Aller au contenu

L’Allemagne depuis la guerre de 1866/11

La bibliothèque libre.
L’Allemagne depuis la guerre de 1866
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 83 (p. 832-868).
◄  X
L'ALLEMAGNE
DEPUIS LA GUERRE DE 1866

XI.
LA QUESTION POLONAISE ET LA QUESTION RUTHENE EN GALLICIE.

L’Autriche a ce redoutable privilège d’être le champ clos où se débattent et où doivent se résoudre les plus graves questions politiques de notre continent. De son avenir dépend l’avenir de l’Europe centrale et orientale. Que l’antique empire des Habsbourg n’arrive pas à sortir de la crise de transformation dans laquelle il est encore engagé, que, par suite d’une secousse extérieure ou d’une convulsion intérieure, il vienne à se disloquer, et la grande Allemagne ne tardera point à se faire, embrassant toutes les tribus germaniques depuis la Baltique jusqu’au Danube. La conséquence probable de ce grave événement serait au bout d’un certain temps l’établissement d’un état panslave, sous forme soit de monarchie despotique, soit de république fédérative. Si cette puissance colossale, pesant d’un côté sur la Chine et sur l’Inde, de l’autre s’avançant jusqu’au cœur de l’Europe, ne devait se constituer que lorsque les populations, plus éclairées et se gouvernant elles-mêmes, auront compris qu’elles n’ont aucun intérêt à conquérir, opprimer et exploiter leurs voisins, c’est-à-dire à la veille du jour où s’établira la grande fédération européenne, la civilisation générale n’aurait peut-être rien à redouter de ces changemens. Si cette concentration effroyable de forces devait au contraire, dans un bref délai, s’opérer aux mains d’un gouvernement despotique encore attardé dans des rêves coupables de domination universelle et ruinant ses sujets pour en faire les soldats d’une colossale armée agressive, ce serait certainement un grand malheur pour l’humanité tout entière.

Ces éventualités peuvent paraître éloignées ; ce qui est certain et actuel, c’est que l’Autriche est engagée dans la question d’Orient par ses Slaves du sud, et par ses Slaves du nord dans la question de la Pologne. Le dualisme satisfait le parti dominant en Hongrie, et en réalité, par l’habileté avec laquelle les Magyars ont su manier l’informe mécanisme des délégations, ce sont eux maintenant qui ont dans leurs mains le sort du ministère des affaires communes, qui par conséquent dominent dans l’empire-royaume. Quant aux Slaves, plus nombreux à eux seuls que toutes les autres races réunies, ils sont loin d’être aussi contens que les Magyars. Ils réclament avec une persistance indomptable et une énergie croissante la part d’influence qui leur revient, et que certes ils ne possèdent pas. Dans une étude précédente, nous avons fait connaître les griefs et les aspirations des Slaves méridionaux. Comme ils sont sous la couronne de saint Etienne, c’est le cabinet de Pesth qui a dû négocier avec eux. Quoiqu’il n’ait pas fait en faveur du développement de la civilisation jougo-slave tout ce qu’il aurait pu et dû faire, il a du moins fait adopter un compromis qui a donné satisfaction aux principales réclamations des Serbes et des Croates. Le ministère cisleithanien s’est montré moins habile ou plus récalcitrant que le cabinet Andrassy ; il n’est parvenu à s’entendre encore ni avec les Tchèques ni avec les Polonais. Or c’est en Bohême et en Galicie que s’accumulent aujourd’hui les nuages qui recommencent à obscurcir l’horizon un moment éclairci de l’empire. La situation de la Bohême et les dangers qui peuvent venir de ce côté ont été récemment exposés ici par M. Saint-René Taillandier avec une clarté et une justesse d’appréciation auxquelles il n’y a rien à ajouter[1]. Je ne puis qu’appuyer ses conclusions, qui s’imposent, semble-t-il, d’elles-mêmes, tant il a su les rendre évidentes. J’essaierai à mon tour de faire connaître la situation de la Galicie, et l’examen des questions qui s’y agitent me conduira pour ainsi dire forcément à préconiser les mêmes remèdes, à indiquer les mêmes solutions.


I

Pourquoi y a-t-il une question galicienne venant troubler les travaux du ministère cisleithanien et entraver la reconstitution de l’empire constitutionnel ? Parce que la Galicie est un fragment du royaume de Pologne, que les trois puissances du nord se sont partagé fraternellement en 1772, 1792 et 1795, parce que les Polonais veulent reconquérir leur autonomie en Autriche, afin de pouvoir un jour rendre à leur patrie ressuscitée les autres provinces que détiennent la Prusse et la Russie. Il est presque inutile de répéter que le partage de la Pologne a été un crime de lèse-nationalité, un attentat au droit des gens. Le sentiment de la justice appliquée aux relations internationales est aujourd’hui assez répandu et assez puissant pour imposer silence à toute tentative de justifier cet acte, qui jadis a pu paraître tout simple ; mais ce que l’on commence seulement à voir maintenant, c’est que ce partage est la pire des fautes du gouvernement autrichien, qui de tout temps en a commis assez pour justifier ce mot de Frédéric II : il faut que l’Autriche ait la vie bien dure pour que ceux qui la gouvernent ne soient pas encore parvenus à la tuer. — Du jour où la Pologne a été supprimée, l’existence de l’Autriche a été mise en péril. Si cet antique boulevard de l’Occident pouvait être relevé, l’empire autrichien perdrait une belle province, mais acquerrait une précieuse garantie de durée.

La Russie avait préparé de longue main et avec une extrême habileté l’assassinat de la Pologne. Frédéric II proposa de porter le coup de mort, tandis que ce fut malgré elle que Marie-Thérèse prit une partie des dépouilles de la victime. Elle se rappelait que Sobieski avait sauvé Vienne, et l’iniquité de la spoliation lui donnait des remords. La position était difficile : refuser, c’était fortifier l’ennemi ; s’opposer, c’était la guerre. Ce qu’on peut reprocher surtout aux hommes d’état autrichiens, c’est qu’ils n’ont jamais eu une vue assez claire du danger que la suppression de la Pologne faisait courir à l’empire, et n’ont pas su profiter des occasions qui se présentaient à eux de réparer la faute commise au siècle dernier. A différentes reprises, notamment en 1813, 1815, 1831, 1848, 1854 et 1864, ils auraient pu agir dans ce sens. Ils ne l’ont pas fait par manque d’énergie, de prévoyance, surtout par horreur des idées nouvelles. Aujourd’hui que le péril frappe tous les yeux et que Vienne suit une autre politique, le moment est venu de rendre à l’Autriche la sécurité qu’elle a perdue depuis 1792. Les moyens sont ceux que dictent la justice et le respect du droit des peuples. Nous essaierons bientôt de les indiquer.

La Galicie se compose des royaumes de Galicie, de Lodomerie, et du grand-duché de Cracovie, annexé en 1847, du consentement de la Russie. Elle compte environ cinq millions d’habitans sur un territoire qui mesure 1,422 milles géographiques. Ce territoire fut augmenté lors du dernier partage de la Pologne en 1795, puis diminué par Napoléon Ier au profit du grand-duché de Varsovie après la campagne de 1809. Sa situation légale dans l’empire est très différente de celle de la Bohême et de la Hongrie ; ce point n’est pas sans gravité dans un pays où les traditions historiques exercent encore tant d’influence. Au XVIe siècle, les Tchèques et les Magyars se sont réunis à l’Autriche volontairement, en offrant leur couronne élective à un prince de la maison de Habsbourg. Aussi tout ce qu’ils réclament maintenant, c’est la reconnaissance de leur droit national. Ils ne demandent pas à sortir de la confédération autrichienne, pourvu qu’on respecte leur autonomie. Tout autre est la situation de la Galicie, et très différens sont les vœux des Polonais. La Galicie a été séparée violemment, par un abus de la force, du royaume de Pologne, qui avait sa civilisation propre, sa constitution, sa mission historique, son droit d’exister comme nation indépendante. Les habitans de la Galicie n’ont jamais, par aucun acte, approuvé le démembrement de leur ancienne patrie, ni ratifié l’annexion à l’Autriche. Chaque fois qu’ils ont pu faire entendre librement leur voix, ils ont protesté contre la suppression de la nationalité polonaise. Tel a été le sens de l’adresse votée par la diète galicienne en 1860 comme en 1848, et l’on n’a pas osé lui soumettre de programme impliquant l’abandon de ses aspirations, qui sont partagées par toute la province. Ainsi donc, tandis que les Tchèques et les Hongrois ne réclament que la liberté et l’autonomie dans l’empire, les Polonais ne demandent l’une et l’autre que pour en sortir. Satisfaits, les premiers pourront travailler à la grandeur d’une Autriche fédéralisée ; libres, les seconds ne seront contens que quand ils feront partie de la Pologne reconstituée. Leur but, ils l’avouent, ils le proclament, et il n’y a aucun titre légal qu’on puisse leur opposer.

Aussi longtemps qu’a duré la triple alliance des puissances du nord et que Metternich est parvenu à étouffer la manifestation des vœux des populations, la question polonaise en Galicie était peu inquiétante. La Russie semblait avoir oublié ses projets d’agrandissement vers l’Occident ; elle se contentait d’étendre sur l’Allemagne sa main protectrice. Le ministre autrichien maintenait les seigneurs en bride en excitant les paysans contre eux, et, quand il croyait qu’ils préparaient quelque mouvement, il les faisait égorger à tant par tête. Aujourd’hui tout est changé. La Russie a repris ses projets ; elle ne cache pas l’amer ressentiment que lui cause la fameuse in, gratitude de l’Autriche, elle est presque un ennemi déclaré, et d’autre part il n’est plus possible d’imposer silence à la diète de Lemberg. Le danger se montre donc également menaçant au dehors et au dedans. Il faut se hâter de le conjurer, s’il en est temps encore.

L’opposition de la Galicie contre le gouvernement central n’est pas un fait nouveau. Elle a commencé aussitôt après l’annexion. On peut y distinguer trois phases. Après chacune d’elles, la lutte s’étend et devient plus vive. A l’origine, l’opposition était concentrée dans les diètes et avait peu d’écho dans la population. En 1848, elle gagna tout le pays, et, pour la tenir en échec, le gouvernement appuya les réclamations des Ruthènes. Enfin c’est au sein même du Reichsrath, au parlement central, qu’il s’agit maintenant de transporter la guerre. Pour faire comprendre la situation présente, il faut résumer cette curieuse histoire.

La première diète galicienne fut convoquée en 1782, dix ans après le partage, sept ans après la promulgation des lois nouvelles. Comme elle montrait peu de sympathie pour le gouvernement autrichien, elle ne fut plus réunie jusqu’en 1817. Elle était composée de dignitaires ecclésiastiques et de membres de la haute aristocratie siégeant en nom personnel, des représentans de la noblesse payant 300 florins d’impôt foncier, et des délégués de la ville de Lemberg. La bourgeoisie des autres villes et le peuple de la campagne n’y étaient donc nullement représentés. Ses attributions étaient restreintes. Elle avait à voter des mesures d’intérêt provincial, certaines taxes, et elle pouvait aussi émettre des vœux. C’est ce dont elle ne se fit pas faute. Depuis 1828 jusqu’en 1847, à chaque session s’élevaient les plaintes les plus vives contre les abus que protégeait le gouvernement de Vienne, et d’instantes réclamations en faveur d’une amélioration de l’enseignement universitaire, de l’instruction primaire et du système d’impôts. Ces demandes sans cesse renouvelées n’aboutissaient à rien : ou elles rencontraient un refus formel, ou elles étaient enterrées sous des formalités et des retards interminables.

Le gouvernement autrichien eut recours à un système de compression dont l’effet aurait pu être bien plus grand que celui des moyens violens employés en Russie pour empêcher la Pologne de renaître. On entretint soigneusement l’ignorance et la superstition, on s’opposa aux efforts des Polonais pour les dissiper. Imitant les autres aristocraties, les seigneurs galiciens n’avaient point fait ce qu’il aurait fallu pour conquérir la sympathie de leurs vassaux et celle des Ruthènes. Les fonctionnaires autrichiens se posèrent en défenseurs des paysans et les excitèrent contre leurs maîtres. Le commerce, l’industrie, ne rencontraient que des entraves, et ne pouvaient se développer. Privée de tout encouragement, même du crédit foncier que les propriétaires galiciens avaient en vain demandé d’établir sur le modèle de celui que possédait la province prusso-polonaise de Posen, l’agriculture ne faisait guère de progrès. La presse était bâillonnée par la censure préventive. La littérature nationale était proscrite, car elle eût évoqué l’ombre de la grande patrie. En un mot, ce despotisme sourd, qui dans tout l’empire étouffait l’essor des diverses races, s’appesantissait ici avec d’autant plus de rigueur qu’il s’agissait de comprimer une opposition plus enracinée et plus irréconciliable.

A partir de 1840, cette opposition prit un caractère nouveau. Une partie des Polonais, s’ouvrant aux idées modernes, comprit que, pour faire triompher leur cause, il fallait rattacher les classes inférieures à la noblesse, et que le seul moyen d’y parvenir était d’adopter un programme libéral et démocratique. Ils ne reculaient pas devant la réforme sociale. La terre aux paysans, tel fut leur mot d’ordre. Le gouvernement autrichien, qui avait puisé sa force de résistance dans l’hostilité des classes, voyant qu’on allait retourner contre lui l’arme dont il s’était servi, répondit par la jacquerie de 1846. Les massacres des propriétaires, tolérés et même encouragés par les chefs de district[2], soulevèrent dans toute l’Europe un sentiment d’horreur et de réprobation. De fureur et de désespoir, les Polonais, afin de se venger de l’Autriche, songèrent un moment à se jeter dans les bras de la Russie. M. le marquis Wielopolski publia la Lettre d’un gentilhomme polonais à M. de Metternich, qui fit une si grande sensation à cette époque, et où il déployait hardiment la bannière du panslavisme. Les conservateurs autrichiens dans leur aveuglement venaient de commettre encore une de ces fautes qui perdent les états, et bientôt ils allaient la renouveler pour étouffer le mouvement national des Magyars en permettant à Paskiéwitz de prononcer cette parole funeste : ô grand tsar ! la Hongrie est abattue à vos pieds. — Heureusement que les Polonais n’adoptèrent pas le programme panslave de Wielopolski ; s’ils l’avaient adopté, c’en était fait de l’Autriche.

Les événemens de 1848 éloignèrent de nouveau la Galicie de la Russie. Muette, sombre, asservie, elle subit comme les autres provinces la période de réaction qui suivit la restauration du trône des Habsbourg par les armes russes. Durant les maladroits essais de régime représentatif qui furent ébauchés entre Solferino et Sadowa, les représentans de la Galicie se prononcèrent toujours pour le fédéralisme. Le ministère Belcredi est le seul qui ait eu vraiment leur sympathie, bien qu’on leur reproche de ne pas l’avoir soutenu avec assez de vigueur. Après l’introduction du dualisme et l’arrivée au pouvoir de M. de Beust, leur attitude fut d’abord hésitante. Ils ne pouvaient approuver une constitution qui ne leur accordait pas l’autonomie qu’ils avaient toujours réclamée ; d’autre part, ils ne voulaient ni s’aliéner les Hongrois, auteurs du régime nouveau, ni s’allier aux Tchèques, livrés, disait-on, aux influences russes. En outre on leur avait donné un gouverneur polonais, le comte Goluchowski, et on leur promettait d’importantes concessions. C’est pour les satisfaire que le Reichsrath, au lieu de prendre les membres de la délégation cisleithanienne pour les affaires communes dans toute la chambre, comme le fait le parlement hongrois, décida qu’on les nommerait par province, de façon à donner ainsi un caractère fédéral à la constitution nouvelle. Certes, pour un député de la Galicie désireux de remplir son devoir, la position était difficile. Les vœux, les impatiences des Polonais, il les connaissait et probablement les partageait ; mais pouvait-il contribuer à entraver l’action d’un ministère qui apportait à la Cisleithanie la liberté et le progrès ? Devait-il lui refuser tout concours au risque de replonger l’Autriche dans le chaos ? N’était-ce pas travailler en faveur de la Russie que d’affaiblir le seul état qui pût faire contre-poids à l’influence moscovite, le seul où la nationalité polonaise peut espérer de se reconstituer actuellement ? Ces dernières considérations l’ont emporté dans l’esprit des députés galiciens, et avec raison, croyons-nous. Ils ont presque toujours voté avec le ministère, sauf dans le débat sur les lois confessionnelles, où, malheureusement pour eux, ils se sont prononcés en faveur des prétentions de l’église catholique.

On le voit, jusqu’à l’année dernière l’attitude des Polonais a été tout l’opposé de celle des Tchèques. Ceux-ci ont refusé de prendre part aux travaux du Reichsrath et de reconnaître la constitution nouvelle tant qu’on n’accorderait pas au pays de la couronne de saint Wenceslas la même autonomie qu’aux pays de la couronne de saint Etienne. Les Polonais au contraire, non-seulement se sont rendus à Vienne, mais ils ont soutenu le ministère dans l’espoir qu’ils obtiendraient de lui par la douceur les concessions que leurs frères de la Moldau ne pouvaient lui arracher par leur opposition absolue. Toutefois l’attitude conciliante des députés galiciens, dictée, cala est certain, par un patriotisme ardent et éclairé, a fini par déplaire à leurs commettans, qui ne voient que leurs griefs locaux et qui ne peuvent pas bien comprendre les sacrifices d’opinion et de prudence qu’imposent souvent la politique générale et les nécessités d’une situation complexe. Au mois d’août 1868, le mécontentement se fit jour à la réunion annuelle de la diète de Lemberg. On reprocha aux députés leur manque d’énergie et le peu de succès de leurs efforts. Après un débat très animé, il fut décidé que la diète adopterait un programme résumant les demandes de la Galicie, et que les députés seraient chargés de présenter ces résolutions au Reichsrath et d’en obtenir l’adoption.

Cette pièce est d’une grande importance pour qui veut se rendre compte de la situation actuelle de l’empire, car ce que réclament les Polonais est à peu près ce que demandent les Tchèques, et elle permet d’entrevoir quel serait le régime constitutionnel de la Cisleithanie, si le fédéralisme défendu par les Slaves venait à l’emporter. Voici les points principaux du programme galicien. Le Reichsrath reconnaîtra aux royaumes de Galicie et de Lodomerie, ainsi qu’au grand-duché de Cracovie, une autonomie nationale conforme aux besoins du pays. La diète galicienne décidera seule du mode d’élection des députés au Reichsrath. Ces députés ne prendront part aux travaux du Reichsrath que pour les affaires communes à ce royaume et aux autres parties de la monarchie représentées dans cette assemblée. Les affaires suivantes passeront dans le cercle des attributions de la diète galicienne, — les chambres de commerce et autres organes des intérêts matériels, les institutions de crédit, banques, caisses d’épargne, assurances, la législation de l’industrie et des redevances, l’enseignement à tous les degrés, le droit civil, le droit pénal, la police, la législation des mines, l’organisation du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, la détermination de la façon dont doivent être exécutées les lois fondamentales en ce qui concerne les droits généraux des citoyens et l’action des pouvoirs exécutif et judiciaire établis par les lois de l’empire, le règlement des rapports de la Galicie avec les autres parties de la monarchie, l’organisation communale sans aucune restriction. — Les dépenses que nécessiteront la justice, les cultes, l’instruction, la police, l’administration, l’agriculture, seront couvertes au moyen d’un prélèvement opéré sur les revenus de l’état. Ce sera une somme proportionnée aux besoins réels du royaume, dont l’emploi sera contrôlé non par le Reichsrath, mais par la diète galicienne. La Galicie aura son tribunal suprême et sa cour de cassation, un ministère responsable envers la diète et un ministre dans le conseil de la couronne. — Tels sont les principaux articles du programme de 1868. Nous ne les discuterons pas en détail ; il nous suffira de faire remarquer que, s’ils acquéraient force de loi, ils entraveraient complètement la marche du gouvernement constitutionnel, déjà rendue si difficile par l’institution bizarre des délégations. Je prends seulement le dernier point de ce programme. Si les Polonais prétendent avoir un de leurs députés dans le ministère central, ils voudront bien admettre, j’imagine, que les autres parties de l’empire jouiront du même privilège. A côté du ministère galicien, il y aura donc nécessairement un représentant du Tyrol, de la Bohême, de l’archiduché d’Autriche, de la Styrie et Carinthie, de la Dalmatie. Quand il y a pleine liberté de choix, la formation d’un ministère est déjà l’une des grandes difficultés du régime parlementaire. Comment ce régime pourrait-il fonctionner, si dans tout cabinet les différentes parties de la monarchie devaient être représentées ? Cette exigence de la diète de Lemberg est empruntée, comme plusieurs autres, aux traditions de l’ancien régime et ne cadre plus avec les institutions modernes. Ainsi autrefois il y avait en effet à Vienne un chancelier pour la Hongrie qui avait sa place marquée dans le conseil de la couronne ; mais à cette époque l’empereur était un souverain absolu, et il ne s’agissait pas de former un ministère responsable envers des assemblées délibérantes. Aujourd’hui c’est la puissance de l’opinion et non un chancelier qui doit donner des garanties aux populations. Le malheur en Autriche, c’est que de divers côtés on veut à la fois obtenir les libertés modernes et conserver des institutions empruntées au moyen âge. Tchèques et Polonais demandent ainsi parfois des choses qui s’excluent, et rendent par là très difficile la tâche des hommes politiques qui voudraient sincèrement s’entendre avec eux.

Par suite d’une vicieuse organisation de la représentation des différentes provinces, les Allemands sont les maîtres dans le Reichsrath, quoique la Cisleithanie n’en renferme que 6 millions, contre 10 millions de Slaves. Les Allemands ne peuvent se résigner à accepter le rôle que la nécessité finira par leur imposer. Comme toute classe qui a longtemps dominé, ils ne font pas volontiers place auprès d’eux à ceux qu’ils ont gouverné depuis des siècles, et qu’ils sont habitués à considérer comme inférieurs à eux sous tous les rapports. Ils ont plus d’instruction et de richesse que les Slaves, ils ont toujours commandé, ils appartiennent en outre à cette race germanique, supérieure par nature à toutes les autres ; donc, pensent-ils, la prééminence leur revient de droit. A leurs yeux, ce serait à la fois une humiliation pour tous les Germains et un malheur pour l’état, si la direction des affaires devait passer de leurs mains dans celles d’une race qui ne l’emporte sur eux que par le nombre. Telles étant les idées dominantes dans le Reichsrath, le programme de la diète de Lemberg n’avait aucune chance d’être accepté. Malgré les plus vives instances des députés galiciens, il n’a pas même été discuté.

Pour diminuer l’irritation que l’attitude du parlement central devait produire en Galicie, le gouvernement se hâta de faire quelques concessions relativement à la nomination des chambres de commerce et Il l’emploi de la langue polonaise dans l’enseignement supérieur ; mais ces satisfactions, consenties par voie administrative, sont toujours révocables, et elles sont d’ailleurs, disent les Polonais, dérisoirement insuffisantes. Le mécontentement devint général ; l’irritation contre la majorité allemande fut extrême. Les journaux et les hommes de tous les partis déclarèrent qu’il fallait faire des résolutions votées par la diète de Lemberg le programme national, et qu’on saurait bien les imposer à Vienne. Un fait grave vint prouver que la haute noblesse partageait les sentimens de la nation. Le personnage le plus important du pays, le prince Léon Sapieha, donna sa démission de président de la diète, et il n’a repris depuis, dit-on, ses hautes fonctions que sur les instances de l’empereur. Bientôt le gouvernement central aura contre lui toutes les forces vives de la Galicie, profondément blessée et avide de trouver l’occasion d’une revanche. Si la Cisleithanie était solidement constituée, elle pourrait peut-être ne point trop s’inquiéter de l’hostilité de la Galicie, quoiqu’il fût déjà fâcheux d’avoir provoqué l’animosité d’une province qui représente toute la nationalité polonaise ; mais en face de la Hongrie, forte de son passé de gloire et de son ardent patriotisme, la Cisleithanie présente bien peu de cohésion. Elle existe à peine sous un nom nouveau et sans signification, et elle doit compter avec le fanatisme froissé des Tyroliens et avec l’hostilité implacable des Tchèques. Étant faible à ce point, l’opposition de la Galicie peut l’ébranler jusque dans ses fondemens, encore si mal assis. Se peut-il que Vienne se refuse longtemps à voir le péril ?

Unanimes pour faire triompher le programme de 1868, les partis se divisent quand il s’agit de choisir le meilleur moyen pour atteindre le but commun. Les uns veulent faire une opposition passive, les autres une opposition active. L’opposition passive consiste à imiter les Tchèques d’aujourd’hui et les Hongrois d’avant 1867, à s’abstenir de toute intervention dans l’administration du pays, à ne pas envoyer de députés au Reichsrath, aussi longtemps qu’on refusera de rendre au royaume l’autonomie à laquelle il a droit. L’opposition active au contraire prétend arriver à ses fins par la voie constitutionnelle, en luttant avec énergie et persistance au sein des assemblées délibérantes, en saisissant toutes les occasions pour arracher des concessions successives et en modifiant ainsi peu à peu l’état des choses jusqu’à ce qu’il réponde aux vœux de la Galicie. A la tête du parti de l’opposition passive, c’est-à-dire de la plus tranchée, se trouve un homme de grand talent comme écrivain et comme orateur, M. Smolka. Le parti de l’opposition constitutionnelle reconnaît pour chef M. Ziemialkowski, qui jusqu’à présent exerçait au sein de la diète une influence prépondérante. Rien ne peut mieux faire comprendre les différentes opinions aux prises en ce moment en Galicie que les discours prononcés par MM. Smolka et Ziemialkowski au meeting des électeurs tenu à Lemberg le 27 juin 1869.

Le retentissement de cette assemblée a été grand parmi tous les Slaves du nord de l’Autriche, et ces discours ont précisé le programme des partis qui vont se disputer la direction des esprits. La question est grave, car il se peut que l’avenir de l’Autriche en dépende. M. Ziemialkowski parla le premier. Je résume ses paroles. « J’ai déjà eu l’honneur, dit-il, de représenter la ville de Lemberg en 1848, en 1861 et en 1867 ; mais la chance m’a toujours été contraire. Après la session de 1848, j’ai été exilé ; pendant celle de 1861, j’ai été mis en prison, et enfin, pendant la dernière, j’ai eu le malheur de mécontenter mes électeurs. Pourtant j’ai toujours obéi à ma conscience et fait ce que m’imposait le devoir envers mon pays. J’ai promis en 1867 de combattre pour la liberté et la nationalité, considérant, en ma qualité de Polonais, ces deux choses comme inséparables. En fait de libertés, j’ai demandé celles de la parole, de la presse, des personnes, des cultes, des associations, des réunions, enfin le jury. Pour la nationalité, j’ai demandé que la langue polonaise fût introduite dans l’enseignement, dans l’administration, dans les hautes cours de justice, que notre autonomie nationale et provinciale nous fût rendue, que l’indépendance de la commune fût respectée. Maintenant qu’avons-nous obtenu ? Beaucoup en fait de liberté, très peu de chose, je l’avoue, pour la nationalité. Cependant on peut citer l’admission de la langue polonaise dans l’enseignement primaire et moyen, dans l’administration et les tribunaux. Depuis 1867, il est décidé que tout ce qui n’est pas nommément dans les attributions du Reichsrath est dans la compétence des diètes provinciales. Notre existence nationale a été reconnue en cela que c’est la députation de la Galicie et non point le Reichsrath qui nomme ses représentans à la délégation commune. Nous avons empêché que les biens de la couronne de Galicie ne soient vendus, et nous avons obtenu d’importantes réductions d’impôts. D’ailleurs nous ne sommes que 30 députés à Vienne, et nous avons à lutter contre une majorité cinq fois plus nombreuse que nous. Nous arrachons des concessions pas à pas à des gens qui, depuis cent ans, se sont habitués à nous régir en souverains, et qui se défient de nos intentions et de notre dévoûment à l’empire. Je crois que nous devons persister à réclamer le respect de nos droits, et je suis convaincu que nous obtiendrons chaque année quelque concession nouvelle. Voilà pourquoi j’ai voulu que la Galicie se fît représenter à Vienne en 1867, même en 1868, et c’est pourquoi je n’ai pas quitté le Reichsrath cette année-ci. J’étais en prison quand en 1864 le pays se décida à sortir de l’opposition passive pour entrer dans l’opposition active. Malgré nos échecs, je pense que nous devons persévérer dans cette voie. Ce que veut le pays, c’est que ses intérêts soient défendus au sein du parlement central. Quoique la constitution actuelle ne nous satisfasse point, je crois que nous devons aller à Vienne, parce que cette constitution peut être améliorée, et que l’abstention est un moyen violent, désespéré, auquel il ne faut avoir recours que quand tous les autres sont épuisés. J’ai été partisan de la politique abstentioniste quand elle nous menait en prison ou au gibet. Aujourd’hui qu’elle est facile et sans danger, je n’en veux plus, parce qu’elle nous empêcherait de marcher en avant. Députés, nous sommes les soldats du pays, et il ne nous est point permis de déserter notre posté. »

Ce discours, dont une traduction très abrégée ne peut rendre la forte éloquence, fit une profonde impression sur l’assemblée, quoique celle-ci fût portée d’avance pour les mesures extrêmes et pour cette attitude d’hostilité radicale que M. Smolka vint ensuite défendre à la tribune. « Mon ami M. Ziemialkowski, dit M. Smolka, pense qu’il faut envoyer une députation à Vienne. L’expérience du passé me porte à être d’un avis contraire. J’ai siégé au Reichsrath depuis 1861. Cette année-là et l’année suivante, j’ai proposé de déposer notre mandat parce que je savais que nous n’obtiendrions rien. D’autres députés sont allés à Vienne, croyant faire mieux que nous. Que nous ont-ils rapporté ? Des augmentations d’impôt et la fameuse constitution de décembre, qui met fin à tout espoir d’un meilleur avenir. On prétend qu’il faut que nous allions au Reichsrath pour améliorer la constitution et pour dire leurs vérités aux ministres. Voilà ce que prétend mon ami M. Ziemialkowski et ce que veulent les adresses envoyées au prince Sapieha ; mais c’est tout ce que désire le ministère. Notre présence à Vienne lui suffit. On nous laissera parler en toute liberté ; puis on passera à l’ordre du jour, sans égard pour nos discours, nos vœux et nos récriminations. Je ne veux pas rendre notre députation responsable du refus hautain opposé aux demandes votées par notre diète pendant la dernière session. Ce refus, il fallait s’y attendre, il était inévitable ; mais ce que je reproche à nos députés, c’est de s’être tu quand ils auraient dû parler, c’est-à-dire quand on a voté la loi militaire et surtout quand on a justifié l’état de siège à Prague. Ce silence nous a fait un tort moral plus grand que toutes les souffrances matérielles dont nous avons à nous plaindre. Nous nous sommes tu, nous qui avons écrit sur notre drapeau : pour notre liberté et pour la vôtre, et nous avons laissé, ô honte ! à l’abbé Greuter l’honneur de défendre une nationalité opprimée. Que nous a valu notre condescendance envers les ministres et les Allemands ? De nouveaux impôts et une armée de 800,000 hommes. En 1848 et en 1861, nous avions des amis, et nos ennemis nous respectaient. Nos lâches concessions, faites dans l’intérêt du ministère, ont eu pour résultat que les Allemands nous méprisent, quoique la députation ait été à leurs ordres, et que les nationalités, opprimées comme nous et réclamant comme nous leur autonomie, nous délaissent et s’éloignent de nous. Quoique notre diète et notre députation n’aient pas su agir avec énergie, il est temps encore de sauver notre honneur et notre avenir, car telle est la force des lois du monde moral qu’une idée vraie ayant sa racine dans la justice et le droit des peuples finit toujours par remporter. Seulement plus de transactions. Le moment est venu d’agir avec décision et vigueur. » On voit quel est le plan de campagne préconisé par M. Smolka. Au lieu d’aller à Vienne et de tout attendre de la reconnaissance du ministère et du Reichsrath, il faut, suivant lui, ne plus envoyer de députation au parlement central et s’allier aux Tchèques pour forcer la majorité allemande à accorder aux Slaves l’autonomie qu’ils réclament et la part d’influence à laquelle ils ont droit. Au vote, ce fut la politique radicale de M. Smolka qui l’emporta. Le meeting décida que la proposition Smolka devait devenir le mot d’ordre de la diète, qu’elle ne devait plus envoyer de députés au Reichsrath, et que les députés actuels seraient invités à donner leur démission. Les meetings tenus vers la même époque dans les provinces et où dominaient la noblesse et les propriétaires se rallièrent au contraire à la politique de M. Ziemialkowski.

A la suite de l’importante réunion dont nous venons d’indiquer les résolutions, tous les députés, sauf M. Smolka, ont donné leur démission. Le comte Goluchowski, ex-gouverneur de la Galicie et partisan décidé du ministère actuel, va jusqu’à dire dans l’exposé des motifs qui le décident à déposer son mandat qu’en théorie la politique Smolka peut être la meilleure, mais que le pays, manquant d’unité et de force pour la soutenir, aurait tort de s’y engager. Une association nombreuse et composée de personnes notables vient de se former sous le nom de Club des résolutionistes afin de défendre à tout prix le programme national. Dans ces derniers temps, le mouvement d’opposition devient de plus en plus décidé. Comme toujours, lorsque l’opinion s’enflamme et se précipite avec force dans un même sens, ce sont les mesures extrêmes qui obtiennent le plus de popularité. M. Ziemialkowslti, naguère encore si appuyé par tous les partis qu’on pouvait le considérer comme le véritable représentant de la Galicie, est dépassé, considéré comme réactionnaire et inféodé au ministère allemand, lui qui, par dévoûment à la cause nationale, a subi l’exil et la prison. Sa politique, disent les journaux, même modérés, est celle de la peur, peur de la Russie, peur de l’Autriche, peur du-peuple. On lui oppose le mot de Palacky, rappelé récemment par M. Saint-René Taillandier : avant l’Autriche, nous existions, nous existerons après elle.

Lorsqu’on analyse les discours, les journaux et les brochures qui expriment les idées des Polonais en Galicie, il en ressort qu’ils sont décidés à soutenir les résolutions de la diète de 1868, mais que, quant aux moyens de les faire prévaloir, trois opinions se font jour, donnant lieu à la formation de trois partis. Il y a d’abord le parti des modérés, qui veut continuer à envoyer des députés au Reichsrath, afin d’obtenir du ministère et de la majorité les concessions qu’on réclame. C’est en Autriche et par l’Autriche seulement, prétendent-ils, que la nationalité polonaise peut vivre, se développer et travailler à reconstituer l’ancien royaume. Donc il ne faut point par trop d’impatience mettre en péril l’existence de l’empire, ni renverser un ministère qui a tant contribué à son salut. Avec de la patience et de la persévérance, on arrivera au but. L’insuccès des députés pendant la dernière session et l’accueil dédaigneux qu’ont reçu leurs réclamations ont beaucoup diminué l’influence des modérés, surtout à Lemberg. On les accuse d’être plus autrichiens que les Viennois eux-mêmes et de sacrifier la Pologne à l’Autriche. Les chefs de ce parti sont le comte Goluchowski et M. Ziemialkowski.

Il y a en second lieu le parti radical, représenté par M. Smolka[3] et par la société démocratique de Lemberg. Ce parti veut rompre avec Vienne, ne plus envoyer de députés au Reichsrath, adopter un système de résistance passive et s’allier intimement aux Tchèques. Enfin un troisième parti se pose entre les deux précédens. Il consent à ce qu’on essaie encore une fois d’envoyer des députés au Reichsrath mais à la condition qu’on prendra d’autres hommes plus décidés, plus raides vis-à-vis du ministère et réclamant plus énergiquement le respect de l’autonomie du pays. Ce parti a pour chefs les députés qui en 1868 ont donné leur démission, entre autres un avocat de talent, M. Kornel Krzeczunowicz, et le jeune prince Adam Sapieha. Son père, le prince Léon Sapieha, accordera probablement à ce parti l’appui tacite de son influence, qui est considérable. Adam Sapieha et le prince George Czartoryski se sont tous deux prononcés très nettement dans les meetings en faveur du fédéralisme et d’une alliance intime avec les Tchèques. George Czartoryski est ce que les Anglais appellent a rising man, un homme d’avenir dont l’autorité tend à grandir. Dans un discours éloquent et surtout d’un raisonnement très serré, il montrait que l’Autriche n’était pas définitivement reconstituée, qu’elle ne trouverait une base solide qu’en donnant satisfaction à toutes les nationalités et en s’entendant avec les différentes diètes provinciales, que le salut de l’empire était dans le fédéralisme, et que, pour l’imposer aux Allemands, les Polonais devaient s’unir aux Tchèques. L’entente avec la Bohême rentre également dans le programme du prince Adam Sapieha, qui l’avait adoptée déjà lorsqu’il représentait en 1864 à Paris le gouvernement insurrectionnel polonais.

Dans la session de la diète qui vient de s’ouvrir à Lemberg, c’est le parti intermédiaire qui semble dominer. La proposition faite par M. Smolka de ne plus envoyer de députés au Reichsrath a été rejetée. D’autre part, il a été décidé, conformément à la motion de M. Zyblikiewicz, qu’on nommerait une commission de neuf membres chargée de faire un rapport sur la situation du pays, et cette résolution est considérée comme hostile au ministère et au parti Ziemialkowski. Il est donc à peu près certain qu’il n’y aura pas encore cette fois de rupture complète entre la diète de Lemberg et le gouvernement central ; mais un fait récent a montré l’attitude que prendront les Polonais et les graves conséquences qui peuvent en résulter. Dans la dernière session des délégations pour les affaires communes, une divergence s’était produite entre la représentation de la Cisleithanie et celle de la Transleithanie. Dans ce cas, il faut que le différend soit tranché en une réunion plénière où les délégués votent silencieusement, toute discussion, tout échange d’idées étant interdits ! Les Polonais de la délégation cisleithanienne s’étant joints aux Hongrois, ces derniers l’ont emporté sur les Allemands. Ce fait insignifiant en apparence, et auquel l’Europe a prêté peu d’attention, a excité à Vienne le plus vif mécontentement[4], et ce n’est pas sans raison. Si les Polonais continuent à appuyer les Hongrois, ce sont ceux-ci qui seront les maîtres de l’empire. Ils tiendront en leurs mains le sort du ministère impérial et par suite la direction supérieure des affaires. La fameuse prédiction de M. de Bismarck se réalisera : le centre de gravité de l’empire sera transféré à Pesth. Cela est du reste à peu près inévitable. En face de la Hongrie unie, la Cisleithanie, déchirée par les rivalités des Slaves et des Allemands, sera trop faible pour résister à la prépondérance des Magyars, fortifiés par un changement complet d’attitude de la part des Slaves cisleithaniens[5]. Jusqu’à présent, les Polonais, les Tchèques surtout, s’étaient montrés très hostiles aux Hongrois, parce que le parti Deak avait imposé le dualisme à l’empire, tandis qu’ils voulaient, eux, le fédéralisme ; mais en ce moment ils sont prêts à reconnaître aux Magyars leur position indépendante, pourvu que ceux-ci les appuient afin d’arracher aux Allemands et au ministère la reconnaissance de leur autonomie nationale. La Cisleithanie ne tarderait pas alors à se transformer en un état fédéral relié à la Hongrie par la simple union personnelle, c’est-à-dire par l’identité du souverain. Les Allemands perdraient inévitablement, sous l’effort de cette coalition des autres races jusqu’à présent divisées, la suprématie qu’ils ont su garder si longtemps. Sans doute ils conserveraient d’abord l’influence morale que leur assurent un degré supérieur d’instruction et des relations plus intimes avec le foyer de lumières de la civilisation germanique ; mais peu à peu l’axe se déplacerait. La direction politique passerait aux Tchèques et aux Magyars. L’empire deviendrait un état slave, comme l’avait prévu et même voulu un moment Joseph II : grande révolution qui peut changer la physionomie de l’Autriche et de toute l’Europe orientale.


II

Nous venons de voir en quoi consiste la question polonaise dans la Galicie. Elle peut se résumer ainsi. Les Polonais ne se regardent comme soumis à l’Autriche par aucun lien légal ; ils veulent donc sortir un jour de l’empire et reconstituer la Pologne dans ses anciennes limites ; pour arriver à ce but, ils réclament leur autonomie, une constitution fédérale de la Cisleithanie, et ils s’apprêtent à faire cause commune avec les Tchèques pour vaincre la résistance des Allemands. Cela est simple et facile à comprendre ; mais ce qui complique singulièrement la situation, c’est qu’à côté de la question polonaise se dresse la question ruthène, beaucoup plus embrouillée et plus difficile à résoudre que la première. D’où vient qu’il y ait une question ruthène ? Pour l’expliquer, il faut nécessairement faire connaître quelques faits ethnographiques et historiques, car ce sont ces faits qui exercent une influence prépondérante dans tout pays où les nationalités sont encore en voie de formation. Dans la Galicie, les Polonais sont en minorité. Ils comptent environ 2 millions d’âmes. Une autre famille slave, les Ruthènes, au nombre de 3 millions, occupe tout l’ouest du pays à partir de la rivière la San, s’étend au-delà des Carpathes, dans les comitats hongrois de Marmaros, Beregh-Ugocsa et Ungh jusqu’à Szabolcs. Elle domine aussi dans les provinces russes de Podolie, de Volhynie, de Kiev, de Minsk, de Mohylev, de Grodno et la moitié de Wilno, c’est-à-dire dans la région qu’on appelait autrefois les Russies rouge, noire et blanche, et dans une partie de la Lithuanie. Toutefois, dans les villes comme Lemberg et dans les campagnes ruthènes, les propriétaires sont polonais, c’est-à-dire qu’ils parlent le polonais et sont catholiques romains. Les Ruthènes au contraire appartiennent au rite grec, ceux d’Autriche au rite grec uni à Rome, ceux de Russie au rite grec dit orthodoxe, c’est-à-dire russe. Ces différences de confession exercent sur toutes ces populations une influence considérable, plus forte peut-être que celle de la langue. Voici d’où elles proviennent. Les Polonais ont été convertis pendant le Xe siècle, sous les rois Mieczyslas et Boleslas, par des missionnaires venus de Bohême et d’Italie qui leur ont apporté le rite latin, tandis que les Ruthènes ont reçu le christianisme de Constantinople, sous l’influence d’Olga, femme d’Igor, et de Vladimir, souverain de Kiev, qui avait épousé Anne, sœur de l’empereur Basile de Byzance. Après la tentative d’union entre les deux communions tentée au concile de Florence (1439), les Ruthènes, entraînés par le métropolitain de Kiev, Isidore, se sont soumis à l’autorité du pape, tandis que les Moscovites, les Serbes, les Roumains et les Bulgares restaient fidèles au rite ancien. Depuis le partage de la Pologne, la Russie, par la persuasion et surtout par la violence, a ramené à l’orthodoxie grecque les Ruthènes soumis à ses lois, tandis que les Ruthènes de la Galicie ont maintenu leur union avec Rome. Les nobles de la Ruthénie appartenaient au rite grec, comme leurs paysans. Au XVIe siècle, ils embrassèrent presque tous le protestantisme comme ceux de la Lithuanie ; mais quand les jésuites les eurent reconvertis, ils passèrent au rite latin et se polonisèrent ainsi complètement. C’est un fait que les patriotes regrettent vivement, parce que les Russes ont pu facilement exciter les paysans contre leurs seigneurs en invoquant à la fois la différence de religion et les griefs agraires, exactement comme cela se fait en Irlande.

Ainsi donc en Galicie, à côté des Polonais défendant leur nationalité contre les Allemands, se trouvent les Ruthènes suivant le rite grec-uni, parlant un dialecte slave un peu différent du polonais et appartenant à un groupe de populations de 14 millions d’hommes principalement répandus sur le territoire russe. Que sont ces Ruthènes ? Polonais ou Russes ? De quel côté penchent leurs sympathies ? Grave question, car c’est par les Ruthènes que la Russie peut entamer l’Autriche et tenir les Polonais en échec. Les Ruthènes, disent les Russes, sont nos frères, le plus pur de notre sang ; ils sont persécutés, méprisés, privés de leurs droits en Galicie ; notre devoir est de les protéger contre l’aristocratie polonaise, qui les opprime, et contre le gouvernement autrichien, qui ne respecte pas leurs droits[6]. La difficulté est sérieuse dans le présent ; mais elle le deviendrait bien plus encore le jour où la Pologne réussirait à se reconstituer. En effet, si les Ruthènes tiennent avec les Polonais, ceux-ci peuvent recouvrer leurs anciennes limites et former un état respectable. Si au contraire les Ruthènes se rangent du côté des Russes, les Polonais, au nombre de 7 ou 8 millions, serrés entre le colosse moscovite d’un côté, l’Allemagne unifiée de l’autre, n’auraient qu’une existence bien précaire. On le voit donc, l’avenir de la Pologne et celui de l’Autriche dépendent de la question de savoir ce que sont et ce que voudront les Ruthènes. Il s’agit ici d’un problème historique qui a été résolu de deux façons différentes, suivant l’intérêt des deux nations aux prises.

Si une identité de nom était un argument en histoire, le débat serait vite tranché : les Ruthènes en effet étaient nommés petits Russiens, et le pays qu’ils habitent était appelé les Russies ; mais la Russie moscovite de Pierre le Grand a été fondée dans une autre région et avec des populations différentes. Elle ne possède la plus grande partie des Russies ruthènes que depuis le partage de 1772. Voici en quelques traits l’histoire de la Ruthénie. Au VIIe siècle, des tribus slaves qui semblent avoir porté en commun le nom de Léchites occupaient cette vaste région qui s’étend entre le Dnieper, la Moldau, la mer Baltique et la Mer-Noire. Elles étaient en lutte constante avec les Germains vers l’ouest et avec les nomades touraniens du côté de l’est. Les Léchites de la Moldau formèrent la Grande-Moravie, puis l’état tchèque, ceux de la Vistule la Pologne, ceux du Dnieper, conquis au Xe siècle par des Scandinaves venus des provinces suédoises de Ross-Lagen sous la conduite du wa-règue Rurik, prirent le nom de Rouss, Roussini ou Routheni, du nom de leurs conquérans, comme la France a pris le sien des Francs. Sous les successeurs de Rurik, Oleg et Igor, la Ruthénie fut un état puissant avec la superbe ville de Kiev pour capitale, tirant des guerriers de la Scandinavie par la Baltique, et menaçant Constantinople par ses flottes de la Mer-Noire. La coutume germanique du partage égal entre les enfans morcela le pays en une foule de principautés aux limites sans cesse variables et en guerre perpétuelle les unes avec les autres. Cependant certains de ces princes warègues passèrent le Dnieper et soumirent successivement les tribus touraniennes, Finnois, Petchénègues, Khosares, qui, après avoir adopté la foi, la langue et les usages des conquérans, se slavisèrent peu à peu. C’est là qu’il faut chercher les commencemens de la Moscovie. Moscou est fondé en 1147 par George, prince de Wladimir. Au milieu du XIIe siècle commencent les redoutables invasions des Mongols. Ils dévastent le pays, mais laissent l’autorité aux princes warègues, à la condition qu’ils paieront tribut. Un moment, vers le milieu du XIIIe siècle, toutes les Ruthénies sont réunies sous André, prince de Halicz (Galicie), qui se fait couronner roi russien par le pape Innocent IV et qui fonde Lemberg. Après lui, l’anarchie recommence. Enfin au XIIIe siècle les Ruthènes du Dnieper appellent à leurs secours Gédymin, prince de Lithuanie, qui bat les Mongols à la bataille de Pripet et réunit tout le pays de Kiev à ses états. D’autre part, la Ruthénie-Rouge s’était donnée à la Pologne. Il en résulta que quand Ladislas Jagellon de Lithuanie épousa en 1386 la reine Hedvige de Pologne, toutes les Ruthénies ou Russies furent réunies de nouveau, et un puissant état léchite se trouva constitué. A la diète de Horodlo, où la réunion de la Pologne et de la Lithuanie fut solennellement confirmée, on discuta pour savoir auquel des deux pays les Ruthénies appartiendraient ; mais comme cela n’avait guère d’importance pratique, il n’en résulta jamais de conflit. Au reste la Ruthénie fit avec la Pologne un traité séparé dans lequel elle déclara que, « nation libre, elle s’unissait à une nation libre, égale à son égale. » La fusion entre les différens pays fut complète. La noblesse jouit partout des mêmes droits. Les boyards descendant des warègues Scandinaves et des grandes familles indigènes s’unirent par mariage aux nobles polonais. Parmi les noms dont s’enorgueillit le plus la Pologne, beaucoup sont d’origine ruthène, comme les Chodkievicz, les Wisniowiecki, les Pulawski, les Reytan, les Sobieski, les Czartoryski, les Sapieha.

En 1669, toute la noblesse rassemblée à la fameuse diète de Lublin consolida l’acte d’union en effaçant toutes les traces de séparation qui pouvaient encore subsister, de manière qu’il n’y eût plus qu’une seule nation. On vient de célébrer le trois-centième anniversaire de cet acte mémorable et presque unique dans l’histoire. Même les différences de religion, qui dans le reste de l’Europe faisaient couler le sang à flots, n’amenèrent aucun trouble en Pologne jusqu’au XVIIe siècle. Les grecs et les protestans jouissaient des mêmes droits que les catholiques ; mais après que le roi Batory eut confié l’université de Wilno aux jésuites (1579), les persécutions religieuses commencèrent, et celles-ci provoquèrent les animosités de race. Jean-Casimir, qui avait été à Rome cardinal et jésuite avant d’être roi, appuie les révérends pères, qui veulent contraindre les paysans ruthènes à rentrer dans le giron de l’église. Les paysans se révoltent et trouvent du secours chez les Cosaques, qui étaient eux-mêmes d’origine ruthène et grecs schismatiques. Après une guerre atroce, l’hetman des Cosaques, Bogdan Chmielnicki, étant passé du côté des Russes, la Pologne cède à ceux-ci, en 1654, la Petite-Ruthénie et le pays de Kiev. Elle perd ainsi cette vaillante milice, son bouclier vers l’orient. C’était le premier démembrement de la Ruthénie. Les Ruthènes en font encore aujourd’hui un reproche aux Polonais. Le germe fatal des ressentimens religieux était entré dans le cœur des paysans du rite grec contre leurs maîtres catholiques. Jean-Casimir avait aussi persécuté les protestans, que la Suède se donna la mission de protéger. Lors du démembrement de la Pologne, la Russie s’adjugea toutes les Ruthénies, sauf la partie de la Ruthénie-Rouge comprise dans la Galicie.

L’histoire donne donc raison aux Polonais : oui, les Ruthénies ont fait partie intégrante de la Pologne-Lithuanie pendant quatre siècles, de 1386 à 1772[7]. La Russie de Moscou, c’est-à-dire la vraie Russie, restée longtemps soumise aux Mongols, ne date véritablement que de Jean le Terrible, qui régna de 1534 à 1584, et fonda un état assez fort pour résister à ses voisins ; mais ce n’est là qu’un côté de la question. Avoir l’histoire pour soi n’est une force que quand les souvenirs historiques vivent au cœur des peuples et y engendrent l’amour de la nationalité. Or est-ce le cas pour les Ruthènes ? De quel côté les portent leur origine, leur langue, leur culte, leurs tendances, leurs souvenirs ? Voilà le point important qu’il faudrait pouvoir démêler.

Les Ruthènes tiennent le milieu entre les Polonais et les Russes. Par le sang, ils se rapprochent plus des Polonais, car, comme ceux-ci, ils sont de pure race léchite. Par la religion et par la langue, ils se rapprochent plus des Russes, et la raison en est simple : c’est à eux que les Russes doivent leur culte et leur civilisation. les saints Cyrille et Méthode, venus de Byzance au IXe siècle, ayant d’abord converti les Slaves bulgares, traduisirent l’Écriture sainte et les livres liturgiques dans la langue de ce peuple, et composèrent d’après le modèle grec l’alphabet dit cyrillien. Quand les Ruthènes embrassèrent le christianisme, ils adoptèrent la langue, la liturgie et l’alphabet cyrilliens, qu’ils transportèrent plus tard au-delà du Dnieper chez les populations touraniennes, qu’ils slavisèrent successivement. La langue liturgique slavo-bulgare est donc la source commune du ruthène et du russe. La langue russe n’est que du ruthène avec plus d’élémens touraniens dans le vocabulaire et surtout dans le sens spécial attaché aux mots, de même que le sang russe est du sang ruthène plus mêlé de touranien que celui des autres nations slaves. Le polonais, dialecte de la Mazovie, offre moins de mélanges, parce qu’il n’a pas subi l’influence de la langue liturgique slavo-bulgare[8].

Les Ruthènes étant ainsi rattachés à leurs voisins de l’Occident par le sang et les traditions historiques, à leurs voisins de l’Orient par le culte et la langue, il faut ajouter que la Russie, l’Autriche et la Pologne elle-même ont fait tout ce qu’il fallait pour les éloigner des Polonais et les jeter dans les bras des Russes. D’abord les prêtres et les jésuites polonais persécutèrent les Ruthènes, obstinément attachés au rite oriental ; puis les propriétaires, presque tous ou d’origine polonaise ou polonisés, ne faisant rien pour leurs paysans, ceux-ci ont été portés à les considérer comme une caste qui les opprimait et les exploitait. Enfin les Polonais ont essayé de remplacer le ruthène par leur propre langue, devenue la seule officielle, de sorte que les populations rurales ont été privées de tout moyen d’arriver à une instruction un peu développée. Dans cette importante question, la Russie a, comme toujours, agi avec beaucoup de prévoyance, de suite et de cruauté. Au XVIIe siècle, pendant la révolte des Cosaques contre la Pologne, au XVIIIe lors du soulèvement dirigé par la confédération de Bar, elle excita les paysans du rite oriental à se soulever contre leurs propriétaires du rite latin pour les massacrer à coups de couteaux. La consécration des couteaux au couvent du rite grec de Montrynim au-delà du Dnieper fut le signal de la jacquerie de 1768. Après le partage, la Russie ne recula devant aucun moyen pour faire abandonner par les Ruthènes qui lui étaient soumis l’union avec Rome, et elle est arrivée à son but. Aujourd’hui elle prend hautement la défense des Ruthènes de la Galicie contre les Polonais ; elle gagne leur clergé par des pensions et des cadeaux ; elle fait entrevoir aux paysans qu’ils pourront s’unir à leurs frères, qu’on les débarrassera des propriétaires étrangers qui les oppriment. Dans les limites de son territoire au contraire, la Russie étouffe énergiquement toute tentative de renaissance ruthène, même en fait de littérature. Les publications doivent toutes être en russe ; l’usage de l’alphabet cyrillien est interdit. Taras Szewczenko, le poète national de la Ruthénie, le professeur Kostomarov, qui voulait réveiller le sentiment national, ont été condamnés et exilés. Le général-gouverneur de Kiev, M. Annenkov, a déclaré sans ambage qu’il en finirait avec le parti ruthène. Ainsi la Russie ne soutient si bruyamment les Ruthènes en Galicie et en Hongrie que pour les attirer à elle, afin de les faire entrer dans le moule moscovite. Il est vrai qu’elle prétend que Russe et Ruthène sont synonymes.

L’Autriche a montré dans cette affaire ces déplorables variations de conduite qui lui étaient habituelles, et qui résultaient en partie peut-être de l’incapacité de ses hommes d’état, mais surtout de l’inextricable difficulté de sa position. Vers 1840, le gouvernement autrichien, voyant que l’opposition des Polonais devenait de plus en plus violente, se mit à favoriser l’élément ruthène pour les tenir en échec. Il introduisit la langue ruthène dans les écoles primaires au lieu du polonais. Le comte Stadion organisa la société ruthène, et accorda tout son appui au métropolitain grec-uni de Lemberg, toujours en rivalité avec l’archevêque catholique. Alors se forma un parti appelé parti de Saint-George, — du nom de la cathédrale grecque de Lemberg, — lequel se montra d’abord purement autrichien. On publiait à Vienne des livres d’instruction et un journal rédigés en ruthène, et on comblait de faveurs les députés ruthènes, qui apparaissaient à la diète dans leur costume de paysan, et votaient invariablement en faveur du gouvernement. Ici comme en Hongrie, les hommes d’état autrichiens se faisaient une arme des hostilités de race sans prévoir que ces passions nationales qu’ils surexcitaient se retourneraient un jour contre eux. C’est ce qui arriva bientôt en Galicie. Les Ruthènes, ayant pris le goût de la lecture et ne trouvant pas de quoi le satisfaire dans ce que l’on publiait pour eux à Vienne, se mirent à lire les livres et les journaux russes, qu’on eut soin de leur procurer de l’autre côté de la frontière. Le gouvernement autrichien ne tarda pas à s’apercevoir de la faute qu’il avait commise, il essaya de la réparer ; mais, au lieu de s’efforcer de gagner l’affection des Ruthènes en pourvoyant plus largement que la Russie à leurs besoins intellectuels, il eut recours au vieux et stupide moyen de la compression. Il crut avoir tout fait en supprimant l’alphabet cyrillien et en publiant en caractères latins des livres ruthènes qui parurent suspects aux paysans du rite oriental comme portant atteinte à leurs traditions liturgiques. C’était le comble de la maladresse et le meilleur moyen de livrer à l’influence russe ceux qu’on voulait y soustraire. Après s’être aliéné les Polonais en suscitant l’opposition ruthène, l’Autriche s’aliénait-celle-ci en voulant la comprimer, et elle arrivait ainsi à mettre contre elle dans la même province deux populations rivales.

Quelles sont aujourd’hui les tendances des Ruthènes de la Galicie et de la Russie ? À cette question, il n’est pas facile de répondre, parce que ces populations arriérées, toujours négligées ou opprimées par leurs maîtres, n’ont pas encore pris une conscience très nette de leur situation et qu’elles manquent d’organes qui puissent faire connaître leurs sentimens. Le clergé orthodoxe de la Ruthénie russe est rallié au tsar, qui ne néglige rien pour se l’attacher en faisant appel au sentiment religieux. Même le clergé du rite grec-uni de la Galicie penche du même côté ; il est à la tête du parti de Saint-George, et le métropolitain déclarait récemment que, si l’on célébrait à Lemberg l’anniversaire de la diète de Lublin, il arborerait un drapeau noir au clocher de sa cathédrale. Le journal politique ruthène en Galicie qui a pour titre Slowo (la parole), et qui est imprimé en caractère cyrillien, est l’organe du chapitre grec-uni. Son rédacteur, M. Didycki, est décoré d’un ordre russe. Le journal littéraire des campagnes obéit aux mêmes inspirations. On commence aussi à imprimer en russe les publications destinées aux Ruthènes. Ainsi M. Klimkowicz, qui rédigeait un recueil ruthène, le But, a fait paraître depuis à Vienne l’Aurore slave en russe. Il est donc très probable que dans tout le pays ruthène le clergé et les populations rurales sont entraînés vers la Russie. Au contraire, les propriétaires nobles, — et ils sont assez nombreux pour former une sorte de tiers-état, — sont Polonais de cœur et prêts à faire les plus grands sacrifices pour la résurrection de l’ancien royaume ; seulement ils exercent peu d’influence autour d’eux, parce que, dans les différends auxquels donne lieu la réorganisation de la propriété rurale, les fonctionnaires russes appuient toujours les prétentions des paysans, dont ils encouragent les aspirations égalitaires et l’hostilité contre le seigneur. Enfin il s’est formé dans les villes, sous l’influence de quelques lettrés et des souvenirs historiques, un parti national ruthène[9]. Ce parti, qui ne date guère que de 1840, est, affirme-t-on, franchement opposé à la domination moscovite ; mais d’autre part il ne semblait pas mieux disposé vis-à-vis de la Pologne. C’est seulement depuis que les Polonais adoptent un programme démocratique et sympathique aux autres Slaves qu’ils se rapprochent de ceux-là dans l’idée qu’on pourrait fonder une grande république léchite au sein de laquelle la Ruthénie reprendrait une existence indépendante et une autonomie complète.

En Galicia, les personnes les plus éclairées du parti ruthène tendent aussi insensiblement à se rapprocher des Polonais, qui de leur côté comprennent que, s’ils veulent obtenir pleine liberté pour le développement de leur nationalité, ils doivent également l’accorder aux autres. Il est possible que pendant la session actuelle de la diète de Lemberg on arrive à une entente. Sur la motion du vice-président, M. Fawrowski, chef du parti ruthène au sein de cette assemblée, on va constituer un comité pour examiner tout ce qui se rapporte aux griefs des Ruthènes. Ceux-ci demandent notamment un collège ruthène à Lemberg, une subvention au théâtre ruthène, l’enseignement facultatif en ruthène dans les écoles moyennes de la Galicie orientale. Le gouvernement central favorise tout ce qui peut amener un accord entre les deux fractions hostiles, afin d’enlever à l’influence russe des populations qui m’y sont déjà que trop soumises. En résumé, on peut dire qu’en ce moment, sauf la noblesse et un parti qui naît dans les villes, les Ruthènes sont plutôt attirés vers la Russie, y a-t-il moyen d’arrêter ce courant et de le diriger en sens contraire, Voilà ce qu’il faut examiner.

III

Si l’on n’étudiait pas ainsi les choses de près, il serait impossible de se faire une idée des complications inouïes que la question des nationalités fait naître en Autriche. Ainsi voilà, dans la seule province de Galicie, deux groupes de populations en hostilité déclarée l’une contre l’autre et hostiles toutes deux au gouvernement central. Quel remède à une aussi difficile situation ? Il est très simple, dira-t-on peut-être : accordez à chaque groupe le droit de se gouverner lui-même, la liberté résout toutes les difficultés. Je le crois aussi, et on annonce que l’empereur est décidé à faire des concessions dans ce sens ; mais les obstacles que cette solution présente sont beaucoup plus sérieux qu’on ne peut se l’imaginer de loin. Premièrement, si l’on accorde aux Polonais l’autonomie complète qu’ils réclament, on ne peut la refuser aux Tchèques, aux Slovènes, aux Tyroliens, et la Cisleithanie est aussitôt transformée en une fédération réunie par des liens extrêmement lâches. Quelle action commune pourra-t-on espérer des membres disjoints d’un corps qui n’aura plus qu’une existence nominale ? Quelle force de résistance ce corps présentera-t-il à l’étranger en cas de conflit, à la Hongrie en cas de différend intérieur ? Secondement, par ce renversement d’une constitution à peine établie, on irritera profondément les Allemands, qui n’occuperont plus dans l’empire qu’une position subordonnée peu en rapport avec leurs souvenirs de prééminence et avec leur supériorité réelle de culture et de richesse. N’est-ce pas s’aliéner la seule force dont on dispose pour gouverner l’état et la livrer à l’attraction déjà si puissante de l’unité germanique ? Troisièmement autoriser la reconstitution d’un royaume de Galicie avec ses lois, son parlement et son ministère responsable, c’est faire d’avance le sacrifice de cette province au profit de la Pologne future et se résigner à perdre avec un magnifique territoire 5 millions d’habitans. Quatrièmement c’est provoquer le ressentiment implacable de la Russie, qui ne pardonnerait jamais à l’Autriche de lui mettre sur les flancs une Pologne indépendante, enflammant d’espoir les Polonais encore asservis, conspirant avec eux, leur soufflant la révolte et ne cachant point le dessein de reconquérir l’ancien royaume jusqu’au cours du Dnieper. Le gouvernement central demeurerait responsable de l’attitude et des actes de l’administration de Lemberg, et pourtant celle-ci ne serait plus soumise à son autorité. Cinquièmement enfin les Polonais, classe dominante par l’instruction et la richesse, respecteraient-ils les droits des Ruthènes, tjui Remportent par le nombre ? Faut-il, comme l’ont demandé parfois ceux-ci, couper la Galicie en deux parties séparées par la San, ou suffit-il de stipuler des garanties en faveur des classes rurales, qui n’ont pas encore le développement nécessaire pour défendre leurs droits ? A défaut de ces précautions si difficiles à mettre en œuvre, les Russes ne se donneront-ils pas la mission de défendre ceux qu’ils nomment complaisamment leurs compatriotes de l’autre côté de la frontière ? Quand on pèse toutes ces difficultés, on comprend que le ministère cisleithanien hésite avant de prendre une résolution et de faire des concessions dont les conséquences pourraient être si graves. C’est évidemment aux Polonais de montrer d’abord qu’ils sont capables d’user de l’indépendance qu’ils réclament d’une façon qui ne devienne pas funeste à eux et aux autres.

La première chose qu’ils ont à faire, c’est de modifier le programme de 1868 de façon à le rendre acceptable. Tel que les résolutionistes veulent le maintenir, il ne l’est pas. Refuser au parlement central tout droit de légiférer sur les institutions de crédit, l’industrie, les écoles, sur les relations des différens pays autrichiens entre eux, sur l’exécution même des lois fondamentales, c’est demander, non une constitution fédérale, mais la séparation, l’union personnelle, comme la Hongrie. Or, si l’Autriche ne peut plus même former une fédération comme les États-Unis, si elle doit être réduite à une agglomération sans nom d’états séparés n’ayant en commun que l’empereur, l’armée et la dette, sa dissolution est inévitable. Supposez maintenant l’Autriche morcelée et partagée, comme l’a été la Pologne, quelle chance d’avenir resterait-il aux Polonais ? Aucun : leur intérêt évident est donc que l’Autriche, dernier asile de leur nationalité, subsiste, et, pour qu’elle continue à subsister, il faut en faire un état fédéral sans doute, mais dont les diverses parties soient réunies par un lien plus serré que celui qui existe en Suisse, en Amérique même, parce que la situation de l’Autriche est beaucoup plus menacée.

Au lieu d’une politique inspirée par des idées aristocratiques, exclusives et ultramontaines, les Polonais doivent aussi adopter une politique libérale, démocratique, égalitaire, équitable envers les autres races et surtout envers les Ruthènes. Ils confondent trop la cause de la nationalité et celle du catholicisme ultramontain. Ils sont encore semblables, pour la plupart, à ces confédérés de Bar, qui, portant une Vierge sur la poitrine, prenant pour mot d’ordre patrie et religion, proscrivaient la liberté de conscience, que Catherine II se donnait la facile gloire de défendre aux applaudissemens de Voltaire et des philosophes français. Comment veulent-ils, s’ils prennent Rome pour guide, rallier à eux les Ruthènes du rite oriental, dont on a soin d’entretenir les susceptibilités et les appréhensions religieuses ? Au Reichsrath, les députés de la Galicie ont toujours voté pour le concordat et pour les prétentions cléricales. On doit en conclure que, si les Polonais étaient les maîtres dans l’empire, ils le ramèneraient dans les voies du moyen âge, dont les Allemands l’ont retiré. Cette attitude peut être un titre aux bénédictions de Rome, elle n’en est pas un à la sympathie du libéralisme européen. Jusqu’à ce jour, la politique polonaise a été sous l’influence des jésuites, et pourtant ce sont ces pères qui ont perdu la Pologne. Jusqu’au XVIIe siècle, l’histoire de la Pologne est aussi belle, aussi héroïque que celle de la Hongrie : c’est une série ininterrompue de prodigieuses victoires, sans nul esprit de violence ni de conquête. L’union volontaire avec la Lithuanie est un acte admirable. Tandis que dans toute l’Europe les persécutions religieuses dressaient des bûchers, ici régnaient la tolérance, l’égalité même pour tous les cultes. La Pologne du temps de Louis XIV était encore la première puissance de l’Europe orientale. D’où vient qu’un siècle plus tard elle est rayée de la carte de l’Europe ? L’ambition sans scrupules, la duplicité sanguinaire de la Russie en est la cause, dit-on. Sans doute, mais comment la Pologne, qui était forte lorsque la Russie n’était rien, s’est-elle laissé dévorer par celle-ci ?

Ce n’est pas le moment d’analyser les causes de la chute de la Pologne ; toutefois, si les Polonais veulent tirer de leur histoire un enseignement pratique, ils doivent surtout chercher avec soin pour quelle part leurs fautes ont été dans le désastre qui a englouti leur patrie. Leur malheur, leur faute capitale a toujours été de se trouver en retard sur leur époque. Ils ont maintenu l’anarchie du moyen âge quand autour d’eux s’organisaient des états à administration concentrée et perfectionnée ; ils n’ont pas su se soumettre aux inconvéniens d’une armée permanente quand ils étaient entourés d’armées formidables ; enfin ils ont commencé les persécutions religieuses lorsque ailleurs on ne parlait que de tolérance. Aujourd’hui quand l’Autriche, enfin réveillée, s’efforce de secouer le joug de l’église, il se trouve des paladins attardés pour la défendre, et ce sont les Polonais. Je n’ignore pas que le jeune parti démocratique a des tendances toutes différentes[10] ; mais en attendant qu’il se mette à la tête du mouvement, la défiance subsiste. Les Polonais doivent aussi changer de conduite à l’égard des Ruthènes et d’attitude vis-à-vis des autres Slaves. Jusqu’à présent, ils ont agi comme les Allemands le faisaient à l’égard des Hongrois, et les Hongrois à l’égard des Croates. Ils se sont efforcés d’imposer leur langue, leurs usages, leurs lois aux Ruthènes ; en un mot, ils ont tenté de les poloniser. Ils ont échoué, comme les Allemands en Hongrie, et les Hongrois en Croatie, et comme ceux-ci ils ont soulevé l’opposition et la haine. Il est des époques où des populations se laissent transformer et absorber par une civilisation supérieure. Au moyen âge, les Slaves de la Prusse ont été germanisés complètement ; mais, quand le sentiment national est éveillé, il est trop tard. Il faut le respecter, car l’extirper est impossible. Ce que les Polonais doivent désormais aux Ruthènes, c’est plus que de l’équité, c’est de la charité. Qu’ils suivent une politique non pas catholique, mais chrétienne ; que non-seulement ils accordent à la langue ruthène la place qui lui revient dans l’administration et l’enseignement, mais qu’ils en encouragent la culture, le développement ; qu’ils favorisent l’instruction, qu’ils apportent au peuple, au lieu de livres de propagande ultramontaine, des publications conformes à ses besoins intellectuels, qu’ils fassent tout pour aider le paysan à arriver au bien-être, à la propriété de la terre, à la conscience de sa dignité d’homme. Justice et charité, tel doit être aujourd’hui le mot d’ordre ici comme partout.

Le moment arrive où commence à se réaliser cette prophétie de l’Évangile : les derniers seront les premiers. A mesure que l’instruction et la vie de l’esprit se généralisent, les classes laborieuses dans notre Occident, dans l’Europe orientale les races longtemps méprisées, asservies, se lèvent et réclament leur place au soleil. Ce mouvement est lent ; mais il est continu et irrésistible. Rien ne l’arrêtera. Il a subi des échecs, des retards ; il en subira encore. Il persistera néanmoins, et les échecs même accroîtront ses forces. La grande politique, chrétienne ou humaine, comme on voudra, consiste à s’associer à ce mouvement ascendant de la démocratie pour le diriger de façon à ce qu’il aboutisse à une amélioration permanente des sociétés. Tchèques, Slovènes, Serbes, Ruthènes, toutes ces populations muettes qu’on a foulées sans merci parce qu’elles étaient au bas de l’échelle, se réveillent aujourd’hui, et il faudra compter avec elles, parce qu’elles sont la majorité d’abord, ensuite parce que certains états ont intérêt à s’en faire les protecteurs. Si les Polonais veulent conserver des chances de reconstituer leur patrie, qu’ils rompent d’abord avec leurs traditions aristocratiques et ultramontaines, et que surtout ils se dévouent à relever les Ruthènes, à leur procurer plus de bien-être et plus de lumières.

Ils devraient aussi modifier leur attitude à l’égard des autres nations slaves de l’empire. Ils leur ont été hostiles, parce que Tchèques et Croates s’appuyaient sur la Russie ; mais c’était là l’effet d’un cercle vicieux, car ceux-ci ne s’appuyaient sur la Russie que parce qu’ils ne trouvaient point de sympathie en Autriche. Ce que les Slaves du sud ne pardonnent point aux Polonais, c’est qu’ils ont aidé les Turcs à maintenir le joug qui pèse sur les Serbes et sur les Bulgares. « Ils veulent, me disait-on à Agram, reconquérir leur patrie, pourquoi combattent-ils contre nous, leurs frères, qui n’avons non plus qu’un but, affranchir la nôtre ? Ils se rangent dans les rangs des Turcs, parce que les Turcs sont les ennemis des Russes ; mais nous, que leur avons-nous fait ? Eux qui se disent les aînés des Slaves, ils trahissent la sainte cause des Slaves. Ce n’est pas ainsi que la Pologne ressuscitera. » Il semble que ces reproches aient été entendus : déjà la Galicie tend la main à la Bohême. Le nouveau programme qui s’élabore se rapproche beaucoup de celui que préconise depuis plus de vingt ans l’éminent historien Palaçky. En juin 1848, à Prague, s’était réuni un grand congrès où des délégués représentaient les différentes nations slaves. Ils se divisèrent en trois sections : dans la première se groupèrent les Tchèques et les Moraves, dans la seconde les Polonais et les Ruthènes, dans la troisième les Slaves du sud, y compris les Monténégrins. Les Polonais avouèrent leurs torts à l’égard des Ruthènes, admirent la langue ruthène au même titre que la leur, et reconnurent l’impérieuse nécessité de se débarrasser de leur Irlande en donnant complète satisfaction à ses griefs. Tous les délégués, même les Illyriens, qui inclinaient le plus vers Moscou, votèrent une protestation contre le partage de la Pologne, et repoussèrent énergiquement le panslavisme russe. Ce qu’ils résolurent de proposer aux autres races de l’empire, c’était une constitution ! fédérale sur la base de la liberté et de l’égalité. C’est encore ce qu’ils demandent aujourd’hui.

Nous venons de voir quel est le programme que recommandent les Polonais qui comprennent le mieux les nécessités de l’époque présente. Maintenant, la situation en Galicie étant telle que nous avons essayé de la faire connaître, que doit faire le gouvernement central ? Sa conduite est commandée par la position même dans laquelle l’empire se trouve placé. Cette position est pleine de difficultés, de périls même ; mais une politique hardie, libérale, peut encore assurer à l’Autriche le plus magnifique avenir, si les différentes nations de la monarchie savent comprendre quel est leur véritable intérêt. Le principal danger de l’Autriche vient de l’hostilité de ses deux puissans voisins, la Prusse et la Russie, unis depuis deux cents ans par l’identité de leurs visées. Ici toutefois il faut distinguer : la Prusse et l’Autriche ne sont pas nécessairement ennemies. Elles l’ont été aussi longtemps qu’elles se sont disputé la prééminence en Allemagne ; à présent que l’Autriche est exclue de la confédération, si elle acceptait franchement, définitivement sa position, rien ne s’opposerait à une réconciliation avec Berlin. Au fond, l’Autriche doit se féliciter d’être sortie de ce champ d’intrigues où à chaque instant s’élevaient des occasions de conflit. Ce sont ces rêves césariens de domination universelle qui ont perdu l’Espagne et fait si longtemps le malheur des populations soumises à la maison de Habsbourg. La Bohême se réjouit de ce que tout lien soit coupé avec cette confédération germanique dont elle a toujours énergiquement repoussé l’autorité. Lorsque l’année dernière, à la fête des tireurs à Vienne, M. de Beust prononça un discours qui semblait indiquer quelque velléité de se mêler des affaires allemandes, les Hongrois, sans acception de parti, exprimèrent leur mécontentement dans les termes les plus violens. Ni Slaves ni Magyars ne veulent donc plus intervenir en Allemagne. Que Vienne mette un terme à cette agaçante petite guerre d’aigres récriminations qu’elle soutient avec Berlin, et les populations de l’empire applaudiront hautement. Le vrai danger est vers l’Orient ; il vient de la Russie. De ce côté, il y a une rivalité et même une hostilité inévitables, aussi longtemps du moins que la condition politique et sociale de l’empire moscovite n’aura pas changé. Il se peut que le gouvernement de Saint-Pétersbourg n’ait aucune des idées d’agression qu’on lui prête ; mais il est certain que la nation russe, ou du moins ce que l’on appelle de ce nom, a conçu un idéal qui est de réunir dans un même état toutes les populations d’origine slave ou de religion grecque. Ce qui semblait une chimère dans le testament de Pierre Ier est devenu un dessein arrêté, embrassé, poursuivi avec une ardeur croissante à mesure que la réalisation semble en devenir plus prochaine. Le panslavisme avec l’annexion de Constantinople, Agram, Trieste, Belgrade, Bucharest, Lemberg et Prague, voilà ce que rêvent les Russes. Quel est l’obstacle ? Évidemment l’Autriche. Donc ils doivent désirer l’affaiblissement, le démembrement de l’Autriche. Comme on l’a dit, le chemin qui de Saint-Pétersbourg mène à Constantinople passe par Vienne. La situation de la Russie fait sa force. A l’abri de toute attaque du côté de l’est, du nord et du sud, elle peut tourner toute son attention, toutes ses forces vers l’Occident, et elle le fait.

Si à côté de cette puissance toujours menaçante, généralement habile parce que sa politique est simple, les Slaves d’Autriche, qui y sont en majorité, ne peuvent développer librement leur nationalité, s’ils se sentent humiliés, privés d’une représentation suffisante aux diètes ou au Reichsrath et s’ils ne voient point d’issue légale à une situation qu’ils considèrent comme intolérable, n’y a-t-il pas lieu de craindre qu’ils ne se tournent vers la Russie, comme l’ont fait récemment les Croates et les Tchèques, et comme les Polonais ont été déjà tentés de le faire en 1846 et 1847 ? Ne pourraient-ils pas être séduits par cette idée, qu’en se jetant dans les bras des Moscovites ils obtiendraient, en échange de la liberté perdue, la grandeur nationale et l’âpre plaisir de se venger de ceux qui n’ont pas écouté leurs réclamations ? Alors, avec la Russie inévitablement menaçante à l’extérieur et les Slaves irrévocablement hostiles à l’intérieur, les jours de l’Autriche seraient comptés. Elle n’existerait plus que par tolérance. Que la France et l’Angleterre soient sérieusement engagées en Occident, et l’Autriche est démembrée comme la Pologne. On peut donc dire sans aucune exagération que, sous peine de mort, elle est obligée de donner satisfaction à ce qu’il y a de raisonnable dans les demandes des Slaves ; mais comment peut-elle le faire sans préparer sa propre dissolution ? En adoptant hardiment des institutions fédérales semblables à celles de l’Union américaine. Et qu’on le remarque bien, en le faisant, elle ne romprait pas avec la tradition, elle y rentrerait après en être sortie. Jusqu’en 1848, les différens pays qu’on appelait l’empire d’Autriche n’étaient réunis que parce qu’ils avaient un même souverain. Leur position légale, leurs relations avec la couronne, leur constitution, n’étaient pas les mêmes. Il n’existait pas sur les bords du Danube d’état unitaire comme en France, et les empereurs avaient toujours juré de respecter les privilèges des nombreux royaumes qui leur étaient soumis, les uns par la conquête, les autres par héritage, d’autres enfin par l’élection. Ces privilèges, la Hongrie, la Bohême et la Galicie les ont toujours réclamés ; elles n’ont jamais cessé de protester contre les essais de centralisation tentés depuis 1848. Les engagemens pris par l’empereur, les traditions historiques, les droits et les vœux des populations, l’extrême diversité de leurs langues, de leurs coutumes, de leurs besoins, tout commande donc l’adoption de la forme fédérale.

Si l’on considère la question d’une façon générale, il est certain que nulle constitution ne garantit davantage la liberté, que nulle ne répond mieux aux besoins de l’état social qui s’établit aujourd’hui en Europe. La fédération respecte la vie locale, permet à chaque groupe de se développer conformément à ses aptitudes, à ses traditions, et en même temps elle procure à l’ensemble la force dont disposent les grands empires. Elle est faible pour l’attaque, mais invincible pour la défense, pourvu qu’elle soit démocratique. La Pologne, si forte jusqu’au XVIIe siècle, a succombé ; les nobles seuls étaient citoyens. La petite Suisse a été attaquée longtemps par l’Autriche, puis par le duc de Bourgogne, le plus puissant des souverains de l’époque. Elle a écrasé ses ennemis ; c’est que tous, paysans et pâtres, avaient une patrie à défendre. Supposez côte à côte l’empire russe avec ses 80 millions d’âmes, et la fédération américaine, qui n’en compte que la moitié. Qui ne voit qu’en cas de lutte l’état despotique serait brisé comme verre au premier contact de la république anglo-saxonne ? Si l’on parvient à créer des Autrichiens, c’est-à-dire des citoyens dévoués à l’Autriche parce qu’ils s’y sentent libres, heureux, honorés et l’aimant à moitié autant que les Polonais et les Hongrois aiment leur patrie, aussitôt la Russie cesse d’être à craindre. La centralisation a fait son temps, les peuples n’en veulent plus ; c’était l’arme du despotisme pour la compression et la conquête. L’Espagne à grands cris réclame la fédération. L’Italie cherche, le meilleur moyen de l’organiser. La France même, où la centralisation était cette admirable machine administrative « que l’Europe, disait-on, lui enviait, » et où les plus ardens défenseurs des droits du peuple avaient fait du fédéralisme un crime digne de l’échafaud, la France cherche à rendre plus de vie locale, plus d’indépendance aux provinces, trop longtemps asservies par le pouvoir central. L’Autriche en adoptant le fédéralisme ne ferait donc que prendre le régime auquel aspirent tous les peuples de l’Europe. Seulement les pays qui constituent l’empire doivent accepter la fédération dans la forme moderne inaugurée par les États-Unis, et renoncer à la prétention rétrograde de rétablir la fédération du moyen âge, comme le veut la diète de Lemberg. Qu’on remarque bien cette différence radicale. Presque tous les états autrefois étaient fédératifs. En Espagne comme en France, dans les Pays-Bas comme en Autriche, l’état se composait de provinces ayant chacune le droit de n’accepter de lois que celles qu’elles avaient votées, de ne payer d’impôts que ceux qu’ils avaient consentis. La Navarre et l’Aragon, la Bretagne et le Languedoc, le Brabant et les Flandres, la Bohême et la Hongrie, formaient autant de corps indépendans, ayant leur autonomie, que le pouvoir central devait respecter, en théorie du moins. Même dans les pays où il y avait une assemblée de représentans appelée états-généraux, les députés de chaque province votaient en corps, conformément à un mandat impératif, et les décisions de la majorité ne liaient pas la minorité : c’était l’application stricte du principe de l’individualisme et du liberum veto. Cette organisation politique rendant toute action prompte et énergique du pouvoir impossible, les souverains furent amenés à imposer leur volonté aux diètes provinciales, comme en France et en Espagne. En Hollande, en Suisse, l’ancien système prévalut, et on commença même par l’adopter aux États-Unis ; mais là on comprit bientôt qu’en face des nations qui, comme l’Angleterre, avaient inauguré un régime plus concentré, où la volonté de la majorité fait loi, l’ancienne organisation, ne constituant qu’une alliance d’états indépendans, était trop faible pour subsister et se défendre, et l’on arriva au régime fédéral encore en vigueur maintenant. Si l’on veut que la nation ne soit pas exposée constamment à tomber en dissolution, il faut qu’il y ait un pouvoir disposant de la force collective de toutes les provinces, un parlement fédéral dont les décisions, dans le cercle de sa compétence, soient partout obéies, une armée, une diplomatie, une monnaie, une douane, un budget communs, des fonctionnaires fédéraux répandus partout et chargés de faire rentrer les revenus et respecter les volontés de la nation. En Suisse comme en Amérique, on a senti qu’il était nécessaire de fortifier le lien fédéral et le pouvoir central, afin d’éviter la nécessité d’employer la force, comme lors du Sonderbund ou de la guerre de sécession aux États-Unis. En Autriche également, pourvu que la liberté soit garantie et l’autonomie provinciale respectée, il ne faudrait pas marchander à l’autorité fédérale la part d’action dont elle a besoin pour subsister et se défendre. Aux affaires que la Suisse, par exemple, a reconnues comme étant d’intérêt général, il conviendrait d’en ajouter quelques autres de nature à cimenter l’union, surtout l’instruction primaire, parce que la diffusion des lumières est pour l’empire une question de vie ou de mort. Qu’on se pénètre bien de cette vérité, plus précaire et périlleuse est la situation d’un peuple, plus il a besoin de suite et de force dans le gouvernement.

La réforme la plus urgente est celle de la représentation nationale. Actuellement le parlement se compose d’une chambre basse dont les membres, au nombre de 203, sont nommés par les diètes provinciales, et d’une chambre haute dont le recrutement s’opère par le choix de l’empereur. Ce qui est vicieux surtout, c’est le mode d’élection pour les diètes : il est extrêmement compliqué, souvent bizarre et presque toujours combiné de manière à favoriser la noblesse ou la race dominante. Tout le monde réclame un changement. Le ministre de l’intérieur, M. Giskra, qui comprend parfaitement les exigences des sociétés modernes, vient d’adresser aux diètes une circulaire par laquelle il soumet à leurs délibérations divers points concernant la réforme désirée. Il demande s’il ne faudrait pas faire nommer les députés directement par les électeurs, s’il ne conviendrait pas de doubler le nombre des membres du Reichsrath et de diminuer la durée de leur mandat. Sans hésiter, les diètes provinciales devraient accueillir les idées de M. Giskra. Une chambre basse nommée directement par les électeurs dans tout le pays, en proportion du nombre des habitans et d’après des conditions qui seraient les mêmes partout afin d’éviter les récriminations des classes et des races, une chambre haute formée, comme le sénat des États-Unis, par des délégués que les diètes éliraient et dont le nombre serait le même pour chaque province, telle est évidemment la forme de représentation nationale qui conviendrait le mieux à l’Autriche régénérée. L’une des deux chambres représenterait l’intérêt général, l’autre l’intérêt provincial. Malheureusement il est à craindre que l’excellente et libérale réforme proposée par M. Giskra ne vienne échouer contre l’opposition étroite et les résistances gothiques de certaines diètes. En Galicie, tout le monde y est hostile, m’écrit-on. Les Polonais craignent que l’élection directe ne porte atteinte à leur indépendance, et ne les fusionne avec le reste de la monarchie. Qu’ils prennent garde seulement que, par leur séparatisme aveugle et leur individualisme intempestif, ils n’amènent la dissolution de l’Autriche de la même façon qu’ils ont préparé celle de la Pologne. L’augmentation du nombre des députés me paraît moins nécessaire. En France, le parti populaire a toujours cru qu’il était dans l’intérêt du peuple d’avoir une assemblée unique et très nombreuse. En Amérique au contraire, on est persuadé que rien n’est plus funeste au régime démocratique, et l’on a décidé qu’il n’y aurait qu’un très petit nombre de députés, quel que soit l’accroissement ultérieur de la population. Si par suite de l’élection directe la chambre basse devenait la représentation de l’unité collective de l’empire, il faudrait que l’autre chambre devînt l’organe des autonomies provinciales. Cette réforme semble être le complément nécessaire de celle proposée par M. Giskra, et peut-être désarmerait-elle les résistances que sa proposition va rencontrer.

L’établissement du fédéralisme sur une base démocratique ne doit enrayer ni les conservateurs, ni les Allemands. L’expérience a pu apprendre aux premiers que le plus sûr moyen d’éviter les révolutions, c’est de les prévenir par des réformes opérées dans le sens où marche le siècle. Quant aux seconds, l’alliance déjà conclue des Slaves et des Magyars leur fera perdre inévitablement une prépondérance que le privilège seul leur assurait ; mais ils peuvent la reconquérir d’une autre manière, s’ils savent comprendre leur mission. Que les Allemands prennent la direction du développement intellectuel et économique des autres races, qu’ils leur apportent les trésors de la science germanique et l’esprit d’entreprise, mettant en valeur les richesses naturelles de tant de régions encore si peu exploitées, ils ne regretteront plus leur influence bureaucratique et ces places dont les maigres émolumens étaient l’objet des poursuites de tant de familles. La langue allemande imposée était honnie par les autres races comme le signe et l’instrument de la domination étrangère ; dès qu’on aura accordé aux autres idiomes la place qui leur revient, l’allemand sera au contraire accueilli, appris partout, comme le moyen de puiser à une source de culture intellectuelle supérieure.

L’heure a sonné où les Slaves vont prendre leur essor. Quel est l’avenir réservé à cette jeune race, le dernier venu des essaims aryens passés en Europe ? De même que les Germains, par la branche anglo-saxonne, s’emparent d’une moitié du globe, sont-ils appelés, eux, à dominer dans l’autre ? Il est difficile d’apprécier leurs aptitudes, car il est certain qu’ils n’ont pu encore donner nulle part la mesure de leur valeur[11] : ils ont toujours été asservis sous des maîtres d’un sang étranger, en Russie non moins qu’en Autriche et en Turquie ; mais aujourd’hui ils prennent conscience d’eux-mêmes, ils cultivent leur langue, ils recueillent leurs traditions et y puisent l’orgueil national, ils veulent prendre la place qui leur revient, et d’une ou d’autre manière ils l’obtiendront. Le gouvernement et les Allemands-Autrichiens, loin de contrarier ce mouvement, doivent le favoriser. Il leur apportera honneur, puissance et richesse. Ce n’est qu’à ce prix que l’Autriche vivra. Supposez que dans tout l’empire-royaume les Slaves soient satisfaits, libres et prospères, que l’instruction primaire soit répandue dans leurs campagnes, le haut enseignement donné avec éclat dans leurs universités, que l’industrie et l’agriculture perfectionnée multiplient les richesses de ces belles provinces, que chaque groupe, Croates, Slovènes, Tchèques, Polonais, Ruthènes, encouragé au lieu d’être comprimé, arrive au plein développement de ses aptitudes naturelles, qu’eu un mot les Slaves en Autriche se sentent aussi heureux que les Allemands ou les Italiens en Suisse, — dès ce moment la situation politique change complètement dans toute l’Europe orientale. La Russie n’est plus à craindre, car l’arme si puissante du panslavisme est brisée entre ses mains. L’idéal n’est plus la grande Slavie, puissance militaire commandée par un despote, c’est l’établissement d’une puissante fédération libre dont l’Autriche deviendrait le foyer. Entre la Russie sombre, muette, bâillonnée par la censure, ruinée par ses armées permanentes, écrasée sous le despotisme militaire, sans développement intellectuel ou matériel malgré ses chemins de fer, et la Suisse danubienne où circulerait à larges flots la vie moderne, nulle hésitation ne serait possible. C’est l’Autriche qui deviendrait un centre d’attraction pour les populations du Dnieper et des Balkans.

La Russie elle-même se transformerait. Si la France parvient à reconquérir la liberté, et, ce qui est plus difficile, à la garder, toute l’Europe est affranchie. Chassé de partout, le despotisme ne pourrait se maintenir dans l’empire des tsars, car les Russes ne souffriraient pas longtemps qu’on puisse dire, et avec raison, qu’à leurs frontières l’Asie commence. Ainsi par une révolution pacifique, par le progrès naturel des lumières, du bien-être et de la justice, la question d’Orient se trouverait résolue, et les dangers du panslavisme s’évanouiraient. La raison d’être de l’Autriche se trouvait jadis dans la nécessité d’opposer un puissant boulevard aux invasions des Turcs ; aujourd’hui elle remplace la Pologne, qui était le rempart de l’Europe contre les envahissemens de la Russie. Afin de ne pas être emportée à son tour, il faut qu’elle se donne une constitution qui, tout en respectant l’autonomie des provinces, mette aux mains du pouvoir central la force nécessaire pour maintenir et défendre l’union. Telle est l’œuvre qu’il s’agit maintenant d’accomplir. Pour y réussir, le gouvernement de Vienne et les Allemands n’ont qu’à se convaincre qu’ils ont le plus grand intérêt à favoriser l’expansion des Slaves. Les Polonais et les Tchèques de leur côté doivent renoncer à des exigences empruntées aux traditions surannées du moyen âge, qui rendraient impossible l’organisation d’un état moderne. Point n’est besoin de menacer ou d’attaquer la Russie. Le moyen infaillible de la désarmer, et de lui rendre en même temps service, c’est uniquement de favoriser le développement de la liberté et de la civilisation.

Reste une dernière difficulté. Quels seraient les rapports de la Cisleithanie fédérale avec la Hongrie ? Le mécanisme actuel des délégations serait maintenu aussi longtemps qu’il pourrait fonctionner. Dès qu’il en viendrait à mécontenter les deux parties, on accorderait à la Hongrie l’union personnelle, si elle le désire, ou l’entrée dans la confédération, si elle le demande. Cette dernière supposition paraîtra aujourd’hui bien improbable. Les Magyars voudraient relâcher davantage plutôt que resserrer le lien qui les unit à l’Autriche. La raison en est qu’ils craignent avant tout deux choses : premièrement d’être encore engagés malgré eux dans les démêlés avec l’Allemagne, qui ne les touchent pas et qui leur ont déjà coûté tant de sang et d’argent, secondement de voir renaître dans la Cisleithanie l’ancien despotisme dans le cas où les tentatives actuelles de réorganisation viendraient à échouer dans l’anarchie. Si au contraire la Cisleithanie arrive à se constituer définitivement de façon à assurer à toutes ses populations le complet développement de leurs aptitudes et de leurs ressources, les Hongrois finiront par comprendre qu’il est de leur intérêt de s’associer plus intimement à un état riche, éclairé et libre. Les Magyars, plus encore peut-être que les Polonais, doivent désirer vivre dans une Autriche puissante, car c’est l’unique asile de leur nationalité. L’Autriche détruite, ils sont engloutis dans l’océan slave. Cela est trop évident pour qu’ils ne le voient pas. Il est donc probable que, dès qu’ils seront assurés que la Cisleithanie ne se mêlera plus des affaires allemandes et saura conserver la liberté, ils voudront se rapprocher d’elle au lieu de s’en éloigner, comme ils semblent le désirer aujourd’hui.

En résumé, la mission de l’Autriche est belle : si elle la remplit, elle méritera la reconnaissance de l’Europe. Concilier par la liberté et le bien-être des races si longtemps hostiles, hâter, le développement de la race slave, cette sœur cadette de la grande famille aryenne, et procurer ainsi à l’humanité l’épanouissement d’un rameau nouveau doué peut-être de facultés spéciales, attirer vers un centre actif de richesses et de lumières les peuples frères encore asservis en Russie et en Turquie, faire rayonner ainsi partout dans l’Europe orientale les forces irrésistibles de la civilisation, devenir en un mot les États-Unis danubiens, sans guerres, sans révolutions, sans violences, voilà ce qu’il y a pour elle à faire. Afin de vaincre les difficultés, — et nous n’avons pas cherché à les dissimuler, — ce qu’il faut de la part du gouvernement de Vienne, c’est une initiative hardie, des vues élevées et le sentiment des conditions d’existence des sociétés démocratiques modernes, — de la part des Tchèques et des Polonais c’est mettre de la sagesse dans leurs réclamations, de la persévérance, mais de la prudence dans leur conduite et sur tout se ressouvenir des leçons de leur histoire.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er août 1809, l’Autriche et la Bohême en 1869, la question tchèque et l’intérêt français, par M. Saint-René Taillandier.
  2. Les chefs des districts où la jacquerie avait le mieux réussi furent promus à des postes plus élevés. L’un de ceux-ci, devenu préfet de police à Lemberg après 1846 et élu député à la diète en 1861, vit son élection cassée malgré tous les efforts du président de l’assemblée et du gouvernement, M. Golcjewski, actuellement député au Reichsrath, avait accusé l’ancien chef de district d’avoir favorisé les massacres de 1846, et l’assemblée considéra ce fait comme démontré.
  3. M. Smolka vient de publier à Paris un volume intitulé Autriche et Russie, avec une introduction de M. Henri Martin. On peut voir aussi du même auteur, en allemand, Politische Briefe uber Polen und Russland, 1869.
  4. Voici à ce sujet quelques extraits des correspondances et des journaux devienne qui traduisent cette impression de la manière la plus nette. « Le mécontentement est très grand dans les cercles politiques de Vienne à cause du résultat des votes qui ont eu lieu dans la séance commune des délégations. Depuis deux jours, tous les journaux indépendans de Vienne attaquent l’institution des délégations, la désertion des membres de l’opposition dans la délégation autrichienne, l’absence de tout sentiment de justice et l’égoïsme des Hongrois. On va jusqu’à dire que les provinces cisleithanes se trouveraient mieux de l’union personnelle que de ce parlement hybride constitué par les délégations, qui, d’après les paroles de Deak, était destiné à être une arme défensive contre la prépondérance autrichienne, mais qui est devenu maintenant une arme offensive contre le bon droit et la bourse des Autrichiens. » — « Ce serait fermer les yeux et les oreilles devant des faits évidens et patens, dit la Neue freie Presse, que d’affirmer que cette institution parlementaire ait pris racine chez nous, et qu’elle ait conquis les moindres sympathies. Nous ne voulons pas méconnaître le soin, la diligence, la manière consciencieuse et le zèle avec lesquels la majorité des membres de ces deux petites assemblées ont accompli la tâche pénible d’examiner le torse d’un budget qui leur a été présenté ; mais nous ne pouvons nous empêcher de ne considérer ces services dans leur ensemble que comme le strict nécessaire de ce qu’on devait attendre. Si nous avons accueilli froidement cette institution à l’époque où elle fut créée, nous n’y prenons plus absolument aucun intérêt, maintenant que nous avons vu combien cette machine est lourde et peu maniable. » — En examinant ici même la nouvelle constitution de l’Autriche, nous disions que le mécanisme des délégations était si informe, si mal construit, qu’il ne résisterait pas à une crise sérieuse. Il ne s’est agi cette fois-ci que d’un différend insignifiant au sujet de quelques chiffres du budget. Qu’adviendrait-il, si une question vitale comme celle de la paix ou de la guerre était on débat ?
  5. Les sympathies que les Polonais de la Galicie ont récemment manifestées pour les Hongrois ont fait croire à certaines personnes que la Galicie songeait à s’unir aux pays de la couronne de saint Etienne dans l’espoir de trouver meilleur accueil pour leurs réclamations de l’autre côté de la Leitha. C’est une erreur. Les Polonais ne demandent pas à s’unir avec la Transleithanie, parce qu’une telle annexion, librement consentie, équivaudrait à une validation de l’acte de partage de 1772. L’Autriche avait fait valoir à cette époque un prétendu droit de la couronne de Hongrie sur la Galicie, résultant de ce que le royaume de Halicz (Galicie), principauté ruthène, avait élu comme souverain, en 1218, le roi hongrois Koloman, alors mineur, qui bientôt après, en 1226, perdit cette nouvelle possession. Les Polonais, comme les Hongrois, ont l’esprit légiste, et se préoccupent des traditions historiques. Ils ne voudraient pas ratifier l’union de 1218 pas plus que la conquête de 1772. Soutenir les Magyars, mais sauvegarder leur indépendance, telle est leur politique.
  6. Voici comment s’exprime l’historien russe Pogodine, cet habile apôtre du panslavisme. « Les Russes de la Galicie, qui composent toute la population dans la partie orientale, sont en butte à toute sorte de persécutions et de vexations ; c’est pourquoi je me permets d’adresser encore quelques mots aux Polonais : Messieurs, vous opprimez les nôtres en Galicie. Votre système de tyrannie envers ces malheureux approche de son terme, car leurs gémissemens retentissent dans toute la Russie. Comment voulez-vous que nous ne prenions pas des mesures sévères contre de semblables violences en Volhynie, en Podolie et dans toutes nos provinces occidentales, où vous n’êtes pas moins des intrus qu’en Galicie ? N’est-il pas évident que votre conduite en Galicie nous donne plein droit d’user de représailles envers vous dans le royaume de Pologne ? » — Deux mots aux Polonais, 15 janvier 1857, cité par M. R. Janin, l’Idée française et l’idée russe dans la question orientale. — 1869.
  7. Les Russes et les historiens qui adoptent le point de vue russe donnent une autre physionomie aux faits. Ils n’admettent pas de nationalité ruthène distincte de l’état russe. La Russie moscovite des Romanof est, suivant eux, la continuation de l’état ruthène de Kiev. La Pologne et la Lithuanie, profitant de la désorganisation où les invasions mongoles avaient jeté la Russie, lui enlevèrent ses provinces essentiellement russes d’au-delà du Dnieper. Au XVIIIe siècle, elle n’a fait que rentrer en possession de ce qui était son bien. Ce système ne sera admis que par ceux qui ont intérêt à l’adopter.
  8. Le ruthène a été longtemps la langue littéraire dominante. Les chroniques de Nestor, le fameux poème d’Igor, le code Ruskaia-Pravada, sont écrits en ruthène, c’est-à-dire en slave bulgare modifié par le dialecte ruthénien. En Lithuanie, le ruthène demeura la langue officielle jusqu’au XVIe siècle. Jagellon parlait ruthène. Voyez les ouvrages de M. Duchinski de Kiev, vice-président de la Société d’ethnographie de Paris, dont j’ai cru pouvoir adopter les opinions en ce qui concerne les origines slaves. Le ruthène moderne est encore si peu développé qu’il n’a même pas d’alphabet et d’orthographe fixes. En Russie, la censure oblige les imprimeurs à employer les caractères russes. En Galicie, c’est la langue cyrillienne qui domine dans les écoles.
  9. Voyez l’intéressant travail de m ; Léon Syroczynski, le Panslavisme (1869). En sa qualité de Ruthène et de l’Ukraine, M. Syroczinski est à même d’être bien renseigné sur le sentiment de ces populations, si peu connues en Occident. « Certes, dit-il, il y a des Ruthènes (Petits Russiens) qui en sont encore à crier vengeance contre la Pologne ; mais ce sont des fonctionnaires ou des agens du gouvernement. Les hommes qui s’efforcent de former un parti national sont franchement ennemis de l’empire russe. »
  10. La bourgeoisie des villes et la presse commencent, assure-t-on, à secouer l’influence cléricale. Ainsi les idées ultramontaines de M. Ledochowski, archevêque de Posen et ancien nonce apostolique, ont rencontré une vive opposition dans l’opinion. Plusieurs journaux de la Galicie se sont prononcés pour l’abolition du concordat. Sur les cinq grands journaux polonais, un est radical et soutient M. Smolka ; trois autres représentent différentes nuances du libéralisme, un seul est l’organe des ultramontains. Il n’en est pas moins vrai que les nobles et les propriétaires, qui forment encore la classe dominante, se rattachent en majorité à ce dernier parti. La raison en est simple. Les Polonais, luttant contre les Russes schismatiques, se sont attachés avec la même force à leur patrie et à leur église, sans se demander si cette église représentait la liberté ou le despotisme. C’est exactement comme en Irlande ; où tout catholique est ultramontain. L’homme qui a sa foi à défendre contre un adversaire puissant et d’une autre race embrassera la nuance religieuse la plus exclusive. Cela est naturel, mais n’en est pas moins regrettable pour les Polonais. Rome n’a jamais porté bonheur aux états qui se sont dévoués à sa cause. Voyez le sort de l’Autriche, de l’Espagne, de la Pologne elle-même.
  11. Je n’ignore pas qu’on a publié en Bohème maints volumes qui démontrent que l’humanité doit plus aux Slaves qu’aux Germains. Pour le prouver, tout homme éminent qui a une goutte de sang slave dans les veines ou une terminaison slave à son nom est baptisé slave. Cela n’est pas sérieux. Cette race sera ; elle n’a pas encore été. Elle a des qualités particulières : beaucoup de finesse, d’imagination, de goût pour la musique et la poésie, d’aptitude pour apprendre les langues, l’intelligence très vive. Les officiers autrichiens m’ont dit que le soldat slave était bien plus tôt instruit que l’Allemand. L’administration autrichienne fourmille de Slaves. Leurs traditions étant toutes démocratiques, c’est une force dans un siècle de démocratie. Tant qu’ils ont échappé à l’influence allemande, ils n’ont connu ni la noblesse ni la féodalité, et la communauté des terres maintenait l’égalité. Ils ont la grâce, le charme, la distinction. Ce qui parait leur manquer, c’est la fermeté virile, la persistance invincible du Saxon à la tête carrée. Les Polonais toujours, les Tchèques jusqu’au temps héroïque des Hussites, ont montré que ce n’était pas du moins la bravoure qui leur faisait défaut.