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L’Allemagne depuis Luther/02

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II. — Spinoza et Lessing
II. — Spinoza et Lessing

DE
L’ALLEMAGNE

DEPUIS LUTHER.


DEUXIÈME PARTIE.[1]


Dans la première partie de notre travail, nous avons traité de la grande révolution religieuse qui fut représentée en Allemagne par Martin Luther. Maintenant nous avons à parler de la révolution philosophique qui résulta de la première, et qui n’est même autre chose que la dernière conséquence du protestantisme. Mais avant de raconter comment cette révolution éclata par Emmanuel Kant, il nous faut rappeler les évènemens philosophiques qui se passèrent à l’étranger, l’importance de Spinosa, le sort de la philosophie de Leibnitz, les transactions respectives de cette philosophie et de la religion, et leurs dissonances. D’un autre côté, nous ne perdrons jamais de vue celles des questions de la philosophie auxquelles nous attribuons une importance sociale, et à la solution desquelles elle concourt de concert avec la religion.

C’est de la nature de Dieu qu’il s’agit d’abord. Dieu est le commencement et la fin de toute sagesse, disent les croyans dans leur humilité, et le philosophe, dans tout l’orgueil de sa science, est obligé de se rallier à cette pieuse sentence.

Ce n’est point Bacon, ainsi qu’on l’enseigne ordinairement, mais René Descartes qui est le père de la philosophie moderne, et nous allons démontrer fort clairement quel est le degré de filiation de la philosophie allemande par rapport à lui.

René Descartes est un Français, et c’est encore à la grande France qu’appartient ici la gloire de l’initiative ; mais la grande France, la terre bruyante, agitée et babillarde des Français, n’a jamais été un sol propice à la philosophie, et celle-ci n’y réussira peut-être jamais. C’est bien ce que sentit René Descartes, et il s’en fut dans les Pays-Bas, dans le pays calme et taciturne des Trekschuites et des Hollandais. C’est là qu’il écrivit ses ouvrages ; c’est là seulement qu’il put affranchir son esprit du formalisme traditionnel, et élever tout un édifice philosophique de pures pensées qui ne sont empruntées ni à la foi ni à l’empirisme, condition qu’on a exigée depuis de toute philosophie véritable. C’est là seulement qu’il put s’enfoncer si profondément dans les abîmes de la pensée, qu’il la saisit dans les derniers replis de la conscience de soi, et qu’il put en même temps constater la conscience de soi par la pensée dans la célèbre proposition : Cogito, ergo sum.

Peut-être aussi Descartes ne pouvait-il nulle part ailleurs qu’en Hollande risquer d’enseigner une philosophie qui rompait en visière à toutes les traditions du passé. C’est à lui qu’appartient l’honneur d’avoir fondé l’autonomie de la philosophie, qui n’eut plus besoin dès-lors de demander à la théologie la permission de penser, et put désormais se placer à côté d’elle comme science indépendante ; je ne dis point s’opposer à elle, car dans ces temps régnait le principe : « Les vérités auxquelles nous arrivons par la philosophie sont en dernier lieu les mêmes que nous révèle la religion. » Les scolastiques, comme je l’ai déjà remarqué précédemment, avaient au contraire, non-seulement accordé la suprématie à la religion sur la philosophie, mais encore déclaré celle-ci un jeu futile, un vain exercice d’escrime, aussitôt qu’elle arrivait à contredire les dogmes religieux. Pour les scolastiques, le point principal était d’exprimer leurs pensées, n’importe sous quelle condition. Ils disaient d’abord : « Une fois un fait un, » et le prouvaient ; mais ils ajoutaient en souriant : « C’est là une des erreurs de la raison humaine qui se trompe toujours quand elle se met en contradiction avec les décisions des conciles œcuméniques ; une fois un fait trois, et c’est là la vérité vraie, telle qu’elle nous a été révélée depuis par la grace du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Les scolastiques formaient en secret une opposition philosophique à l’église, mais en public ils feignaient la plus grande et la plus hypocrite soumission. En mainte occasion, ils combattirent pour l’église, et ils paradaient à sa suite dans les grandes cérémonies, à peu près comme les députés français de l’opposition dans les solennités de la restauration.

La comédie des scolastiques dura plus de six siècles, et elle devint de plus en plus triviale. En détruisant le scolasticisme, Descartes détruisait l’opposition caduque du moyen-âge ; les vieux balais s’étaient émoussés par suite d’un trop long service ; trop d’ordures s’y étaient attachés, et le temps nouveau avait besoin de balais neufs. À la suite d’une révolution, il faut que la précédente opposition abdique, sans quoi il se fait de grandes sottises. Nous-mêmes l’avons vu. Dans les temps dont je parle, ce fut moins l’église catholique elle-même que ses vieux adversaires, la mauvaise queue des scolastiques, qui s’éleva contre la philosophie cartésienne. Le pape ne la défendit qu’en 1663.

Je dois supposer chez les Français une connaissance suffisante de la philosophie de leur grand compatriote, et n’ai pas besoin de démontrer ici comment les doctrines les plus opposées ont pu lui emprunter les matériaux qui leur étaient nécessaires : je parle d’abord de l’idéalisme et du matérialisme.

Comme on désigne ordinairement, surtout en France, ces deux doctrines sous les noms de spiritualisme et de sensualisme, et que j’ai l’habitude d’employer dans une autre acception ces dernières dénominations, je dois, pour prévenir toute confusion d’idées, tout malentendu, bien définir ce que j’entends par ces deux expressions.

Il existe, depuis les temps les plus reculés, deux opinions opposées sur la nature de la pensée humaine, c’est-à-dire sur les sources dernières de la connaissance intellectuelle, sur l’origine des idées. Les uns soutiennent que nous ne recevons nos idées que du dehors, que notre esprit n’est qu’un alambic vide où s’élaborent les impressions recueillies par les sens, à peu près comme la nourriture apportée dans notre estomac. Pour employer une meilleure image, ces gens considèrent l’esprit comme une table rase, où l’expérience écrit successivement et chaque jour quelque chose de nouveau, d’après certaines règles graphiques déterminées. Les autres, qui professent des vues opposées, soutiennent que les idées sont nées dans l’homme, que l’esprit humain est le siége originaire des idées, et que le monde extérieur, l’expérience et les sens, qui sont les intermédiaires, ne nous amènent qu’à reconnaître ce qui était déjà déposé dans notre esprit, et ne font qu’y éveiller les idées sommeillantes.

La première doctrine a reçu le nom de sensualisme, quelquefois d’empirisme ; on a nommé l’autre spiritualisme ou bien encore rationalisme. Cependant il peut facilement résulter des malentendus de ces dénominations. Nous désignons aussi depuis quelque temps sous ces noms de spiritualisme et de sensualisme deux systèmes sociaux qui se produisent dans toutes les manifestations de l’existence. Nous appliquons en effet le nom de spiritualisme à cette outrageante prétention de l’esprit qui, tendant à obtenir la glorification pour lui seul, s’efforce de fouler aux pieds la matière, ou tout au moins de la flétrir. Le nom de sensualisme, nous l’attribuons à l’opposition qui se révolte contre cette prétention, opposition qui a pour but une réhabilitation de la matière, et revendique les droits inaliénables des sens, quoiqu’elle ne nie pas pour cela les droits ni même la suprématie de l’esprit.

Je laisse donc à ces deux systèmes sociaux les noms de spiritualisme et de sensualisme. Quant aux opinions philosophiques sur l’origine de nos connaissances, je leur donne de préférence les dénominations d’idéalisme et de matérialisme, et désigne par la première la doctrine des idées innées, des idées à priori, et par l’autre la doctrine de la connaissance par l’expérience, par les sens, la doctrine des idées à posteriori.

C’est un fait fort significatif, que le côté idéaliste de la philosophie cartésienne n’a jamais pu réussir en France. Plusieurs jansénistes renommés suivirent pendant quelque temps cette direction ; mais ils se perdirent bientôt dans le spiritualisme chrétien. Peut-être l’idéalisme dut-il à cette circonstance d’être discrédité chez les Français. Les peuples ont un pressentiment instinctif de ce qu’il leur faut pour accomplir leur mission. Les Français étaient déjà sur la route de cette révolution politique qui n’éclata que vers la fin du xviiie siècle, et pour laquelle ils avaient besoin d’une hache et d’une philosophie matérialiste non moins froide, non moins tranchante. Le spiritualisme chrétien combattait dans les rangs de leurs ennemis : le sensualisme devint alors leur allié naturel. Comme les sensualistes français étaient ordinairement matérialistes, on crut faussement que le sensualisme ne procédait que du matérialisme. Non, le sensualisme peut aussi bien se produire comme un résultat du panthéisme, et alors il apparaît beau et imposant. Nous ne voulons cependant nier en aucune manière les services rendus par le matérialisme français. Ce matérialisme fut un contre-poison efficace contre le mal du passé, un remède corrosif dans une maladie désespérée, une panacée souveraine pour un peuple infecté. Les philosophes français choisirent Locke pour leur maître : c’était le sauveur dont ils avaient besoin. Son Essay on human understanding devint leur évangile : c’est sur ce livre qu’ils jurèrent. John Locke était allé à l’école chez Descartes, et avait appris de lui ce qu’un Anglais peut apprendre, la mécanique, l’analyse et le calcul. Il n’y eut qu’une seule chose qu’il ne put comprendre : ce furent les idées innées. Il perfectionna donc la doctrine d’après laquelle nous obtenons toute connaissance par l’expérience extérieure. Il fit de l’esprit humain une sorte de mécanique, et l’homme entier devint entre ses mains une machine anglaise. Cela s’applique aussi à l’homme tel que l’ont construit les disciples de Locke, quoiqu’ils veuillent se distinguer de lui par diverses dénominations. Ils ont une peur affreuse des dernières conséquences de leur principe dominant, et le disciple de Condillac s’effraie d’être rangé dans la même catégorie qu’un Helvétius, voire même qu’un Holbach, ou enfin qu’un Lamétrie ; et cependant cela est inévitable, et il me faut donner aux philosophes français du XVIIIe siècle et à leurs continuateurs d’aujourd’hui le nom de matérialistes. L’Homme machine est la dernière conséquence de la philosophie française, et le titre de ce livre en trahit déjà le dernier mot.

Ces matérialistes étaient pour la plupart partisans du déisme, car une machine suppose un mécanicien, et la plus haute perfection de cette machine consiste à ce qu’elle sache reconnaître et apprécier la science technique d’un pareil artiste, soit dans sa propre construction, soit dans ses autres ouvrages.

Le matérialisme a rempli sa mission en France. Il accomplit peut-être actuellement la même tâche en Angleterre, et c’est sur Locke que s’appuient dans ce pays les partis révolutionnaires, notamment les Benthamistes, les prédicans de l’utilité. Ceux-ci sont des esprits puissans qui ont saisi le véritable levier avec lequel on peut remuer John Bull. John Bull est né matérialiste, et son spiritualisme chrétien est en grande partie une hypocrisie de tradition, ou même seulement une stupidité matérielle ; sa chair se résigne, parce que l’esprit ne lui vient pas en aide. Il en est tout autrement en Allemagne, et les révolutionnaires allemands se trompent, quand ils s’imaginent qu’une philosophie matérialiste y favorisera leurs projets.

L’Allemagne a toujours manifesté de l’éloignement pour le matérialisme : aussi devint-elle pendant un siècle et demi le véritable domicile de l’idéalisme. Les Allemands aussi sont allés à l’école chez Descartes, et son grand disciple eut nom Gottfried Wilhelm Leibnitz. Celui-ci suivit la tendance idéaliste du maître, comme Locke en avait choisi la tendance matérialiste. C’est chez Leibnitz que nous trouvons de la manière la plus déterminée la doctrine des idées innées. Il combattit Locke dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain. Avec lui éclata chez les Allemands une grande ardeur pour les études philosophiques. Il éveilla les esprits et les conduisit dans de nouvelles voies. La douceur intime, le sentiment religieux, qui animaient ses écrits, réconcilièrent jusqu’à un certain point avec sa hardiesse les esprits récalcitrans, et l’effet en fut prodigieux. La hardiesse de ce penseur se montre surtout dans sa doctrine des monades, hypothèse des plus remarquables qui soit sortie de la tête d’un philosophe. C’est ce qu’il a fait de mieux, car on y voit déjà poindre le pressentiment des lois les plus importantes que notre philosophie actuelle ait reconnues. La doctrine des monades n’était peut-être qu’une faible manière de formuler les mêmes lois qui ont été proclamées de nos jours en de meilleures formules par les philosophes naturalistes. Je devrais même ici, au lieu du mot lois, n’employer à proprement parler que celui de formules ; car Newton remarque avec une grande justesse que ce que nous nommons loi dans la nature n’existe pas, et que ce ne sont que des formules qui viennent au secours de notre intelligence pour expliquer une suite de faits dans la nature. La Théodicée est de tous les écrits de Leibnitz celui dont on a le plus parlé en Allemagne. C’est pourtant sa plus faible production. Ce livre, comme quelques autres écrits où s’exprime le sentiment religieux de Leibnitz, lui valut un mauvais renom et l’a fait bien cruellement méconnaître. Ses ennemis l’accusèrent de faiblesse intellectuelle et de sensiblerie, et ses amis, pour le défendre, le présentèrent comme un hypocrite rusé. Le caractère de Leibnitz demeura pendant long-temps chez nous un sujet de controverse : les plus bienveillans n’ont pu l’absoudre de l’accusation de duplicité ; ceux qui le décrièrent le plus furent les esprits forts et les amis des lumières. Comment pouvaient-ils pardonner à un philosophe d’avoir défendu la Trinité, les peines éternelles de l’enfer et la divinité du Christ ? Leur tolérance ne s’étendait pas aussi loin. Mais Leibnitz ne fut ni un sot ni un misérable, et, de sa hauteur harmonique, il put fort bien défendre intégralement le christianisme. Je dis intégralement, car il le défendait contre le semi-christianisme. Il montra que les orthodoxes étaient conséquens dans leur système, ce qu’on ne pouvait dire de leurs adversaires. Il n’a jamais voulu davantage. Et il était placé alors sur ce point de l’indifférence où les divers systèmes n’apparaissent que comme les faces diverses d’une même vérité. Ce point d’indifférence, M. J. Schelling l’a reconnu plus tard, et Hegel l’a établi d’une manière scientifique comme un système des systèmes. C’est dans une vue semblable que Leibnitz s’occupa d’une concordance entre Platon et Aristote. Ce problème a été encore proposé assez fréquemment chez nous en des temps postérieurs. A-t-il été résolu ?

Non, en vérité, non ! car ce problème n’est autre qu’un accommodement de la lutte entre l’idéalisme et le matérialisme. Platon est tout-à-fait idéaliste et ne connaît que des idées innées. L’homme apporte avec soi ses idées en naissant, et quand il en a la conscience, elles lui apparaissent comme des souvenirs d’une existence antérieure. De là le vague et le mysticisme de Platon, qui ne fait que se souvenir plus ou moins clairement. Chez Aristote, au contraire, tout est clair, intelligible, certain, car ses connaissances ne se manifestent pas à lui avec les réminiscences d’un monde antérieur, mais il reçoit tout de l’expérience et sait tout classer de la manière la plus précise : aussi demeure-t-il à jamais le modèle des empiriques, et ceux-ci ne savent assez remercier le bon Dieu de ce qu’il fit d’Aristote le maître d’Alexandre, qui par ses conquêtes lui donna tant de moyens pour l’avancement de la science, et lui fit présent de tant de milliers de talens pour faciliter ses recherches zoologiques. Le vieux pédagogue a employé consciencieusement cet argent, j’en suis sûr ; et pour ce prix, il a disséqué un nombre respectable de mammifères, empaillé des oiseaux en quantité suffisante et fait les plus scrupuleuses observations ; mais, avec tout cela, il a omis d’étudier le grand bipède qu’il avait eu le plus fréquemment sous les yeux, que lui-même avait élevé, et qui était bien le plus curieux. En effet, il nous a laissés sans notion aucune sur la nature de ce roi adolescent dont la vie et les actions sont pour nous un merveilleux sujet d’étonnement et une énigme. Quel était Alexandre ? qu’a-t-il voulu ? fut-il fou ou dieu ? Nous n’en savons encore rien ; mais Aristote nous donne des renseignemens d’autant plus complets sur les quadrupèdes de Babylone, les perroquets indiens et les tragédies grecques, qu’il a également disséquées.

Platon et Aristote ! Ce ne sont pas seulement les deux systèmes, mais encore les deux types des différentes natures d’hommes qui, de temps immémorial, sous tous les costumes, se sont posées plus ou moins hostilement en face l’une de l’autre. On combattit ainsi surtout pendant la durée du moyen-âge jusqu’à nos jours, et cette lutte est la partie essentielle de l’histoire de l’église chrétienne. Quelques noms qu’on mette en avant, c’est toujours de Platon et d’Aristote qu’il s’agit. Les tempéramens rêveurs, mystiques, platoniques, révèlent du fond de leur ame les idées chrétiennes et les symboles qui y correspondent. Les intelligences pratiques, régulières, aristotéliciennes, construisent avec ces idées et ces symboles un système solide, le dogme et le culte. L’église finit par enfermer dans son sein ces deux natures d’hommes dont les uns prirent position dans le clergé séculier, et les autres se retranchèrent dans les monastères, sans cesser pour cela de se combattre. La même lutte se manifeste dans l’église protestante : c’est la dissidence entre les piétistes et les orthodoxes qui répondent jusqu’à un certain point aux mystiques et aux dogmatistes du catholicisme. Les piétistes protestans sont des mystiques sans imagination, et les orthodoxes protestans sont des dogmatistes sans esprit.

Nous trouvons ces deux partis protestans engagés dans un combat acharné au temps de Leibnitz, et sa philosophie intervint plus tard quand Christian Wolf s’en empara, l’accommoda aux besoins du temps, et, ce qui était le plus important, la professa en langue allemande. Mais avant de parler de cet écolier de Leibnitz, du résultat de ses efforts et du sort ultérieur du luthéranisme, nous devons faire mention de l’homme providentiel qui s’était formé avec Locke et Leibnitz à l’école de Descartes, qui n’excita pendant long-temps que le mépris et la haine, et pourtant arrive aujourd’hui à gouverner les esprits.

Je parle de Benoît Spinosa.

Un grand génie se forme à l’aide d’un autre, moins par assimilation que par frottement. Un diamant polit un diamant. Ainsi la philosophie de Descartes a, non pas enfanté, mais fait éclore celle de Spinosa. C’est pourquoi nous trouvons chez le disciple la méthode du maître, ce qui est un grand avantage. Puis nous rencontrons chez Spinosa, comme chez Descartes, la démonstration empruntée aux mathématiques, ce qui est un grand défaut. La forme mathématique donne un air âpre et dur à Spinosa ; mais c’est comme l’écorce de l’amande ; la chair n’en paraît que plus savoureuse. La lecture de Spinosa nous saisit comme l’aspect de la grande nature dans son calme vivant ; c’est une forêt de pensées hautes comme le ciel, dont les cimes fleuries s’agitent en mouvemens onduleux, tandis que les troncs inébranlables plongent leurs racines dans la terre éternelle. On sent dans ses écrits flotter un certain souffle qui vous émeut d’une manière indéfinissable. On croit respirer l’air de l’avenir. L’esprit des prophètes israélites planait-il encore sur leur arrière-descendant ? Il y a aussi en lui un sérieux, une fierté qui a conscience de sa force, une grandeza de la pensée, qui semblent un héritage ; car Spinosa faisait partie de ces familles-martyres que les rois très catholiques avaient alors chassées d’Espagne. Ajoutez-y la patience du Hollandais, qui ne s’est pas plus démentie dans les écrits de l’homme que dans sa vie.

Il a été constaté que la vie privée de Spinosa fut exempte de blâme, et qu’elle demeura pure et sans tache comme celle de son divin parent, Jésus-Christ. Comme lui, il souffrit pour sa doctrine ; comme lui, il porta la couronne épineuse. Partout où un grand esprit proclame ses pensées, se retrouve le Golgotha.

Cher lecteur, si jamais tu vas à Amsterdam, fais-toi montrer, par le valet de place, la synagogue espagnole. C’est un bel édifice, et le toit repose sur quatre colonnes colossales. Au milieu s’élève la chaire où fut lancé l’anathème sur le traître à la loi mosaïque, le hidalgo don Benoît de Spinosa. On souffla en cette occasion dans un cornet à bouquin qui se nomme schofar. Il faut que des idées bien effrayantes se rattachent à ce cornet, car j’ai lu, dans la vie de Salomon Maïmon, que le rabbin d’Altona entreprit un jour de le ramener, lui, disciple de Kant, à la foi de ses pères, et comme il persistait dans ses hérésies philosophiques, le rabbin le menaça et lui montra le schofar en lui disant d’un air sombre : « Connais-tu ceci ? » Le disciple de Kant ayant répondu fort tranquillement : « Je sais que c’est la corne d’un bouc, » le rabbin tomba d’horreur à la renverse.

Cette corne fit donc un accompagnement à l’excommunication de Spinosa : il fut solennellement chassé de la communauté d’Israël et déclaré indigne de porter à l’avenir le nom de Juif. Ce nom, ses ennemis chrétiens furent assez magnanimes pour le lui laisser ; mais les Juifs, Cent-Suisses du déisme, furent inexorables, et l’on montre encore la place devant la synagogue espagnole, à Amsterdam, où ils assaillirent Spinosa avec leurs longs poignards.

Je ne pouvais m’abstenir de rappeler l’attention sur ces mésaventures personnelles qui atteignirent l’homme : il se forma, non-seulement par les leçons de l’école, mais par celles de la vie. C’est ce qui le distingue de la plupart des philosophes, et nous reconnaissons dans ses écrits les influences indirectes de la vie réelle. La théologie ne fut pas seulement une science pour lui : il l’apprit, ainsi que la politique, par la pratique autant que par la théorie. Le père de sa maîtresse avait été, en punition de crimes politiques, pendu dans les Pays-Bas. Et il n’est sur la terre aucun endroit où l’on soit pendu plus mal que dans les Pays-Bas. Vous n’avez aucune idée des interminables préparatifs et cérémonies qui ont lieu en pareil cas. Le patient meurt déjà d’ennui, et le spectateur a tout le temps de la réflexion. Je suis donc convaincu que Benoît Spinosa avait beaucoup réfléchi sur l’exécution du vieux Van Ende, et comme il avait auparavant compris la religion avec ses poignards, il comprit alors la politique avec ses cordes. Lisez son Tractatus politicus.

Ma tâche est seulement d’indiquer comment les philosophes sont plus ou moins parens les uns des autres, et je me borne à rapporter leurs degrés de parenté et leur généalogie. Cette philosophie de Spinosa, troisième fils de René Descartes, telle qu’il l’enseigne dans son ouvrage principal, dans son Éthique, est aussi éloignée du matérialisme de son frère Locke que de l’idéalisme de son frère Leibnitz. Spinosa ne se tourmente pas d’une manière analytique avec la question des dernières raisons de nos connaissances. Il nous donne sa grande synthèse, son explication de la Divinité.

Benoît Spinosa enseigne qu’il n’existe qu’une seule substance, qui est Dieu. Cette substance unique est infinie, elle est absolue ; toutes les substances finies émanent de lui, sont contenues en lui, surnagent en lui, plongent en lui ; elles n’ont qu’une existence passagère, accidentelle. La substance absolue se manifeste tant par la pensée infinie que par l’étendue infinie. Toutes deux, la pensée infinie et l’étendue infinie, sont deux attributs de la substance absolue. Nous ne reconnaissons que ces deux attributs : Dieu, la substance absolue, a peut-être encore beaucoup d’autres attributs que nous ne connaissons pas. Non dico me Deum omnino cognoscere, sed me quœdam ejus attributa, non autem omnia, neque maximam intelligere partem.

La sottise et la méchanceté purent seules donner à une telle doctrine la qualification d’athée. Personne ne s’est jamais exprimé sur la Divinité d’une manière plus sublime que Spinosa. Au lieu de dire qu’il niait Dieu, on pourrait dire qu’il nie l’homme. Toutes les choses finies ne sont pour lui que des modes de la substance infinie ; toutes les substances finies sont contenues en Dieu ; l’esprit humain n’est qu’un rayon lumineux de la pensée infinie ; le corps de l’homme n’est qu’un atome de l’étendue infinie : Dieu est la cause infinie de tous deux, des esprits et des corps, natura naturans.

Dans une lettre à Mme du Deffant, Voltaire se montre tout charmé d’une idée de cette dame qui avait dit que toutes les choses que l’homme ne peut connaître sont sûrement de telle nature, qu’il ne lui servirait absolument à rien de les connaître. Je pourrais appliquer cette remarque à ce passage de Spinosa, que j’ai cité plus haut et d’après lequel appartiendraient à la Divinité, non-seulement les deux attributs reconnaissables de pensée et d’étendue, mais encore d’autres attributs que nous ne pouvons connaître. Ce que nous ne pouvons pas connaître n’a aucun prix pour nous, du moins sous le point de vue social où il s’agit de réaliser en fait sensible ce qui a été reconnu dans l’idée. Dans notre explication de la nature de Dieu, nous n’avons donc égard qu’à ces deux attributs reconnaissables. Et d’ailleurs tout ce que nous nommons attributs de Dieu n’est à la fin qu’une forme différente de notre faculté de concevoir, et ces formes différentes sont identiques dans la substance absolue. La pensée n’est à la fin que l’étendue invisible, et l’étendue que la pensée visible. Nous nous rencontrons ici avec la partie essentielle de la philosophie allemande de l’identité, qui ne diffère au fond nullement de celle de Spinosa. M. J. Schelling aura beau se débattre pour prouver que sa philosophie est autre que le spinosisme, qu’elle est bien plus un amalgame vivant de l’idéal et du réel, qu’elle s’éloigne du spinosisme comme la perfection des statues grecques s’éloigne de la raideur des originaux égyptiens ; je n’en dois pas moins déclarer que dans sa première période, à l’époque où il était encore philosophe, M. J. Schelling ne se distinguait pas le moins du monde de Spinosa. Il a seulement pris un autre chemin pour arriver à la même philosophie, et c’est ce qu’il me reste à expliquer plus tard quand je raconterai comment Kant a ouvert une nouvelle route, comment Fichte l’y a suivi, comme quoi M. Schelling a marché en reprenant la trace de Fichte, et comment, errant un beau jour dans les sombres forêts de la philosophie de la nature, il s’y est trouvé enfin face à face avec la grande figure de Spinosa.

La moderne Philosophie de la nature n’a que le mérite d’avoir démontré de la façon la plus pénétrante l’éternel parallélisme qui règne entre l’esprit et la matière ; je dis esprit et matière, et j’emploie ces expressions comme équivalentes de ce que Spinosa nomme pensée et étendue ; je regarde aussi ces expressions comme synonymes de ce que les philosophes allemands nomment esprit et nature ou l’idéal et le réel.

Dans la suite, je donnerai le nom de panthéisme moins au système qu’au point de vue de Spinosa. Comme dans le déisme, on y admet l’unité de Dieu ; mais le Dieu des panthéistes est dans le monde même, non pas qu’il le pénètre de sa divinité, comme jadis saint Augustin essaya de l’expliquer, quand il comparait Dieu à un grand lac et le monde à une éponge qui nage au milieu et se gonfle de divinité : non, le monde n’est pas seulement gonflé et imprégné de Dieu ; il est identique avec Dieu ; Dieu, que Spinosa nomme la substance unique, et les philosophes allemands l’absolu, « est tout ce qui est, » il est la matière autant que l’esprit ; tous les deux sont également divins, et quiconque insulte la Matière Sainte est impie tout autant que celui qui pèche contre le Saint-Esprit.

Le Dieu des panthéistes se distingue donc de celui des déistes en ce qu’il est dans le monde même, pendant que celui-ci est en dehors, ou, ce qui revient au même, est au-dessus du monde. Le Dieu des déistes gouverne le monde de haut en bas comme un établissement séparé de chez lui ; ce n’est que sur le mode de ce gouvernement que les déistes se divisent entre eux. Les Hébreux se représentent Dieu comme un tyran armé d’un tonnerre ; les chrétiens comme un père rempli d’amour ; les élèves de Rousseau et toute l’école genevoise en font un artiste habile qui a fabriqué le monde à peu près comme leurs pères confectionnent leurs montres ; et en leur qualité de connaisseurs, ils admirent l’ouvrage et glorifient le maître qui est là-haut.

Pour le déiste, qui admet un Dieu extrà-mondain ou super-mondain, il n’y a de saint que l’esprit, parce qu’il le considère, pour ainsi dire, comme le souffle divin que le créateur du monde a inspiré au corps humain, ouvrage de ses mains, pétri de limon. Les Juifs regardaient en conséquence le corps comme quelque chose de méprisable, comme la misérable enveloppe du rouach, du souffle divin, de l’esprit ; ce n’est qu’à celui-ci qu’ils accordaient leur considération, leur respect, leur culte. Ils furent donc, à proprement parler, de préférence le peuple de l’esprit, chastes, sobres, sérieux, abstraits, entêtés, propres au martyre, et Jésus-Christ les résuma de la manière la plus sublime. Celui-ci fut, dans la véritable acception du mot, l’esprit incarné, et l’on trouve un sens bien profond dans la belle légende qui le fait enfanter par une vierge pure de corps et fécondée par la seule opération de l’esprit.

Mais si les Juifs n’avaient regardé le corps qu’avec dédain, les chrétiens, ultras du spiritualisme, allèrent encore plus loin qu’eux dans cette voie et proclamèrent le corps comme réprouvable, mauvais, comme le mal même. Nous voyons, quelques siècles après Jésus-Christ, s’élever une religion qui fera l’éternel étonnement de l’historien et arrachera aux générations de l’avenir l’admiration la plus frémissante. Oui, c’est une grande et sainte religion que le christianisme, pleine d’une douceur infinie, qui voulut conquérir pour l’esprit la domination la plus absolue dans ce monde… Mais cette religion était par trop sublime, trop pure, trop bonne pour cette terre où l’idée n’en put être proclamée qu’en théorie, sans jamais passer complètement dans la pratique. L’essai d’une réalisation de cette idée a enfanté dans l’histoire une foule d’actes d’enthousiasme, et les poètes de tous les temps en auront ample matière à dire et à chanter. Mais la tentative de réaliser l’idée du christianisme a pourtant, comme nous le voyons enfin, échoué de la manière la plus déplorable, et cet essai avorté a coûté à l’humanité des sacrifices incalculables ; et nous en retrouvons les tristes conséquences dans le malaise social que nous ressentons aujourd’hui par toute l’Europe. Si, comme beaucoup de gens le croient, l’humanité est encore dans sa jeunesse, le christianisme est sans doute une de ses plus généreuses illusions universitaires, qui font plus d’honneur à son cœur qu’à son jugement. Toute la matière, le christianisme l’abandonna à César et aux banquiers talmudistes, et se contenta de dénier la suprématie au premier et de flétrir les autres dans l’opinion publique… Mais voyez ! le glaive détesté et l’argent méprisé obtiennent pourtant à la fin la puissance suprême, et les représentans de l’esprit sont obligés d’entrer en arrangement avec eux. Oui, et cet accord est même devenu une alliance solidaire. Ce ne sont pas seulement les prêtres de Rome, mais encore ceux d’Angleterre et de Prusse, enfin tous les prêtres privilégiés, qui se sont confédérés avec César et consorts pour opprimer les peuples. Pourtant l’effet de cette alliance est de ruiner plus promptement la religion du spiritualisme. C’est ce que comprennent déjà quelques prêtres ; et pour sauver la religion, ils renoncent à cette alliance ruineuse, pour se jeter dans nos rangs et prendre nos couleurs

Vains efforts, peines perdues ! L’humanité soupire après des mets plus solides, après le pain véritable et la chair appétissante. L’humanité sourit de pitié sur les rêves de sa jeunesse, qui n’ont pu se réaliser en dépit de ses pénibles tentatives, et elle devient virilement pratique. L’humanité sacrifie aujourd’hui au système d’utilité terrestre ; elle pense sérieusement à un établissement de bourgeoise aisance, à un ménage raisonnablement ordonné, à la vie confortable pour ses vieux jours. Le principal, pour le moment, est de revenir à la santé, car nous éprouvons encore une grande faiblesse dans les membres : les saints vampires du moyen-âge nous ont sucé tant de sang précieux ! Et puis, il faudra offrir encore à la matière de grands sacrifices expiatoires pour qu’elle pardonne les vieilles offenses. Il ne serait même pas mal qu’on instituât des fêtes sensualistes, et qu’on indemnisât la matière pour ses souffrances passées ; car le christianisme, incapable de l’anéantir, l’a flétrie en toute occasion ; il a rabaissé les plus nobles jouissances ; les sens furent réduits à l’hypocrisie, et il y eut partout mensonge et péché. Il faut revêtir nos femmes de chemises neuves et de sentimens neufs, et passer toutes nos pensées à la fumée des parfums, comme après les ravages d’une peste.

Le but le plus immédiat de toutes nos institutions modernes est ainsi la réhabilitation de la matière, sa réintégration dans sa dignité, sa reconnaissance religieuse, sa sanctification morale, sa réconciliation avec l’esprit. Pourousa est unie de nouveau à Pakriti ; c’est de leur violente séparation, comme le démontre si ingénieusement le mythe indien, qu’est venu le grand déchirement du monde, le mal.

Savez-vous à présent ce qu’est le mal dans le monde ? Les spiritualistes nous ont toujours reproché que, dans les idées panthéistiques, toute distinction cessait entre le bien et le mal ; mais le mal, d’une part, n’existe que dans leur propre fausse manière d’envisager le monde, et de l’autre, c’est un produit réel de leur arrangement des choses ici-bas. D’après leur point de vue, la matière est mauvaise par et en elle-même, ce qui est en vérité une calomnie, un affreux blasphème contre Dieu. La matière ne devient mauvaise que lorsqu’elle est obligée de conspirer en secret contre l’usurpation de l’esprit, quand l’esprit l’a flétrie et qu’elle s’est prostituée par mépris de soi-même, ou bien encore, quand, avec la haine du désespoir, elle se venge de l’esprit ; et ainsi le mal n’est que le résultat de l’arrangement du monde par les spiritualistes.


Dieu est identique avec le monde ; il se manifeste dans les plantes qui, sans conscience d’elles-mêmes, vivent d’une vie cosmomagnétique ; il se manifeste dans les animaux qui, dans le rêve de leur vie sensuelle, éprouvent une existence plus ou moins sourde ; mais c’est dans l’homme qu’il se manifeste de la manière la plus admirable, dans l’homme qui sent et pense en même temps, qui sait distinguer sa propre individualité de la nature objective, et porte déjà dans sa raison les idées qui se font aussi reconnaître à lui dans le monde des faits. Dans l’homme, la Divinité arrive à la conscience de soi-même, et cette conscience, elle la révèle de nouveau par l’homme ; mais cela n’arrive point dans et par les hommes isolés, mais par l’ensemble de l’humanité ; de telle sorte qu’un homme ne comprend et ne représente qu’une parcelle du Dieu-monde, mais que tous les hommes ensemble comprennent et représenteront dans l’idée et dans la réalité tout le Dieu-monde. Chaque peuple a peut-être la mission de reconnaître et de manifester une partie de ce Dieu-monde, de reconnaître une certaine série de faits et de réaliser une certaine série d’idées, et de transmettre le résultat aux peuples suivans, auxquels une semblable mission est imposée. Dieu est en conséquence le véritable héros de l’histoire universelle. L’histoire n’est que sa pensée éternelle, son éternelle action, sa parole, ses faits, et l’on peut dire avec raison de l’humanité entière qu’elle est une incarnation de Dieu.

C’est une erreur de croire que cette religion du panthéisme conduise les hommes à l’indifférence. Au contraire, le sentiment de sa divinité excitera l’homme à la révéler, et c’est de ce moment que les véritables hauts faits et le véritable héroïsme viendront glorifier cette terre. La révolution politique, qui s’appuie sur les principes du matérialisme français, ne trouvera pas des adversaires dans les panthéistes, mais bien des auxiliaires qui ont puisé leurs convictions à une source plus profonde, à une synthèse religieuse. Nous poursuivons le bien-être de la matière, le bonheur matériel des peuples, non que nous méprisions l’esprit, comme le font les matérialistes, mais parce que nous savons que la divinité de l’homme se révèle également dans sa forme corporelle, que la misère détruit ou avilit le corps, image de Dieu, et que l’esprit est entraîné dans la chute. Le grand mot de la révolution que prononça Saint-Just : Le pain est le droit du peuple, se traduit ainsi chez nous : Le pain est le droit divin de l’homme. Nous ne combattons pas pour les droits humains des peuples, mais pour les droits divins de l’homme. C’est en cela, ainsi que sur maint autre point, que nous nous séparons des gens de la révolution. Nous ne voulons ni sans-culottes, ni bourgeoisie frugale, ni présidens modestes ; nous fondons une démocratie de dieux terrestres, égaux en béatitude et en sainteté. Vous demandez des costumes simples, des mœurs austères et des jouissances à bon marché, et nous, au contraire, nous voulons le nectar et l’ambroisie, des manteaux de pourpre, la volupté des parfums, des danses de nymphes, de la musique et des comédies… Point de courroux, vertueux républicains ! Au blâme de votre censure, nous répondrons comme le fit jadis un fou de Shakspeare : « Crois-tu donc, parce que tu es vertueux, qu’il ne doit plus y avoir sur cette terre ni gâteaux dorés, ni vins des Canaries ? *

Les saint-simoniens ont compris et voulu quelque chose d’analogue ; mais ils étaient placés sur un terrain défavorable, et le matérialisme qui les entourait les a écrasés, au moins pour quelque temps. On les a mieux appréciés en Allemagne, car l’Allemagne est à présent la terre fertile du panthéisme ; cette religion est celle de nos plus grands penseurs, de nos meilleurs artistes, et le déisme, comme je le raconterai plus tard, y est détruit en théorie. On ne le dit pas, mais chacun le sait : le panthéisme est le secret public de l’Allemagne. Dans le fait, nous sommes trop grandis pour le déisme. Nous sommes libres, et ne voulons point de despote tonnant ; nous sommes majeurs, et n’avons plus besoin de soins paternels ; nous ne sommes pas non plus les œuvres d’un grand mécanicien : le déisme est une religion bonne pour des esclaves, pour des enfans, pour des Genevois, pour des horlogers !

Le panthéisme est la religion cachée de l’Allemagne, et c’est ce résultat qu’avaient prévu les écrivains allemands qui se déchaînèrent, il y a plus de cinquante ans, contre Spinosa. Le plus furieux de ces adversaires de Spinosa fut F. H. Jacobi, à qui l’on fait quelquefois l’honneur de le nommer parmi les philosophes allemands. Ce n’était qu’une vieille commère qui se cacha sous le manteau de la philosophie, se glissa parmi les philosophes, bavarda d’abord beaucoup sur son amour et sa sensibilité, et finit par injurier la raison. Son éternel refrain était que la philosophie, la connaissance par la raison, n’est qu’illusion pure ; que la raison même ne sait pas où elle conduit ; qu’elle entraîne l’homme dans un sombre labyrinthe d’erreurs et de contradictions, et que la foi seule peut le guider sûrement. Taupe, qui ne voyait pas que la raison, semblable au soleil, en s’avançant, éclaire sa route avec ses propres rayons ! Rien ne ressemble à la pieuse rancune du bon Jacobi contre Spinosa, le grand athée.

C’est une chose curieuse de voir comme les partis les plus divergens ont toujours combattu contre Spinosa. L’aspect de cette armée est fort amusant. Près d’un essaim de capuchons noirs et blancs portant croix et encensoirs, marchait la phalange des encyclopédistes qui tirait aussi sur ce penseur téméraire. À côté du rabbin de la synagogue d’Amsterdam, qui sonne l’attaque avec le sacré cornet à bouquin, s’avance Arouet de Voltaire, avec la petite flûte du persiflage, qui fait sa partie obligée au profit du déisme. Au milieu glapit la vieille femme Jacobi, vivandière de cette armée de la foi.

Échappons vite à ce charivari. De retour de notre excursion panthéiste, revenons à la philosophie de Leibnitz dont nous avons à raconter les destinées ultérieures en Allemagne.

Pour écrire ses ouvrages que vous connaissez, Leibnitz s’était servi de la langue latine ou de la française. Christian Wolf est le nom de l’excellent homme qui professa les idées de Leibnitz, non-seulement d’une manière systématique, mais encore en langue allemande. Son mérite véritable ne consiste pas à avoir resserré les idées de Leibnitz dans un système solide, encore moins à les avoir rendues accessibles, par leur traduction en langue allemande, à un public plus nombreux. Son mérite spécial fut d’exciter à philosopher dans notre langue maternelle. Nous n’avions su, jusqu’à Luther, traiter la théologie qu’en latin : il en fut de même jusqu’à Wolf pour la philosophie. L’exemple de quelques rares savans qui avaient déjà essayé, dans les temps antérieurs, de professer en allemand sur ces matières, demeura sans résultat. Néanmoins l’historien littéraire doit leur accorder un éloge spécial ; nous rappellerons surtout Johannes Tauler, moine dominicain, né au commencement du xive siècle sur les bords du Rhin et mort en 1361 à Strasbourg. C’était un homme pieux, et il fit partie de ces mystiques que j’ai désignés comme le parti platonicien du moyen-âge. Dans les dernières années de sa vie, ce brave homme renonça à l’orgueil des savans, ne se fit pas honte de prêcher dans l’humble langue du peuple, et ces sermons qu’il a recueillis, ainsi que les traductions allemandes qu’il fit de quelques autres de ses sermons antérieurs, comptent parmi les monumens les plus remarquables de la langue allemande ; car cette langue montra dès-lors qu’elle est, non-seulement bonne pour les dissertations métaphysiques, mais qu’elle y est bien plus propre que la langue latine. Cette dernière, idiome des Romains, ne peut jamais renier son origine. Langue de commandement pour les capitaines, langue de décrétales pour les administrateurs, langue juridique pour les usuriers, c’est une langue lapidaire pour ce peuple romain, dur comme la pierre. Elle devint la langue prédestinée du matérialisme. Quoique le christianisme, avec une patience vraiment chrétienne, se soit tourmenté, pendant plus d’un millier d’années, à spiritualiser cette langue, il n’y est jamais parvenu, et quand Johannes Tauler voulait s’abîmer dans les profondeurs les plus effrayantes de la pensée, et que son cœur débordait de sentiment religieux, il lui fallait parler allemand. Son langage est comme une source des montagnes, qui perce le dur rocher, eau merveilleusement imprégnée d’aromates inconnus et de vertus métalliques. Mais ce ne fut que dans les temps modernes qu’on remarqua la rare propriété de la langue allemande pour la philosophie. Dans aucune autre langue, la nature n’aurait pu révéler son mot le plus mystérieux, comme dans celle de notre chère patrie allemande. Ce n’est que sur le chêne robuste que peut croître le gui sacré.

Ce serait bien ici le lieu de mentionner Paracelse, ou Aureolus Theophrastus Paracelsus Bombastus de Hohenheim, ainsi qu’il s’appelait lui-même ; car lui aussi écrivit presque toujours en allemand. Mais j’aurai plus tard à parler de Paracelse sous un point de vue plus important. Sa philosophie était ce que nous appelons aujourd’hui philosophie de la nature, et cette doctrine d’une nature animée par les idées, qui s’accorde si intimement avec l’esprit allemand, aurait, dès-lors, pris racine chez nous, si, par l’influence étrangère, la physique inanimée et toute mécanique des cartésiens n’eut usurpé l’empire universel. Paracelse était un grand charlatan : il portait toujours un habit et une culotte écarlates, des bas rouges et un chapeau rouge, et prétendait pouvoir créer de petits hommes, homunculos ; au moins était-il sur le pied le plus familier avec les esprits invisibles qui habitent les divers élémens. Mais il fut en même temps l’un des plus profonds naturalistes qui, avec une ardeur d’investigation toute allemande, comprirent les croyances populaires antichrétiennes, le panthéisme germanique, et il devinait très juste ce qu’il ne savait pas.

Je devrais naturellement parler aussi de Jacob Bœhm, car il a également appliqué la langue allemande à des démonstrations philosophiques. Mais je n’ai pu me décider encore à le lire, même une seule fois : je n’aime pas à me laisser duper. Je soupçonne fort les preneurs de ce mystique d’avoir voulu mystifier les gens. Quant au contenu de sa doctrine, Saint-Martin vous en a donné quelque chose en langue française. Les Anglais l’ont aussi traduit. Charles Ier avait une si grande idée de ce cordonnier philosophe, qu’il envoya tout exprès à Wœrlitz un savant pour l’étudier. Ce savant fut plus heureux que son royal maître ; car, pendant que celui-ci perdait le chef à Whitehall par la hache de Cromwell, l’autre ne perdit à Wœrlitz que l’esprit par la théosophie de Jacob Bœhm.

Je l’ai déjà dit ; ce fut Christian Wolf qui appliqua le premier avec succès la langue allemande à la philosophie. Son moindre mérite fut la réduction en système et la popularisation des idées de Leibnitz. Il a encouru un grand blâme sous ce double rapport, et nous ne devons pas le taire. Son système ne fut qu’apparence vaine, et il sacrifia à cette apparence le plus important de la philosophie de Leibnitz, la meilleure partie de la doctrine des monades. Il est vrai que Leibnitz n’avait point laissé d’édifice systématique, mais seulement les idées nécessaires. Il fallait un géant pour assembler ces blocs et ces colonnes colossales qu’un géant avait enlevés aux profondes carrières de la pensée et harmonieusement taillés. Il en serait résulté un temple magnifique ; mais Christian Wolf était de trop courte stature, et ne put s’approprier qu’une partie des matériaux, qu’il rapetissa pour en faire un tabernacle au déisme. La tête de Wolf était plus encyclopédique que systématique : il ne comprit l’unité d’une doctrine que sous la forme du complet. Il jugea suffisant d’avoir construit un casier où les tablettes étaient convenablement remplies et garnies d’étiquettes bien lisibles. C’est dans cet esprit qu’il nous donna une encyclopédie des sciences. Comme descendant de Descartes par Leibnitz, on conçoit que pour la démonstration mathématique il ait hérité de son aïeul. J’ai déjà blâmé cette forme dans Spinosa. Elle fit grand mal entre les mains de Wolf ; chez ses élèves, elle dégénéra en un schématisme insupportable et en une ridicule manie de tout prouver avec une évidence mathématique. Ainsi s’éleva ce qu’on appela le dogmatisme de Wolf. Toute investigation profonde cessa, et une ennuyeuse ferveur de clarté prit sa place ; la philosophie de Wolf devint toute limpide ou plutôt aqueuse, et finit par inonder toute l’Allemagne. Les traces de ce déluge sont encore visibles aujourd’hui, et l’on retrouve çà et là sur les gisemens les plus élevés de nos académies quelques vieux fossiles de l’école de Wolf.


Christian Wolf naquit en 1679 à Breslaw, et mourut à Halle en 1754. Son empire intellectuel dura plus d’un demi-siècle en Allemagne. Nous devons donner une attention particulière à ses rapports avec les théologiens allemands, et nous complèterons ainsi notre récit du sort du luthéranisme.

Il n’existe, dans toute l’histoire de l’église, aucune partie plus embrouillée que celle des querelles entre les théologiens protestans depuis la guerre de trente-ans. On ne peut leur comparer que les chicanes subtiles des Byzantins ; mais celles-ci n’étaient pas aussi ennuyeuses, parce qu’elles cachaient de grands intérêts politiques et des intrigues de cour, tandis que le ferraillement protestant n’eut guère sa raison que dans le pédantisme étroit de quelques perruques doctorales et épilogueuses. Les universités, et particulièrement Tübingen, Wittemberg, Leipzig et Halle, sont les arènes de ces assauts théologiques. Les deux partis que nous avons vus en costume catholique pendant toute la durée du moyen-âge, les platoniciens et les aristotéliciens, n’ont fait que changer d’habit, et se chamaillent après comme avant. Ce sont les piétistes et les orthodoxes dont j’ai déjà parlé, et que j’ai désignés comme des mystiques sans imagination et des dogmatistes sans esprit. Johannes Spener fut le Scotus Erigena du protestantisme, et comme celui-ci, par sa traduction du fabuleux Denis l’Aréopagite, avait fondé le mysticisme catholique, l’autre fonda le piétisme protestant par ses assemblées d’édification, colloquia pietatis, d’où le nom de piétistes est peut-être resté à ses sectateurs. C’était un homme pieux ; respect à sa mémoire ! Un piétiste berlinois, M. Horn, a donné de lui une bonne biographie. La vie de Spener est un martyre continuel pour l’idée chrétienne. Il fut sous ce rapport supérieur à ses contemporains ; il recommanda instamment les bonnes œuvres et la piété. Ses homélies furent fort louables pour le temps ; car toute la théologie, telle qu’on l’enseignait dans les susdites universités, ne consistait qu’en une dogmatique étroite et une polémique tracassière. L’exégèse et l’étude de l’histoire de l’église furent complètement négligées.

Un élève de ce Spener, Hermann Frank, commença à Leipzig à faire un cours à l’exemple et dans le sens de son maître. Il le fit en allemand, service que nous paierons toujours volontiers de reconnaissance. Les succès qu’il y obtint excitèrent l’envie de ses collègues, qui rendirent en conséquence la vie fort dure à notre pauvre piétiste. Il fut obligé de vider la place, et se rendit à Halle où il enseigna le christianisme par paroles et par actions. Sa mémoire y fleurira toujours, car il est le fondateur de la maison des orphelins de Halle. L’université de Halle se peupla alors de piétistes, et on les nommait le parti de l’hospice des orphelins. Soit dit en passant, ce parti s’est maintenu jusqu’à ce jour. Halle est encore à ce moment la taupinière des piétistes, et leurs querelles avec les rationalistes protestans ont, il y a quelques années, scandalisé toute l’Allemagne. Heureux Français qui n’en avez rien su ! vous ignorez jusqu’à l’existence de ces commérages périodiques de l’église protestante, où les dévotes poissardes se sont cordialement injuriées. Heureux Français ! qui n’avez aucune idée de la méchanceté, de la petitesse, de l’âcreté que nos prêtres évangéliques apportent dans leurs combats ! Vous le savez, je ne suis point partisan du catholicisme ; le protestantisme fut pour moi plus qu’une religion, ce fut une mission ; et depuis quatorze ans, c’est pour ses intérêts que je combats contre les machinations des jésuites allemands. Plus tard, il est vrai, s’éteignit ma ferveur pour le dogme, et je déclarai franchement, dans mes écrits, que tout mon protestantisme consistait encore à être inscrit comme chrétien évangélique sur les registres de la communion luthérienne… Mais une secrète prédilection pour la cause qui nous fit jadis combattre et souffrir, demeure toujours dans notre cœur, et mes convictions religieuses d’aujourd’hui sont encore animées de l’esprit du protestantisme. Je suis donc toujours partial pour l’église protestante ; et pourtant je dois à la vérité de dire que, dans les annales du papisme, jamais je n’ai trouvé de misères pareilles à celles de la Gazette ecclésiastique évangélique de Berlin, dans ce scandaleux débat. Les mauvais tours les plus lâches des moines, les plus mesquines taquineries de couvent sont choses nobles et généreuses auprès des exploits chrétiens de nos orthodoxes et piétistes dans leur guerre contre les rationalistes. Vous n’avez aucune idée, vous autres Français, de la haine qui éclate en de telles occasions ; mais les Allemands sont plus rancuneux que les peuples d’origine romane. Cela tient à ce qu’ils sont idéalistes jusque dans la haine. Nous ne nous fâchons pas pour des choses futiles, comme vous le faites, pour une piqûre de vanité, pour une épigramme, pour l’oubli d’une carte de visite : non ; nous haïssons chez nos ennemis ce qui est le plus essentiel, le plus intime, la pensée. Vous êtes prompts et superficiels dans la haine comme dans l’amour. Nous autres Allemands, nous détestons radicalement et d’une manière durable. Trop honnêtes, et peut-être aussi trop gauches pour nous venger avec la première perfidie venue, nous nous haïssons jusqu’au dernier soupir. « Je connais, monsieur, ce calme allemand, disait dernièrement une dame en me regardant de tous ses yeux et d’un sourire incrédule : je sais que dans votre langue vous employez le même mot pour dire pardonner et empoisonner. » Elle avait raison : le mot vergeben a ce double sens.

Ce furent, si je ne me trompe, les orthodoxes de Halle qui, dans leurs combats avec les piétistes émigrés, appelèrent à leur secours la philosophie de Wolf ; car la religion, lorsqu’elle ne peut plus nous brûler, vient nous demander l’aumône. Mais tous nos dons ne lui profitent guère. Le manteau mathématico-démonstratif, dont Wolf avait amicalement affublé la pauvre religion, lui alla si mal, qu’elle s’y sentit encore plus à l’étroit et se rendit fort ridicule. La trame râpée creva de toutes parts. Ce fut surtout la partie honteuse, le péché originel, qui se montra dans la nudité la plus effrayante ; toutes les feuilles de vigne philosophiques n’y purent rien. Le péché originel christo-luthérien et l’optimisme leibnitzo-wolfien sont incompatibles. Aussi le persiflage français sur l’optimisme fut-il ce qui déplut le moins à nos théologiens. L’esprit de Voltaire vint au secours du péché originel ; mais le Panglos allemand a beaucoup perdu par la ruine de l’optimisme, et il chercha long-temps une doctrine aussi consolatrice, jusqu’à ce que le mot de Hegel : « Tout ce qui est est raisonnable ! » vînt le dédommager quelque peu.

Du moment où une religion demande secours à la philosophie, sa ruine est inévitable. Elle cherche à se défendre, et son bavardage ne sert qu’à l’entraîner dans les embarras les plus inextricables. La religion, comme toute espèce d’absolutisme, ne doit point se justifier. Prométhée est enchaîné au rocher par la force silencieuse. Non, Eschyle ne fait pas proférer une parole à la Force personnifiée ; il faut qu’elle demeure muette. Aussitôt que la religion fait imprimer un catéchisme argumentateur, aussitôt que l’absolutisme politique fait publier une gazette d’état officielle, tous deux touchent à leur fin. Mais c’est justement là notre triomphe : nous avons poussé nos adversaires dans la discussion, et ils sont obligés de parler.

Donc, comme je viens de le dire, depuis que la religion chercha assistance auprès de la philosophie, les savans allemands firent avec elle encore toutes sortes d’expérimentations. On avisa de lui faire une nouvelle jeunesse, et l’on s’y prit à peu près comme Médée avec le vieux roi Æson. D’abord on lui ouvrit la veine, et on la débarrassa longuement de tout le sang superstitieux. Pour parler sans figure, on essaya de retrancher du christianisme toute la partie historique, pour ne lui laisser que la partie morale. Par cette opération, on faisait du christianisme un déisme pur. Le Christ cessa d’être co-régent de Dieu ; il fut en quelque sorte médiatisé, et ce ne fut plus qu’en qualité de personne privée qu’on lui accorda le respect convenable. On loua par-delà toute mesure son caractère moral, et l’on ne sut en quels termes élogieux dire combien il avait été brave homme. Quant à ses miracles, on les expliqua par la physique, ou bien l’on chercha à en faire aussi peu de bruit que possible. Les miracles, disaient quelques-uns, étaient nécessaires dans ces temps de superstition, et un homme sensé, qui avait à proclamer une vérité quelconque, employait les miracles en guise d’annonce. Ces théologiens qui tronquèrent tout l’historique du christianisme s’appellent rationalistes, et ils soulevèrent contre eux les fureurs des piétistes tout aussi bien que des orthodoxes. Ceux-ci se combattirent moins violemment depuis lors, et se confédérèrent même souvent. Ce que n’avait pu l’amour chrétien, la haine commune l’accomplit, la haine des rationalistes.

Cette réforme de la théologie protestante commença avec le tranquille Semler, que vous ne connaissez pas, atteignit une hauteur inquiétante avec le lucide Teller, que vous ne connaissez pas davantage, et parvint à son apogée avec Barth au front d’airain, dont la connaissance n’est pour vous nullement regrettable. Les instigations les plus vives vinrent de Berlin, où régnaient Frédéric-le-Grand et le libraire Nicolaï.

Sur le premier, le matérialisme couronne, vous avez des renseignemens suffisans. Vous savez qu’il fit des vers français, joua très bien de la flûte, gagna la bataille de Kosbach, prit beaucoup de tabac, et n’avait foi qu’au canon. Quelques-uns de vous ont sans doute visité Sans-Souci, et le vieil invalide qui y garde le château vous a montré, dans la bibliothèque, les romans français que Frédéric, prince royal, lisait à l’église, et qu’il avait fait relier en maroquin noir, afin que son rigide père pût croire qu’il lisait dans notre bon livre de cantiques luthériens. Vous connaissez ce sage roi, que vous avez nommé le Salomon du Nord. La France fut l’Ophir de ce Salomon septentrional, et il en tirait ses poètes et ses philosophes, pour lesquels il avait une grande prédilection, comme le Salomon du Sud, qui fit venir d’Ophir, par les soins de son ami Hiram, des cargaisons entières d’or, d’argent, d’ivoire, de poètes et de philosophes, comme vous le pouvez lire dans le Livre des Rois, chap. x : Classis regis per mare cum classe Hiram semel per tres annos ibat, deferens inde aurum et argentum, et dentes elephantorum, et simias et pavos. Cette préférence pour les talens étrangers empêcha certainement Frédéric-le-Grand d’obtenir beaucoup d’influence sur l’esprit allemand : il offensa et blessa bien plutôt la fierté nationale. Le mépris qu’il montra pour notre littérature doit nous affliger encore, nous, descendans de ces écrivains. À l’exception du vieux Gellert, aucun d’eux ne fut encouragé par sa très gracieuse bienveillance. L’entretien qu’il eut avec lui est curieux.

Si Frédéric-le-Grand nous bafoua sans nous protéger, le libraire Nicolaï nous protégea d’autant plus, sans que pour cela nous ayons scrupule de le bafouer. Cet homme fut pendant sa vie entière incessamment et activement dévoué au bien de la patrie. Il n’épargna ni peine ni argent, quand il espéra hâter quelque heureux progrès, et cependant jamais homme n’a encore été raillé en Allemagne d’une manière si cruelle, si inexorable, si anéantissante. Quoique nous sachions très bien, nous autres derniers nés, que le vieux Nicolaï, l’ami des lumières, ne se trompait pas au fond ; quoique nous sachions que ceux qui le persiflèrent à mort étaient pour la plupart nos propres ennemis, les obscurans, nous ne pouvons cependant penser à lui avec un visage sérieux. Le vieux Nicolaï chercha à faire en Allemagne ce qu’ont fait en France les philosophes français : il voulut ruiner le passé dans l’esprit du peuple ; excellent travail préparatoire, sans lequel aucune révolution radicale ne pourra se faire. Peine perdue : il n’avait pas assez de force pour une pareille besogne. Les vieilles ruines encore debout opposaient trop de résistance, et les spectres en sortaient et se moquaient de lui ; alors il devenait furieux et se précipitait au milieu d’eux tête baissée, et les spectateurs riaient quand les chauves-souris lui sifflaient autour des oreilles et s’embarrassaient dans sa vieille perruque. Il lui arriva bien aussi quelquefois de combattre des moulins à vent qu’il prenait pour des géans ; mais il se trouva encore plus mal de prendre des géans véritables pour de simples moulins à vent, un Wolfgang Goethe, par exemple. Il écrivit contre son Werther une satire dans laquelle il méconnut de la manière la plus lourde les intentions de l’auteur. Pourtant il avait raison quant au fond : quoiqu’il ne comprît pas au juste ce que Goethe voulait dire avec son Werther, il en pressentit cependant bien l’effet, l’amollissante rêverie et la stérile sentimentalité, qui surgirent par ce roman maladif, et se mettaient en contradiction hostile avec les sentimens sains et raisonnables dont nous avions besoin. En cela, Nicolaï fut tout-à-fait d’accord avec Lessing, qui écrivait à un de ses amis le jugement suivant sur Werther :

« Pour qu’une production aussi chaleureuse ne fasse pas plus de mal que de bien, ne pensez-vous pas qu’il lui faudrait encore un petit épilogue très refroidissant ; quelques indications sur les causes qui ont amené Werther à un caractère aussi bizarre ; le contraste d’un autre jeune homme auquel la nature avait donné les mêmes dispositions, et qui a su s’en garantir ? Croyez-vous donc qu’un jeune homme, romain ou grec, se fût ainsi tué, et pour la même cause ? Certainement non. Ceux-là savaient se garder tout autrement des extravagances de l’amour, et au temps de Socrate, une semblable… qui pousse… eût à peine… été pardonnée à une fillette. Enfanter de ces originaux chétivement grands, méprisablement précieux, n’était réservé qu’au christianisme, qui voudrait transformer un besoin du corps en perfection spirituelle. Ainsi, cher Goethe, encore un petit chapitre pour finir, et le plus cynique sera le meilleur. »

Le brave Nicolaï nous a réellement fait cadeau d’une édition de Werther, corrigée d’après cette donnée. Dans cette nouvelle version, le héros ne s’est pas tué, mais seulement souillé de sang de poulet, car le pistolet, au lieu d’être chargé avec du plomb, ne l’était qu’avec une vessie de sang. Werther devient ridicule, continue à vivre, épouse Charlotte ; bref, finit plus tragiquement encore que dans l’original de Goethe.

La Bibliothèque universelle allemande fut le journal que Nicolaï fonda, et dans lequel lui et ses amis combattirent la superstition, les jésuites, les laquais auliques, etc., etc. On ne peut nier que maint coup destiné à la superstition ne soit malheureusement tombé sur la poésie. C’est ainsi que Nicolaï combattit l’amour qui se réveillait pour les poètes populaires du vieux temps ; et pourtant au fond il avait encore raison, car ces chants, abstraction faite de toute leur valeur, contenaient beaucoup de souvenirs qui n’étaient plus de saison : ces vieux accords, ces ranz de vaches du moyen-âge, pouvaient rappeler, par la sensibilité, le peuple aux étables du passé. Il tenta, comme Ulysse, de boucher les oreilles de ses compagnons, pour qu’ils n’entendissent point les chants des syrènes, s’inquiétant fort peu qu’ils demeurassent sourds désormais aux roulades innocentes du rossignol. Pour purger radicalement des vieilles ronces la terre du présent, le pauvre homme pratique se faisait peu scrupule d’en arracher en même temps les fleurs. Cette méprise souleva contre lui le parti des fleurs et des rossignols, et tout ce qui appartient à ce parti, la beauté, la grâce, l’esprit et la bonne plaisanterie ; et le pauvre Nicolaï succomba.

Aujourd’hui les circonstances sont changées en Allemagne, et le parti des fleurs et des rossignols est étroitement lié avec la révolution. L’avenir nous appartient, et déjà commence à poindre l’aurore de la victoire. Si jamais ce beau jour inonde de ses rayons notre patrie entière, nous penserons alors aussi aux morts ; nous penserons certainement à toi, vieux Nicolaï, pauvre martyr de la raison ! Nous porterons tes restes au Panthéon allemand, au milieu d’un cortége triomphal, et avec des chœurs de musique où l’on n’entendra aucun sifflement de petite flûte ; nous déposerons sur ton cercueil la couronne de lauriers convenable, et nous prenons même l’engagement de le faire sans rire.

Voulant donner une idée de la situation philosophique et religieuse de ces temps, il me faut parler ici des penseurs qui travaillèrent à Berlin, plus ou moins de compagnie avec Nicolaï, et qui formèrent une sorte de juste-milieu entre la philosophie et les belles-lettres, ils n’avaient pas précisément de système, mais seulement une tendance déterminée. Ils ressemblent aux moralistes anglais dans leur style et dans leurs derniers principes. Ils écrivent sans observer de forme rigoureusement scientifique, et la conscience morale est l’unique source de leurs connaissances. Leur tendance est tout-à-fait la même que nous voyons chez les philanthropes français. En religion, ils sont rationalistes, et cosmopolites en politique ; en morale, ils sont hommes, hommes nobles et vertueux, sévères pour eux-mêmes, indulgens pour les autres. Quant au talent, on peut citer Mendelsohn, Sülzer, Abt, Moritz, Garve, Engel et Biester comme les plus distingués. Moritz est celui que je préfère ; il fit beaucoup dans la psychologie expérimentale ; il fut d’une naïveté rare, peu compris du reste par ses amis ; ses mémoires sont un des monumens les plus remarquables de ce temps. Pourtant Mendelsohn a plus que tous les autres une grande importance sociale : il fut le réformateur des Israëlites allemands, ses co-religionnaires, ruina l’autorité du Talmud et fonda le mosaïsme pur. Cet homme, que ses contemporains nommèrent le Socrate allemand, auquel ils accordèrent l’admiration la plus respectueuse à cause de la noblesse de son âme et de la force de son esprit, était le fils d’un pauvre gardien de la synagogue de Dessau. Outre le fardeau de la pauvreté, la Providence l’avait encore chargé d’une bosse, comme pour enseigner à la populace, par une leçon visible, qu’on doit juger l’homme d’après son mérite, et non d’après son extérieur.

Comme Luther avait vaincu le papisme, ainsi fit Mendelsohn pour le Talmud et par la même tactique, c’est-à-dire en rejetant la tradition, et déclarant, comme source de la religion, la Bible, dont il traduisit la partie la plus importante. Il détruisit par là le catholicisme juif, comme Luther le catholicisme chrétien. Le Talmud est en effet le catholicisme des Juifs. C’est un dôme gothique, surchargé, il est vrai, d’enroulemens enfantins, mais qui nous étonne par son élan prodigieux et par sa hauteur gigantesque ; c’est une hiérarchie de lois religieuses, souvent d’une subtilité ridicule, et cependant si habilement superposées et subordonnées les unes aux autres, qu’elles s’appuient mutuellement et forment un ensemble colossal et formidable.

Le catholicisme des chrétiens une fois renversé, il fallait bien que celui des juifs, le Talmud, succombât aussi ; car le Talmud avait dès-lors perdu sa valeur : il ne servait que de rempart contre Rome, et les Juifs lui doivent d’avoir pu résister contre Rome chrétienne aussi héroïquement que jadis contre la Rome du paganisme. Et non-seulement ils ont résisté, mais ils ont même vaincu ; le pauvre rabbin de Nazareth, sur la tête mourante duquel le Romain païen attacha l’écriteau ironique : « Roi des Juifs ! » ce même roi dérisoire des Juifs, couronné d’épines, revêtu d’une pourpre insultante, devint à la fin le dieu des Romains, et il leur fallut s’agenouiller devant lui. Comme jadis la Rome païenne, Rome chrétienne a été vaincue, elle est même devenue tributaire. Si tu veux, cher lecteur, te rendre, dans les premiers jours du trimestre, rue Laffitte, no 15, tu verras s’arrêter, devant le portail élevé, une lourde voiture de laquelle descend un gros homme. Celui-ci monte un escalier qui conduit à une petite chambre où un jeune homme blond est assis avec une nonchalance de grand seigneur, dans laquelle cependant perce quelque chose d’aussi solide, d’aussi positif, d’aussi absolu, que s’il avait dans sa poche tout l’argent de ce monde ; et il a en effet tout l’argent du monde dans sa poche, car il s’appelle M. James de Rothschild, et le gros homme est monsignor l’envoyé de sa sainteté le Pape, et il apporte, comme son représentant, les intérêts de l’emprunt romain, le tribut de Rome.

À quoi bon maintenant le Talmud ?

Moïse Mendelsohn mérite donc de grands éloges pour avoir ruiné le catholicisme juif, au moins en Allemagne ; car ce qui est superflu est nuisible. En rejetant la tradition, il tâcha cependant de maintenir comme devoir religieux les lois rituelles du Pentateuque. Était-ce timidité ou sagesse ? Eut-il un retour de sympathie douloureuse qui l’empêcha de porter sa main destructrice sur des objets qui avaient été si chers à ses ancêtres, et pour lesquels tant de sang, tant de larmes de martyrs avaient coulé ? Je ne le crois pas. Comme les rois de la matière, les rois de l’esprit doivent s’endurcir contre les sentimens de famille ; et sur le trône de la pensée on doit également se garder de céder à une douce sensiblerie. Aussi je croirais plutôt que Moïse Mendelsohn vit dans le mosaïsme pur une institution qui pouvait servir au déisme comme un dernier retranchement ; car le déisme était sa foi la plus intime et sa plus profonde conviction. Quand son ami Lessing mourut et qu’on l’accusa de spinosisme, il le défendit avec le zèle le plus inquiet ; et dans cette occasion, il se fâcha à en mourir.

Je viens d’écrire pour la seconde fois le nom de l’homme qu’aucun Allemand ne peut prononcer sans entendre dans son sein un écho plus ou moins sonore. Mais depuis Luther, l’Allemagne n’a pas enfanté d’homme plus grand ni meilleur que Gotthold Ephraïm Lessing ; tous deux sont notre orgueil et notre joie. Dans l’affliction du présent, nous élevons nos regards vers leurs images consolatrices, et nous lisons dans leurs yeux de brillantes prophéties. Oui, il viendra certainement le troisième libérateur qui achèvera ce que Luther a commencé et ce que continua Lessing ; il viendra le troisième libérateur !… Je vois déjà son armure d’or étinceler dans sa pourpre impériale, comme le soleil dans le manteau rouge du matin.

Ainsi que Luther, Lessing agit efficacement, moins encore en accomplissant des faits déterminés, qu’en remuant dans ses profondeurs le peuple allemand, et en produisant un mouvement salutaire dans les esprits par sa critique et par sa polémique. Il fut la critique vivante de son époque, et sa vie fut une polémique continuelle. Cette critique se porta dans le domaine le plus étendu de la pensée et du sentiment, dans la religion, dans la science, dans l’art ; cette polémique terrassa tout adversaire et gagna en force à chaque victoire. Lessing, comme il l’avouait lui-même, avait besoin de lutte intellectuelle pour le développement de son esprit. Il ressemblait tout-à-fait à ce Normand fabuleux qui héritait des talens, des connaissances et des forces des hommes qu’il tuait en duel, et qui finit de cette manière par être doué de toutes les qualités et perfections imaginables. On conçoit qu’un champion aussi batailleur fît grand bruit en Allemagne, dans cette tranquille Allemagne qui avait alors une tranquillité encore plus endimanchée qu’aujourd’hui. Le plus grand nombre s’effarouchèrent de sa hardiesse littéraire ; mais cette hardiesse même fut ce qui le servit le mieux : oser ! est le secret de la victoire en littérature comme en révolution… et en amour. Tous tremblaient devant le glaive de Lessing ; personne n’était à l’abri de ses coups. Oui, il abattit par pur caprice mainte tête qu’il eut la cruauté de relever pour montrer à la foule qu’elle était vide. Celui que sa logique tranchante ne pouvait atteindre, il le tuait avec les traits de son esprit. Ses amis admiraient l’empennure bigarrée de ses flèches, et ses ennemis en sentaient la pointe dans le cœur. L’esprit de Lessing ne ressemble point à cet enjouement, à cette gaieté, à ces saillies bondissantes, qu’on connaît dans ce pays-ci ; son esprit n’était pas un petit lévrier français qui court après son ombre ; c’était plutôt un gros matou allemand qui joue avec la souris avant de l’étrangler.

Oui, la polémique fut la jouissance de notre Lessing. Aussi, ne se demanda-t-il jamais long-temps si l’adversaire était digne de lui. C’est ainsi que cette polémique arracha bien des noms à un oubli très mérité. Il a comme enveloppé dans l’ironie la plus spirituelle, dans la verve la plus charmante, bon nombre de petits écrivailleurs, et ils se conserveront pour l’éternité dans les écrits de Lessing, comme ces insectes coulés dans un morceau d’ambre. En tuant son adversaire, il lui donnait l’immortalité. Qui de nous eût jamais entendu parler de ce Klotz, sur qui Lessing dépensa tant de bonnes moqueries ? Les blocs satiritiques qu’il amoncela sur ce pauvre académicien pour l’écraser, lui font aujourd’hui un monument indestructible.

C’est une chose digne de remarque que cet homme, le plus spirituel de l’Allemagne, en fut aussi le plus honorable. Rien ne ressemble à son amour pour la vérité. Lessing ne fit jamais au mensonge la moindre concession, même quand il eût pu, comme nos habiles, avancer ainsi le triomphe de la vérité. Il pouvait tout faire pour la vérité, tout, sinon mentir. Celui, disait-il un jour, qui veut présenter au peuple la vérité sous toutes sortes de fards et de masques, consentirait bien à être son entremetteur, mais il n’a jamais été son amant.

Le beau mot de Buffon, « le style est tout l’homme ! » n’est applicable à personne plus qu’à Lessing. Sa manière d’écrire est, comme son caractère, vraie, ferme, sans ornemens, belle et imposante par sa force intrinsèque. Son style est tout-à-fait le style des édifices romains, dont la mâle beauté résulte de la solidité la plus complète. Les diverses parties de sa période reposent l’une sur l’autre ainsi que des pierres de taille ; pour celles-ci, la loi de la pesanteur est le lien d’assemblage invisible, comme l’enchaînement logique pour les écrits de Lessing. De là, dans sa prose, la rareté de ces chevilles, de ces tours ingénieux que nous employons en guise de ciment dans la construction de nos périodes. Nous y trouvons encore moins ces cariatides de la pensée que vous appelez la belle phrase.

Qu’un homme comme Lessing n’ait jamais pu être heureux, c’est ce que vous comprendrez facilement ; et lors même qu’il n’eût pas aimé la vérité, qu’il ne l’eût pas courageusement défendue en toute occasion, il fallait qu’il fût malheureux ; car c’était un génie. On vous pardonnera tout, disait naguère en soupirant un jeune poète, richesse, haute naissance, beauté, on vous pardonnera tout, même le talent ; mais on est inexorable pour le génie. Hélas ! il ne rencontrerait même pas l’ennemi du dehors, qu’il lui suffirait de trouver en soi le génie, l’ennemi qui prépare sa ruine. C’est pourquoi l’histoire des grands hommes est toujours une légende de martyrs ; quand ils ne souffrirent pas pour la grande humanité, ils souffrirent pour leur propre grandeur, pour leur grande manière d’être, pour leur horreur du vulgaire, pour leur malaise au milieu de la trivialité vaniteuse et de la petitesse tracassière de leur entourage, malaise qui les porte facilement aux extravagances, par exemple, aux actrices ou au jeu, comme il arriva au pauvre Lessing.

Les mauvaises langues ne trouvèrent pas autre chose à lui reprocher, et nous apprenons, par sa biographie, que les belles comédiennes lui parurent plus amusantes que les pasteurs de Hambourg, et les cartes muettes l’entretenaient mieux que le bavardage des philosophes wolfiens.

Cela fend le cœur, de lire dans cette biographie comme le sort refusa à cet homme toute espèce de joie, et ne lui permit même pas de se reposer, dans la paix de la famille, de ses combats journaliers. Une seule fois, la fortune sembla vouloir le favoriser, en lui donnant une épouse chérie, un enfant… Mais cette joie ne fut que le rayon du soleil sur l’aile d’un oiseau qui s’envole. La femme mourut après ses couches, et l’enfant quelques heures après sa naissance. Il écrivit à un de ses amis, sur cet enfant, ces lignes d’une poignante ironie :

« Mon bonheur n’a pas duré ; et je l’ai perdu avec bien du regret, ce fils ! car il avait tant d’esprit ! tant d’esprit !… Ne croyez pas que les quelques heures de ma paternité aient fait de moi une sorte de singe de père ! Je sais ce que je dis… N’était-ce pas de l’esprit à lui de ne se laisser amener au monde que par des pinces de fer, d’avoir si promptement reconnu le malaise de notre société ?… N’était-ce pas de l’esprit d’avoir saisi la première occasion d’en sortir ?… J’ai voulu être heureux une fois comme les autres hommes ; mais cela ne m’a pas réussi… »

Il y eut un malheur dont Lessing ne se plaignit jamais à ses amis : ce fut son effrayant isolement, sa solitude intellectuelle. Quelques-uns de ses amis l’aimèrent ; mais aucun ne le comprit. Mendelsohn, son meilleur ami, le défendit avec chaleur quand on l’accusa de spinosisme. La défense et la chaleur étaient aussi ridicules que superflues. Tranquillise-toi dans ta tombe, vieux Moïse ! ton Lessing était bien sur la route de cette affreuse erreur, de cet abîme horrible du spinosisme ;… mais le Très-Haut, notre père qui est au ciel, l’en a préservé à temps par la mort. Tranquillise-toi, Lessing n’était pas spinosiste, comme le prétendit la calomnie ; il mourut en bon déiste, comme toi et Nicolaï, et Teller, et la Bibliothèque universelle allemande.

Lessing ne fut que le prophète qui, en comprenant le second Testament, annonça le troisième. Je l’ai appelé continuateur de Luther ; et c’est surtout sous ce rapport que j’ai à en parler ici. Je dirai ailleurs son importance quant à l’art allemand : il y a introduit une réforme salutaire, non-seulement par sa critique, mais encore par son exemple, et cette face de son activité est celle qu’on met en lumière et qu’on prise le plus ordinairement. Nous le considérons, nous, sous un autre point de vue, et ses luttes philosophiques et théologiques nous intéressent plus que sa dramaturgie et que ses drames. Ceux-ci ont pourtant, comme tous ses écrits, un sens social, et Nathan le sage n’est pas seulement au fond une bonne comédie, c’est aussi un traité philosophico-théologique en faveur du déisme pur. L’art fut pour Lessing une autre sorte de tribune, et quand on lui fermait le prêche et la chaire, il s’élançait sur la scène, y parlait plus clairement encore et conquérait un public bien plus nombreux.

Je dis que Lessing a continué Luther. Celui-ci nous ayant délivré de la tradition et constitué la Bible source unique du christianisme, il s’établit un culte sec de la lettre, et cette lettre de la Bible régna aussi tyranniquement qu’autrefois la tradition. C’est à nous délivrer de cette lettre tyrannique que Lessing a le plus contribué. Comme Luther, qui ne fut pas tout-à-fait seul à combattre la tradition, Lessing combattit, non pas seul à la vérité, mais avec le plus de vaillance, contre la lettre ; sa voix retentit la plus sonore dans la bataille. C’est là qu’il agite son glaive avec le plus d’ivresse, et ce glaive éclaire et tue ; mais c’est aussi là que Lessing est le plus dangereusement serré par la noire phalange ; et dans un semblable embarras, il s’écria un jour :

« O sancta simplicitas !… Mais je ne suis pas encore là où l’excellent homme qui prononça ces paroles ne put en prononcer d’autres (Jean Huss fit entendre cette exclamation sur le bûcher). Nous voulons d’abord être jugés par ceux qui peuvent et veulent nous entendre et nous juger.

« Oh ! s’il le pouvait, lui, que je souhaiterais le plus avoir pour juge !… Luther ! toi… grand homme méconnu ! et méconnu le plus par ces entêtés criards qui, portant tes pantoufles à la main, trottinent dans la voie que tu leur as ouverte !… Tu nous as rachetés de l’esclavage de la tradition : qui nous rachètera de l’insupportable esclavage de la lettre ? qui nous apportera enfin un christianisme comme tu l’enseignerais aujourd’hui, comme le Christ l’enseignerait lui-même ? »

Oui, la lettre, disait Lessing, est le dernier voile du christianisme ; que ce voile tombe, et l’esprit paraîtra. Mais cet esprit n’est autre chose que ce que la philosophie de Wolf avait entrepris de démontrer, ce que les philanthropes sentirent dans leur conscience, ce que Mendelsohn avait trouvé dans le mosaïsme, ce que les francs-maçons ont chanté, ce que les poètes ont sifflé, enfin ce qui se produisait alors sous toutes les formes en Allemagne : le déisme pur.

Lessing mourut à Brunswick en 1781, méconnu, haï et décrié. Dans la même année, parut à Kœnigsberg la Critique de la Raison pure, d’Emmanuel Kant. Avec ce livre qui, par un singulier retard, ne fut généralement connu qu’après la huitième année de sa publication, commence en Allemagne une révolution intellectuelle qui présente la plus curieuse analogie avec la révolution politique en France, et doit paraître non moins importante à l’homme réfléchi ; elle se développe avec des phases égales, et il existe entre ces deux révolutions le parallélisme le plus remarquable.

Des deux côtés du Rhin, nous voyons la même rupture avec le passé. On refuse tout respect à la tradition. En France tout droit, en Allemagne toute pensée, est mis en accusation et forcé de se justifier : ici tombe la royauté, clé de voûte du vieil édifice social ; là-bas le déisme, clé de l’ancien régime intellectuel.

Cette catastrophe, ce 21 janvier du déisme, nous en parlerons dans la troisième partie. Un effroi respectueux, une mystérieuse piété ne nous permet pas d’écrire aujourd’hui davantage. Notre cœur est plein d’un frémissement de compassion… car c’est le vieux Jehovah lui-même qui se prépare à la mort. Nous l’avons si bien connu depuis son berceau en Égypte où il fut élevé parmi les veaux et les crocodiles divins, les oignons, les ibis et les chat sacrés… Nous l’avons vu dire adieu à ces compagnons de son enfance, aux obélisques et aux sphinx du Nil, puis en Palestine devenir un petit dieu-roi chez un pauvre peuple de pasteurs… Nous le vîmes plus tard en contact avec la civilisation assyro-babylonienne ; il renonça alors à ses passions par trop humaines, s’abstint de vomir la colère et la vengeance, du moins ne tonna-t-il plus pour la moindre vétille… Nous le vîmes émigrer à Rome, la capitale, où il abjura toute espèce de préjugés nationaux, et proclama l’égalité céleste de tous les peuples ; il fit avec ces belles phrases de l’opposition contre le vieux Jupiter et intrigua tant qu’il arriva au pouvoir, et du haut du Capitole gouverna la ville et le monde, urbem et orbem… Nous l’avons vu s’épurer, se spiritualiser encore davantage, devenir paternel, miséricordieux, bienfaiteur du genre humain, philanthrope… Rien n’a pu le sauver !…

N’entendez-vous pas résonner la clochette ? À genoux !… On porte les sacremens à un Dieu qui se meurt.


Henri Heine.



  1. Voyez notre livraison du 1er mars.