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L’Amant anonyme

La bibliothèque libre.
Théâtre de sociétéM Lambert & F.J. Baudouin1 (p. 181-316).


L’AMANT
ANONYME

COMÉDIE EN CINQ ACTES.


PERSONNAGES.


LÉONTINE, jeune Veuve.

DOROTHÉE, Amie de Léontine.

LE VICOMTE DE CLEMENGIS.

ROSALIE, Femme-de-Chambre de Léontine.

PICARD, Valet du Vicomte.

OPHÉMON, vieux savant, attaché à Léontine.

JEANNETTE, jeune Villageoise.

COLLIN, jeune Villageois, amant de Jeannette.

UN NOTAIRE.


La Scène est dans une Terre de Léontine,
à soixante lieues de Paris.


Le Théâtre représente un Salon.

ACTE I.


Scène première

OPHÉMON, seul.
(Il regarde de tous côtés s’il n’y a personne. Il s’assied ; & tirant une lettre de sa poche, il dit.)

Il est cinq heures. Tout le monde est à la promenade. Pendant que nous sommes seuls, relisons un peu la lettre de M. le Vicomte… Je crois n’avoir rien oublié de ce qu’il m’ordonne. Voyons (Il tire ses lunettes, & lit) Hom… « Mon courier a dû vous porter toutes les choses nécessaires pour la petite fête en question… les couplets & les instructions relatives à ce sujet. Songez bien à votre déguisement ; que la jeune Villageoise sache parfaitement son rôle… enfin, mon cher Ophémon, il s’agit du bonheur de ma vie. Souvenez-vous à quelle condition je vous ai placé chez Léontine ». (Ophémon, après avoir lu…) Il arrive Jeudi… Jeudi, c’est aujourd’hui. Voilà qui est bon : il aura lieu d’être satisfait de mon exactitude… C’est une chose singulière que la destinée ! Moi, grave Professeur de Langues & de Sciences, me voilà devenu l’Agent d’une intrigue amoureuse, la plus bisarre, la plus romanesque !… Enfin, si nous réussissons, ma fortune est faite. Mais je suis encore bien loin de me flatter du succès. La tête de Léontine tient bon. Tous mes progrès se bornent à lui inspirer quelque légère curiosité. Cette fuite de Paris m’a presque déconcerté tout-à-fait… Quelle femme extraordinaire ! quelle fierté ! quelle obstination dans ses systêmes ! Mais chut, on vient.


Scène II.

ROSALIE, OPHÉMON.
Rosalie.

Ah ! Monsieur Ophémon, je viens vous annoncer une nouvelle qui vous fera plaisir. Monsieur le Vicomte de Clemengis, votre ancien Élève, arrive ; son Courier est là-bas.

Ophémon.

Bon ! vous me surprenez beaucoup. Il semblait avoir totalement oublié Léontine. Depuis huit mois que nous ne l’avons vu, je ne sache pas qu’il lui ait écrit une seule fois.

Rosalie.

Cette négligence est d’autant plus singulière, que Madame l’a toujours distingué avant qu’elle fût veuve. Il lui a rendu de grands services ; car il était ami intime de son mari, & il les a plus d’une fois raccommodés ensemble. Madame en a conservé beaucoup de reconnoissance, & elle disoit souvent que c’était le seul homme qu’elle estimât, d’autant plus qu’il n’avoit jamais été amoureux d’elle.

Ophémon.

Il a eu grande raison : car vous avez vu comme Léontine, depuis son veuvage, a traité tous ceux qui aspiroient à sa main.

Rosalie.

Oh ! il est vrai que le mariage lui fait horreur. Mais, dame, mettez-vous à sa place. Elle avait épousé son amant, celui qu’elle avait choisi entre mille, & vous savez comme il l’a rendue malheureuse. Écoutez donc ; il n’est pas étonnant qu’après cette épreuve, elle y pense à deux fois.

Ophémon.

Et puis elle n’aime rien, elle est belle, jeune, riche & libre ; elle a des goûts solides. Des livres, de la musique, de l’indépendance, voilà tout ce qu’il lui faut. Elle serait bien folle de songer à se remarier. Allez, je vous proteste que le Vicomte va bien l’entretenir dans ses sentimens à cet égard. C’est l’homme le plus opposé au mariage, & qui a le plus d’éloignement pour les femmes.

Rosalie.

Mais cela est fort vilain, vous lui avez donné là de très-mauvais principes.

Ophémon.

Eh, mon Dieu ! je n’y ai rien fait ; il est né comme cela : austère, méprisant l’amour, & sauvage par caractère autant que par systême.

Rosalie.

Voilà ce qui nous convient. Ma Maîtresse fuit les fêtes & la galanterie. Loin du monde & de ses amans, à soixante lieues de Paris, seule avec son amie Dorothée, elle dit en arrivant ici, qu’il n’y avoit que le Vicomte à qui elle put permettre de venir troubler un si doux tête-à-tête. Pour moi, depuis huit jours que nous sommes dans cette solitude, j’y meurs déjà d’ennui ; je regrette vivement cette cour si brillante, dont Léontine était entourée, & sur-tout cet amant singulier, ce lutin, ce… Mon Dieu ! dites donc comment vous l’appelliez ?

Ophémon, riant.

Ah ! notre Sylphe ?

Rosalie.

Oui, le Sylphe !… Sylphe ! Le joli nom ! Oh que j’aimerois un Sylphe, moi ! Le voilà bien dérouté, le pauvre malheureux ! Croyez-vous qu’il nous ait suivies ? Je le voudrois.

Ophémon.

Oh ! non, la fuite de Léontine lui aura fait perdre toute espérance.

Rosalie.

Que je le plains !

Ophémon.

Moi, point du tout ; c’est un extravagant. Mais à propos, voici l’heure où Léontine doit rentrer de la promenade pour la lecture ; il faut que je m’y rende. Adieu. (Il sort.)


Scène III.

ROSALIE, seule.

C’est un bon homme pour un Savant, que ce Monsieur Ophémon. Il parle comme un autre ; il a un sang froid, une certaine gravité tout-à-fait drôle. S’il n’entretenoit pas ma Maîtresse dans toutes ses rêveries de sciences & d’études, je l’aimerois. Mais qui vient ? Ah ! c’est Picard. Tant mieux ; il y a long-temps que je n’ai causé à mon aise, & je vais m’en dédommager amplement.


Scène IV.

ROSALIE, PICARD.
Picard.

Enfin, je te retrouve. Il y a une heure que je te cherche. Mais Rosalie, dis-moi donc ce qu’on prépare ici ? J’ai vu des Ménétriers, des apprêts de danses, & tout le Château est rempli de jeunes Villageoises.

Rosalie.

C’est une noce. Jeannette & Colin s’aimoient ; Jeannette & Colin étoient les Bergers les plus pauvres du Hameau, & Madame, bienfaisante & sensible, dote & marie ce soir Jeannette & Colin.

Picard.

Comment n’est-elle pas blessée du spectacle d’une noce ? On m’a conté qu’elle s’étoit exilée dans cette Terre pour éviter la poursuite de ses amans.

Rosalie.

Rien n’est plus vrai, mon pauvre Picard.

Picard.

Pardi, mon Maître va se trouver ici bien selon son goût. Ils en vont dire de belles tous les deux sur l’amour & le mariage !

Rosalie.

Sais-tu notre histoire ?

Picard.

Quelle histoire ?

Rosalie.

De notre amant invisible… anonyme.

Picard.

Moi, non, je ne sais rien qu’en gros… J’arrive.

Rosalie.

Eh bien, écoute-la : elle est curieuse. Il y a environ huit mois, dans le temps du départ de ton Maître, vers le commencement de l’hiver, un mois après que le bon homme Ophémon fut entré chez nous…

Picard.

Eh, pour Dieu, laisse-là tes époques, & venons au fait : je ne me soucie pas de la date.

Rosalie.

Eh bien, alors Léontine reçut une lettre anonyme… Sais-tu ce que c’est qu’une lettre anonyme ?

Picard.

Oui, oui, à-peu-près.

Rosalie.

Eh bien, cette lettre étoit d’amour. On y disoit que la passion, l’estime… la crainte… que… Tu imagines bien ?…

Picard.

Sans doute. Passons la lettre. Après.

Rosalie.

Elle en reçut comme cela cinq ou six.

Picard.

L’Anonyme étoit grand Écrivain.

Rosalie.

Et puis des vers, des chansons ; oh ! j’en avois retenu entr’autres une charmante ; je ne sais pas si je m’en souviendrois à présent.

Picard.

Enfin…

Rosalie.

Enfin, tous les jours amenoient quelqu’aventure nouvelle, de la musique, des fêtes…

Picard.

Des fêtes anonymes ?

Rosalie.

Assurément, des concerts sous ses fenêtres, à ses promenades… Tu sais qu’elle avoit une maison au bois de Boulogne ; eh bien, tous les soirs c’étoit des chants délicieux, des feux d’artifice, avec son chiffre & son non tracés par-tout, & il n’y a pas un arbre dans le bois qui ne soit rempli de vers & d’emblêmes.

Picard.

Et jamais Léontine n’a pu découvrir d’où tout cela venoit ?

Rosalie.

Jamais, & je t’assure qu’elle n’y a rien épargné. L’inconnu étendoit ses attentions jusqu’à moi. J’ai trouvé plus de trente fois, dans ma chambre, des robes, des bijoux, & différens présens ; tiens, cette bague est de lui.

Picard.

Comment, diantre ! voilà du solide, & l’on n’a pas même soupçonné ?…

Rosalie.

Léontine s’est en vain creusé la tête à ce sujet ; les soupçon d’abord sont tombés sur tous les gens de la société qui l’entouroient alors ; & puis elle disoit : « celui-là n’a pas assez d’esprit ; celui-ci est trop fat & trop indiscret ; cet autre n’est point assez passionné »… Enfin, après beaucoup de réflexions & de recherches, elle s’est arrêtée à croire qu’elle n’a jamais connu ni vu cet amant singulier.

Picard.

Et comment auroit-elle pu lui tourner la tête à cet excès ?

Rosalie.

Oh ! il la connoît de réputation ; il l’aura vu aux spectacles ; il lui aura parlé au bal sans qu’elle s’en doute… voilà ce que nous imaginons.

Picard.

Et cela dure depuis huit mois ?

Rosalie.

Et cela dureroit encore, si elle n’avoit pas pris le parti de venir s’enterrer ici.

Picard.

Il y a du merveilleux là-dedans. Moi, je crois que c’est un Sorcier.

Rosalie.

Fi donc ! dis plutôt un génie… un Sylphe, à la bonne heure… Mais, à ton tour, conte-moi donc un peu ce que vous êtes devenus pendant une si longue absence ?

Picard.

Oh ! mon histoire ne sera pas aussi jolie que la tienne. D’abord, mon Maître a passé trois mois à son Régiment ; ensuite il a été dans sa Terre de Picardie. Là, il ne voyoit personne ; il écrivoit toute la journée, & puis quelquefois il partoit brusquement tout seul, & ne revenoit qu’au bout de huit, dix ou douze jours.

Rosalie.

Comment ! tout seul ?

Picard.

Absolument seul.

Rosalie.

Quel homme bizarre !

Picard.

Cela s’appelle un Philosophe.

Rosalie.

C’est dommage, avec une figure si intéressante, des manières si douces, si distinguées… Mais, paix, taisons-nous. Voilà ma Maîtresse & Dorothée.


Scène V.

ROSALIE, PICARD, LÉONTINE, DOROTHÉE.
Léontine.

Rosalie, l’habit de Jeannette est-il fait ? Sera-t-elle bien mise ? Je vous prie de présider à sa toilette.

Rosalie.

Madame sera contente

Dorothée.

Et Jeannette encore davantage.

Rosalie.

Oh ! elle est transportée ; il faut que ce soit une jolie chose que le mariage !

Léontine, à Picard.

Mais votre Maître n’arrive point ?

Picard.

En effet, il devroit être ici

Léontine.

Allez, Rosalie, dire à Jeannette que je signerai son contrat dans une heure. (Rosalie & Picard sortent.)


Scène VI.

LÉONTINE, DOROTHÉE.
Léontine.

Cette noce me fait plaisir. Il est si doux de faire du bien ! Cependant je me reproche d’avoir cédé si facilement à ma sensibilité, en unissant deux personnes qui vraisemblablement un jour m’en sauront mauvais gré.

Dorothée.

Eh, mon Dieu ! toujours les mêmes idées, & tout cela d’après votre exemple. Mais est-ce une raison de tirer une conséquence si générale ?

Léontine.

J’aimois, j’étois aimée, & vous savez quel fut mon destin !

Dorothée.

Vous aimiez avec trop de délicatesse & de passion. Susceptible, violente, inquiette, vous fîtes vous-même le malheur de votre vie.

Léontine.

Il falloit me contenter d’un ami. Je voyois chaque jour ses soins diminuer ; une tendresse indolente & paisible, succéder à cette passion si vive. Sans objet de jalousie, sans raison aux yeux du monde, je devins fâcheuse, parce que je me trouvois à plaindre. Bientôt je me rendis importune & désagréable. J’éclatai ; on osa me parler en maître ; le ressentiment, la fierté se joignirent à l’amour mécontent, & je ne connus plus de bornes. Sans le Vicomte, vous n’ignorez pas à quelles extrémités je me serois portée. Enfin, je parvins à me faire haïr… Ô souvenir cruel de ce temps affreux de discorde, de reproche mutuels !

Dorothée.

Si l’on eût partagé l’excès de votre passion, quelle félicité eût égalé la vôtre !

Léontine.

Eh ! voilà ce qui n’est pas possible. Il m’aimoit à sa manière, comme les hommes savent aimer, en me négligeant, en se livrant à toutes les vaines dissipations qui l’arrachoient d’auprès de moi. Je n’avois qu’une affaire, qu’un objet, qu’une idée : c’étoit toujours lui. Ah ! quelle était ma folie, d’oser attendre & d’exiger un retour que l’homme le plus sensible ne pourra jamais accorder !

Dorothée.

Voilà l’opinion que je combats. Je conviens qu’il n’avoit pas une ame assez délicate, assez passionnée pour la vôtre : mais croyez qu’il en existe. Vous jugez des hommes avec trop de prévention. La sensibilité ne nous seroit-elle donnée que pour faire des ingrats ? Non, cela ne peut être. Par exemple, pensez-vous que cet inconnu, qui vous poursuit depuis si long-temps, ne soit pas capable d’une constance, d’une délicatesse, d’une passion qui surpasse tout ce qu’on a jamais vu ?

Léontine.

Il y a de l’exagération dans cet éloge.

Dorothée.

Il y aurait de l’injustice à ne le lui pas accorder. Réfléchissez à sa conduite. Il vous déclare qu’il vous aime depuis plus de huit ans ; il n’ose l’avouer que deux ans après votre veuvage. D’abord, il respecta votre vertu, ensuite votre douleur ; quelle bienséance, quelle honnêteté ! Enfin, il fait parler ses soins ; mais connoissant votre éloignement invincible pour un nouvel engagement, il vous proteste qu’il est sans espérance ; qu’il est décidé à ne jamais se nommer, & que le bonheur qu’il éprouve à vous entretenir de sa passion, lui suffit & le dédommage de toutes les peines que vous lui avez causées. Joignez à tout cela une galanterie, une grace, une occupation de vous si continuelle, si constante. En vérité, je vous admire, d’être si froide à cet égard : pour moi, je sens qu’il y a long-temps que la curiosité m’auroit conduite à l’intérêt le plus pressant & le plus vif.

Léontine.

Qui ? moi, j’aimerois encore ? Ah ! cette idée me rappelle des maux à peine effacés par le temps ; il me semble qu’elle rouvre toutes les blessures de mon cœur. Ce triste cœur est épuisé ; il abjure à jamais un sentiment qui n’est plus fait pour lui. J’ai vingt cinq ans ; je suis libre, je veux conserver du moins ce seul avantage qui me reste & au défaut du bonheur, qui n’est qu’une chimère, chercher la paix & la goûter si je puis.

Dorothée.

Vous le dirai-je ? jamais, depuis dix-huit mois, je ne vous vis, comme à présent, dans une situation moins tranquille. Une sombre mélancolie vous consume en secret ; votre ame active & passionnée a besoin d’un sentiment violent. Cette retraite profonde où vous vous ensevelissez, m’effraie pour vous ; elle nourrira des souvenirs & des réflexions dont il auroit fallu vous distraire. Il faut apporter la paix dans la solitude, & non venir l’y chercher.

Léontine.

Ces lieux me plaisent, ce séjour sauvage & sans art me convient. J’aime ces rochers dont nous sommes entourées ; ils semblent rendre cette demeure inaccessible. Puissé-je à jamais y être oubliée, comme je le desire !

Dorothée.

Voilà des idées tout à fait gaies. La plus jolie femme de Paris, enfermée dans un vieux Château fort, avec le projet d’y rester toujours !… Pour moi je n’ai pas un goût décidé pour les rochers. Je partage avec plaisir votre solitude, & non votre misanthropie : & je crains, je vous l’avoue, qu’après avoir quitté le monde, votre humeur sauvage ne vous fasse encore exiler l’amitié de ce désert si charmant à vos yeux.

Léontine.

Non, elle seule y sera reçue : je ne suis plus sensible que pour elle. Le souvenir du Vicomte dans cet instant me fait même plaisir. Je le reverrai avec joie ; c’est l’homme le plus estimable & le plus honnête que j’aie jamais connu. Indifférent, austère & froid, mais sûr, essentiel, ami solide & vrai, il a toutes les qualités nécessaires pour inspirer un attachement durable.

Dorothée.

Il me semble avoir entendu dire que vous aviez pensé l’épouser avant votre mariage ?

Léontine.

Il est vrai qu’il en fut question. J’avois quinze ans, il en avoit vingt-trois. J’étois encore au Couvent ; mes parents le desiroient avec ardeur, & le lui proposèrent. Il ne le voulut pas, sous prétexte de ma grande jeunesse. Ce refus n’avait rien de choquant ; car nous ne nous connoissions ni l’un ni l’autre. Je le retrouvai deux ans après dans le monde, & j’étois mariée la première fois que je le vis.

Dorothée.

Après cette aventure, il eût été assez piquant de lui tourner la tête, de le rendre bien amoureux. À votre place, j’en aurois été un peu tentée.

Léontine.

J’étois bien éloignée d’un tel projet ! Mais quand j’aurois pu le former, certainement il n’auroit pas réussi.

Dorothée.

En vérité, vous vous deviez cette petite vengeance. Mais sérieusement, je suis fâchée que vous ne l’ayez pas épousé ; peut-être eussiez-vous été plus heureuse avec lui.

Léontine.

Non, sûrement, si je l’eusse aimé : un caractère aussi froid ne convenoit guère au mien.

Dorothée.

Enfin, vous souffrez que l’amitié vienne vous chercher ici ; mais si l’amour, sans votre permission, vous y suivoit encore ?

Léontine.

Quelle folie ! & qui pourroit la concevoir ?

Dorothée.

Notre inconnu… je ne vous cache pas que je l’attends tous les jours.

Léontine.

Il faut croire que le parti que j’ai pris l’aura découragé.

Dorothée.

Mais enfin s’il ne l’étoit pas ?

Léontine.

Il seroit fort à plaindre.

Rosalie, survenant.

Madame, je viens de voir une voiture sur le grand chemin ; c’est sûrement Monsieur le Vicomte : mais il est encore loin.

Léontine.

N’importe. Allons au-devant de lui. (Elles sortent.)

Fin du premier Acte

ACTE II.


Scène première

LE VICOMTE, OPHÉMON.
Le Vicomte.

Comment, Léontine n’est pas ici ?

Ophémon.

On a vu sur le grand chemin une voiture ; on a cru que c’était la vôtre. Léontine est allée au-devant de vous ; & comme vous avez pris la route de traverse, vous ne vous êtes pas rencontrés. Je viens d’envoyer la chercher : elle sera ici dans un instant.

Le Vicomte.

Je suis bien maladroit. Mais du moins profitons du moment où nous sommes seuls pour parler en liberté. Vous avez bien pris toutes les précaution nécessaires pour la petite fête ? Vous êtes sûr du secret ?

Ophémon.

Oui, Monsieur, soyez tranquille. J’étois déguisé, comme vous me l’aviez ordonné ; le jour tomboit, il faisoit à peine clair dans la chaumière de ces bonnes gens ; je me suis annoncé de la part de Dorothée : & comme j’ai dit qu’elle vouloit surprendre Léontine, j’ai sur-tout fait promettre le plus grand secret, en ajoutant au père & à la jeune fille, que pour éviter tout soupçon, elle leur recommandoit, si par hasard elle en étoit rencontrée, de ne point lui parler. Tout cela s’est passé avant-hier. La fête est pour ce soir. J’observe de près mes acteurs, sans qu’ils s’en doutent.

Le Vicomte.

Et Jeannette saura-t-elle sa chanson ?

Ophémon.

Elle chantoit toute la journée le petit air que je vous ai envoyé ; & pour les paroles, elle a une mémoire de quinze ans.

Le Vicomte.

Les Musiciens sont arrivés ; ils sont cachés aux environs ; & comme j’emploie, pour les faire agir, le même homme qui m’a déjà servi tant de fois, & qui, lui-même, ne me connoît pas & ne m’a jamais vu ; je ne crains point, quand ils seroient questionnés, qu’ils puissent rien découvrir. Je l’ai chargé aussi du feu d’artifice et de l’illumination.

Ophémon.

Que de soins, que de précautions, que d’argent tout cela vous coûte !

Le Vicomte.

Ah, Dieu ! quand je pense qu’une fois en ma vie j’ai refusé le bonheur que je poursuis aujourd’hui avec tant de peines !

Ophémon.

En effet, si vous aviez voulu l’épouser alors, vous vous seriez épargné bien des tourmens. Mais il faut écarter cette réflexion.

Le Vicomte.

Elle est désespérante. Quelle vie que la mienne depuis dix ans ! Quelle révolution, quand, retrouvant engagé sans retour l’objet que j’avois dédaigné, je sentis naître dans mon cœur ces regrets affreux qui le déchirent ! Heureux & tranquille jusqu’alors, quelle passion impétueuse & rapide vint bouleverser mes idées, détruire mon repos, & s’emparer de toutes les facultés de mon ame ! Ami d’un rival insensible à tant de charmes, j’enviois une félicité dont lui seul ignoroit le prix ! Pour comble de tourmens, il me fallut recevoir les cruelles confidences de Léontine. Qu’elle ame elle me fit connoître ! Quelle sensibilité ! Quelle délicatesse ! Ce fut alors, qu’éperdu, désespéré, je voulus fuir. Mais elle me retint avec ces mots si sacrés pour moi. « Votre amitié m’est nécessaire : vous pouvez m’être utile ». Je restai, je lui consacrai ma vie ; je m’immolai pour elle : mais connoissant ma foiblesse, un reste de raison m’apprit à m’en défier. En la servant, en lui donnant des conseils, je m’armai d’un extérieur froid & sévère, je m’interdis jusqu’aux plus simples expressions de l’amitié. J’écoutai ses gémissemens : je vis couler les larmes avec l’apparence d’une cruelle insensibilité. Un mot, un seul mot m’eût trahi. Comment lui dire, sans passion & sans transports, que je la plaignois, qu’elle m’étoit chère ? Oui, me taire entièrement me parut mille fois moins difficile.

Ophémon.

Mais, Monsieur, croyez-vous que si vous eussiez conté à Léontine une histoire si intéressante, elle n’en eût pas été touchée, au lieu de vous éloigner comme vous avez fait depuis son veuvage, & de vous plonger dans tous les embarras d’une intrigue aussi singulière ?

Le Vicomte.

Hélas ! que je suis loin d’espérer encore avec tout ce que j’ai fait ! Vous-même convenez dans toutes vos lettres, que je n’en ai que de bien foibles raisons : jugez donc si je m’étois déclaré d’abord.

Ophémon.

Il est vrai : elle a si mauvaise opinion des hommes ; elle paroît si décidée à ne jamais se remarier. Quand je l’entends, je désespère ; quand je vous écoute, je ne puis me persuader que nous ne réussissions pas.

Le Vicomte.

Il faut éviter qu’elle ne nous trouve ensemble. On vient, je crois… N’oubliez pas ma lettre.

Ophémon.

Soyez sans inquiétude (Il sort.)


Scène II.

LE VICOMTE, seul.

Ah ! je dois être rassuré sur les soupçon qu’elle peut concevoir. Quand j’aurois moins de prudence, elle me connoît si mal… Je vais donc la revoir… je vais juger par moi-même… Mais je l’entends… C’est elle… Que mon trouble est extrême ! Cachons-le, s’il est possible, & reprenons ma pénible dissimulation.


Scène III.

LÉONTINE, LE VICOMTE.
Léontine.

À la fin je vous trouve. L’empressement que j’avois de vous revoir en a retardé le plaisir.

Le Vicomte.

On m’a dit vos bontés. (À part.) Je ne puis lui parler : j’éprouve un saisissement.

Léontine.

J’ai desiré vous voir seul, afin qu’après une aussi longue absence nous puissions nous entretenir sans contrainte. Mais vous avez l’air abattu, fatigué. Peut-être auriez-vous besoin de repos ? Je vous trouve changé.

Le Vicomte.

J’ai beaucoup souffert… Ma santé n’est pas bonne… mais je vous vois, & j’oublie tous mes maux.

Léontine.

Eh bien, Vicomte, que pensez-vous du parti que j’ai pris de quitter le monde ?

Le vicomte.

Votre projet n’est pas apparemment de vous fixer ici pour toujours ?

Léontine.

Pardonnez-moi, & je ne fais pas un grand sacrifice. Je renonce à des liaisons frivoles, à des plaisirs que je n’ai jamais recherchés.

Le vicomte.

Vous êtes donc, Madame, toujours décidée à ne point prendre un nouvel engagement ?

Léontine.

Ah ! plus que jamais.

Le vicomte.

Tant mieux : je vous en félicite… sincèrement

Léontine.

Chaque jour, depuis la perte que j’ai faite, m’affermit davantage dans cette résolution.

Le Vicomte.

J’en suis charmé… On m’a parlé d’un amant… d’un Inconnu, qui vous aime, dit-on, & s’est déclaré de mille manières… On m’en a conté plusieurs traits.

Léontine.

Cette aventure n’est-elle pas bien extraordinaire ?

Le Vicomte.

Elle est remarquable du moins. Auprès de toute autre femme, ce seroit peut-être un moyen sûr de réussir. Elles aiment tant ce qui a l’air du merveilleux ; elles sont si frivoles, si vaines ! ce qu’elles appellent de la galanterie, des vers, des fêtes, toutes ces petites choses leur tournent la tête.

Léontine, avec humeur.

Voilà une amère critique ; vous ne nous voyez pas en beau.

Le Vicomte.

Mais je vous en exempte.

Léontine.

Je sais ce que je dois penser de cette politesse… Mais pour revenir à cet Inconnu, que vous traitez si mal, je vous avoue qu’il a du moins cet avantage d’être le premier homme qui m’ait paru annoncer une passion véritable et délicate.

Le Vicomte.

Je ne le comprends pas. Pourquoi ne se pas nommer ? Que signifie toute cette conduite ?

Léontine, vivement.

Eh ! mon Dieu ! la crainte inséparable de l’amour, comme il le dit lui-même ; ne se nommant, il sait trop tout ce qu’il perdroit ; il ne pourroit plus ni m’écrire, ni me rendre des soins que je ne souffrirois pas.

Le Vicomte.

Ainsi donc il est sans espérance ?

Léontine.

Il se flatte que la singularité de sa conduite pourra peut-être m’intéresser à la fin, que je le distinguerai des autres hommes ; & sans oser se persuader de toucher mon cœur, il espère du moins changer mon opinion : voilà ce que toutes ses lettres me répétoient.

Le Vicomte.

S’il est de bonne foi, l’on doit plaindre une telle extravagance.

Léontine.

Extravagance !… Quelle expression !… Mais vous avez raison. Ah ! c’est une grande extravagance d’aimer ! L’objet qui m’a rendue si malheureuse pensoit bien comme vous. J’étois insensée à ses yeux ; je l’étois aux vôtres… Un cœur sensible, un cœur tel que le mien, auroit pu seul me trouver raisonnable.

Le Vicomte.

(À part.) Et c’est moi qu’elle accuse… Mais poursuivons. (Haut.) Enfin, cette aventure est terminée. J’en suis bien-aise. Cette persécution devoit vous être désagréable.

Léontine.

J’ai prouvé qu’elle ne me plaisoit pas ; car c’est une des raisons principales qui m’a fait hâter mon départ.

Le Vicomte.

Il faut espérer qu’il respectera votre solitude.

Léontine.

Je n’en doute point, & je le desire pour son bonheur… Mais que nous veut Rosalie ?

Le Vicomte.

Elle a l’air bien agité.


Scène IV.

LÉONTINE, LE VICOMTE, ROSALIE.

Rosalie, accourant avec précipitation, & tenant une corbeille ornée de fleurs dans laquelle est un bouquet.

Ah Madame !

Léontine.

Eh bien, qu’avez vous ?

Rosalie.

Cette corbeille… ce bouquet… Je les ai trouvés dans votre cabinet de toilette… Tenez, cette lettre vous instruira mieux.

Léontine, prenant la lettre avec beaucoup d’émotion.

Cette écriture est la même… Oui, c’est de lui, sans doute. (Elle l’ouvre, & lit tout bas.)

Rosalie.

Il nous a suivies… Je le disois bien… Ah ! je ne me sens pas de joie.

Le Vicomte, à part, considérant Léontine.

Elle tremble… Elle rougit… Quel rayon d’espoir vient séduire mon cœur !

Léontine, après avoir lu.

Laissez-nous, Rosalie

Rosalie.

Madame.

Léontine.

Laissez-nous, vous dis-je.

Rosalie porte la corbeille & le bouquet sur une table, & dit en fuyant.

Ma fois, si j’étois à votre place, il n’auroit pas fait tant de chemin inutilement.

(Elle sort.)

Scène V.

LÉONTINE, LE VICOMTE.
Le vicomte, après un moment de silence.

Eh bien, Madame, il est donc ici ?

Léontine.

J’avoue que ma surprise est extrême… Tenez, lisez la lettre.

Le vicomte, prenant la lettre.

Voyons un peu son style. (Il lit.)

« Seroit-ce moi, Madame, qui vous fais fuir le monde ? Un amour si soumis auroit-il pu vous déplaire ? Il ne demande & n’exige rien : il vous jure de ne jamais se déclarer davantage, & de ne point dévoiler à vos regards l’objet malheureux qui l’éprouve. La seule chose que je desire, c’est d’apprendre enfin si cet hommage si pur ne s’est pas attiré votre colère, & peut-être votre haine. »

Le Vicomte, s’interrompant.

Et il appelle cela ne rien desirer, ne rien exiger de nouveau !

Léontine.

Allez-vous vous interrompre ainsi à chaque mot. Voyez la suite.

Le Vicomte, lit.

« Et peut-être votre haine. Il est un moyen de m’en instruire. On célèbre une noce ce soir. Vous y devez paroître ; si vous daignez porter le bouquet que j’ose vous offrir, sans me flatter que mes soins vous soient agréables, je penserai du moins qu’ils ne vous sont pas odieux. Si vous ne le portez pas, je prendrai ce dédain cruel pour une marque assurée de mépris & de haine : & c’en est fait, je m’exile à jamais, & je m’impose un silence éternel. Songez, Madame que la faveur que j’implore, telle précieuse qu’elle puisse être, n’est, après tout, qu’un témoignage d’indifférence. Voilà cependant où se bornent tous les vœux de l’amant le plus fidèle, le plus soumis & le plus passionné. »

(rendant la lettre.)

L’invention est adroite.

Léontine.

Comment, adroite ?

Le Vicomte.

Assurément ; cette lettre seroit embarrassante pour toute autre que vous.

Léontine, très-vivement.

Pour toute autre que moi. Mais, de grace, Monsieur, ne me séparez point ainsi des autres femmes ; ne pouvez-vous me louer qu’à leurs dépens ?

Le Vicomte.

Aimeriez-vous mieux être confondue avec elles ? Vous y perdriez trop.

Léontine.

Cette lettre est sans doute embarrassante.

Le Vicomte.

J’ai donc raison de dire qu’elle est adroite.

Léontine.

Ah ! certainement celui qui l’a écrite étoit bien éloigné du dessin d’y mettre de l’art & et de l’adresse.

Le Vicomte.

Enfin, il vous embarrasse.

Léontine.

Ses soins ne me font assurément nul plaisir. Il n’en sauroit douter, on ne fuit point ce qu’on aime, & dans ma position… Mais chercher à lui prouver que je le hais, que je le méprise, ce procédé seroit absurde & ridicule. Il est… il doit m’être indifférent, & rien de plus : qu’en pensez-vous ?

Le Vicomte.

Mais, s’il faut vous parler vrai, je vous avouerai que je trouve dans sa conduite une témérité révoltante.

Léontine.

De la témérité… Ah ! par exemple, je n’imaginois pas qu’on pût l’en accuser.

Le Vicomte.

Mais cependant, avec toute sa soumission, il ose vous parler sans cesse de son amour. Il le fait éclater dans toutes les occasions ; il vous obsède, vous suit par-tout ; il s’introduit & se cache dans tous les lieux que vous habitez ; il pénètre dans votre appartement ; il épie en secret vos démarches, vos discours, & il vous voit, vous entend : & peut-être dans cet instant même, il vous observe & il ose concevoir de folles espérances. Il sera ce soir dans le bosquet où la noce s’assemble, puisqu’il compte vous y voir, paré de son bouquet.

Léontine.

Vous croyez qu’il y sera ?

Le Vicomte.

Sa lettre le dit clairement.

Léontine.

Mais connoissez-vous rien d’aussi extraordinaire ?

Le Vicomte.

Ah ! je conviens que jamais passion ne fut portée à un tel excès. Il a la tête absolument tournée ; il vous adore : vous êtes sa seule affaire.

Léontine.

Cela est vrai ; vous avez raison, mon cher Vicomte : il est digne de pitié.

Le Vicomte.

Oh ! cela, c’est autre chose. Je ne puis plaindre un homme qui semble lui-même chérir les maux qu’il s’est faits, & qui n’a pas le courage de vaincre une passion qui n’est jamais violente que par notre faute.

Léontine.

Ne parlez point de l’amour ; en vérité, vous n’y entendez rien.

Le Vicomte, avec un calme affecté.

Et je dois à cette ignorance tout le bonheur de ma vie

Léontine, avec distraction.

Sera-t-il déguisé ? Paroîtra-t-il… ?

Le Vicomte.

De qui parlez-vous donc ?

Léontine, avec embarras.

Je pensois à ce que vous disiez tout-à-l’heure, qu’il me verroit à cette noce… Je suis curieuse de savoir comment. J’ai naturellement une curiosité excessive… Tenez, par exemple, je suis bien femme à cet égard.

Le Vicomte.

Il viendra peut-être habillé en Paysan.

Léontine.

Oh ! les manières, le maintien, la démarche, tout cela le trahiroit.

Le Vicomte.

Il est très-possible qu’il ait une physionomie assez commune pour être facilement confondu dans la foule ; & peut-être avez-vous vu plus de cent fois cette figure-là, sans vous en douter.

Léontine.

Je suis sûre que je le devinerois au milieu de mille personnes.

Le Vicomte.

Mais comment ?

Léontine.

Je ne sais : mais je parierois.

Le Vicomte.

Je ne vous le conseille pas… Vous pourriez perdre.

Léontine.

Dites-moi, mon cher Vicomte, ce que vous feriez à ma place ?

Le Vicomte.

Quoi ?

Léontine.

Oui, ce soir.

Le Vicomte.

Eh bien, après, je ne vous comprends pas.

Léontine.

Eh, mon Dieu !… pour ce bouquet…

Le Vicomte.

Ah ! ah ! je l’avois déjà oublié ; mais je n’ai point d’avis là-dessus : c’est à vous…

Léontine.

Mais pensez-vous qu’il n’y ait pas de la pruderie, de l’impolitesse à refuser ?

Le Vicomte.

Ne dit-il pas que s’il ne vous voit point son bouquet, vous n’entendrez plus parler de lui ? Dans ce cas, il seroit tentant d’être impolie une heure, pour s’en débarrasser ensuite pour toujours.

Léontine, embarrassée.

Sûrement… Je suis de cet avis. Mais je ne crois pas que sa lettre dise cela précisément. Au reste, je la relirai, & je verrai.

Le Vicomte.

Quel air triste & rêveur !

Léontine.

Quelle heure est-il ? J’ai mille choses à faire aujourd’hui.

Le Vicomte.

(À part.) Il faut la quitter. Mais, dans ce moment, que j’ai de peine à m’y résoudre ! (Haut.) Je vais vous laisser en liberté. J’ai aussi, de mon côté, quelques lettres à écrire. (À part en s’en allant.) Ah ! je commence à respirer (Il sort.)


Scène VI.

LÉONTINE, seule. (Elle s’assied à côté de la table sur laquelle est posée la corbeille.)

Son humeur austère & farouche me déplaît aujourd’hui plus que jamais. Il a une certaine sécheresse qui m’éloigne de lui. Avec de l’esprit, des vertus, des agrémens même, il n’est cependant point aimable. Ah ! c’est que son ame n’est point sensible ; il conçoit si peu qu’on puisse aimer avec passion. Ses conseils ont une sévérité qui révolte, & ne persuade point. Mais ils a peut-être raison. Je ne dois pas porter ce bouquet. (Elle prend le bouquet, & considère la corbeille.) Je ne dois pas enhardir, par cette condescendance, un amour insensé. Quel amour ! Que je plains le malheureux qui l’éprouve ! Voilà comme j’aimois. Toute cette aventure m’attriste, m’étonne, me trouble. Il me verra ce soir ! Il est dans ce Château. N’entends-je pas marcher près de moi ? (Elle se lève & se retourne avec un mouvement de frayeur.) C’est Dorothée. Tout m’agite & m’effraye aujourd’hui.


Scène VII.

LÉONTINE, DOROTHÉE.
Léontine.

Venez, ma chère amie ; j’ai bien des choses à vous apprendre.

Dorothée.

Rosalie & le Vicomte m’ont tout conté.

Léontine.

Eh bien, quel conseil me donnez-vous ? Mais auparavant, lisez sa lettre. (Elle la lui donne : Dorothée lit tout bas.)

Léontine.

Je ne vous cache pas que ma curiosité devient excessive ; en même temps je crains qu’en cédant à ce qu’il demande, il n’ose concevoir des idées & des espérances que je ne veux pas faire naître. Je suis fort embarrassée. Guidez-moi là-dessus.

Dorothée, après avoir lu.

Comment pouvez-vous balancer, quand il dit lui-même qu’il ne prendra cette faveur que pour un témoignage d’indifférence ? Que risquez-vous à l’accorder sous cette condition ? Pourquoi le désespérer par une rigueur si déplacée ? En vérité ce seroit une cruauté que je ne vous pardonnerois pas.

Léontine.

Mais il continuera les mêmes soins que j’ai voulu fuir.

Dorothée.

Votre départ a dû lui prouver qu’ils ne vous touchoient pas. Il sait là-dessus à quoi s’en tenir. N’ajoutez pas à ce malheur celui de le convaincre de votre aversion : vous cesseriez d’être juste & raisonnable.

Léontine.

Mais si, satisfait de n’être point haï, il s’obstine à me suivre, à m’aimer, le dois-je souffrir, & pourrai-je m’en plaindre, après avoir perdu un moyen si facile de l’éloigner pour toujours ?

Dorothée.

En accordant ce qu’il desire, vous ne vous engagez à rien. Il semble qu’il ait prévu vos craintes ; il y répond d’avance ; il s’explique d’une manière qui n’est pas équivoque. En portant ce bouquet, vous ne lui témoignez pas de l’intérêt ; vous lui direz simplement, « je ne vous hais point ». Encore une fois, il n’est pas possible que vous le haïssiez. Lui donner une preuve de haine, seroit une injustice, une folie inconcevable. D’ailleurs le beau projet de vouloir l’éloigner pour toujours ! Décidée à ne jamais l’aimer, vous devez, par reconnoissance, desirer de le connoître : & la seule curiosité doit vous engager à souhaiter vivement de voir quelle sera la fin d’une aventure aussi singulière, & combien de temps elle peut durer encore.

Léontine.

J’ai pensé tout cela. Vous me persuadez facilement : mais il ne se déclarera jamais.

Dorothée.

Eh ! cela même n’est-il pas assez surprenant, assez curieux pour en essayer l’épreuve ? Pour moi, je donnerois toutes choses au monde pour le voir un instant. Ses lettres, ses vers, sa conduite annoncent un esprit, une grace, une passion qui ne peuvent appartenir qu’au plus honnête, au plus délicat & au plus aimable de tous les hommes. Je ne suis pas romanesque, ni passionnée de mon naturel ; mais pour n’être pas émue & touchée de cette aventure, il faudroit être tout-à-fait insensible.

Léontine.

Je ne sais pas si vous êtes passionnée ; mais je sais que votre tête est bien vive, & que vous aimez les choses singulières : ceci le prouve un peu.

Dorothée.

Votre sang-froid m’impatiente.


Scène IV.

LÉONTINE, DOROTHÉE, ROSALIE.
Rosalie.

Madame, voilà le Notaire, & Jeannette & Colin

Léontine.

Faites-les entrer. (Rosalie sort.)

Dorothée.

Vous allez faire des heureux. Je voudrois bien qu’aujourd’hui tout le monde fût content.

Léontine, en riant.

Pour vous satisfaire, je m’en occuperai.

Rosalie revient, tenant d’une main Jeannette, & de l’autre Colin.
Le notaire les suit.
Léontine.

Approchez-vous, mes enfans. Eh bien, Jeannette, êtes-vous contente ?

Jeannette, faisant la révérence.

Ah ! oui, Madame.

Dorothée.

Et vous, Colin ?

Colin.

Ah ! je danserons ce soir de bon cœur

Léontine, à Colin.

À minuit Jeannette sera à vous pour la vie. Quel âge a-t-elle ?

Jeannette.

Dix-sept ans, Madame, & lui dix-huit ce mois-ci.

Léontine, à part.

Cet âge, leur amour, leur mariage, tout me rappelle… Ah, Dieu ! quel souvenir !

Dorothée.

Jeannette est réellement jolie.

Rosalie.

C’est moi qui l’ai coëffée.

Léontine.

Dites-moi, Colin, qui des deux aime mieux l’autre ? répondez naturellement.

Colin.

Je n’y ai jamais pensé.

Jeannette.

Ni moi non plus.

Léontine.

Mais à présent ?

Jeannette.

C’est tout égal : n’est-ce pas Colin ?

Colin.

Je le gagerois.

Jeannette.

J’en suis sûre.

Léontine.

Voyez-vous la différence de leurs réponses ; elle en est sûre : elle n’hésite pas.

Dorothée.

Ah ! je ne doutois pas que Colin ne répondît mal à votre gré… c’est un homme, il faut qu’il ait tort, qu’il soit moins sensible.

Léontine.

Où est le Notaire ? Qu’il approche.

Rosalie, au Notaire.

Avancez donc. (Le Notaire présente le contrat à Léontine. Elle le signe.)

Colin, à Jeannette.

Vois-tu ce qu’elle fait-là, Jeannette ? C’est not’mariage. Que je sis fâché de ne pas savoir lire ! Queu plaisir j’aurois à déchiffrer c’te chère écriture-là !

Dorothée, à Léontine.

Eh bien, vous l’entendez ; c’est pourtant Colin qui parle. Cela vaut, pour le moins, la réponse de Jeannette.

Léontine.

Allez, mes enfans ; je me flatte que je viens de signer votre bonheur : puisse-t-il être pur & durable ! Allez m’attendre dans les bosquets ; j’y serai dans une heure (Rosalie les emmène.)


Scène IX.

LÉONTINE, DOROTHÉE.
Léontine.

Leur ingénuité me charme. Quel jour pour eux que celui-ci ! Ils s’aiment, ils s’engagent à jamais ; ils seront heureux, je m’en flatte. Le bonheur, ma chère Dorothée, n’est peut-être fait que pour cette classe obscure : de vaines dissipations, des plaisirs faux & tumultueux nous l’arrachent. Faits pour le goûter, nous le méconnoissons, eux seuls en jouissent. Une félicité tranquille nous paroît bientôt insipide. Nous voulons la varier, elle nous échappe. Pour eux, ils ne sont distraits ou séduits par aucune illusion. Colin ne quittera Jeannette que pour cultiver son champ ; le travail & la peine lui rendront plus chère celle qui les partage, & les sait adoucir. Elle sera tout à la fois sa consolation, sa société, sa compagne, son amie. Nulle autre liaison ne pourra nuire à cette union si sainte & si délicieuse ; ils ne seront que deux dans l’univers ; ils goûteront enfin ce bonheur suprême, qui n’est pour nous qu’une chimère.

Dorothée.

Allons, creusez-vous bien la tête, pour envier encore davantage le sort de deux pauvres Bergers ; vous belle, libre, jeune, adorée, comblée de dons de la Nature & de la fortune… Oui, vous avez raison, Jeannette vaut mille fois mieux que vous ; elle est du moins beaucoup plus sensée… Ah, ma chère amie ! vous travaillez donc sans cesse avec ardeur à empoisonner la plus brillante destinée qui fut peut-être jamais ! Votre esprit, votre sensibilité n’auront servi qu’à votre malheur. Quel usage vous faites des dons les plus précieux !

Léontine.

Mon seul avantage réel fut un cœur tendre… Hélas ! il versa sur ma vie des peines dont le souvenir me fait frémir encore. Eh bien ! s’il me falloit recommencer une nouvelle carrière, si l’on m’offroit tous les biens du monde, à condition de n’éprouver jamais les sentimens qui m’ont si cruellement agitée…

Dorothée.

Vous ne l’accepteriez pas.

Léontine.

Non certainement. Je gémis de tout ce que j’ai souffert ; mais par une bizarrerie inconcevable, ce souvenir a des charmes pour moi. Je me retrace des moments délicieux que j’ai su goûter au milieu de mes plus vives peines, & ces lueurs de félicité sont mille fois préférables au cours monotone d’une vie constamment indifférente & paisible. Un regard, un mot, un instant dédommage d’un an de souffrances. On n’existe véritablement que quand on sait aimer ; & lorsqu’enfin le trait est arraché du fond du cœur, on chérit encore la trace qu’il y laisse ; on nourrit une douleur qui occupe, qui ranime, & l’on envisage avec une espèce d’effroi ce calme profond qui prive l’ame de toutes ses facultés.

Dorothée.

Mais tantôt vous étiez dans une disposition bien différente ; vous desiriez la paix, vous veniez la chercher ici.

Léontine.

Oui, je la désirois… Ah ! je ne suis pas d’accord avec moi-même.

Dorothée.

Mais qu’entends-je ? De la musique : écoutons. (On entend une symphonie douce & éloignée.)

Léontine.

De la musique ici ?

Dorothée.

Concevez-vous cela ?

Rosalie, accourant précipitamment.

Eh, Madame ! venez, venez voir… une illumination… des feux d’artifice… une fête.

Léontine.

Une fête ; & pourquoi ?

Rosalie.

Ah ! faut-il le demander ? C’est un nouveau tour de l’Inconnu.

Léontine.

Se pourroit-il ?

Dorothée.

Sortons, allons nous éclaircir.

Léontine.

Je ne sais où j’en suis.

Dorothée s’arrêtant, & prenant le bouquet.

Eh ! le bouquet ?

Léontine.

Non, laissez-le, ma chère Dorothée.

Dorothée, emportant le bouquet, & prenant Léontine sous le bras.

Venez, venez ; que de façons !

Rosalie.

Allons ; puisque notre Sylphe est toujours le même, je ne regrette plus Paris.

(Elles sortent.)
Fin du second Acte

ACTE III.

Le Théâtre change, & représente un bocage spacieux, illuminé & orné de guirlandes de roses, avec les chiffres de Léontine. Au milieu du bocage, on voit un siège de gazon, préparé pour Léontine.

Scène première

JEANNETTE, COLIN.
Jeannette.

Ah, que j’allons étonner tout le monde !

Colin.

Sais-tu ben ta chanson ?

Jeannette.

Pardi, c’est pour not’Dame qui nous marie : je l’ai sue par cœur tout de suite.

Colin.

Qu’elle est gentille not’Dame ! c’est dommage qu’alle soit si pensive.

Jeannette.

Ah, mais, vois-tu, Colin, c’est depuis que Monsieur est défunt : cela n’est-il pas naturel ?

Colin.

À sa place, Jeannette, tu serois donc pensive aussi ?

Jeannette.

Finis donc. V’là-t-il pas une belle idée le jour d’une noce !

Colin.

Eh ben ! je crois que tu pleures, Dieu me pardonne.

Jeannette.

Pourquoi m’as-tu dit ça aussi ?

Colin.

Ah, ma pauvre petite !

Jeannette.

Allons, paix, tais-toi… V’là toutes les jeunes filles & les garçons du Village. (Les Villageois arrivent, vêtus de blanc ; ils se rangent en cercle autour de Jeannette & Colin.)

Jeannette, leur adressant la parole.

Madame va venir ; songez bien à vos chansons & aux danses que nous avons répétées.

Colin.

Il est sept heures demie, alle ne doit pas tarder à présent.

Jeannette.

J’entends du bruit, sûrement c’est elle. (Aux Villageois.) Rangez-vous dans le fond du bocage. (Les Villageois s’éloignent.) Ah ! la voilà.


Scène II.

JEANNETTE, COLIN, LÉONTINE, DOROTHÉE, ROSALIE.

Léontine, parée du bouquet. Elle s’arrête à l’entrée du bocage avec étonnement.

Que vois-je ! quelle nouvelle surprise !

Jeannette.

Madame, voilà votre place.

Léontine.

Mais, Jeannette, qui vous a dit ?…

Dorothée.

Ah ! nous ferons des questions après la fête ; de grace, ne la troublons point. Mais où donc est le Vicomte ?

Rosalie.

Le voilà : Monsieur Ophémon le suit.


Scène III.

JEANNETTE, COLIN, LÉONTINE, DOROTHÉE, ROSALIE, LE VICOMTE, OPHÉMON, PICARD.

Le Vicomte s’approche, & voyant Léontine parée du bouquet, il fait un geste de joie qu’elle prend pour de la surprise.

Léontine, à part.

Que je suis embarrassée ! De quel air le Vicomte me regarde ! Que ce bouquet me gêne !

Le Vicomte, à Léontine.

L’Inconnu, s’il est ici, doit être satisfait.

Léontine.

C’est Dorothée qui l’a voulu absolument.

Jeannette.

Allons, allons, tout le monde est arrivé : commençons.

Léontine.

Auparavant, je veux savoir, Jeannette, par quel ordre…

Dorothée.

Encore une fois, voyez la fête, vous saurez tout après.

Le Vicomte.

Madame a raison. Certainement les précautions sont prises de manière que sûrement Jeannette ignore elle-même le véritable objet qui la fait agir : ainsi ce qu’elle vous dira vous instruira peu.

Dorothée.

Allons, asseyons-nous. (À Léontine.) Venez à votre place.

Léontine.

Restez-y donc auprès de moi.

Dorothée.

Volontiers.

Léontine.

Mettez-vous là, Vicomte. (Ils se placent tous trois sur le siege de gazon, Léontine au milieu. Picard & Rosalie se placent à quelque distance l’un à côté de l’autre. Ophémon se tient tout seul de l’autre côté du Théâtre.)

Le Vicomte, à part.

Que je suis troublé !

Ophémon, à part.

Jusqu’ici tout va bien. Observons un peu la contenance de Léontine.

Dorothée.

Jeannette, vous pouvez commencer.

Jeannette frappe trois coups dans ses mains.
Rosalie, à Picard.

Mon Dieu ! comme le cœur me bat ! (On entend une musique champêtre. Alors les Villageois forment des danses & des pantomimes sur les différens airs, exécutés par la symphonie ; ensuite ils vont en dansant prendre Jeannette & Colin, & les amènent au siege de gazon, où Léontine est assise. La Musique cesse.)

Dorothée.

Tout ceci tient de l’enchantement.

Picard, à Rosalie.

Quand je te le disois, qu’il y a de la sorcellerie là-dedans.

Rosalie.

Paix donc : voilà Jeannette qui chante.

Jeannette chante en donnant des fleurs à Léontine. Un chœur de Villageois, à la fin de chaque couplet, répète le refrain. Après les couplets la musique recommence. Tous les Villageois se prennent par la main, & sortent en dansant. Jeannette & Colin restent. Picard & Rosalie sortent.
Dorothée.

Je n’ai jamais rien vu de plus agréable ni de mieux imaginé.

Ophémon, à part.

Ma foi, nos affaires ne vont pas mal. Léontine, pour le coup, est véritablement interdite & troublée.

Léontine, à part.

Il étoit sans doute mêlé parmi ces Villageois.

Le Vicomte.

À présent, questionnons un peu Jeannette.

Léontine.

Allons, Jeannette, répondez.

Le Vicomte.

Madame veut savoir d’où vient cette fête.

Jeannette, à Dorothée.

Puis-je le dire à présent ?

Dorothée.

Oui, dites.

Jeannette.

Eh bien, Madame a devant ses yeux la personne…

Léontine.

Qui me l’a donnée ?

Colin.

Oui, Madame.

Léontine.

Comment ?

Dorothée.

Ah ! voici du nouveau.

Le Vicomte.

Vous verrez que c’est moi.

Jeannette, montrant Dorothée.

Non, c’est Madame.

Dorothée.

Moi ?

Colin.

Vous-même.

Dorothée.

Cela n’est pas mal imaginé. Quoi ! je vous ai dit ?…

Jeannette.

Ah ! non… Vous m’avez fait dire…

Dorothée.

J’entrevois le reste. Contez-nous un peu, Jeannette, de quelle maniere je m’y suis prise ?

Jeannette.

C’étoit Jeudi

Colin.

Non, Vendredi

Jeannette.

Jeudi, te dis-je.

Colin.

Pardi, c’était en revenant du bois, sur le soir.

Jeannette.

C’étoit…

Léontine.

Eh ! le jour n’y fait rien. Poursuivez.

Jeannette.

C’étoit donc Jeudi au soir… Une vieille Dame est arrivée chez nous.

Ophémon, à part.

Pas si vieille.

Jeannette.

Elle a demandé mon père, & puis moi, & puis Colin, qui étoit là, & puis nous a emmenés dans not’verger : il y avoit trois hommes qui la suivoient.

Colin.

Non, il étions quatre.

Jeannette.

Je les ai comptés.

Colin.

Et moi aussi.

Léontine.

Mais finissez donc vos disputes.

Ophémon.

Voilà un ennuyeux petit coquin.

Dorothée.

Allons, Jeannette, reprenez votre récit : & vous, Colin, taisez-vous.

Colin.

Qu’alle me laisse conter.

Jeannette.

Nani, da.

Colin.

Mais…

Léontine.

Encore une fois, finissez donc.

Jeannette.

Dame, je ne sais plus où j’en étois.

Le Vicomte.

À l’arrivée de la vieille Dame

Jeannette.

Eh bien donc, la vieille Dame nous dit comm’ça qu’alle venoit de la part de Madame Dorothée, qui vouloit donner une belle fête à Madame, & qui la surprît bien fort, & qu’il falloit n’en sonner mot. Et puis alle me donna ces chansons, & puis de l’argent, & puis alle dit tout ce que nous ferions ; & puis les hommes qui l’avions suivies nous baillèrent de grandes caisses où étions ces guirlandes de fleurs… les habits… & puis la vieille Dame s’en fut… & puis… voilà tout… Qu’en dis-tu, Colin ?

Colin.

T’as oublié le plus beau. Je m’en vais recommencer.

Léontine.

Non, non, cela est inutile. Il suffit, allez, Jeannette.

Dorothée.

Allez, mes enfans, allez rejoindre la noce. (Ils s’en vont. Ophémon sort aussi.)

Dorothée.

Je le savois bien qu’ils ignoroient la vérité.

Léontine.

Réellement, Dorothée, ce n’est pas vous ?

Dorothée.

Si fait c’est moi… Comment ne l’avez-vous pas deviné d’abord, surtout à la chanson ? Une romance remplie de plaintes & d’amour… c’étoit clair… En vérité, vous faites de belles questions.

Léontine.

Une vieille femme…

Le Vicomte.

Oh ! cela c’est un déguisement… C’étoit peut-être lui, que sait-on ?

Léontine.

En vieille femme ! Quelle idée !

Le Vicomte.

Mais nous ne savons pas son âge.

Léontine.

Il n’est pas vraisemblable qu’on ait pu le prendre pour une vieille femme : sûrement il est jeune.

Dorothée.

Elle a raison.

Le Vicomte.

Cela seroit cependant assez plaisant que ce fût un vieillard, un vieux fou, qui mît ainsi notre esprit à la torture.

Léontine.

Je ne vois pas ce que cette idée a de risible : elle ne me paroît qu’extravagante.

Le Vicomte.

Mais enfin, tout ce mystère me fait penser qu’il a d’excellentes raisons de se cacher : ou son âge, ou sa figure, ou sa naissance forment des obstacles.

Léontine.

Pour son âge, il seroit ridicule d’imaginer un vieillard capable d’une telle passion : pour sa figure, comme on s’abuse aisément, il pourroit penser que les agrémens de son esprit, & un cœur aussi sensible, feront oublier l’avantage frivole de la beauté ; & pour sa naissance, ses lettres, sa magnificence, sa conduite, n’annoncent pas un état dont on doive rougir.

Le Vicomte.

Mais s’il étoit jeune, d’une figure qui n’eût rien de choquant, qu’il fût aimable, que sa fortune fût honnête, & que sa naissance fût assortie à la vôtre, vous le connoîtriez. Vous avez passé votre vie à la Cour, & dans le plus grand monde ; vous l’auriez rencontré mille fois. Il dit vous aimer depuis huit ans ; comment, vous voyant sans cesse dans la société, ne se seroit-il jamais trahi ? Ses regards vous auroient parlé. Pensez-vous qu’il existe un homme assez maître de lui pour cacher si long-temps une passion si violente ?

Dorothée.

Il connoissoit sa vertu.

Léontine.

Il étoit sans espérance.

Le Vicomte.

Comment parvenir à ce point si rare d’estime & de respect, pour un objet qu’on ne connît que superficiellement & de réputation ? Se taire, & nourrir dans le silence une passion malheureuse, la dérober à tous les yeux pendant huit ans, cet effort vous paroît-il possible & naturel ?

Dorothée.

Enfin, cela existe. Nous pouvons ne le pas comprendre, mais nous ne pouvons en douter.

Le Vicomte.

Si cela est, si cela m’étoit bien prouvé, j’avoue que je le trouverois véritablement intéressant.

Léontine.

Il est certain qu’on a peine à se défendre d’une vive curiosité.

Dorothée.

Oh ! pour moi, je n’ai nulle peine ; car je ne m’en défends pas ; j’y cède de tout mon cœur. Il m’attendrit, il me touche : & je voudrois qu’il fût-là caché dans quelque coin, & qu’il m’entendît.

Le Vicomte.

Ne badinez pas, il en est très-capable ; & je ne serois point du tout étonné, si l’on m’apprenoit qu’il n’a pas perdu un mot de toute notre conversation.

Dorothée.

Je le crois ; car il est fort vraisemblable qu’il ait voulu savoir l’opinion de Léontine sur sa fête. Je parierois qu’il est caché dans quelque niche qu’il aura fait faire exprès. Tenez, voyez-vous ce gros arbre là-bas ? Il est creux, je suis persuadée… (À Léontine.) Mon Dieu ! qu’avez-vous donc, vous palissez ?

Léontine.

Je souffre… J’ai un mal de tête affreux.

Dorothée.

Il faut rentrer.

Léontine.

Ah ! ce n’est rien : ce n’est rien du tout… Il me dure depuis hier au soir.

Le Vicomte.

Rentrons.

Léontine.

L’air me fait du bien… Je suis bien ici, beaucoup mieux que renfermée dans ma chambre.

Dorothée.

Pour en revenir à ce que je disois, je vous assure qu’il est ici… Allons, avant de nous en aller, dites-lui quelque chose d’honnête. Par exemple, que vous seriez bien-aise de le connoître.

Léontine.

Quelle folie !

Le Vicomte.

Cette folie est très-gaie. Allons, Madame, il faut vous y prêter.

Léontine.

Mais, mon cher Vicomte, vous n’y pensez pas.

Dorothée.

De grace, ma chère amie.

Léontine.

En vérité…

Dorothée.

Oh ! je vous en prie, par complaisance pour moi.

Le Vicomte.

Contentez-la. À quoi vous engagez-vous ?

Léontine.

Mais que voulez-vous que je dise ?

Dorothée.

Que vous avez la plus vive curiosité de le voir. Allons.

Léontine.

Eh bien, oui ; êtes-vous satisfaite ?

Dorothée.

Oh ! cela ne suffit pas ; il faut vous tourner vers l’arbre & le dire vous-même.

Léontine.

Quelle enfance ! quelle persécution !

Le Vicomte.

Eh bien, pour vous en débarrasser, dites-le tout de suite. Figurez-vous donc, pendant cette dispute, l’inquiétude de ce pauvre malheureux qui nous écoute. Comme il desire que nous réussissions à vous persuader : il est sûrement bien agité, bien ému.

Léontine.

Mais, Vicomte, vous êtes aujourd’hui d’une humeur, d’une gaieté véritablement très-aimable. Dorothée vous a communiqué sa folie, & elle vous sied à merveille.

Le Vicomte.

Vous voulez éluder en me louant, & me faire oublier ce que nous vous demandons. Mais…

Dorothée.

Allons, allons, tournez-vous vers l’arbre.

Léontine se tournant. Pendant ce temps le Vicomte se glisse tout doucement sans être aperçu, & va se cacher derrière l’arbre.

Eh bien, est-ce comme cela ?

Dorothée.

Oui, à merveille. À présent, parlez ?

Léontine.

Il faut que je sois bien complaisante.

Dorothée.

Eh, mon Dieu ! prouvez-le donc en finissant ?

Léontine, tournée vers l’arbre.

Vous avez su m’inspirer une curiosité très-vive & je voudrois vous connoître.

Dorothée.

Que vois-je ? L’arbre s’agite.

Léontine.

Ô Ciel !

Le Vicomte, sortant de l’arbre avec précipitation, & courant se jetter aux pieds de Léontine, qui, dans le premier moment de surprise tombe dans les bras de Dorothée.

Connoissez donc enfin celui qui vous adore : vous le voyez, Madame.

Dorothée.

Eh ! c’est le Vicomte.

Léontine.

En vérité j’ai cru… Vous m’avez fait une peur.

Dorothée.

Oh ! la plaisanterie est excellente, excellente. J’en ai d’abord été la dupe parfaitement. J’étois si troublé que je ne l’ai pas reconnu.

Léontine, au Vicomte.

Vous m’avez causé une frayeur inexprimable.

Le Vicomte.

Je vous en demande mille pardons ; mais c’est un tour que j’ai voulu jouer, sur-tout à Dorothée. Je l’ai vue si empressée, si curieuse.

Dorothée.

Cela est charmant ! charmant ! j’ai été complètement attrapée ; j’en ris encore, quand j’y pense. Et comme il a joué son rôle, de quel air passionné il est venu se précipiter à vos genoux ! En se déclarant… & les grands mots… celui qui vous adore… Comme il a dit cela ! Ah ! c’étoit parfait : c’étoit la chose même.

Léontine.

Savez-vous qu’il est très tard ? Il faut aller souper, mon mal de tête redouble.

Dorothée.

Vous vous étiez donc mis dans le creux de l’arbre ? J’ai vu toutes les branches remuer.

Le Vicomte.

Non, j’étois derrière.

Dorothée.

Ah ! c’est une délicieuse idée ! En vérité, je ne vous croyois ni aussi gai ni aussi aimable. Je parie que vous jouez la comédie comme un ange : vous devez avoir un naturel…

Le Vicomte.

C’est suivant les rôles.

Dorothée.

Ce que je ne comprends pas, c’est que l’envie de rire ne vous ait pas gagné, en voyant nos mines effarées. Pour moi, je sens qu’à votre place…

Léontine.

Venez souper, venez.

Dorothée, en s’en allant.

Oh, la bonne scène ! la bonne scène !

Léontine.

Je suis malade à mourir.

Le Vicomte, à part.

Enfin, je puis donc espérer.

(Ils sortent.)
Fin du troisième Acte

ACTE IV.

Le Théâtre change, & représente le Cabinet de Léontine.

Scène première

LÉONTINE, seule.

Ils sont à table, pour moi je m’en suis dispensée. Je ne sais ce que j’ai ; je me sens d’une humeur si noire, si triste… Leur gaieté m’importunoit à l’excès. Dorothée sur-tout m’impatiente… Ah ! tout me contrarie aujourd’hui. Mais qui vient déjà me troubler ?


Scène II.

LÉONTINE, OPHÉMON.
Léontine.

 ! c’est vous, M. Ophémon ? Que me voulez-vous ? Je suis malade, je desire être seule.

Ophémon.

Dans ce cas, je vais me retirer. Je venois pour conter à Madame une petite aventure.

Léontine.

Qu’est-ce que c’est donc ?

Ophémon.

Ah ! rien : c’est toujours de cet Inconnu.

Léontine.

Comment ? Expliquez-vous.

Ophémon.

Je vais vous laisser reposer ; je vous conterai cela demain.

Léontine.

Vous m’impatientez. Parlez-donc ? qu’est-il arrivé ?

Ophémon.

Madame est malade ; je ne veux pas lui rompre la tête de ces bagatelles.

Léontine.

Mais, Monsieur Ophémon, quand je vous dis que je veux le savoir.

Ophémon.

Cela n’en vaut pas la peine.

Léontine.

Quel homme insupportable ! En vérité, vous me mettez hors de moi. Ce n’est pas pour la chose, elle m’est indifférente ; mais je ne puis souffrir, lorsque je vous presse, que vous ne daigniez pas me répondre.

Ophémon.

Eh bien, Madame, je vais vous le dire : c’est que je l’ai vu.

Léontine.

Vous l’avez vu ?… Qui ?

Ophémon.

L’Inconnu.

Léontine.

L’Inconnu ? Mais comment ? Dites-donc : achevez donc.

Ophémon.

Pardonnez ; mais je ne puis m’empêcher de rire de la vivacité naturelle de Madame, qui se manifeste… (Il rit.)

Léontine.

Il y a de quoi mourir… Vous me poussez à bout. Finirez-vous, encore une fois ; comment l’avez-vous vu ?

Ophémon.

On est venu me dire pendant le souper, qu’un homme demandoit à me parler à la porte du château. J’ai d’abord imaginé que c’étoit pour quelques démêlés des Paysans, un jour de noce… quelque bataille… quelque…

Léontine.

Eh ! que m’importent vos imaginations ? Après ? vous y avez été ?

Ophémon.

Non, j’ai achevé de souper fort tranquillement.

Léontine.

Vous n’y avez pas été ?

Ophémon.

Si fait, mais en sortant de table.

Léontine.

Eh bien, qu’avez-vous vu ?

Ophémon.

Un grand homme qui m’a pris par le bras, en me disant qu’il avoit des choses importantes à m’apprendre, & il m’a emmené au bout de l’avenue. Là, il m’a dit qu’il étoit l’amant anonyme ; qu’il me connoissoit de réputation ; qu’il savoit que vous m’honoriez de votre confiance. Je l’ai interrompu pour lui demander s’il avoit lu mon dernier ouvrage sur la chimie.

Léontine.

Voilà qui étoit bien nécessaire ! Avez-vous remarqué sa figure ? Malgré l’obscurité, avec vous pu distinguer ses traits ?

Ophémon.

Non, point du tout. Il faisoit nuit comme dans un four. J’ai seulement vu qu’il est très-grand, d’une belle taille, noble, dégagée.

Léontine.

Et son visage, il ne vous a pas été possible ?…

Ophémon.

Oh ! non.

Léontine.

Il est très-grand. De quelle taille est-il à peu près ?

Ophémon.

Il m’a paru… Comment vous dirai-je !… Eh, tenez, de la taille de Monsieur le Vicomte : c’est la même chose.

Léontine.

Achevez donc ; que vous a-t-il dit de moi ?

Ophémon.

Oh ! des folies… qu’il vous adoroit, qu’il ne vivoit que pour vous… Que sais-je, moi ?… Et puis il m’a conté qu’il avoit entendu tout votre entretien du bosquet.

Léontine.

Comment ! il y étoit caché ?

Ophémon.

Précisément. Le pauvre homme ! Il est transporté de vous avoir vu son bouquet & sur-tout de ce que vous lui avez dit que vous désiriez le connoître : & c’est pourquoi il m’a envoyé chercher.

Léontine.

Eh bien, eh bien ?

Ophémon.

Eh bien, il m’a chargé de vous dire que vos desirs étoient des lois pour lui.

Léontine.

Il s’est nommé ?

Ophémon.

Non, c’est un secret qu’il ne veut dire qu’à vous seule. Il vous demande un entretien particulier ; mais comme il ne veut être vu de personne, il vous supplie de le lui accorder à la pointe du jour, à cinq heures.

Léontine.

À cinq heures du matin ?

Ophémon.

Oui, & il ajoute que si vous ne voulez pas le voir, il s’éloignera pour jamais, & sans retour.

Léontine.

Mais, recevoir un homme à cette heure, seule chez moi !

Ophémon.

Il prétend que vous ne devez douter ni de son respect ni de sa délicatesse ; il s’engage même à ne point parler de son amour : & d’ailleurs il permet que je sois présent à cette entrevue, si vous l’exigez absolument.

Léontine.

Oh ! cela seroit différent, en effet. Allons… mais je ne veux point le voir.

Ophémon.

C’est ce que je lui ai dit, que vous n’y consentiriez jamais ; que cette prétendue curiosité que vous aviez témoignée n’étoit au fond qu’une plaisanterie ; que ses soins vous déplaisoient, vous importunoient, & qu’enfin vous le regardiez comme un extravagant digne des petites maisons.

Léontine.

Mais de quoi vous mêlez-vous ? À quoi bon tout ce verbiage ? Qui vous a chargé d’expliquer mes sentimens ?

Ophémon.

Je voulois le guérir de sa folie : car réellement elle est intéressante. Il parloit avec un feu, une éloquence, un son de voix qui alloit au cœur. Moi, j’avoue qu’il m’a touché, & si vous le refusez, ma foi je ne serois pas surpris que son désespoir ne le portât à quelque parti violent.

Léontine.

Et vous lui avez dit que ses soins me déplaisoient, qu’il m’étoit odieux… Vous l’aurez persuadé : le bel ouvrage, de désespérer un malheureux que je dois plaindre, qui doit m’intéresser !

Ophémon.

Enfin, Madame, il ne tient qu’à vous de lui donner une consolation qui lui rendra la vie… Il m’attend : j’ai promis de lui porter votre réponse, voyez.

Léontine.

Tout ce que vous lui avez dit de ma part est d’une impolitesse, d’une malhonnêteté… Je suis en quelque sorte obligée à réparer ce procédé injurieux : voilà cependant où vous me réduisez.

Ophémon.

Le coup est porté, cela est vrai. Si vous ne le voyez pas, j’aurai beau lui dire de votre part les choses les plus honnêtes, il n’en croira rien.

Léontine.

Vous m’auriez épargné cet embarras cruel, si vous aviez bien voulu ne me faire parler que d’une manière polie & convenable, au lieu de me peindre si injuste, si ingrate. Pour le guérir, il falloit l’assurer encore que j’en aimois un autre ! C’est à quoi peut-être vous n’avez pas manqué ; je le parierois. Dans votre fureur de le guérir…

Ophémon.

Oh ! je n’ai touché cette corde-là que bien légèrement, & je ne lui ai donné que des soupçons vagues.

Léontine.

Je m’en suis doutée. Mais, par exemple, vit-on jamais rien de plus inconcevable ? Je suis dans une colère, dans une agitation… Assurément vous lui avez laissé une jolie opinion de moi. Il croit que je le méprise, que je le hais, que je le tourne en ridicule, que j’en fais l’objet de mes plaisanteries, & que j’ai un amant que je favorise en secret.

Ophémon.

Mais, permettez, Madame, je n’ai point dit cela ; & même quand il a voulu me tourner pour savoir le nom de celui que vous préfériez, je l’ai vu venir d’une lieue, & j’ai répondu que je n’étois pas instruit parfaitement.

Léontine.

J’ai peine à me contenir ; je suis dans un état violent… Il ne voit ici que le Vicomte, il n’aura pas manqué d’imaginer qu’il est sans doute cet amant secret.

Ophémon.

Il m’en a bien dit quelque petite chose : mais j’ai fait la sourde oreille.

Léontine.

Allez le chercher, Monsieur, allez, n’y perdez pas un moment ; j’ai trop d’intérêt pour ma gloire, pour ma réputation à le désabuser… Dites-lui qu’il vienne à cinq heures, que je le verrai… Voilà une désagréable situation ! C’est le fruit de votre rare prudence.

Ophémon.

Je cours le chercher.

Léontine.

Un moment. Je vous défends de parler à qui que ce soit de toute cette aventure.

Ophémon.

Je suis bien maladroit, bien gauche : mais pour la discrétion…

Léontine.

Allez, allez. Laissez-moi.

Ophémon, à part, en s’en allant.

Courons porter au Vicomte cette excellente nouvelle. (Il sort.)


Scène III.

LÉONTINE, seule.

Quoi ! je le verrai, j’y consens. Que dis-je ? C’est moi qui l’envoie chercher. Que va-t-il penser d’une conduite si contraire aux principes qu’il m’a cru jusqu’ici. N’est-ce pas se démentir ? Mais d’un autre côté le désespérer, renoncer à le connoître, y renoncer à jamais ; eh bien, que m’importe après tout ? D’où peut venir, grand Dieu ! un intérêt si vif, si pressant ? Je ne suis occupée que de lui, je ne peux penser qu’à lui… Par quelle bisarrerie, par quelle fatalité un Inconnu ? Ah ! je n’ose examiner mon cœur… Mais non, quelle crainte extravagante ! La singularité de cette aventure, la curiosité, la vanité, peut-être, voilà sans doute les seules causes du trouble qui m’agite… On vient ; si c’était Ophémon ! Il l’aura vu : il me dira… Ô Ciel ! C’est Dorothée & le Vicomte. Quelle importunité !


Scène IV.

LÉONTINE, DOROTHÉE, LE VICOMTE.
Le Vicomte.

Nous venons savoir de vos nouvelles.

Dorothée.

Eh bien, cette migraine est-elle passée ?

Léontine.

Je vais me coucher, j’ai grand besoin de repos.

Dorothée.

Notre souper a été fort gai. Le Vicomte était de la meilleure humeur, & l’aventure du bosquet, comme vous le croyez bien, a fait le sujet de notre conversation. Je vous ai regrettée, car nous avons été très-aimables.

Léontine.

Je le crois : mais je ne suis guère en état de jouir de vos agrémens, je suis si abattue…

Dorothée.

Une petite veillée vous feroit tous les biens du monde.

Léontine.

Ah ! je vous remercie, je n’en suis nullement tentée.

Dorothée.

On dansera dans le Château toute la nuit ; pour moi, je ne me coucherai certainement pas ; je veux voir naître le jour. Allons, soyez de la partie.

Léontine.

Sûrement je n’en ferai rien, malade comme je suis.

Dorothée.

Nous verrions le lever de l’aurore : cela est bien tentant, songez-y. Vous qui avez des idées champêtres, romanesques, qui aimez tant les rochers, vous êtes insensible à l’aurore ? Oh ! j’en rabats beaucoup.

Léontine.

Moquez-vous, veillez, dansez, mais laissez-moi me coucher, je vous en prie.

Dorothée.

Vicomte, vous ne m’abandonnerez pas ?

Le Vicomte.

Si vous en voulez à mon repos, je vous le sacrifierai sûrement.

Dorothée.

Voilà de la galanterie, & avec cela de la gaieté. Oh, comme vous me convenez ! (À Léontine.) Mais toutes nos plaisanteries n’y font rien ; je vois que vos yeux se ferment. Allons, il faut la laisser tranquille. Vous allez vous mettre au lit, n’est-ce pas ?

Léontine.

Dans l’instant.

Dorothée.

Il n’est pas minuit ; du moins vous nous donnerez à déjeûner ? Nous viendrons vous réveiller à cinq heures, & vous verrez l’aurore.

Léontine.

En vérité, vous n’êtes guère compatissante ; vous voyez comme je souffre, &…

Dorothée.

Allons, embrassez-moi, & nous vous laisserons dormir jusqu’à midi.

Léontine.

Plaisanterie à part, si vous troubliez mon sommeil, vous me feriez beaucoup de mal.

Dorothée.

N’ayez pas peur, nous le respecterons. Allons-nous-en, Vicomte. Si vous vous ravisez, si vous avez besoin de nous, envoyez-nous chercher, nous serons dans les jardins.

Le Vicomte, à Léontine.

Je vous quitte avec peine… Vous avez l’air de souffrir réellement.

Léontine.

Je crois avoir un peu de fièvre.

Le Vicomte.

Je m’y connois : permettez-vous ? (Il lui prend la main, & lui tâte le pouls.)

Léontine.

Comme la main vous tremble !

Le Vicomte, lui tenant toujours le bras.

C’est un tremblement qui m’est naturel ; ce mal me tient depuis plusieurs années. Vous auriez pu le remarquer plus tôt.

Léontine.

À votre âge ! cela est étonnant. Je n’y avois jamais pris garde.

Dorothée.

Mon Dieu ! Vicomte, vous avez un air singulier, tout étonné. Est-ce qu’elle a beaucoup de fièvre ? Comment trouvez-vous son pouls ?

Le Vicomte.

Ah ! j’y voudrois plus d’émotion encore.

Dorothée.

Mais voilà un beau souhait !

Le Vicomte.

Eh, oui, c’est qu’il est trop concentré.

Dorothée.

Vous m’effrayez… Moi j’ai envie à présent qu’elle se couche, & que nous passions la nuit dans sa chambre.

Léontine.

Ah ! de grace…

Dorothée.

Ah ! m’allez-vous faire des complimens là-dessus ?

Léontine.

Non, je ne le souffrirai pas.

Dorothée.

Nous resterons seulement jusqu’à cinq ou six heures, & puis nous irons nous reposer.

Le Vicomte.

Non, nous lui ferions du bruit. Laissons-la, croyez-moi.

Dorothée.

Adieu donc : mais à condition que vous nous ferez avertir aussi-tôt que vous serez éveillée.

Léontine.

Oui, je vous le promets.

Dorothée.

Vous ne voudriez pas une petite lecture pour vous endormir ?

Léontine.

Oh ! non.

Dorothée.

Adieu, ma chère amie.

Le Vicomte, à part.

Qu’elle est touchante ! & que je suis heureux !

(Ils sortent.)
Léontine, seule.

Enfin, m’en voilà débarrassée : assurément ce n’est pas sans peine. Mais j’apperçois Monsieur Ophémon.


Scène V.

OPHÉMON, LÉONTINE, ROSALIE.
Léontine.

Eh bien, votre commission est-elle faite ?

Ophémon.

Oui, Madame ; en vérité notre entrevue a été touchante ; il est dans une joie, dans des transports inexprimables.

Léontine.

Vous lui avez bien rappelé les conditions auxquelles je consens à le voir, & qu’il a proposées lui-même. Vous y serez : il ne me parlera point de sa passion.

Ophémon.

Il remplira tous ses engagemens, soyez tranquille.

Léontine.

Il avait donc l’air bien satisfait ?

Ophémon.

Enchanté : il est comme un fou.

Léontine.

N’a-t-il pas été bien surpris ?

Ophémon.

Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il est au comble de ses vœux.

Léontine.

Vous lui avez parlé deux fois, & vous ne soupçonnez pas quel il peut être. Le son de sa voix, ses manières…

Ophémon.

Mais en effet, quand j’y pense, le son de sa voix ne m’est pas inconnu.

Léontine.

Bon ! Comment ne m’aviez-vous pas déjà dit cela ? Et croyez-vous que ce soit chez moi que vous l’ayez vu ?

Ophémon.

Je l’ai sûrement rencontré. Je le connois : mais ma mémoire ne va pas plus loin.

Léontine.

Il vous a paru jeune, sans doute ?

Ophémon.

Oui, il est jeune, il n’a certainement pas plus de trente-deux ou trente-trois ans.

Léontine.

Faites-moi donc encore quelques détails sur ce qu’il vous a dit ?

Ophémon.

Il m’a répété souvent que vous serez bien étonnée.

Léontine.

Que je serai bien étonnée ?… C’est que je ne l’ai jamais vu… Cela est incroyable.

Ophémon.

C’est peut-être un Étranger. J’ai beaucoup voyagé : je l’aurai rencontré en Angleterre, en Italie… voilà ce que j’imagine.

Léontine.

A-t-il de l’accent ?

Ophémon.

Non, point du tout ; & il parle à merveille, avec une grâce, une élégance…

Léontine.

Il parle bien ?

Ophémon.

Mieux encore qu’il n’écrit.

Léontine.

Cela n’est pas possible.

Rosalie, survenant.

On vient de me dire que Madame alloit se coucher.

Léontine.

Allez dans ma chambre préparer tout ce qu’il me faut : & vous ne m’attendrez pas, je me coucherai seule.

Rosalie.

Madame est trop bonne. J’attendrai tant qu’elle voudra.

Léontine.

Faites ce que je vous dis.

Rosalie.

J’ai promis à Madame Dorothée de ne me point coucher, & de veiller Madame.

Léontine.

Tout le monde aujourd’hui s’est donné le mot pour m’impatienter. Encore une fois, je veux être obéie ; laissez-moi tranquille.

Rosalie, à part, en s’en allant.

Je ne l’ai jamais vue de si mauvaise humeur.

(Elle sort.)
Léontine, à Ophémon.

Vous irez donc le chercher à cinq heures, & vous le ferez entrer par la petite porte du parc : vous en avez la clef ?

Ophémon.

Oui, Madame.

Léontine.

N’allez pas vous coucher, & vous endormir.

Ophémon.

Oh ! je n’ai garde.

Léontine.

Tout le Château est en l’air ; ayez bien attention qu’il ne soit vu de personne.

Ophémon.

Soyez sans inquiétude.

Léontine.

Allons, je vais rentrer dans ma chambre & je vous attendrai à cinq heures précises.

Ophémon, à part, en s’en allant.

Ma foi, pour le coup, nous la tenons.

(Ils sortent.)
Fin du quatrième Acte

ACTE V.


Scène première

LÉONTINE, seule, en déshabillé.

Dans quelle agitation je suis ! À quoi me suis-je exposée ! Enfin, il obtient de moi un rendez-vous secret ! un rendez-vous à la pointe du jour ! La seule curiosité auroit-elle pu me conduire aussi loin ? M’engager à une démarche dont je rougis, que je désapprouverois dans une autre… Oui, le sentiment le plus tendre pourroit seul excuser ce que je fais ; mais pour un Inconnu… Ah ! je connois son cœur, son esprit ; en faut-il davantage ? Comment ! j’ose m’avouer une folie si inconcevable ? N’est-ce pas moi qui l’ai fui ! Ne suis-je pas venue ici pour lui ravir toute espérance ? Un seul jour a-t-il pu détruire une résolution si ferme ? Hélas ! l’aurois-je fui, si je ne l’eusse craint ! Je me suis abusée, & trop tard j’ouvre les yeux… Quoi ! je pourrois aimer encore !… Mais qu’entends-je ? Ne frappe-t-on pas (Elle écoute : on frappe doucement.) Je ne me trompe point : on frappe, ce ne peut être que lui… Il aura devancé l’heure. Allons ouvrir. Je ne le puis… Quel trouble affreux ! Je ne me soutiens qu’à peine. (Elle s’appuie contre une table : on frappe encore.) C’est lui… c’est lui. Allons. (Elle va ouvrir la porte.)


Scène II.

LE VICOMTE, LÉONTINE.

Léontine. Quand le Vicomte paroît, elle se recule avec surprise & chagrin, & dit à part.

Ô ciel ! c’est le Vicomte. Quel fâcheux contre-temps !

Le Vicomte, avec la plus grande émotion.

L’inquiétude de votre santé me ramène auprès de vous.

Léontine, à part.

Que lui dirai-je ? (Haut.) Je n’ai point dormi : je suis dans une agitation cruelle

Le Vicomte.

Je me promenois sous vos fenêtre, j’ai cru vous entendre marcher, & je suis monté.

Léontine.

Je vous remercie ; mais vous me ferez plaisir de me laisser seule.

Le Vicomte, à part.

Comme elle est pâle & défaite ! Ah ! je suis encore plus tremblant qu’elle… Ah, Madame !

Léontine.

Eh bien, qu’avez-vous ?

Le Vicomte.

Je n’ose vous demander un moment d’entretien. Je vous avouerai cependant que je le desire avec ardeur ; j’ai besoin d’ouvrir mon ame.

Léontine.

Vous m’étonnez ; que vous est-il arrivé ?

Le Vicomte.

Livré à mes réflexions depuis deux heures que j’ai quitté Dorothée, le desir extrême de vous parler avec confiance, m’a sur-tout engagé à venir vous importuner un moment. Je vous dirai même qu’avant d’arriver ici, j’en avois le projet. Mais toujours interrompus, nous n’avons été seuls ensemble que des instans.

Léontine.

Vous avez donc quelque chose d’important à m’apprendre ?

Le Vicomte.

Le secret de ma vie… Il est quatre heures… Si vous daignez m’écouter, cette confidence ne sera pas longue. Je ne vous demande qu’une demi-heure.

Léontine.

Il n’est que quatre heures. (À part.) Et il y auroit de la dureté à le refuser. (Haut.) Vous ne doutez pas de mon amitié, mon cher Vicomte. Tout ce qui vous touche m’intéresse vivement ; mais je suis bien lasse, bien abattue. Il faudra nous séparer bientôt.

Le Vicomte.

Croyez que je n’abuserai point de vos bontés. Dans une demi-heure nous nous quitterons, mais il faut que je vous parle, que je vous consulte.

Léontine.

De quoi donc s’agit-il ?

Le Vicomte.

Vous m’avez vu souvent triste, sombre, m’éloigner, faire de longues absences ; vous n’en devineriez jamais la cause ?

Léontine.

En effet, vous venez de passer encore huit mois dans vos terres ; je m’en suis étonnée plus d’une fois, mais je n’en ai point pénétré le motif.

Le Vicomte.

Eh bien, Madame, une passion invincible & secrette…

Léontine.

Vous y retenoit ?

Le Vicomte.

Je vous l’avoue, je vois votre surprise

Léontine.

Elle est extrême… Quoi ! vous connoissez l’amour ?

Le Vicomte.

Lui seul fait le destin de ma vie ; il a détruit ma tranquillité, mon bonheur ; il m’a fait éprouver des peines, des tourmens dont le récit vous toucheroit peut-être : je lui ai tout sacrifié, repos, ambition, société, plaisirs.

Léontine.

Quoi ! vous que j’ai cru si froid, si paisible ! Ah, mon cher Vicomte ! que cette confidence rend mon amitié pour vous & plus vive & plus tendre ! Je vous estimois : mais à présent l’intérêt le plus sensible, le plus vrai, m’unit à vous pour toujours.

Le Vicomte.

Hélas ! si vous saviez, si vous saviez, Madame, combien cet instant a de charmes pour moi !

Léontine.

Eh ! pourquoi m’avez-vous caché si long-temps vos sentimens secrets ? Doutiez-vous de mon cœur ? N’étiez-vous pas bien sûr qu’il partageroit toutes vos peines ?

Le Vicomte.

Ah ! si j’avois pu le croire, il y a deux ans que j’aurois parlé.

Léontine.

Je dois me plaindre d’une telle réserve : elle est offensante & cruelle.

Le Vicomte.

Offensante ! Non, croyez qu’elle ne l’est pas. Un obstacle insurmontable me forçoit au silence : d’ailleurs je voulois me guérir.

Léontine.

Dites-moi, sans doute vous êtes aimé ?

Le Vicomte.

Ah ! je n’ose m’en flatter encore : mais enfin je suis moins malheureux.

Léontine.

Si le devoir n’est pas contre vous, un amour si violent doit être partagé.

Le Vicomte.

Le croyez-vous, Madame ?

Léontine.

Aimable, fidèle & passionné, vous devez être aimé ; vous l’êtes, j’en suis sûre.

Le Vicomte.

J’aime avec excès ; jamais peut-être on ne fut aimé autant : voilà mon seul mérite & mon seul droit pour plaire.

Léontine.

Ah ! celui-là vaut tous les autres.

Le Vicomte.

Hélas ! que dites-vous, Madame ? Votre amitié veut flatter un malheureux qui ne peut s’abuser : & votre exemple ne détruit que trop un discours si séduisant.

Léontine.

Comment donc ?

Le Vicomte.

Cet amant caché qui vous adore vous a bien prouvé sa passion : & cependant votre ame insensible n’en est point attendrie. Ah ! si vous lui ravissez tout espoir, je n’en dois plus conserver.

Léontine.

Ne parlons pas de moi ; je ne suis occupée que de vous. Achevez, mon cher Vicomte, une confidence qui m’intéresse plus que je puis vous l’exprimer. Quels sont donc les obstacles qui s’opposent à votre bonheur ! L’objet que vous aimez sans doute est libre : mais sa naissance, son état peut-être…

Le Vicomte.

Non, Madame, à tous égards, le choix de mon cœur pourroit encore être celui de la raison. Ah ! que n’est-elle née dans un état obscur ! Qu’il m’eût été doux de lui sacrifier de vains préjugés, de mettre à ses pieds une fortune qu’un tel usage auroit pu seul me rendre précieuse ! mais je ne puis jouir d’une félicité si chère. Le sort a tout fait pour elle, & l’amour ne lui peut offrir qu’un cœur fidèle & passionné.

Léontine.

Chaque mot que vous prononcez redouble mon étonnement. Quoi ! vous savez aimer avec tant de violence ? Comment faisiez-vous donc pour cacher une ame si sensible ?

Le Vicomte.

Ah ! vous ne pourrez jamais comprendre combien cet effort m’a coûté.

Léontine, à part.

L’heure s’avance.

Le Vicomte.

Vous me plaignez donc ? Daignez me le redire encore ?

Léontine, à part.

Mon inquiétude s’augmente à chaque instant. (Haut.) Il est tard, séparons-nous. Adieu, mon cher Vicomte : demain je vous témoignerai mieux encore…

Le Vicomte.

Ah, Madame ! Si vous saviez tout ce qui me reste à vous dire. Je ne vous ai confié que la moitié de mon secret. Vous ignorez le nom de l’objet que j’aime, & cet objet, vous le connoissez, vous pouvez tout sur lui.

Léontine.

Ah ! parlez ? si je puis vous être utile, comptez sur tous les soins de la lus sincère amitié.

Le Vicomte.

Vous me promettez donc de ne point mettre d’obstacles à mon bonheur.

Léontine.

Qui, moi ? Vous pourriez penser ?…

Le Vicomte.

Hélas ! Madame, malgré cette assurance, ma bouche n’ose encore prononcer un nom si chéri. Jusqu’ici renfermé dans le fond de mon cœur, je crains de le laisser échapper. Ce n’est qu’au silence que j’ai dû peut-être les plus doux momens de ma vie. Si j’allois perdre jusqu’à cet espoir que vous venez de me donner !

Léontine, à part.

Il ne finit point ; le temps s’écoule. Quelle affreuse contrainte ! (Haut.) Mais quelle heure est-il ?

Le Vicomte.

Je ne croyois pas qu’il fût si tard.

Léontine.

Comment ?

Le Vicomte.

Il est cinq heures.

Léontine.

Cinq heures ! Ah, Dieu ! Partez, laissez-moi, de grace… Que vois-je ? Le jour paroît. Ô Ciel ! éloignez-vous.

Le Vicomte.

Vous pâlissez.

Léontine, se laissant aller dans un fauteuil.

Que vais-je devenir ?

Le Vicomte, s’approchant & saisissant une de ses mains pendant qu’elle se couvre le visage de l’autre.

D’où peut naître ce trouble cruel, cet effroi que vous voulez en vain cacher ? Ah, Madame ! quand je viens de vous ouvrir mon âme, ne puis-je prétendre à mon tour ?…

Léontine.

Par pitié, laissez-moi. N’entends-je pas du bruit ? (Elle se lève avec précipitation.)

Le Vicomte.

Je ne puis vous quitter dans l’état où vous êtes, sans apprendre du moins les raisons de ce désordre affreux.

Léontine.

Ô Ciel ! à quelle humiliation me vois-je réduite ! Il faut donc avouer…

Le Vicomte.

Parlez, Madame : c’est l’ami le plus tendre qui vous en conjure.

Léontine.

Eh bien, cet Inconnu… cet Amant que vous croyez que je dédaigne…

Le Vicomte.

Achevez.

Léontine.

Je consens à le voir : je l’attends.

Le Vicomte.

Pourquoi rougir d’une démarche où la curiosité seule vous engage !

Léontine.

Non, non, connoissez mon âme toute entière. Un mouvement surnaturel, un sentiment plus fort que ma raison, me maîtrise & m’entrave. Je le connois, je cesse de m’abuser, & j’y cède enfin. Que vois-je ! vos yeux se remplissent de larmes ; vous pleurez. Ah, mon ami ! que cette sensibilité me touche vivement ! Hélas ! devois-je m’attendre à tant d’indulgence !

Le Vicomte.

Seroit-il possible, vous ! Léontine… Vous aimeriez ?

Léontine.

Vous jugez combien cet étrange aveu doit me coûter : mais vous en êtes digne.

Le Vicomte.

Oui, j’en suis digne, oui…

Léontine.

Hélas ! l’heure est passée ; il ne vient point.

Le Vicomte.

Il va paroître ; en pouvez-vous douter ? Il va tomber à vos pieds, le plus heureux, le plus fortuné de tous les hommes. (Il se jette à ses pieds.)

Léontine.

Que vois-je !… que faites-vous !

Le Vicomte.

Ah ! le méconnoîtrez-vous toujours ?

Léontine.

Qu’entends-je, grand Dieu ! se pourroit-il ?

Le Vicomte.

Oui, c’est moi, oui c’est l’amant le plus passionné.

Léontine.

Vous, ô Ciel !…

Le Vicomte.

Voilà mon secret tout entier.

Léontine.

Quoi ! c’est moi que vous aimez depuis huit ans ?

Le Vicomte.

Pardonnez-moi des détours, un mystère dont l’amour doit être l’excuse. Hélas ! je me suis peut-être égaré ; je voulois toucher votre cœur, & non le surprendre. Trop de délicatesse m’a fait employer des artifices qu’elle-même condamne à présent ; c’est dans le moment où votre bouche vient de prononcer un aveu, que j’aurois acheté de ma vie. Mais, Madame, je vous rends à vous-même, à vos réflexions ; vous êtes toujours libre ; vous n’avez rien promis, disposez de ma destinée.

Léontine.

Oui, si je ne vous devois pas le bonheur le plus doux & le plus inespéré, j’aurois peine, je l’avoue, à vous pardonner ces craintes injurieuses qui m’outragent. Quel moment choisissez-vous pour me livrer de nouveau à cette défiance cruelle ? Quoi ! vous pourriez me croire assez ingrate pour balancer encore ?

Le Vicomte.

Vous ne me devez rien ; je n’ai suivi que les mouvemens de mon cœur, n’écoutez que le vôtre.

Léontine.

Eh bien, tout ce que la reconnoissance, l’amitié, l’amour peuvent inspirer de plus tendre, de plus passionné, je le ressens, je l’éprouve pour vous.

Le Vicomte.

Ah ! qu’ai-je fait pour mériter une félicité qui surpasse mille fois mes espérances ?

Léontine.

C’est donc vous que j’aimois !… Cette passion que vous me dépeigniez tout à l’heure avec des traits si touchans, cet amour que vous nourrissez depuis huit ans, quoi, j’en étois l’objet ! Malheureux ! que de tourmens je vous ai causés ! Ah ! ma tendresse pourra-t-elle les réparer ? Voilà désormais le soin, l’occupation unique & chère de ma vie ? Ah, Dieu ! que n’avez-vous parlé plutôt ? Fait pour plaire & pour séduire, il ne vous manquoit, à mes yeux, que cette ame sensible que vous me cachiez. J’ai pu la méconnoître, la taxer de dureté, d’indifférence, la déchirer tant de fois !

Le Vicomte.

Eh ! pouvois-je trop acheter ce comble de bonheur ? vous m’aimez !

Léontine.

Je vous aime, comme je n’ai jamais aimé, c’est tout vous dire ; vous le savez, hélas ! Ah ! puis-je me rappeler sans frémir ce temps affreux, où victime d’une passion insensée, chaque jour, par une cruelle confiance, j’enfonçois le poignard au fond de votre cœur. Vous m’écoutiez, & je vous désespérois. Eh bien, retracez-vous ces sentimens si tendres, si violens, que je vous dépeignois alors, & croyez que ceux que vous m’inspirez sont mille fois plus vifs encore, & plus passionnés.

Le Vicomte.

Ainsi donc ce qui fit mon plus grand tourment, va servir désormais à ma félicité. Si ce triste souvenir s’offre jamais à ma pensée, je pourrai me dire, elle m’aime encore mieux. Mais concevez-vous bien tout ce que vous faites pour mon bonheur ?

Léontine.

Puis-je égaler jamais ce que vous avez fait pour moi ? Vous m’avez tout sacrifié, je vous dois tout ; vos conseils pendant huit ans m’ont guidée ; votre vertu, votre sagesse me rappeloient à la raison. Sans vous que serois-je devenue ? Ah ! chaque souvenir, chaque trait de ma vie que je me rappelle est un nouveau sujet de reconnoissance qui me lie, qui m’attache à vous. Votre conduite, votre générosité n’ont point d’exemple, & n’auront jamais de modèle. Ah ! qu’il est doux d’admirer ce qu’on aime ! Que vous me faites bien connoître ce sentiment délicieux dont je n’avois pas d’idée !


Scène III.

LE VICOMTE, LÉONTINE, DOROTHÉE, OPHÉMON.
Dorothée, à Ophémon.

Elle est levée, vous dis-je, j’en suis sûre ; j’entendois sa voix de la terrasse. Tenez, voyez plutôt.

Léontine.

Ah ! venez, Monsieur Ophémon, tout est découvert. Vous me trompiez : mais que ne vous dois-je ? (À Dorothée.) Venez ma chère amie, partager mon bonheur. Cet Inconnu qui vous intéressoit…

Dorothée.

Eh bien ?

Léontine.

Eh bien ! il est devant vos yeux. C’est lui… c’est…

Dorothée.

Qui, le Vicomte ?

Le Vicomte.

Oui, vous le voyez, Madame, au comble de ses vœux.

Dorothée.

Et de bonne foi, vous pensez me faire croire ?…

Léontine.

Comment ?

Dorothée.

Allons, allons : je suis crédule, mais pas jusques-là.

Ophémon.

Il faut espérer qu’avant la fin du jour vous serez persuadée.

Dorothée.

Comme ils s’entendent tous ! Voilà le plus joli complot & le mieux concerté

Léontine, à Ophémon.

Allez chercher le Notaire, qu’il vienne.

Dorothée.

Oui, oui, n’y perdez pas un moment.

Ophémon.

Il est là-bas avec la noce ; je vais vous l’amener, & publier cette heureuse nouvelle dans tout le château. (Il sort.)

Le Vicomte, à Léontine.

Ce n’est point une illusion ? Quoi ! vous allez être à moi ?

Léontine.

Oui, je me donne à vous : oui, ce jour même.

Dorothée.

À merveille, en vérité, de part & d’autre. Pour le Vicomte, je n’en suis pas surprise ; je connois ses talents : mais réellement Léontine m’étonne : ses yeux, sa voix, son air attendri, rien n’y manque.

Léontine.

Eh ! ne vous suffit-il pas, pour me croire, de me regarder ? Peut-on se méprendre à des transports si vrais, si doux !

Dorothée.

Je ne sais plus qu’en penser.


Scène IV.

LE VICOMTE, LÉONTINE, DOROTHÉE, OPHÉMON, ROSALIE, PICARD, JEANNETTE, COLIN, LE NOTAIRE & une foule de Villageois. Ils l’entourent tous ensemble.
Rosalie.

Madame va se marier… Madame va se marier… Monsieur le Vicomte est l’Inconnu.

Dorothée.

Réellement, ce seroit lui ! Ce seroit notre Inconnu ! Mais cela n’est pas croyable.

Léontine.

Débarrassons-nous de cette foule tumultueuse.

Dorothée.

Allons, c’en est fait, je me rends. Ah, mon cher Vicomte ! que vous méritez bien le prix que vous obtenez enfin ! Que j’en suis transportée ! Mais j’ai mille questions à vous faire.

Léontine.

Venez dans ma chambre, nous vous répondrons.

Le Vicomte, à Léontine.

La destinée me rend donc ce que mon imprudence fatale m’avoit ravi ! Après tant de regrets & de larmes, je vous retrouve enfin : vous êtes donc à moi !

Dorothée.

Quelle aventure, grand Dieu ! & celle du bosquet… la fête… la lettre, tout cela venoit de lui : je n’en reviens pas.

Léontine.

Suivez-moi, ma chère Dorothée ; venez me voir signer le bonheur de ma vie. Monsieur Ophémon, amenez-nous le Notaire. (Le Vicomte lui donne la main ; Dorothée la prend par le bras de l’autre côté. Ils s’en vont. Ophémon & le Notaire suivent.)

Ophémon, en s’en allant.

Allons, je n’aurai pas perdu mon latin dans cette maison.


Scène V & dernière.

ROSALIE, PICARD, JEANNETTE, COLIN, les Villageois.
Rosalie.

Enfin, l’Amant Anonyme est donc découvert. Au reste, Monsieur le Vicomte vaut bien un Sylphe ; je suis charmée que ce soit lui.

Picard.

Deux noces à la fois ! quelle bénédiction ! (Aux Villageois.) Allons, mes enfants, vous avez dansé jusqu’au jour ; à présent dansez jusqu’à la nuit : célébrez l’amour & la persévérance. Ma foi, quand ils marchent ensemble, ils font bien du chemin.

(Les Villageois forment un Ballet.)
FIN.