie de l’Afrique ; ceux-ci du moins ne redoutent ni la gelée ni la sécheresse, ni même l’incendie. Nous en avons vu dont le tronc était percé à jour par le fouet qui élevaient encore à huit mètres leur bouquet touffu chargé de fruits. Les plus anciens mûriers de l’Ardèche n’atteignent, ni comme tronc ni comme ramure, aux proportions des mûriers d’Afrique à la dixième année de leur transplantation. L’île de Chypre ne produit pas de garance plus estimée que la garance africaine, payée à Constantine le même prix que si elle était rendue sur le marché même d’Avignon.

L’Algérie a longtemps cherché les voies de sa production au sein des épreuves ruineuses. Une série d’essais heureux de culture industrielle est venu enfin l’éclairer sur ses intérêts. Il y a quelques années, l’Algérie trouva le tabac, et le tabac sauva la colonisation naissante[2]. À la dernière récolte, un seul village, Bouffarick, a vendu pour plus de 400,000 fr. de tabac : il n’y a peut-être pas en FranCE un seul centre agricole à qui sa production eût donné un tel revenu, et encore pour une seule culture. Enfin, quand le tabac n’a plus suffi à alimenter les forces agrandies de la colonisation, le colon est venu, le coton dont on attend des merveilles qui peut-être se réaliseront. Et quand le coton ne suffira plus, vous verrez poindre un autre élément de prospérité, — les soies[3]. Quant à la production de l’huile, elle peut devenir illimitée[4], l’olivier étant presque la seule essence d’arbre qui ait résisté en Afrique à toutes les dévastations.

La France est tributaire de l’étranger pour au moins 200 millions de colon, de soie, d’huile, de plantes tinctoriales. L’Algérie peut-elle racheter la France de cette redevance d’importation ? Dans quel espace de temps et à quelles conditions ? C’est ce que nous allons examiner.

Nous avons parlé de la merveilleuse fécondité de certaines terres d’Afrique. Quelques faits en donneront une idée. En France, lorsqu’un hectare rapporte 500 fr., c’est un miracle ; en Algérie, — lisez le rapport ministériel, — L’hectare, planté de nopal, aménagé pour trois ans, produit 12,000 fr., soit 4,000 fr. par année, et, frais distraits, 3,000 fr. Dans un voyage récent, nous avons pu nous assurer que des colons avaient retiré jusqu’à 4,000fr. d’un hectare semé de coton, et que ceux qui avaient vendu jusqu’à 3,000 fr. la récolte d’un hectare de tabac n’étaient pas rares. Partout où l’eau arrive à la terre, le même phénomène de fécondité se renouvelle. La proportion entre le sol arrosé et celui qui ne l’est pas est donc comme 1 est à 10 en moyenne. La combinaison du soleil avec l’eau fait de la terre d’Afrique un laboratoire incessant de production. Un agronome illustre a dit : « Un d’eau et un de soleil ne font pas deux, ils font quatre. » En Afrique ils font tout. Avec de l’eau, les primeurs potagères viennent à chaque mois de l’année, de même que les fourrages.

C’est donc à étendre les bienfaits de l’irrigation sur le plus de terres possible que consiste le problème de la meilleure exploitation du sol de l’Algérie. Les moyens d’arrosement ne manquent pas, il faut le dire. Aucune des rivières qui sillonnent en tous sens la terre d’Afrique n’est ni navigable ni même flottable : rien n’empêche d’utiliser toutes leurs eaux pour l’irrigation.

Les sources sont nombreuses, sinon abondantes. Enfin, dans la saison des pluies, il tombe en Afrique une quantité d’eau plus considérable qu’en France pendant toute l’année. Voilà donc bien des ressources d’irrigation qui s’offrent à l’industrie agricole en Algérie ; mais il s’agit d’en tirer parti, et là se présentent d’assez graves difficultés.

À l’emploi des eaux pluviales, par exemple, se rattache la question du reboisement. L’abondante masse d’eau qui tombe du ciel pendant quelques mois de l’année s’écoule immédiatement, et n’apporte à la terre, qu’elle devrait féconder en la pénétrant, que les dévastations de son passage. Si l’eau pluviale ravage le sol algérien au lieu de le féconder en l’humectant, c’est parce que l’Algérie manque d’arbres. Sans doute, le reboisement n’aurait pas pour résultat, comme on l’a prétendu, d’espacer sur un plus grand nombre de jours de l’année la masse d’eau pluviale qui tombe seulement pendant deux mois consécutifs. Non, la saison des pluies est déterminée par certains courants atmosphériques, et les arbres ne changeraient rien à cet ordre des saisons. Seulement ils auraient pour effet de servir de récipient à l’eau qui tourne à torrens aujourd’hui sur un sol dénudé, el qui aurait le temps de pénétrer la couche végétale si elle était reçue d’abord et pour ainsi dire tamisée par les branches et les feuilles des arbres abritant le sol.

Ce qu’il faut à l’Afrique, ce n’est pas l’ombre seulement, mais surtout les abris que donnent les frondaisons abondantes. C’est parce qu’il est le récipient et le régulateur de l’humidité atmosphérique, qu’on a dit de l’arbre qu’il était le père des sources. Aussi qu’on tienne pour certain que c’est l’insuffisance de la végétation forestière qui fait en Afrique l’insuffisance des cours d’eau et leur irrégularité. Cette insuffisance de végétation n’est pas un vice inhérent au sol africain, que Salluste à tort qualifie ainsi : Ager arbori infecundus. C’est là une erreur traditionnelle que les faits ont péremptoirement démentie dans ces derniers temps. Si le sol forestier s’est peu à peu appauvri en Afrique, c’est aux hommes seulement qu’il faut s’en prendre. N’oublions pas que les Arabes, comme leurs devanciers les Numides, sont un peuple nomade par excellence. Vivant sous la tente, ils n’ont jamais eu d’autre souci que de prendre d’une localité où le hagard les poussait les ressources immédiates, semblables en cela à tous les barbares qui coupent un arbre pour en avoir un fruit Les soins de l’habitation leur étant inconnus, l’arbre, ce symbole de la propriété, a partout disparu sur leur passage. Lorsqu’il a résisté à la dent meurtrière de leurs troupeaux, l’incendie en a eu raison, L’incendie qui fait l’herbe plus épaisse pour le pacage. L’an dernier encore, passant en Kabylie au mois d’octobre, nous avons vu les indigènes mettre le feu aux broussailles d’une montagne sous prétexte, de se délivrer d’un couple de panthères qui en avaient fait leur retraite, mais en réalité pour procurer l’année suivante à leurs bestiaux le pacage qui commençait à leur manquer. C’est miracle qu’une végétation quelconque ait pu résister à ce système de dévastation périodique.

L’état a si bien compris l’utilité de l’arbre en Afrique, comme agent et régulateur atmosphérique, qu’il a écrit dans la loi qui règle les concessions territoriales l’obligation pour le colon de planter au moins vingt-cinq arbres par hectare concédé. Malheureusement les colons n’ont vu, la plupart du temps, dans cette clause de leur cahier de charges qu’une servitude onéreuse, et ils n’ont guère cherché jusqu’ici qu’à s’en affranchir au moins de frais possible. Ainsi, cherchant les endroits humides de leur concession, ils ont planté en terre le nombre voulu de gaules de peupliers d’Italie, et sitôt qu’ils ont vu poindre la première feuille, ils se sont dit naïvement : « Nous voilà quittes envers le domaine, n’y pensons plus. » Pourquoi le gouvernement, qui fait de grands sacrifices pour propager certaines cultures en Afrique, celle du coton par exemple, ne ferait-il pas des sacrifices semblables pour propager certaines plantations ? Pourquoi n’accorderait-il pas une prime au mûrier transplanté ou à l’olivier greffé après la troisième année de la plantation ou de la greffe ? C’est à une prime offerte par Colbert aux planteurs que nous devons l’introduction du mûrier en France. Si ce système de primes était adopté pour l’olivier et le mûrier d’Afrique, il en coûterait peut-être quelques millions à l’état ; mais, dans dix ans d’ici seulement, l’Algérie serait dotée d’une richesse considérable. Du reste, le gouvernement paraît vouloir entrer dans cette voie : un décret récent vient d’ouvrir des primes pour toutes les plantations faites au bord des routes. Ce n’est pas tout ce qu’on aurait pu attendre, mais c’est déjà quelque chose.

Ce développement des plantations d’utilité proprement dite ne suffit pas d’ailleurs ; les hautes futaies, qui ne donnent pas de revenu, sont également nécessaires à l’Afrique, et, pour le développement du sol forestier, les particuliers ne peuvent rien : c’est l’état qui doit être le vrai producteur. L’Algérie doit au gouverneur-général actuel, M. le comte Randon, une institution dont les bienfaits sont incalculables pour l’avenir de la colonisation africaine : c’est la création des compagnies de planteurs et bûcherons, une compagnie pour chaque province. C’est le premier essai de l’application régulière et organisée de l’armée d’Afrique aux travaux d’utilité publique. Peut-être ce premier essai, ayant déjà réussi, amènera-t-il la création de compagnies de cantonniers, de maçons, de pionniers, etc. Quoi qu’il en soit, les compagnies de planteurs algériens ont déjà rendu des services, malgré les inexpériences inévitables du début. Elles ont pour tâche, comme leur nom l’indique, le reboisement du sol forestier[5]. Ici, elles éclaircissent les broussailles pour donner du jour aux sujets forestiers qui s’y trouvent, oliviers pour la plupart ; plus loin, elles font des semis, comme sur la plage de Mostaganem, par exemple ; ailleurs, elles créent des pépinières forestières, et ouvrent des tranchées de transplantation, comme à Orléansville et dans le Sahel d’Alger. Dans la province de Constantine, plus boisée, elles font surtout l’office de gardes forestiers, ou démasclent les chênes-lièges. Partout nous avons vu à l’œuvre ces ouvriers militaires. Depuis le soldat qui tient la pioche jusqu’à l’officier qui le dirige, sous la surveillance des agens de l’administration forestière, tous se sont pris d’un bel amour pour leur ingrate besogne, au point qu’ils changeraient avec regret la tente qui les abrite contre la caserne, d’une garnison urbaine. Dans leurs momens perdus, ils se sont même construit, ici des gourbis, là des maisons. Ils ont aussi essayé la greffe des oliviers. Dans la forêt de Muley-Ismaël, sur la route d’Oran à Saint-Denis-du-Sig, ils ont opéré sur 12,000 pieds. À l’Oued-Chouli, sur la route de Tlemcen à Bel-Abbès, il y a un peloton de quelques hommes uniquement occupés au greffage. Dans le Sahel, à mesure que les planteurs découvrent un pied d’olivier dans les broussailles, ils le greffent, et le nombre de sujets ainsi dégagés des broussailles et mis à jour est infini. Malheureusement ces greffes, faites par des mains inexpérimentées, ont mal réussi en général, et reviennent trop cher d’ailleurs. Du reste, à part la dépense et le temps mal employé, il n’y a pas grand mal, car les oliviers couronnés pour la greffe repoussent des jets plus vigoureux sur lesquels on pourra plus tard poser l’écusson, le mode de greffage qui a réussi le mieux jusqu’ici.

Voilà donc une double œuvre à poursuivre, développement des grandes frondaisons en Afrique par l’extension donnée d’une part aux plantations utiles, de l’autre au sol forestier. Seulement il faudra du temps, peut-être un demi-siècle, avant que le sol de l’Algérie, ainsi reconstitué et bien entretenu, puisse réagir efficacement sur le régime des eaux. D’ici là, que faire pour développer sur le sol les bienfaits aujourd’hui fort restreints de l’irrigation ? Il s’agit, — rappelons-le, — d’établir 2 millions de colons sur 4 millions d’hectares tout au plus, de les établir par conséquent dans des conditions de culture industrielle, chose qui doit avant tout nous préoccuper. Pour les cultures industrielles, il faut de l’eau. Or dans l’état actuel, en ne prenant que les plaines et les plateaux arrosables, il y a possibilité d’irrigation pour 1 hectare sur 100, ici un peu plus, là beaucoup moins[6]. À côté de l’œuvre de reboisement vient donc se placer l’œuvre d’irrigation. Emmagasiner non-seulement les sources, mais aussi les eaux pluviales pour l’arrosement des terres, voilà le problème à résoudre, en attendant que le sol forestier plus épanoui puisse venir remplir cet office d’absorption. En Espagne, les Maures ont exécuté des travaux hydrauliques qui font encore aujourd’hui la richesse et la magnificence de la plaine de Valence. Ils fermaient au tiers de leur hauteur les gorges des montagnes par un endiguement colossal, avec écluses d’écoulement. Cet endiguement, nommé puntano, retenait les eaux dans les gorges, qui devenaient ainsi, à l’époque des pluies, d’immenses réservoirs remplis d’eau. Les puntanos de Valence suffisent encore aujourd’hui aux besoins d’irrigation d’un véritable jardin de trente lieues d’étendue. Le gouvernement, qui a parfaitement compris que la question des eaux était la question vitale pour l’Algérie, a fait faire de nombreuses études de barrages pour les principaux bassins arrosantes, surtout pour la Milidja et le Chéliff ; mais c’est au système des barrages maures qu’on devrait s’en tenir. Les barrages maures ne seraient pas aussi dispendieux en Algérie qu’en Espagne, parce que les gorges sont plus étroites et les montagnes moins hautes. Du reste, un premier essai dans ce genre a été fait à l’ouest de la Mitidja ; on le doit à l’initiative d’un capitaine du génie, directeur de la colonie de Marengo, qui a sacrifié, dit-on, une partie de sa fortune à l’entreprendre.

Outre le reboisement et les barrages, il est encore un autre moyen d’accroître les forces de l’irrigation : ce sont les puits artésiens. Malheureusement les diverses expériences qu’on a tentées jusqu’ici en Afrique n’ont pas réussi, soit que les instrumens de forage ne fussent pas assez puissans, soit qu’on eut mal déterminé le cours de la veine artésienne. Il s’agit donc d’accroître le matériel de forage dont on a déjà doté la colonie, et l’eau artésienne jaillira partout où le travail de l’homme aura besoin de son secours.

Les avantages de l’irrigation et du reboisement n’ont plus besoin d’être démontrés après ce que nous venons de dire. Il importe encore cependant de montrer quel intérêt le colon africain trouve à exploiter les ferres arrosées de préférence aux terres sèches. D’après les statistiques et les recensemens officiels, le rendement des terres sèches en Afrique, sans engrais et à deux labours, est de 200 francs l’hectare : le rendement des terres humides ou arrosées varie de 1,000 à 3,000 francs l’hectare. On le voit, les terres sèches ne représenteront jamais pour le colon que son entretien et celui de sa famille, tandis que les terres arrosées, les terres propres aux cultures industrielles, lui donneront des produits dix fois plus considérables et immédiatement réalisables comme une marchandise. Aussi y a-t-il une propension évidente de tous les colons vers les cultures industrielles. Malgré cette propension pourtant, peu de résultats ont été jusqu’ici obtenus. Quelle est donc la cause de ce singulier contraste du petit nombre des résultats avec l’activité déployée pour les obtenir ? C’est que la plupart des colons ont été placés hors de la portée des cours d’eau, ou bien n’ont pas eu assez d’avances pour suffire aux frais d’installation que la culture industrielle exige. À défaut des moyens généraux d’irrigation, que l’état seul peut procurer par de grands travaux de barrage et d’endiguement, les colons ont dû établir sur leurs concessions des puits à manège [norias) ; mais, quoique l’eau du sous-sol se trouve en Afrique à 7 mètres de profondeur en moyenne, une noria coûte 1,800 francs à installer et n’arrose tout au plus qu’un hectare et demi : de là de grands frais à s’imposer pour arroser il hectares, et pourtant 2 hectares arrosés, c’est presque une fortune en Afrique !

Après le reboisement et l’irrigation, voilà donc une dernière condition à remplir : — les frais d’installation à faciliter, le peuplement à mieux distribuer. — Les travaux publics, dirigés dans un sens d’utilité générale, doivent être secondés par d’indispensables modifications apportées dans le système d’installation. L’état, d’après son propre aveu, dépense aujourd’hui 100,000 fr. pour l’installation de chaque village en routes et en conduites d’eau, c’est-à-dire en frais généraux seulement. Ces dépenses n’ont jamais qu’une utilité spéciale et isolée ; ou aura beau les renouveler, elles ne modifieront en rien le système général de l’exploitation du sol africain. Qu’au contraire on dépense 4 millions en travaux de barrage dans la Seyhouse, dans le Chéliff, dans la Mina, etc., et l’on aura donné des possibilités d’irrigation à quarante villages, reliés entre eux et pouvant facilement communiquer de l’un à l’autre, ce qui est un avantage inappréciable dans un pays où le mangue de voies de communication est un obstacle capital au succès du peuplement[7]. Ces quarante villages, où les moyens d’irrigation seraient une garantie à peu près certaine de prospérité, n’auraient pas cependant coûté à l’état plus d’argent que ne lui en coûteront les quarante premiers villages qu’il éparpillera au hasard sur la terre d’Afrique, sans leur avoir assuré de bonnes conditions de culture.

Telles sont les considérations générales sur les ressources et les exigences de l’exploitation agricole de l’Algérie, auxquelles nous rattacherons un tableau des terres exploitées ou colonisables telles que nous avons pu les observer dans les trois provinces de Constantine, d’Alger et d’Oran.


II

Tout le littoral de l’Algérie est fermé par une immense chaîne de rochers ; à cette chaîne il y a quelques points d’intersection qui donnent accès dans la région intérieure : suivons ces plages ouvertes par lesquelles la colonisation a abordé l’Afrique. De la région de l’est et des environs de floue jusqu’à la province d’Oran, — nous passerons ainsi successivement en revue tous les grands centres d’exploitation qu’offre ou que réserve l’Afrique aux populations européennes.

La première plage qui se présente est celle de Bône. Sur ce point, la zone colonisable du nord au sud, par le méridien de Bône, s’étend sans interruption jusqu’à Tebessa, à plus de cinquante lieues dans l’intérieur des terres. Il faut se placer, pour contempler cette vaste région fécondée par la Seybouse, au point culminant de la route qui de Bône monte aux forêts de l’Édough ; on aura sous les yeux un panorama vraiment beau. Derrière soi, la mer jusqu’au cap de Fer et les forêts sans limites de l’Édough ; devant soi, encore la mer suivant une courbe gracieuse jusqu’au cap Rose ! Du cap Rose court vers le sud une région montagneuse qui vient aboutir aux forêts des Beni-Salab, faisant à l’est, de l’autre côté de la plaine de Bône, face aux forêts de l’Édough, du haut desquelles nous regardons le panorama qui se déroule à nos pieds. À droite, l’œil s’arrête sur les eaux argentées du lac Fezzara, peuplé de cygnes et d’oiseaux aquatiques aux brillans plumages, dont on fait à Bône un commerce assez lucratif. Une large bande de terres excessivement fertiles relie le lac Fezzara aux hauteurs boisées de Dréau, qui servent de point culminant au centre de la plaine. À vos pieds, sous vos yeux, abritée de la mer par le revers d’une falaise, c’est Bône, aux blanches maisons à terrasses, qui s’incline vers sa banlieue cultivée comme un jardin. Cette banlieue apparaît de la hauteur où nous sommes comme un damier dont les champs de coton, de tabac et de plantes potagères forment les cases, et dont les oliviers, les mûriers et les citronniers marquent les intervalles. Plus loin, l’Alélik, composé de fermes éparses que dominent la grande masse de l’établissement de hauts-fourneaux pour la fonte des minerais de fer et le dépôt d’étalons entouré de prairies, l’Alélik se relie à Bône par une traînée de maisons de campagne et de jardins toujours verts, bordant la route sur une étendue d’une lieue et demie. Entre la ville et l’Alélik, on voit un petit mamelon où fut Hippone et où s’élève aujourd’hui le tombeau de son glorieux patron, saint Augustin, à l’ombre toujours fidèle d’un bosquet d’oliviers et de citronniers. Au-delà, c’est la plaine nue où le village de Duzerville, à trois lieues de Bône, vous sert de point de repère ; mais à l’extrémité de cette plaine, à quinze lieues de l’Édough, au pied des montagnes des Beni-Salah, l’œil distingue au fond d’un entonnoir deux masses blanches, qui sont les villages de Mondovi et de Barral[8]. Au fond de l’entonnoir descend lentement vers la plaine, comme d’une urne à peine inclinée, la Seybouse, dont on peut suivre à travers les terres les sinuosités paresseuses. Entre la rivière et la mer s’étend une plage assez basse où la vague émerge et forme des flaques. Cette terre sablonneuse, saturée de sel marin, est aujourd’hui totalement inexploitée. S’il y a pourtant dans toute l’Algérie un sol ressemblant aux plages de la Caroline du Sud, et favorable par conséquent à la production du coton-Georgie longue soie, assurément c’est la rive droite de la Seybouse. Malheureusement la crainte des lièvres en a jusqu’ici éloigné les cultures. C’est aussi la crainte des lièvres qui a empêché la colonisation de s’étendre sur la rive gauche, et qui frappe pour ainsi dire de malédiction tout ce riche bassin, qui pourrait nourrir sans effort 30,000 habitans.

La cause de l’insalubrité de cette zone est aujourd’hui connue : le sous-sol est formé d’une couche d’argile qui se refuse aux infiltrations et laisse les eaux stagnantes sur la terre. À la hauteur de Duzerville, on a fait un fossé d’écoulement qui prend la plaine en écharpe et qui va se dégorger dans le lit de la Méboudja, petite rivière venant du sud. Ce travail, tout imparfait et tout partiel qu’il soit, a notablement assaini l’ouest de la plaine. Quelques travaux de drainage pour ameublir le sous-sol feraient disparaître toutes les influences morbides, et rendraient à sa fertilité traditionnelle tout cet admirable bassin. Une étude, déjà faite sur les lieux, évalue à 2 millions à peu près les dépenses de ce drainage. Quant à l’irrigation, un barrage fait au-dessus de Barral pourrait porter, si l’on voulait, toutes les eaux de la Seybouse jusqu’au pied des hauteurs de Dréan, au sud-ouest, d’où l’on immergerait la plus grande partie de la plaine. Ainsi, moyennant une dépense préalable de 4 ou 5 millions, ce seraient 80,000 hectares, y compris les dépendances voisines du lac Fezzara, dont on pourrait doter la colonisation prochaine, c’est-à-dire une richesse assurée pour quarante villages produisant le colon et la soie sur un sol privilégié, où déjà aujourd’hui le cotonnier et le mûrier poussent comme du chiendent, pour nous servir du mot expressif d’un colon provençal. Bône retrouverait ainsi, même agrandie, l’importance commerciale qu’elle a perdue, et que ne peuvent lui rendre les quelques centaines de colons qui se sont jusqu’ici hasardés dans la plaine, à Duzerville, Mondovi, Barral et Dréan.

Éloignons-nous un peu de Bône. Dans la haute région de l’Édough, on a établi quelques familles de bûcherons occupées au démasclage des chênes-liège, dont l’exploitation se fait en grand et commence à prospérer : c’est le village de Bugeaud. Mais ce ne sont pas des bûcherons seulement qu’on devrait établir soit dans les montagnes de l’Édough, soit dans les montagnes des Beni-Salah : ce sont des charbonniers qu’il y faudrait surtout. Les hauts-fourneaux de l’Alélik pourraient en faire vivre un millier au moins. La société de l’Alélik est obligée de faire venir son charbon d’Italie, malgré les vastes affouages qu’elle a obtenus dans les forêts voisines, et qui lui sont inutiles, faute de bras. Or les charbons d’Italie fabriqués au bord de la mer arrivent à Bône chargés de sel marin qui les rend impropres à la combustion en fatiguant outre mesure les fourneaux. Ce n’est pas seulement d’ailleurs un millier de charbonniers que la grande industrie du fer ferait vivre en prospérant, c’est toute une population d’ouvriers, c’est tout le commerce déshérité de Bône.

Suivons maintenant la route de Guelma, qui mène vers l’intérieur de la zone que nous explorons. Autour de Guelma se rallie la colonisation de l’intérieur, comme autour de Bône la colonisation du littoral. Quelques villages routiers relient l’un à l’autre ces deux centres que sépare une distance de 18 lieues ; aussi ces villages, Penthièvre d’un côté, Héliopolis de l’autre, songent beaucoup plus à tirer profit de la route qu’ils desservent que des terres qui leur sont concédées. Et pourtant ce sol accidenté, où les eaux abondent, est extrêmement favorable aux cultures el aux plantations, comme le prouvent les mûriers de Dréan, plantés depuis deux ans à peine, et qui promettent déjà une récolte pour l’année prochaine. Entre Penthièvre et Héliopolis, on construit deux autres villages routiers qui, par un hasard bizarre, sont échus à des colons allemands dont pas un ne parle français. Ces malheureux sont arrivés en Afrique, avec femmes el ennuis, dans un étal de dénûment complet, et c’était une pitié, même pour les Arabes, de voir ces enfans à peu près nus aux approches des pluies, tandis que les femmes quêtaient l’aumône des passans. Il a fallu tout leur fournir, depuis le matériel agricole jusqu’à la ration de pain de munition. Si de pareils colons se tirent d’affaire, ce sera un vrai miracle, et combien nous en coûtera-t-il ? Telle est pourtant la confiance qu’inspirent les ressources de la colonisation à ceux qui président à ses destinées, surtout depuis 1852, date des premiers succès, qu’on ne désespère même pas de la réussite des malheureux colons allemands de Guelma. Il est certain que ces terres en pente semblent inviter au travail par leur apparence de fertilité, et que les eaux des fontaines tombent de tous les côtés comme un gage d’abondance.

De nombreux vestiges de l’occupation romaine témoignent encore aujourd’hui de l’antique prospérité de Guelma. La Seybouse traverse son territoire, et sur les affluens qu’elle reçoit à son passage s’élèvent déjà quelques usines pour utiliser leurs chutes. Les prairies, les bois d’oliviers, les eaux vives, quelques fermes éparses au milieu des ruines, donnent à toute cette contrée un air si vivant, qu’on la dirait peuplée. L’est-elle ? C’est à peine si l’on trouverait un millier de colons dans les trois villages, Héliopolis, Millésimo et Petit, qui se trouvent dans la banlieue agricole de Guelma, à quelques kilomètres. La position de Guelma est fort importante cependant comme centre de colonisation et de commerce. C’est à Guelma que se vendent les bestiaux les plus estimés de toute l’Algérie, amenés des riches plaines des Nemenchas et des Haractas, qui s’étendent au sud dans la direction de Tebessa.

En allant de Guelma vers le nord-ouest, en amont de la Seybouse, on arrive, à travers une forêt d’oliviers de trois lieues et demie d’étendue, à Medjez-Hamar, d’où partit le premier camp expéditionnaire dirigé sur Constantine en 1836. À Medjez-Hamar se trouve un orphelinat, le seul établissement de ce genre qui n’ait pas réussi en Afrique, soit parce qu’il a changé de directeur, soit parce qu’il n’a pas eu de ressources premières suffisantes. Autour de Medjez-Hamar rayonne le territoire le plus favorable peut-être à la colonisation européenne que nous ayons vu dans toute l’Afrique : bonne exposition du sol, abondance des eaux courantes, végétation admirable, tout s’y trouve. L’olivier s’est emparé de tout le pays en véritable despote. De la montagne à la plaine, il occupe tout, crêtes et vallons. Nous n’exagérons rien en disant qu’il y là peut-être 2 millions de pieds en état de recevoir la greffe.

Nous venons de parcourir dans toutes ses parties la région colonisante de la Seybouse. Comment celle légion est-elle peuplée ? On y compte, y compris Bône et Guelma, 14,000 Européens[9], soit quinze cents colons environ, non compris les Allemands de la route de Guelma : on y trouverait un emplacement disponible pour 150,000 cultivateurs.

Un village dont les convenances stratégiques ont seules déterminé la construction, Jemmapes, marque la limite qui sépare la zone de Bône et Guelma de celle de Philippeville. Jemmapes est situé sur une double éminence, en regard, mais non à portée de la riche vallée du Fondouk, riant et frais territoire qu’on dirait transporté des montagnes de l’Auvergne dans l’intérieur de L’Afrique. À se procurer seulement l’eau qui lui manquait, cette colonie agricole a dépensé plus de temps et plus d’efforts qu’il ne lui en aurait fallu pour atteindre à la prospérité, si elle eût été placée au cœur de la vallée. La zone colonisante de Philippeville, qui commence à Jemmapes, présente à peu près le même aspect et la même configuration de sol que nous avons trouvés sur la route de Bône à Guelma : c’est tout un système de petites vallées où les sources abondent ; le Safsaf et le Zéramna sont les deux cours d’eau qui marquent les pentes principales de ces vallées. Nous y trouvons deux mille colons environ, distribués dans huit villages, colonies agricoles pour la plupart, qui s’échelonnent sur la route de Philippeville à Constantine, et qui sont reliés entre eux par des fermes importantes et généralement prospères.

Dans la zone de Philippeville (et du reste cette observation peut s’appliquer à toute la colonisation africaine), le peuplement a devancé l’expérimentation préalable des cultures à entreprendre. Les colons, en arrivant, n’ont su que produire, et lorsqu’ils ont travaillé, ils ont exercé leur industrie au hasard. Joignez à cela que le personnel des colons se renouvelant à mesure, il a fallu toujours recommencer à nouveau la série des expériences. Si les fermes y ont le plus souvent prospéré, les villages ont beaucoup souffert. Tant que l’administration a acheté le foin à haut prix, les colons se sont adonnés à la culture des prairies ; mais cette ressource leur a bientôt manqué : le foin abonde partout sur la terre d’Afrique, qui le produit naturellement. Aussi, à mesure que la main-d’œuvre est venue en aide à la récolte, le foin a diminué de valeur, si bien que personne n’en achète plus aujourd’hui, pas même l’administration, qui en récolte plus qu’il ne lui en faut dans les terres du domaine. Après le foin, les colons ont essayé des céréales ; mais les bestiaux leur manquaient pour produire et pour consommer. Ils étaient entre deux concurrences : la concurrence des Arabes, qui avaient l’espace et le bas prix de la main-d’œuvre, et la concurrence des fermes, qui, à l’avantage de l’espace également, joignaient de meilleurs moyens de production, comme l’engrais des étables et un outillage agricole complet. Les colons ont voulu se tourner alors vers les cultures industrielles ; malheureusement ces cultures, pour être entreprises, demandent quelques avances dont les colons étaient dépourvus ; aussi le colon a-t-il à peine été abordé à Philippeville. Quant au tabac, toute la zone n’en a produit que pour moins de 18,000 francs, tandis que Jemmapes à lui seul, plus particulièrement aidé par l’état dans ses frais de premier établissement, en a produit pour prés de 13,000 fr.

On peut dire que toutes les forces des colons de Philippeville se sont épuisées, depuis deux ans surtout, dans les plantations de mûriers. Il est vrai que nulle part cet arbre ne pousse avec une vigueur pareille : les vallées de Philippeville sont du reste très plantureuses, et elles respirent le même sentiment de fraîcheur qui vous pénètre dans les oasis. Il s’est noué dans la place de Philippeville des spéculations assez actives sur les prochaines récoltes du mûrier, et ces spéculations ont eu déjà pour premier résultat d’activer les plantations. La production de la soie se fait dans les ménages, sans frais par conséquent. Les colons de Philippeville trouveront là une ressource précieuse dans un avenir qui commence demain. En calculant à 10,000 par village le nombre de mûriers plantés, et à 2 francs le rendement de chaque arbre à partir de la quatrième année de la transplantation, cela fera pour chaque centre de population un revenu à peu près net de 20,000 fr., ce qui lui servira d’avances pour les autres cultures.

Dans toute cette région du littoral, l’olivier pousse avec la même exubérance de végétation que le mûrier, et le greffage a réussi admirablement partout où il a été essayé. Nous avons vu à El-Arrouch surtout des greffes faites depuis deux ans, et qui s’étalent déjà en bouquets touffus et vigoureux. Le sol y est aussi favorable aux cultures industrielles qu’aux plantations. Toutefois, à l’exception de la plaine de la Seybouse, il n’y a pas dans la zone de Philippeville de ces grandes nappes de terres bien nivelées, ayant à leur service des courans d’eau qu’on puisse y déverser moyennant quelques travaux de drainage et de dérivation, comme on en trouve dans les autres provinces d’Alger et d’Oran. Les sources y sont abondantes sans doute, mais on sera obligé de les utiliser sur place et par petits rayons, dans l’impossibilité où l’on se trouve, de les relier à de grandes artères fluviales. Ainsi, dans les petites vallées qui s’étendent derrière Philippeville et autour de Guelma, et dont chacune est pourvue de son cours d’eau, le service de l’irrigation comportera des travaux particuliers plutôt que des travaux d’ensemble.

Derrière cette zone du littoral s’étendent, au sud et au sud-ouest, les plateaux de l’intérieur, plus élevés au-dessus de la mer, et dont l’altitude varie de 1,100 à 6,000 mètres. Ce sont d’immenses plaines jaunâtres et légèrement ondulées, qui oui répugné jusqu’ici à la colonisation. En effet, l’absence de toute végétation arborescente y attriste le regard et y décourage la pensée même du travail. Cependant ce sont là les terres les plus fromenteuses de toute l’Afrique, celles qui nourrissent la race de chevaux la plus estimée. Le sol végétal y est si riche, que les sources qui sillonnent la plaine en tout sens se creusent un lit qui va le plus souvent jusqu’à 3 mètres de profondeur. Au printemps, ces terres jaunâtres et nues se changent en un océan de verdure aux ondulations infinies. Ainsi, de Constantine jusqu’à Batna dans le sud, comme autour de Sétif, où la colonisation suisse est en train de s’installer, on trouve tout un vaste système de ces terres ondulées où la récolte ne manque jamais, parce que les pentes y sont admirablement ménagées pour l’écoulement des eaux pluviales et tonnent autant de brise-vents en l’absence de toute végétation arborescente. Malheureusement ces régions fertiles sont trop distantes du littoral pour que l’échange des produits ne soit pas pour toujours relativement onéreux aux colons ; elles sont aussi trop élevées au-dessus du niveau de la mer pour que la plupart des cultures industrielles puissent s’y acclimater. Le tabac y est de qualité inférieure, et le coton n’y mûrit pas, bien que l’histoire dise qu’il était autrefois cultivé à Sétif ; mais nous sommes porté à croire qu’il n’était cultivé que dans les jardins et seulement à l’état de fleur pour la bonne odeur que cette fleur exhale. À défaut du coton, du tabac et de l’olivier, il faut que la colonisation cherche dans cette zone de l’intérieur une compensation dans la garance, dans le mûrier et surtout dans l’amandier à fruit amer, dont le commerce est si lucratif, et qui vient par forêts entières au pied du Bou-Taleb, à quinze lieues de Sétif[10].

En résumant ces observations sur la province de Constantine, nous trouvons autour de Bône, de Guelma, de Philippeville, de Constantine et de Sétif, 2 millions d’hectares de terres colonisables, et 4,000 colons à peine. L’aspect général de la province de Constantine se trouve figuré par une infinité de plis de terrain où le peuplement devrait s’éparpiller par petits groupes isolés : ces localités fertiles, mais bornées, forment la plus grande et la meilleure part des 2 millions d’hectares colonisables. Les travaux préparatoires à entreprendre sur le sol ainsi parcellé, pour y faire l’installation de 400,000 colons dans des conditions de culture favorables, seraient à peu près nuls, en exceptant la plaine de la Seybouse. Un climat plus doux, une température plus égale, des terres plus riches et mieux exposées pour la culture, tels sont les avantages naturels que la province de Constantine offre à la colonisation actuelle sur les deux autres provinces.

La province d’Alger, où nous sommes conduits en poursuivant ce voyage d’exploration agricole à travers notre colonie, présente une configuration tout autre que celle de la province de Constantine. À la place de ces abris restreints dont le peuplement par petits groupes s’accommoderait si bien, nous trouvons ici trois grands espaces concentriques, où le peuplement est obligé de s’agglomérer et de se masser. En dehors de ces trois bassins, qui sont la Mitidja, attenante à la mer, la vallée du Chéliff, séparée du littoral par le pâté montagneux du Dahra, et le plateau du Tittery, que la chaîne du Petit-Atlas sépare de la Mitidja, la province d’Alger n’offre à la colonisation aucun centre d’exploitation un peu considérable.

La Mitidja ! c’est là le rêve de tous les colons, c’est l’orgueil de l’Algérie. Il ne serait pas difficile de trouver en Afrique des terres plus riches et mieux préparées à la culture : on n’en trouverait pas de mieux disposées pour le plaisir des yeux et d’une exploitation plus attrayante. Ici, tout est enchantement, la terre et le ciel : l’aspect de ces lieux, éclairés par le plus beau soleil du monde, semble être à lui seul une promesse d’abondance. L’air y est si transparent et si limpide, que tous les objets, même les plus lointains, se mettent pour ainsi dire à portée de la vue. Ainsi des hauteurs du Sahel, qui environnent Alger, on voit comme si on le touchait de l’œil Blidah, mollement étendu sur une pente de l’Atlas, de l’autre côté de la plaine, à douze lieues d’Alger. Depuis les montagnes des Issers, à l’est, jusqu’aux montagnes des Béni-Menacer, qui la bornent à l’ouest, la Mitidja s’étend entre la chaîne du Petit-Atlas et la mer, sur trente lieues de long et quatre de large. Abritée des vents du nord-ouest par les hauteurs boisées du Sahel et par les montagnes de Cherchell, elle est abritée des vents du sud, du terrible sirocco, par la chaîne non interrompue de l’Atlas. À la hauteur d’Alger, qui partage par moitié la longueur de la plaine, le littoral s’affaisse jusqu’au cap Malifoux, à l’est, comme pour laisser pénétrer les brises rafraîchissantes de la mer au sein de cette belle plaine de partout abritée. De nombreux courans la traversent en tous sens, dont les eaux se perdent aujourd’hui sans profit, et qui, emmagasinées, comme nous l’avons dit, sur les bailleurs d’où elles s’épanchent, pourraient arroser la plus grande partie de la plaine. La Mitidja, en y comprenant les pentes de l’Atlas, a près de 200,000 hectares de superficie ; elle nourrissait, dit-on, autrefois 400,000 habitans, et les plus vieux Arabes assurent que leurs pères ont entendu la prière du soir annoncée par les muezzins du haut de dix-neuf minarets, ce qui veut dire que la plaine était occupée, il y a moins d’un siècle, par dix-neuf villes plus ou moins importantes. Certainement la Mitidja pourrait nourrir 100,000 habitans, mais il n’est pas probable qu’elle ait vu dans aucun temps une pareille agglomération d’individus. Une telle masse de population vivant dans un espace si restreint supposerait de tels travaux de perfectionnement agricole, qu’il en resterait des traces apparentes sur le sol. Or on ne trouve au sein de la Mitidja aucun vestige d’une population florissante. C’est à peine s’il reste par-ci par-là quelques grandes haies de cactus, marquant l’ancienne limite des tribus sédentaires. La majeure partie de la Mitidja est encore inculte aujourd’hui. Malgré cela, c’est un bel aspect que celui de cette longue plaine, si bien dessinée au regard par les hauteurs qui la circonscrivent de tous côtés. Les broussailles toujours vertes de l’olivier, du lentisque et du myrte simulent fort bien les cultures absentes, et la lumière vraiment magique du soleil donne à tous les objets qu’elle éclaire une telle élasticité de perspective, que les quelques fermes éparses au sein de la plaine prennent un air de châteaux.

Il y a dans la Mitidja trois couches de colonisation collective. Ce sont d’abord les villages fondés jusqu’en 1847, — puis les colonies agricoles de 1848, — enfin les villages créés depuis 1850.

À la première catégorie appartiennent le Fondouck, Bouffarick et Souma, son annexe ; Beni-Méred, la banlieue agricole de Blidah, composée des villages de Joinville, Montpensier et Dalmatie ; puis, plus à l’ouest, la Chiffa et Mouzaia-Ville. Tous ces villages ont été établis, excepté Bouffarick, situé au centre de la plaine, sur les déclivités de l’Atlas, c’est-à-dire sur des terrains de formation tertiaire, moins fertiles que les alluvions de la Mitidja, mais plus facilement arrosables. C’est surtout à l’irrigation et aux plantations que Bouffarick doit la prospérité exceptionnelle dont il jouit et la salubrité qu’il a paisiblement conquise[11]. À trois lieues au sud-ouest de Bouffarick se trouve Blidah la voluptueuse, la ville des jasmins et des roses, la perle de la Mitidja, comme disent les Arabes. On l’aperçoit de tous les points de la plaine, posée sur le revers de la gorge de l’Oued-Kébir, entourée de ses jardins d’orangers, qui forment un rempart de verdure à la masse bien groupée de ses maisons blanches. Coupés ou brûlés en 1840 par un de nos corps expéditionnaires, ces arbres aux fruits délicieux ont repoussé comme par enchantement, et donnent par an trois récoltes de fleurs ou d’oranges. L’Oued-Kébir, dont toutes les eaux s’épanchent sur Blidah et sa banlieue, a primitivement déposé là les détritus qu’il entraîne en sortant de la montagne voisine, et ces détritus composent seuls la couche végétale sur laquelle Blidah repose. Ce terrain, friable et léger, est de beaucoup moins riche et moins plantureux que celui de la Mitidja même ; mais sous cet heureux climat la température est toujours plus féconde que la terre : de quelque nature que soit le sol, lorsqu’il est sollicité par l’irrigation, on lui fait produire tout ce qu’on veut, et ici les gorges de la montagne déversent sur ces pentes bien exposées 13 millions de mètres cubes d’eau par jour. Aussi tout y prospère aussi bien qu’à Bouffarick, le tabac, le coton, même la rose à thé, et surtout les plantes potagères, qui livrent des primeurs à tous les mois de l’année. L’hectare de terre, complanté d’orangers, se vend à Blidah jusqu’à 8,000 francs.

Autour de Blidah et de Bouffarick s’échelonnent les centres de peuplement créés dans la Mitidja jusqu’en 1847. La plupart de ces villages, après de rudes épreuves et des expériences ruineuses, ont enfin vu s’ouvrir l’ère de la prospérité, grâce aux cultures industrielles qu’ils ont entreprises dans ces derniers temps. Nous en dirons autant des villages du Sahel, également antérieurs à l’année 1848. Ici, les colons ont eu bien d’autres difficultés à vaincre, pour arriver au succès, que les colons de la plaine. Exposés aux grands vents de la mer, sur un sol rebellé couvert de palmiers-nains, d’un défrichement pénible et ruineux, où l’eau courante manquait absolument, il leur a fallu creuser des puits et construire des norias pour atteindre aux cultures prospères ; mais que d’efforts pour en arriver là, et combien ont succombé pendant l’épreuve ! Aujourd’hui toutes les cultures industrielles prospèrent dans le Sahel comme dans la Mitidja. C’est au Sahel que nous avons vu les plus belles plantations de mûrier qu’il y ait en Afrique. Depuis deux ans, on y a introduit avec succès l’industrie des essences, et d’immenses champs de géraniums y parfument l’air. Sur les deux routes de Douera et de Coléah, qui sillonnent les collines du Sahel dans toute leur longueur, le roulage augmente de jour en jour, signe évident d’une prospérité grandissante, A lui tout seul, le Sahel, sur une étendue six fois moindre que celle de la Mitidja, a une population rurale, plus considérable : 8,000 colons y sont répartis dans 20 villages, tandis que la Mitidja, en exceptant la population urbaine de Blidah, ne possède en tout que 7,000 colons, distribués dans 18 villages.

Nous ne nous arrêterons pas sur les colonies agricoles de 1848. Au nombre de six, y compris Zurich, elles sont toutes groupées dans l’ouest de la plaine, sur la route de Blidah à Cherchell. La plus importante de ces colonies, Marengo, posée à l’extrémité de la Mitidja comme un trait d’union entre Blidah, Cherchell et la vallée supérieure de l’Oued-Ger, qui mène à Milianah, est destinée par sa position à devenir un second Bouffarick, si le barrage dont nous avons parlé est conduit à fin d’œuvre.

La colonisation de l’ouest de la Mitidja a un ennemi terrible dans le voisinage du lac Allonlah. Ce lac, aux émanations fiévreuses, est alimenté par les débordemens de la China et de l’Oued-Ger, qui longent ses deux extrémités à l’est et à l’ouest. Il suffit, il nous semble, d’expliquer comment ce lac pestilentiel s’est formé pour indiquer le moyen qui peut le faire disparaître. Si l’on versait l’Oued-Ger et la Chiffa dans le lac même, ces deux torrens chercheraient leur niveau d’écoulement qu’ils auraient perdu, et les détritus qu’ils amèneraient successivement exhausseraient peu à peu le lit du lac jusqu’à ce qu’enfin ce niveau d’écoulement fût retrouvé : de ce jour-là, le lac se trouverait comblé.

L’est de la Mitidja a été réservé tout entier aux villages de la troisième catégorie, c’est-à-dire aux centres de formation récente. Depuis 1850, trois villages ont été installés dans cette région. C’est d’abord le village mahonais du Fort-de-l’Eau, au bord de la mer, en regard d’Alger, Ce village, que les cultures maraîchères ont déjà enrichi, est un modèle de bon entretien. De l’autre côté de la plaine, sur les déclivités de l’Atlas, c’est l’Arba, qui reçoit les eaux de l’Oued-Djemma ; enfin, à deux lieues plus à l’ouest, près d’une source thermale, c’est Rovigo. Ce dernier est un peu en retard sur l’Arba, né le même jour que lui, mais où l’activité des cultures de coton et de tabac a été telle que ce village alimente à lui tout seul un service de voitures qui font le trajet d’Alger (32 kilomètres) trois fois par jour. Trois nouveaux villages sont en construction sur la route d’Alger à Dellys, — Aïn-Taya, Matifoux et Boudouaou. Le succès de ces villages est d’autant plus assuré, qu’ils trouveront un territoire plus riche, d’où les broussailles de chêne-liège et d’olivier ont absolument chassé les hideux palmiers-nains, ces nids de sauterelles. C’est ici, selon la tradition arabe, que la fée Mitidja avait caché ses trésors au milieu de jardins embaumés, et qu’elle venait dormir au murmure des fontaines et des eaux courantes. Aujourd’hui les fontaines n’ont pas encore toutes disparu, et les eaux courantes, dès qu’on leur rouvrira des canaux propices, ramèneront les jardins embaumés sur ce sol privilégié, où l’incendie même n’a pu avoir raison des hautes et belles broussailles qui le couvrent.

La Mitidja, avons-nous dit, n’a que 7,000 colons, y compris la population des fermes. Dès demain, si l’on veut, elle en peut nourrir 50,000. Il suffit pour cela de creuser de l’ouest à l’est, parallèlement à la ligne de l’Atlas et à l’issue des gorges, un grand fossé qui reçoive à leur descente, pour les distribuer par des dérivations régulières sur les terres, les neuf ou dix cours d’eau qui se perdent aujourd’hui dans le sein de la plaine en l’engorgeant, ou qui la traversent en la ravageant. Mais le jour où l’on emmagasinera par un système d’ensemble et pour les besoins de l’irrigation toutes les eaux qui se précipitent vers cette plaine admirable, ou celles qui ne demandent qu’à jaillir du sol, ce jour-là la Mitidja sera prête à recevoir 100,000 colons. Nous avons vu à Bouffarick des cultivateurs dont la fortune naissante n’a pour point de départ que trois hectare ». Les meilleurs tabacs et les plus beaux cotons de toute l’Afrique sont produits par la Mitidja : depuis le mûrier et l’olivier jusqu’au bananier et au bambou, toutes les plantations y réussissent.

Après la Mitidja, c’est la région de Tittery, puis le bassin du Chéliff, qui dans la province d’Alger appellent surtout les cultures. Toute la région dite du Tittery est particulièrement favorable aux plantations, surtout à la vigne et au mûrier, comme l’attestent les expériences faites dans les deux colonies agricoles de la banlieue de Médéah, Damiette et Lodi. Nous regrettons que les colons de ces deux villages n’aient pas tenté d’autres expériences agricoles, car, en dehors de la vigne et du mûrier, ils songent à tirer parti du voisinage de Médéah beaucoup plus que des terres mises à leur disposition.

C’est au territoire des Djemlel que la région du Tittery rejoint le bassin du Chéliff. Ce bassin, le plus riche certainement de toute l’Algérie comme il en est le plus étendu, s’ouvre d’abord une issue de trois lieues de large en moyenne entre la chaîne du Dahra au nord et la chaîne de l’Ouérenséris au sud, allant de l’est à l’ouest jusqu’aux limites occidentales de la province d’Alger, et de là, s’inclinent vers le nord par une large ouverture, il aboutit, à gauche, aux plaines arrosées par la Mina, à droite au littoral de Mostaganem. La disposition de ce bassin a fait songer à l’établissement d’un chemin de fer qui relierait Oran à Alger, et qui ne trouverait d’obstacle sérieux dans tout son parcours que la rampe du Contas et de l’Oued-Ger, défendant l’accès de la Mitidja.

Sous le nom de Chéliff de Milianah s’étend, depuis le territoire des Djendel jusqu’au pont d’El-Kantara, une plaine de quinze lieues de long sur quatre de large, qui offre un des plus beaux panoramas de toute l’Afrique. La ville de Milianah, adossée aux pentes méridionales du mont Zaccar, domine la plaine qui s’étend à ses pieds d’une hauteur de 300 mètres environ. Des flancs du Zaccar jaillissent deux sources abondantes, dont l’une, l’Oued-Boutan, fournit plus de 2 millions de litres d’eau par vingt-quatre heures. Ces sources tombent par cascades et semblent solliciter les usines et les fabriques ; en attendant, elles alimentent des vergers admirables qui s’étagent de coteaux en coteaux jusqu’au pied de la plaine, et changent les précipices en jardins verdoyans, pleins de citronniers, de figuiers et de frênes. Exposé au soleil du midi, tout cet amphithéâtre de verdure a des végétations exubérantes. Des hauteurs de Milianah, on voit se dérouler une surface plane de 45,000 hectares d’étendue, que le Chéliff traverse par le milieu, de l’est à l’ouest. Cette rivière, aux eaux inégales, ou bien inonde ses rives, ou bien les laisse absolument à sec, et lorsqu’elles auraient le plus besoin d’être humectées ; mais telle est la fécondité de ce sol admirable, où le soleil demande vainement que l’eau lui vienne en aide pour opérer des prodiges, telle, disons-nous, est sa fécondité, que la récolte y rend 50 pour 1 de la semaille.

La véritable métropole du Chéliff n’est cependant pas Milianah, c’est Orléansville, située au centre même de la vallée, à égale distance de ses deux débouchés de l’est et de l’ouest. Orléansville en outre possède de plus que Mllianah une issue directe vers la mer par la route de Tenez, roule parfaitement colonisable où l’on trouve déjà, du côté de la mer, une colonie agricole de 1848, Montenotte, que ses greffes d’oliviers et le voisinage des mines de cuivre de l’Oued-Allelah ont mise dans de bonnes conditions de succès. Le premier aspect d’Orléansville, surtout si l’on arrive après les recoltes, est d’une tristesse mortelle : l’absence de toute végétation arborescente livre la terre toute nue à un soleil ardent qui mord pour ainsi dire sur elle, et lui fait de larges incisions. Ce n’est même que par ces crevasses profondes que l’on peut juger de la richesse végétale des dépôts alluvionnaires qui constituent le sol de toute la vallée du Chéliff. Deux colonies agricoles de 1848, la Ferme et Pontéba, forment jusqu’ici la banlieue d’Orléansville, et lui constituent une population de 400 colons. On a suivi pour l’érection de la Ferme et de Pontéba l’errement qui a présidé à l’établissement de presque toutes les colonies agricoles, c’est-à-dire que ces deux villages, construits sur les terres hautes, ont été mis hors de la portée de l’eau qui coule dans leurs bas-fonds. Or c’est de verdure qu’aurait surtout besoin Orléansville, et il se trouve précisément que sa banlieue agricole ne peut lui en donner. Le voisinage de la ville, qui a une population de 1,000 consommateurs, empêche seul les colons de se décourager. Ils vivent, mais sans pouvoir atteindre à la prospérité. Néanmoins le Chéliff a pour tributaires les nombreuses vallées transversales par où lui arrivent les eaux du Dahra et de l’Ouérenséris, et rien ne serait plus facile que de détourner ces affluens pour les besoins de l’irrigation avant qu’ils ne se déchargent dans le Chéliff.

La vallée se prolonge au-delà d’Orléansville à travers le riche territoire des Sbéahs et se termine au pont du Chéliff, qui donne accès dans la province d’Oran. Sur la lisière de cette province s’étend encore une région admirable où nous retrouvons les traces de la colonisation, c’est-à-dire les colonies agricoles de 1848 : à droite, c’est la plaine du Bas-Chéliff allant vers Mostaganem et vers la mer ; à gauche, vers le sud, c’est le grand et magnifique bassin de la Mina, commandé par le poste de Bel-Assel. En arrière de Bel-Assel, les eaux de la Mina, retenues par un barrage naturel, s’épandent avec une telle abondance, qu’elles pourraient, sans exagération, fournir à l’irrigation de 10,000 hectares de terres fertiles et suffisamment inclinées. Au bassin de la Mina se retient, à l’ouest, la plaine de l’Habra, non moins fertile et baignée par deux rivières, — à l’est, la vallée de l’Oued-Riou, commandée par le poste de Ammi-Moussa. Toute cette zone est pour la colonisation prochaine une terre promise.

Les travaux d’endiguement et de barrage nécessaires pour amener les eaux du Chéliff et de ses affluens sur les terres seraient d’une exécution facile, et les résultats qu’ils produiraient feraient rivaliser ce bassin avec la Mitidja. Toute la partie du Chéliff qui regarde Milianah, dotée des bienfaits de l’irrigation, verserait l’abondance à 20,000 colons au moins. Aux mêmes conditions, la partie de la vallée qui s’étend depuis le pont d’El-Kantara jusqu’au pont du Chéliff, et qui a pour centre Orléansville, recevrait 200 villages et 50,000 habitans, surtout si le chemin de fer projeté d’Oran à Alger venait livrer l’accès de ce riche bassin à des populations industrieuses. S’il est vrai, comme on l’a dit à propos de l’île de France, « qu’il suffit d’une seule plante pour faire la richesse de tout un pays, » la soie et le coton sont pour le Chéliff, aussi bien que pour la Mitidja, une double promesse de prospérité, sans compter l’olivier, la garance, le tabac, le nopal et la vigne.

Ainsi dans la province d’Alger, dont nous venons de traverser toutes les zones cultivables, nous trouvons 1 million d’hectares colonisables et tout au plus 15,000 colons, presque tous agglomérés dans la Mitidja et le Sahel.

La province d’Oran est disposée autrement que les deux autres provinces. Moins fertile que la province d’Alger, et surtout que la province de Constantine, elle est pourtant plus favorable à la colonisation, parce qu’elle est plus ouverte, moins profonde, et que l’accès aussi bien que les communications en sont plus faciles. À partir d’Oran, la côte court directement au sud-ouest jusqu’au canal de jonction des deux mers, et ouvre une large échancrure par où pénètrent jusque dans l’intérieur des terres les vents qui soufflent avec une violence extrême de cet antre d’Éole qu’on nomme le canal de Gibraltar. On dirait que ces vents, prenant en écharpe toute la province, ont rabattu les montagnes qui auraient pu leur faire obstacle et aplati leurs sommets, faisant le niveau sur de larges espaces où s’est accumulée la terre végétale transportée des hauteurs. Entre ces grands bassins de terre végétale, les montagnes ne sont jamais un obstacle aux communications, comme dans les deux autres provinces ; elles semblent n’avoir d’autre fonction que de marquer les différences d’altitude d’une plaine à l’autre. Par une disposition singulière de la nature, les courans, au lieu de prendre la ligne des plaines, suivent au contraire les crêtes aplaties des montagnes, de telle sorte qu’on n’a qu’à pratiquer sur leurs bords des saignées transversales pour qu’ils se déversent tout entiers sur les plaines dont ils dominent latéralement les pentes. Ces pentes, comme si elles étaient déterminées par la direction des vents, vont de l’ouest à l’est, tandis que les courans d’eau vont naturellement du sud au nord : c’est pourquoi les déversemens se font presque toujours transversalement, et trouvent de grands bassins pour les recevoir à leur descente, au lieu de ces petites vallées qui dans les deux autres provinces fractionnent les moyens et les possibilités de l’irrigation. Il a suffi d’incliner a Meckera par quelques travaux de canalisation et de barrage dans les bassins de Bel-Abbès et du Sig, pour livrer à l’irrigation vingt fois plus de terres que la Meckera n’en peut alimenter ; mais là où ce phénomène de la distribution des courans, par rapport aux dérivations des bassins, est le plus apparent, c’est dans le cours de l’Oued-Isser. Cette rivière suit une ligne de hauteurs continue du sud au nord, et trouve toujours à sa portée une série de déversoirs et de bas-fonds qu’une simple saignée suffirait pour monder. C’est une simple saignée en effet qu’on a pratiquée dans l’Oued-Isser, près d’Adjer-Roum (pierres romaines), entre Tlemcen et Ben-Abbès, et par cette étroite issue les eaux se répandent sur 1,000 hectares de prairies disposées en forme d’entonnoir : c’est le bassin des Ouled-Mimoun, une merveille.

Les nombreux bassins dont se compose la province d’Oran ont à peu près tous un cours d’eau à leur service. Les vallées de l’ouest ont la Tafna, l’Isser et leurs affluens : le plateau de Tlemcen a les nombreuses chutes d’eau qui jailissent des flancs même de la montagne à laquelle la ville s’appuie ; la plaine de Mascara a les deux sources qui se précipitent le long de deux ravins et arrosent toutes les terres basses à leur portée, l’Hillil et la Mina, l’Habra, qui en recevant le Sig prend le nom de la Macta, arrosent le vaste réseau de plaines qui embrasse du midi au nord tout lest de la province jusqu’à la banlieue de Mostaganem et d’Arzew.

La zone du littoral est seule dépourvue de moyens d’irrigation, et c’est précisément dans cette zone, autour d’Oran, d’Arzew et de Mostaganem, qu’on a installé presque tous les centres de peuplement de la province ; les sources y font défaut presque absolument. Quant aux rivières qui y aboutissent, on ne peut véritablement les utiliser pour l’irrigation qu’en les prenant dans leur cours moyen, c’est-à-dire dans la région des plaines basses du Sig, de L’Hahra et de la Mina, qui séparent des hauts plateaux du Tell la zone colonisée ; aussi tous les efforts des colons du littoral ont-ils tendu à se procurer l’eau, cet élément presque indispensable de succès pour les cultures d’Afrique. Partout où leurs ressources pécuniaires le leur ont permis, ils ont remplace par des puits à manège [norias) les rivières et les sources absentes. De même qu’on détermine ailleurs la prospérité d’une colonie algérienne par le nombre des plantations faites, on la détermine ici par le nombre de norias établies. Nous aurons calculé d’un mot l’importance des travaux de ce genre accomplis par les colons de la banlieue d’Oran, en disant qu’ils ont fait sortir un véritable fleuve des entrailles mêmes d’une plaine sèche et stérile. C’est à ses norias que la Sénia, un vieux village de 1844, qui ne possède que 600 hectares pour 400 habitans, doit la prospérité dont il jouit. Il n’y a pas de ferme (et les fermes sont nombreuses autour d’Oran), qui n’ait deux ou trois norias alimentant de riches cultures maraîchères. Dans toute cette zone du littoral, la prospérité d’un village a pour étalon de valeur ses moyens d’irrigation. Ainsi, aux environs de Mostaganem, Mazagran doit le succès exceptionnel dont il jouit aux sources abondantes qui alimentent ses cultures. Situé sur le revers d’une colline, en vue de la mer, Mazagran a peu à peu élevé sa population jusqu’à non habitans, et ses jardins, dont les produits alimentent Mostaganem et la banlieue, sont peuplés de plus de 30,000 figuiers ou mûriers dont la belle venue réjouit les yeux ; on dirait une oasis suspendue au-dessus de la mer. C’est également à leurs sources d’eau vive que le Aïn-Tédélès et Souk-el-Mitou, deux colonies agricoles des environs du pont du Chéliff, doivent les faciles succès qui ont signalé leurs débuts. Deux larges ravins arrosés ont suffi à verser l’abondance aux colons de ces deux villages.

La plaine d’Oran est coupée dans toute sa largeur par un lac salé (sebkha), qui forme une bande intermédiaire assez étroite, mais qui s’allongea l’ouest jusqu’à la riche plaine de Zeydour, arrosée par le Rio-Salado. Ce lac reste à sec une partie de l’année et ne laisse sur le sol qu’une couche de sel qui voue à la stérilité 14,000 hectares de terres que leur nature semblait prédestiner aux plantations de coton. Le dessèchement de ces marais qui attristent et épuisent le sol environnant se ferait sans grands frais ; nous en avons pour garantie le dessèchement opéré autour d’Aïn-Beïda pour la modique somme de 500 francs.

La partie de la plaine d’Oran qui se trouve au-dessous du lac salé, c’est-à-dire au midi, prend le nom de Mleta à l’ouest, et le nom de Tlétat à l’est. La terre végétale y est plus profonde et de meilleure qualité qu’aux environs d’Oran ; le coton surtout y réussit fort bien, et l’on y trouve l’eau de puits à 4 mètres de la surface du sol ; mais la colonisation a franchi à peine cet immense point d’intersection que forme le lac salé entre la banlieue d’Oran et le sud de la plaine. Les collines boisées de Muley-Ismaël séparent la région du littoral de la région des plaines basses, où nous ne trouvons qu’un seul noyau de colonisation, Saint-Denis-du-Sig. Toutes les cultures industrielles ont parfaitement réussi dans la plaine du Sig ; le tabac et surtout le coton y donnent un rendement plus considérable que partout ailleurs, un peu aux dépens de leur qualité, il est vrai. La colonisation n’a encore abordé ni l’Habra ni la Mina, qui offrent pourtant aux colons les mêmes ressources de culture que le Sig, avec des eaux plus abondantes, surtout dans la Mina. Ces plaines basses, depuis le Sig jusqu’au pont du Chéliff, à une distance du littoral de 12 lieues en moyenne, pourraient facilement recevoir 50,000 colons.

Par-delà cette région se trouvent les plateaux du Tell, dont Mascara occupe l’est, Bel-Abbès le centre, et Tlemcen l’extrémité occidentale. C’est de là, nous l’avons dit, que descendent presque tous les cours d’eau qui alimentent la province d’Oran. Mascara au méridien de Mostaganem, Bel-Abbès au méridien d’Oran, Tlemcen au méridien de Raschgoun, sont à une distance de 20 lieues des trois ports que nous venons de nommer. La profondeur moyenne de la province jusqu’aux régions du Tell n’est que de 25 lieues tout au plus, tandis que, dans les deux autres provinces, la région des terres colonisables atteint à une profondeur double. Les distances ne devraient donc pas être ici, comme dans les deux autres provinces, un obstacle à la colonisation du Tell, plus fertile que la région du littoral. Cependant la richesse des terres ne peut contrebalancer, pour la prospérité de la colonisation, les inconvéniens qui résultent, même ici, de la difficulté des communications et des transports.

Si la région de Bel-Abbès a un aspect plus prospère que les banlieues de Mascara et de Tlemcen, cela vient uniquement de ce que Bel-Abbès a plus de facilités de communication avec le littoral que Tlemcen et Mascara. Bel-Abbès, fondé depuis cinq ans à peine, a déjà 2,000 colons en voie de succès, parce qu’ils ont pu jusqu’ici allier le commerce avec les cultures. Il y a au nord de Bel-Abbès, sur la ligne directe qui conduit à Oran à travers la montagne, une vallée, le Thessala, qui a une contenance de plus de 3,000 hectares de terres en pente et parfaitement arrosées, on ne peut plus favorables à l’établissement de trois ou quatre villages, qui seraient reliés au Tell et au littoral par leur position même entre Bel-Abbès et Oran.

En somme, la province d’Oran nous offre un champ d’exploitation de près de 800,000 hectares, que la colonisation a entamé à peine, car les 11,000 colons qui forment jusqu’ici l’effectif colonial de la province, ont presque tous été entassés de Mostaganem à Oran, sur la région du littoral, qui n’offre aucune ressource d’irrigation. Le peuplement de la province d’Oran doit se faire plus spécialement en vue de la culture du coton. Que ce soit par la nature même du sol ou par son exposition, il est certain que la province d’Oran est plus favorable au cotonnier que les deux autres provinces de l’Algérie, du moins comme rendement. Il y a des terres qui ont produit l’an dernier jusqu’à 1,700 kilogrammes de coton par hectare. La moyenne de rendement est de 1,000 kilogrammes.

Nous venons d’achever cette tournée à travers les trois provinces de l’Algérie ; nous avons vu a l’œuvre et à leur place les 30,000 colons dont se compose jusqu’ici l’effectif producteur de l’Afrique française. Ces colons, ayant reçu dès l’origine un lot uniforme de dix hectares, ont été placés, il faut bien le dire, dans des conditions fort inégales de réussite, suivant leur plus ou moins de proximité des centres de consommation et d’écoulement, suivant la nature et la qualité des terres qui leur ont été attribuées. Nous avons vu tels centres de population mis hors de portée des ravitaillemens et des transports, comme les villages de l’intérieur, — tels autres mis hors de portée des terres de culture ou des cours d’eau, comme la plupart des colonies agricoles de 1848. Aux uns les distances étaient un obstacle, aux autres c’étaient les moyens de production. Cependant la loi du 11 janvier 1851, en affranchissant, en partie du moins, la consommation et la production de l’Algérie, est venue favoriser l’essor des cultures. Les bienfaits de cette loi de délivrance, se sont fait sentir presque instantanément. Les productions algériennes, inconnues la veille, sont enfin arrivées sur les marchés français : le commerce de la colonie, qui se faisait jusque-là avec de l’argent, a commencé à se faire par l’échange de produits. De grands espaces, incultes depuis des siècles, ont été ensemencés ou défrichés. L’Algérie, qui recevait des blés de la métropole, lui en fournit depuis lors. L’exportation des grains a été l’an dernier de 14 millions ; elle sera cette année de 30 millions au moins[12]. Tel village, que nous avons vu misérable il y a quelques mois, sera prospère peut-être après sa récolte : à la place où était un champ de blé, la saison prochaine verra un champ de tabac ou de coton décuplé de valeur. Si l’on veut avoir au plus juste le nombre de colons qui toucheront cette année au seuil de la prospérité, c’est toujours par la quantité de norias établies qu’il faudra le calculer. Depuis la loi du 11 janvier 1851, c’est-à-dire depuis trois ans, la culture européenne a quadruplé de valeur. Nous pouvons affirmer, d’après les faits existons, qu’elle aurait plus que décuplé, si tous les colons avaient été placés dans des conditions à peu près égales d’exploitation, si des vues d’ensemble et non des intérêts de détail avaient présidé aux travaux d’installation et d’utilité publique en Algérie.


III

Les frais d’établissement augmentant en raison de la richesse des cultures et les cultures riches convenant surtout au sol de l’Algérie, il est évident que l’état ne saurait se charger à lui tout seul des dépenses d’installation nécessaires au peuplement de l’Afrique. C’est ce que les émigrans eux-mêmes semblent avoir compris les premiers, car depuis deux ans le nombre des colons n’a pas augmenté. Il est même remarquable que ce temps d’arrêt dans le mouvement d’émigration coloniale se soit produit juste au moment où les ressources de l’exploitation se révélaient d’une manière si inespérée, et qu’il ait coïncidé avec les premiers succès obtenus par la culture. C’est au point qu’on ne trouve plus assez de colons pour peupler les villages dont on vient de faire l’allotissement. Les émigrans qui étaient lentes de demander un avenir à l’Algérie se seront sans doute informés, avant de partir, au prix de quels sacrifices et de quels efforts quelques colons ont acheté leur succès et devant l’énormité des avances qu’il fallait faire pour réussir, ceux qui avaient quelque chose à perdre ont reculé, à plus forte raison ceux qui n’avaient rien.

Des compagnies particulières se sont offertes à partager avec l’état ces frais d’installation et d’établissement, devant lesquels les travailleurs sérieux reculent, et qui sont pourtant indispensables pour asseoir le peuplement sur une base solide ; mais ces compagnies, ne pouvant faire, comme l’état, de la colonisation à fonds perdu, sont obligées de demander à l’état une prime d’indemnité eu terres, soit 800 hectares sur 2,000, ce qui diminue d’autant la part à faire au peuplement ; de plus elles demandent des garanties pécuniaires aux colons qu’elles engagent pour se mettre à l’abri des revers. Cela rend la colonisation par les compagnies aussi onéreuse pour les colons que la colonisation par l’état l’a été pour nos finances.

Il reste donc à trouver, en dehors des compagnies, les ressources qui manquent pour continuer le peuplement, et faute desquelles il tend à s’arrêter aujourd’hui. Quel peut donc être l’auxiliaire de l’état dans cette nécessité pressante ? Les départemens seuls sont assez directement intéressés au succès de la colonisation africaine pour mettre à leur charge les frais de premier établissement des colons, que l’état est impuissant à fournir et que les compagnies ne fourniraient pas gratuitement. Dans un projet connu sous le nom de villages départementaux, nous avions demandé que les départemens entreprissent eux-mêmes le peuplement de l’Algérie, comme ils ont entrepris et mené à terme l’exécution des chemins vicinaux, c’est-à-dire par les centimes additionnels. Il a fallu vingt ans à peine aux départemens pour doter la France du plus admirable système de communications locales qu’il y ait dans le monde entier. La colonisation de l’Algérie leur coûterait autant de temps peut-être, mais beaucoup moins d’argent que la création des chemins vicinaux, et n’aurait pas des résultats moins admirables pour la prospérité de la France. Outre cette allocation d’une part des centimes additionnels, les départemens se chargeraient de choisir dans leur propre sein chacun un premier contingent de 50 familles qui seraient installées en Afrique dans les conditions de culture les plus rapprochées des habitudes de chaque population émigrante. Ce projet, à peine émis dans la publicité, prévalut dans l’opinion sur tous les autres modes de peuplement proposés. Le gouvernement lui-même, considérant la création des villages départementaux comme acquise en principe, donna l’ordre aux autorités de l’Algérie de lui faire connaître sous le plus bref délai tous les emplacemens qu’on pourrait réserver à l’établissement de la colonisation départementale. « Combien ne serait-il pas à souhaiter, dit M. le ministre de la guerre dans son rapport du 20 mai 1854, que les conseils-généraux reprissent un projet sur lequel mon département, de concert avec celui de l’intérieur, avait appelé leur attention, à savoir : la création de villages départementaux !… La réalisation d’un semblable projet, exécute avec ensemble, serait digne de la France, et aurait des résultats aussi profitables pour la métropole que pour l’Algérie. » De telles paroles engagent, et si l’intention du gouvernement était de saisir les conseils-généraux de la question dans une session extraordinaire, nous pourrions déterminer sans trop de peine dans quels termes elle serait présentée à leurs délibérations ; quelques traits essentiels suffisent en effet pour indiquer l’économie du projet sur lequel on aurait à prononcer.

L’état cède en Afrique à chaque département une étendue de terres suffisante pour y établir 50 familles. Cette étendue sera plus ou moins considérable suivant la plus ou moins bonne qualité des terres et suivant aussi leur plus ou moins grande proximité des centres de consommation et d’écoulement. La réserve communale et le lot attribué à chaque famille seront en rapport avec l’étendue du territoire cédé à chaque département, selon les convenances du sol et de la localité. Autant que possible, les territoires cédés seront favorables aux cultures industrielles. L’état se charge, comme il l’a fait jusqu’ici pour tous les villages d’Afrique, de tous les travaux d’utilité publique, tels que conduites d’eau, abreuvoirs, routes, etc., ce qui représente une dépense moyenne de 100,000 francs par chaque village installé. De son côté, le département s’engage à faire pour chaque famille les frais de premier établissement, représentés par une maison construite et par un matériel agricole adapté au genre de culture qui paraîtra le mieux convenir à la nature et à la qualité du sol, ce qui donne une dépense moyenne de 150,000 francs tout au plus pour les 50 familles à installer. Cette avance faite par le département et toute avance ultérieure seraient restituées sur la plus-value que gagnerait la réserve communale par le succès de chaque groupe départemental, laquelle réserve pourrait être aliénée pour l’agrandissement futur de chaque village, mais seulement jusqu’à concurrence des sommes avancées au peuplement primitif. Les 50 familles représenteront au moins un village de 250 habitans. Les maisons bâties seront mises le plus à portée possible des champs de culture, et un espace de 24 ares au moins sera laissé entre chaque maison pour l’établissement d’une basse-cour, d’un potager, d’une étable et d’un hangar. Le département engagera des familles et non des individus, la présence de la famille attachant le colon au sol qu’il cultive et lui servant de secours et d’encouragement au travail. Chaque famille devra justifier de ses moyens d’existence pendant un an au moins, car dans les villages peuplés par l’état on a fait cette triste expérience, qu’il suffisait de nourrir un colon pour qu’il se crût dispensé de travailler.

Sans entrer, sur les voies et moyens du projet, dans des détails qui s’écarteraient de l’objet de cette étude, nous n’avons qu’à préciser la subvention qu’il en coûtera à chaque département pour fonder en Afrique un premier centre de colonisation dans des conditions assurées de succès. Cette subvention se réduit à 150,000 francs. Si les conseils-généraux, prétextant de leurs embarras financiers et de la pénurie de leurs ressources, hésitaient à faire à la colonisation cette faible avance, qui dans quelques années suffirait à affranchir les contribuables français de l’impôt qu’ils paient aujourd’hui à l’Afrique, la voie de l’emprunt s’ouvre devant eux, et plus d’une compagnie financière s’empressera de prêter aux départemens le capital qui leur manque. Ainsi disparaîtrait la seule fin de non-recevoir qu’on ait opposée jusqu’ici à la réalisation des villages départementaux.

La spéculation sait fort bien déjà que l’Algérie, grâce aux sacrifices passés et aux encouragemens prodigués par l’état, voit enfin s’ouvrir devant elle l’ère de l’abondance et la saison des récoltes opulentes. N’est-il pas à craindre que l’état, dans cette situation, s’il voit les conseils-généraux hésiter à lui venir en aide, ne se lasse d’être tout seul à s’intéresser à l’avenir de la colonie, et que, ayant à choisir entre le colon qui lui demande tout et le spéculateur qui ne lui demande rien, il ne finisse par livrer la colonisation à ceux qui peuvent exploiter sans les secours du budget ? Beaucoup de gens pensent, nous le savons, que l’état aurait raison d’agir ainsi. Ceux-là trouveront au projet des villages départementaux un vice radical, c’est la grande dépense qu’il occasionnera. « Quoi ! disent-ils, 5,000 francs par famille, 1,000 francs par individu ! Et pourquoi cette énorme dotation ? Pour arriver seulement à rendre la colonisation possible, quand on trouve à la laisser faire pour rien ! » La dépense, répondrons-nous, n’est qu’un des termes de la question. Il ne faut pas seulement demander à une entreprise ce qu’elle coûte, il faut surtout chercher ce qu’elle peut et doit rapporter. Un village qui réussira en Afrique moyennant cette dotation de 5,000 francs par famille coûtera moins cher en définitive au pays qu’un village qui échouerait, faute d’une dotation pareille. Qu’importe ce que coûteront les villages départementaux, si leur établissement a pour résultat de développer les ressources de l’Algérie et d’accroître les revenus de la France ? Aurait-on beaucoup à regretter les suites de cette entreprise, si, pour 500 millions qu’elle nous aurait demandés, elle finissait par verser 50 millions par an au trésor et 200 millions de produits dans notre commerce ? Que la spéculation s’enrichisse en Afrique, cela diminuera-t-il sensiblement pour l’état les charges trop lourdes de notre occupation africaine. Pour réduire ces charges et les changer même en bénéfices, un colon qui consomme en produisant et qui ne consomme qu’à la condition de produire vaut mieux qu’un spéculateur qui s’enrichirait sans rien dépenser. Certes l’Irlande est un pays riche, qui produit bien au-delà de ses besoins : pourquoi donc, ruine-t-elle l’état britannique au lieu de l’enrichir ? C’est précisément parce qu’elle produit pour ceux qui ne consomment pas, du moins chez elle. Quoi qu’il en coûte, mettons donc sur la terre d’Afrique le plus de consommateurs possible à même de produire, et on peut tenir pour certain qu’ils produiront d’autant plus qu’ils consommeront davantage.

La dotation étant votée par les conseils-généraux, trouvera-t-on à recruter convenablement le personnel des villages départementaux ? Cela ne fait pas pour nous l’objet d’un doute. Partout où l’administration départementale a pris l’initiative de l’œuvre, dans le Var, dans la Haute-Sôone, dans la Bretagne, partout la population a répondu à son appel. Les 60 familles installées à Vesoul-Benian, premier essai de peuplement départemental en Algérie fait aux frais de l’état, ont obtenu des succès si décisifs en trois mois de travail, que, dans la province d’Alger même, où une seule récolte fait souvent passer le colon de la misère à l’aisance, on en a été surpris. Vesoul-Benian a produit assez de blé et de légumes pour son entretien de l’année, assez de tabac pour réaliser un premier bénéfice, sans parler des plantations de vignes qui sont une avance féconde faite à l’avenir.

Nous les avons vus et étudiés à l’œuvre, ces éclaireurs de la grande armée colonisatrice, si facile à recruter dans nos campagnes, devenues trop étroites. Oui, ce sont bien là les colons tels qu’il les faut pour remplir les cadres des villages départementaux : — des paysans qui n’ont plus assez de terres en France pour suffire aux besoins toujours plus onéreux de leur famille grandissante ou grossissante. L’aisance est encore chez eux, mais la misère est à leur porte. Le nombre de ces paysans entre l’aisance et la misère augmente tous les jours en France. C’est sur ce contingent qu’il faut compter pour les villages départementaux : il répondra largement à l’appel des conseils-généraux : il a déjà répondu à l’appel des préfets, et le nombre des familles qui se présenteront à l’enrôlement colonial sera tel qu’il y aura de quoi former une réserve pour la colonisation future. Ils accourront avec joie, ces pères de famille qui s’inquiètent de la misère prochaine, et que l’on aura sauvés de l’abandon, du déshonneur peut-être. Une fois installés en Afrique, ils n’attendront même pas leur première récolte pour vendre le patrimoine amaigri qu’ils auront laissé en France, et par le nombre de ces familles rachetées, moyennant une dotation à peine sensible, de la dissolution qui les menace en France, on pourra calculer la grandeur du service rendu à la société française d’abord, et tout prochainement aux finances publiques.


FRANÇOIS DUCUING.

  1. Rapport publié le 20 mai 1854 par M. le ministre de la guerre.
  2. Deux mille hectares de tabac ont produit, en chiffres ronds, 2 millions de francs, dont l’état a payé 1,436,000 francs, et le chef du service des tabacs, dans son rapport à M. le ministre de la guerre, ajoute : « Le commerce est intervenu dans les achats pour des quantités aussi considérables que celles que nous avons reçues nous-mêmes pour le compte des manufactures de France. » Cela ne fait guère ressortir qu’à 1,000 francs de rendement l’hectare cultivé en tabac ; mais nous devons faire remarquer qu’une grande partie du tabac récolté a été produit par des terres non arrosées, particulièrement a Bône, dans le Sahel d’Alger et dans le Sahel d’Oran. Partout où l’arrosement est venu activer la production, le rendement a dépassé 2,000 francs l’hectare. Du reste, dans beaucoup de localités, à Bône, à Saint-Denis-du-Sig, dans la Mitidja même, la culture da tabac a été négligée cette année pour la culture du coton, qui fait espérer aux colons un prix rémunérateur de près du double. La production du tabac, qui avait plus que doublé de 1852 à 1853, n’augmentera plus sensiblement en 1854 ; mais en revanche la production du coton aura décuplé d’une année à l’autre.
  3. La culture du mûrier se classe déjà, pour l’importance des produits, immédiatement après le tabac. Elle a donné en 1853, dans la province d’Alger (nous n’avons de chiffres officiels que pour cette province), 14,000 kilogrammes de soie, soit une augmentation de 5,000 kilogrammes sur l’année précédente et de près de 9,000 kilogrammes sur l’année 1852. Cette augmentation, considérable par rapport au point de départ, puisqu’elle triple les produits dans l’espace de deux ans, provient, par égale part, de la plus-value obtenue d’une année à l’autre sur les miniers précédemment récoltés, et de la première récolte faite sur les nouveaux sujets. Si les plantations de mûrier suivent la marche ascendante des trois dernières années, ou peut déjà prévoir l’époque prochaine où la soie comptera au premier rang des productions algériennes, quel que soit le développement des autres cultures industrielles, même du coton.
  4. Il y a deux ans, un Arabe porte à TIemcen une charge, de bois à brûler : c’étaient des rondins d’oliviers. Le fonctionnaire à qui ce bois était destiné lisait précisément alors un auteur arabe du XVe siècle, qui prétend que les pieux d’oliviers fichés en terre reverdissent et prennent racine, et qui recommande ce mode de plantation comme le moyen le plus rapide de propager l’espèce. Sur la foi de l’auteur arabe, le fonctionnaire fit enfoncer en terre les bûches qu’on venait de lui apporter : six mois après, ces bûches étaient devenues des arbres. Nous avons vu de nos propres yeux, aux deux côtés de la grande allée du jardin botanique de Tlemcen, ces oliviers, qui ont déjà une frondaison de deux mètres et le développement de tronc qu’auraient des arbres à leur quinzième année. Il est probable que ce moyen de reproduction et de propagation de l’olivier réussirait dans le reste de l’Afrique comme il a réussi à TIemcen. Cela donnerait au moins une avance de dix ans pour la plus grande production de l’huile africaine. Ou reste, l’olivier vient à l’état sauvage dans presque toutes les localités en Algérie, et avec une force de végétation qui n’a peut-être d’analogue dans aucun pays. Il n’est cultivé, c’est-à-dire greffé, qu’en Kabylie et dans les environs des villes et dans les oasis du sud. En 1853, TIemcen a vendu à lui seul pour plus de 1 million d’huile.
  5. La création des compagnies de planteurs a donné naissance à un projet de reboisement fort ingénieux, dont nous parlons ici pour mémoire, parce qu’il a, dit-on, pour patrons le préfet d’Alger et le gouverneur-général lui-même. Il consiste à échelonner, de lieue en lieue, sur toutes les routes principales d’Afrique, un petit bois d’un hectare de Contenance, qui servirait en même temps de Rome milliaire et de station de repos ou d’abri au voyageur dans les fortes journées de soleil.
  6. Ainsi les localités les mieux aménagées pour la distribution des eaux, toutes deux arrosées par la Mekkera, sous des noms différens, sont Sidi-Bel-Abhès et Saint-Denis-du-Sig. À Sidi-Bel-Abbis, où le territoire arrosable est de 14,000 hectares, desservi par 5,000 mètres de canaux, il n’y a possibilité d’Irrigation que pour 600 hectares tout au plus ; à Saint-Denis-du-Sig, doté d’un barrage très-complet, le territoire arrosable est sans limite, peut-on dire. En réalité cependant on n’a pas assez d’eau pour 400 hectares, et la preuve, c’est que les colons du Sig se plaignent d’être sacrifiés aux colons de Sidi-Bel-Abbès, et de ne pouvoir porter, faute d’eau, à plus de 350 hectares leurs cultures de tabac et de coton. Et pourtant Saint-Denis-du-Sig est peut-être avec Bouffarick la colonie la plus prospère de toute l’Afrique.
  7. Au meilleur système de peuplement se rattache en effet un bon système de viabilité. C’est à développer le plus possible les moyens de viabilité en même temps que les moyens d’irrigation que l’état devrait désormais employer toutes les ressources financières dont il peut disposer pour la colonie Jusqu’ici, les travaux hydrauliques n’ont pas de chapitre spécial dans le budget de l’Algérie, mais les routes en ont un du moins. Ce crédit est de 6 millions, et cependant les voies de communication sont loin d’être en rapport avec les besoins de la colonisation africaine.
  8. Mondovi a livré cette année à la régie pour 48,000 francs de tabac.
  9. Le peuplement de cette région ne date guère que de 1848. C’est du reste avec les crédits extraordinaires votés pour la colonisation le 11 septembre 1848 qu’ont été créés et peuplés presque tous les villages qui existent aujourd’hui en Afrique. Le génie militaire fut mis à cette époque en demeure de construire, dans le plus bref délai possible, une cinquantaine de villages, impartialement distribués entre les trois provinces. Dans la construction de ces villages, le génie militaire se préoccupa beaucoup plus, cela va sans dire, de la position stratégique que des convenances agricoles. Bâtis à la hâte et au hasard, les villages de 1848 ont aussi été peuplés à la hâte et au hasard, avec des ouvriers de ville qui s’étaient figuré qu’il suffisait de patriotisme pour réussir dans la colonisation. On comprendra facilement qu’un pareil contingent de colons n’ait guère laissé que des épaves en Afrique.
  10. Les plaines voisines de Constantine et de Sétif sont d’ailleurs très favorables aux plantations d’arbres, et partout où naît un filet d’eau, la végétation arborescente s’épanouit comme par magie.
  11. Cette salubrité est constatée par un tout récent témoignage. L’orphelinat installé sur remplacement du camp d’Erlon, et succursale de l’orphelinat de Ben-Akmoun, a reçu, il y a un an, deux cents et quelques enfans, ramassés, pour ainsi dire, dans les ruisseaux de Paris, dont l’acclimatation par conséquent était difficile : il n’en est pas mort un seul, et il n’y a eu parmi eux que deux cas de maladie.
  12. M. le ministre de la guerre porte à 1 million d’hectolitres les grains exportés d’Afrique en 1853, et leur représentation en argent à 14 millions de francs seulement. Évidemment il y a une erreur dans l’évaluation des quantités des grains exportées : 1 million d’hectolitres, même en orge, représenterait au moins 20 millions de francs au prix où les grains se sont vendus en 1853. En réduisant à 700,000 hectolitres les grains exportés l’an dernier, nous croyons donc être fort près d’une estimation exacte. — Les hauts prix qu’ont atteints les grains de la dernière recolte ont engagé les colons et les Arabes à augmenter considérablement leurs ensemencemens pour 1854, Ainsi, aux environs de Constantine et dans la Medjana, contrées fromenteuses par excellence, la récolte donnera cinq fois plus en 1854 qu’elle n’a donné en 1853. Dans la province d’Alger et dans la province d’Oran, où le commerce a pris beaucoup plus de grains l’année dernière que dans la province de Constantine, les possibilités d’ensemencement ont été plus restreintes ; on peut compter pointant que la production donnera un tiers de plus que l’an dernier. Ainsi donc, tous les renseignemens étant conformes sur la bonne qualité des grains, sur le bon rendement des gerbes et sur l’importance de la moisson, la récolte de 1854 donnera à l’exportation un excédant qu’où ne peut estimer à moins de 2 millions d’hectolitres. Sur ces 2 millions d’hectolitres, la production de nos colons n’est comprise que pour moins d’un sixième ; tout le reste est production arabe. L’orge entre pour un tiers dans la récolte indigène de 1854, cette proportion de l’orge par rapport au blé est énorme, et voici comment nous pouvons l’expliquer. Au moment des semailles, le bruit s’était répandu dans le pays arabe que les Anglais viendraient en 1854 acheter dans le Tell tout l’orge disponible, parce qu’ils avaient trouvé que l’orge d’Afrique était la meilleure pour la fabrication de la bière. C’est sur la foi de ce bruit que les semailles ont été faites, dans la province d’Oran surtout. On saura prochainement jusqu’à quel point les Arabes ont eu raison de compter sur les achats de l’Angleterre. Quoi qu’il en soit, en calculant à 30 millions de francs l’exportation des grains de l’Algérie pour 1854, nous restons au-dessous des probabilités. Cet accroissement de production représentera dans l’impôt indigène une augmentation de 2 millions de francs au moins, les Arabes payant ou trésor une redevance de 2 francs par chaque hectare cultivé en sus de l’impôt des troupeaux.