L’Héritage de Charlotte/Livre 04/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 188-213).

CHAPITRE IV

PLUS AIGU QU’UNE DENT DE SERPENT

S’étant engagée à faire à son père une visite le jeudi suivant, Diana se considéra comme obligée de remplir cette promesse.

Elle sentait cependant qu’il y avait dans sa situation quelque chose de faux, car tenir une promesse ainsi faite c’était en quelque sorte aller au rendez-vous donné par Lenoble.

« Je suis portée à croire que c’est son habitude de tomber amoureux de toutes les jeunes femmes qu’il rencontre, pensait-elle lorsqu’elle jugeait la quasi-déclaration à un point de vue plus prosaïque que celui auquel elle s’était d’abord placée, dans sa joie d’avoir rencontré une si généreuse sympathie. J’ai entendu dire que les Français ont la faculté de se considérer comme irrésistibles et d’encenser chaque semaine une nouvelle divinité ; et j’ai été assez folle pour croire à un sentiment profond de sa part. Il est, j’en suis sûre, tout ce qu’il y a de meilleur au monde, mais en tombant amoureux il doit sans nul doute être victime d’une faiblesse nationale. »

Elle se rappelait les outrageantes déclarations qui lui avaient été faites par des étrangers et surtout par des Français qu’elle avait rencontrés sur les jetées, sur les plages, dans les jardins des casinos, pendant qu’elle y attendait toute seule son père ou Valentin.

Dans sa situation, toujours mal habillée, sans compagnie, elle n’avait pas été à même de voir ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit des étrangers.

Elle savait que Gustave n’était pas un grossier coureur d’aventures, mais elle était disposée à le trouver léger, inflammable.

Elle alla à pied de Bayswater à Chelsea le jeudi convenu, car elle ne pouvait aller souvent en voiture, la pauvre petite.

La promenade à travers le parc était agréable, malgré le froid du mois de mars, et ses joues étaient toutes roses lorsqu’elle parut dans le petit parloir.

« Comment allez-vous, cher papa ? » dit-elle en entrant dans la chambre, au moment où le jour commençait à baisser.

Mais la personne assise à la place où son père se tenait habituellement, n’était pas son père ; c’était Lenoble qui se leva pour la recevoir.

« Papa est-il plus mal ? demanda-t-elle, surprise de l’absence du capitaine.

— Au contraire, il va mieux. Il est sorti en voiture pour aller prendre l’air. C’est moi qui l’ai engagé à le faire ; il ne tardera pas à rentrer.

— Je lui ai écrit pour lui dire que je viendrais aujourd’hui ; mais je suis bien aise qu’il soit sorti, car je suis sûre que le grand air lui fera du bien. Savez-vous s’il était bien couvert, M. Lenoble ?

— Enveloppé dans des couvertures de voyage et des châles jusqu’au bout du nez, j’ai arrangé tout cela moi-même. Il avait l’air d’un ambassadeur de toutes les Russies.

— Que vous êtes bon d’avoir pris cette peine, dit Diana avec reconnaissance.

— Et dites-moi pourquoi je ne l’aurais pas fait. Croyez-vous que ce ne soit pas un plaisir pour moi de prendre soin de votre père… à cause de vous ? »

Cela devenait embarrassant.

Diana ôta son chapeau et son pardessus qu’elle plia et déposa avec soin sur le sofa de crin, après quoi elle alla s’asseoir auprès de la fenêtre pour regarder dans la rue, paraissant prendre un grand intérêt aux faits et gestes de l’allumeur de réverbères.

« Quel admirable moyen on emploie maintenant pour allumer les réverbères, fit-elle remarquer avec le brio que peut donner à la conversation la situation dans laquelle elle se trouvait ; combien cela doit être plus commode que l’ancienne méthode, avec une échelle, vous savez.

— Oui, je n’en doute pas, dit Gustave en faisant deux pas pour se rapprocher d’elle et s’asseyant résolument sur une chaise à son côté ; mais ne pensez-vous pas que, comme je pars demain pour retourner en Normandie, nous pourrions parler de choses plus intéressantes que l’allumeur de réverbères, Mlle Paget ?

— Je suis prête à parler de tout ce que vous voudrez, répliqua Diana avec cette charmante apparence d’insouciance que savent prendre les femmes en pareille occasion.

— Vous êtes bien bonne. Savez-vous que lorsque, j’ai persuadé à votre père que l’air du dehors lui ferait du bien, j’étais poussé par un égoïsme vraiment diabolique ? Ne vous effrayez pas ; le médecin lui a permis de sortir, sans quoi je ne l’y aurais pas poussé. Je puis être un hypocrite, mais pas un assassin. Vous n’imaginez pas combien il m’a fallu de diplomatie et tout cela dans quel but ?… Vous l’imaginez-vous ?

— Non, en vérité.

— Afin de pouvoir causer une demi-heure avec vous sans être interrompu. Malheureusement, vous arrivez si tard que, d’un moment à l’autre, je m’attends à voir rentrer votre père. Il devait être de retour avant la nuit, et l’apparition de l’allumeur de réverbères indique que la nuit est venue. J’ai tant de choses à vous dire et si peu de temps pour le faire… tant de choses, Diana… »

Elle fit un mouvement de surprise en l’entendant l’appeler de ce nom, comme si elle eût voulu se lever de sa chaise.

Elle pressentait ce qui allait suivre et ne s’étant nullement attendue à rien d’aussi terrible, elle ne savait comment prévenir un aveu qu’elle eût presque voulu éviter.

Lenoble posa la main Sur son bras pour l’obliger à rester assise.

« Tant de choses, Diana, et cependant si peu que tout peut être dit en trois mots : Je vous aime !

— Monsieur Lenoble !

— Ah ! vous êtes surprise, vous vous étonnez, vous me regardez avec vos deux yeux stupéfaits ! Cher ange, croyez-vous qu’il soit possible de vous voir sans vous aimer ? Vous voir une fois, mais c’est assez pour inspirer le respect, l’admiration, pour que l’on rende hommage à votre bonté ; mais vous voir comme je vous ai vue prendre soin d’un père malade, l’entourer de délicate sollicitude ! Ah ! mon cher amour, dites ; qui dans le genre humain eût pu voir cela et ne pas vous aimer ? »

La question avait une signification que celui qui parlait ne pouvait prévoir.

Qui, dans le genre humain ?

Comment ; n’y avait-il pas un homme dont elle eût consenti à devenir l’esclave, pour lequel elle eût volontiers renoncé à toutes les délices de la vie, et cet homme existait et avait passé à côté d’elle indifférent, aveugle.

Elle l’avait adoré à genoux, à ce qu’il lui semblait, et il l’avait laissée agenouillée dans la poussière pour aller de lui-même offrir son cœur et son âme à une autre.

Elle ne pouvait oublier cela.

Le souvenir lui en revint avec un redoublement d’amertume en entendant la voix d’un étranger lui dire qu’elle était aimée.

« Ma bien chérie, ne voulez-vous pas me répondre ? dit Gustave d’un ton suppliant, bien que nullement alarmé du silence de Diana, dans lequel il ne voyait que l’expression d’une modestie naturelle. Dites-moi que vous me donnerez mesure pour mesure, que vous m’aimerez comme ma mère a aimé mon père… d’un amour que les soucis et la pauvreté n’ont pu diminuer… d’un amour qui n’a fait que s’accroître avec les difficultés… étoile que les sombres chagrins n’ont pu obscurcir. J’ai dix ans de plus que vous, Diana, mais mon cœur est jeune. Je n’avais jamais su ce que c’était que l’amour avant de vous avoir vue ; et cependant tous ceux qui me connaissent pourront vous dire que je n’ai jamais été un mauvais mari, que ma pauvre femme et moi avons vécu heureux ensemble. Je n’éprouverai désormais d’amour que pour vous. Il y a, je crois, pour tout homme une heure marquée dans laquelle l’ange de sa vie se présente à lui. Le mien est venu le jour où je vous ai vue. J’ai parlé à votre père qui m’a de tout cœur donné son consentement. Il n’a fait que m’encourager et m’a donné à entendre que je pouvais compter sur votre adhésion. Était-il autorisé à me faire cette demi-promesse ?

— Nullement, répondit avec gravité Mlle Paget. Il n’a écouté, je suppose, que son propre désir. Vous m’avez dit plus que je n’aurais voulu entendre, monsieur Lenoble, car je ne puis accepter le trésor que vous m’offrez. Du fond de mon cœur, je vous remercie de l’amour que vous m’exprimez. Ne fût-ce que caprice passager, comme je suis porté à le croire, je ne vous remercie pas moins, car il est doux d’obtenir le choix d’un honnête homme. Je vous prie de croire que j’honore de tout mon cœur et de toute mon âme votre généreuse nature, votre sympathie pour le faible et l’opprimé ! Si vous pouvez m’accorder votre amitié, je vous prouverai toujours à quel point je l’apprécie, mais je ne puis accepter votre amour.

— Et pourquoi non ? demanda Gustave effrayé.

— Parce que je ne pourrais vous le rendre et que je ne veux pas vous donner moins.

— Mais avec le temps, Diana, avec le temps !…

— Le temps ne peut pas me montrer votre noble caractère sous un plus beau jour que je le vois en ce moment. Vous avez tout ce qu’il faut pour gagner le cœur d’une femme, mais je n’ai pas de cœur à donner. Si vous voulez être mon ami le temps ne fera qu’accroître mon affection pour vous ; mais le temps ne peut pas faire renaître ce qui est mort.

— Ce qui veut dire que votre cœur est mort, Diana ?

— Oui ! répondit-elle avec une inexprimable tristesse.

— Vous aimez quelqu’un plus jeune, plus heureux que moi ?

— Non, monsieur Lenoble, personne.

— Mais vous avez aimé ?… Oui, un mauvais sujet, peut-être… un misérable qui… »

Un spasme de chagrin contracta sa figure pendant qu’il regardait la tête penchée de la jeune fille, dont il ne pouvait dans la demi-obscurité apercevoir les traits.

« Dites-moi, Diana, dit-il aussitôt d’une voix altérée, il n’y a pas entre nous de barrière, d’obstacle irrévocable qui puisse nous séparer pour toujours ? Personne ne peut prétendre que vous lui appartenez en vertu d’un droit… »

Il s’arrêta, puis il ajouta d’une voix plus basse :

« … À la suite d’une faute ?

— Personne, » répondit Mlle Paget en redressant la tête et le regardant en pleine figure.

Même dans la clarté douteuse il pouvait voir la flamme de ce fier et ferme regard qui était la meilleure réponse qu’elle pût faire à ses soupçons.

« Dieu soit loué ! murmura-t-il. Ah ! comment ai-je pu craindre moi-même un instant que vous puissiez ne pas être celle que vous paraissez… la créature la plus pure qui soit au monde ? Pourquoi alors me refusez-vous ? Vous n’avez pas d’amour pour moi, mais vous me demandez mon amitié. Vous m’offrez votre amitié, votre affection même. Ah ! croyez-moi, si ces sentiments sont réels, le temps les convertira en amour. Votre cœur est mort, dites-vous. Et pourquoi ce jeune cœur serait-il mort ? Il ne l’est pas, il n’a besoin que du feu d’un véritable amour pour le rendre à la vie. Pourquoi me repoussez-vous, puisque vous dites que vous m’aimez, à moins que vous n’en aimiez un autre ? Qu’y a-t-il qui puisse nous diviser ?

— Des ombres et des souvenirs, répliqua tristement Diana ; des idées vagues, folles, mauvaises peut-être, mais qui s’élèvent entre vous et moi, monsieur Lenoble. Et du moment où je ne puis vous donner mon cœur tout entier, je ne veux rien vous donner.

— Vous avez aimé quelqu’un, quelqu’un qui n’a pas su apprécier votre amour ? Dites-moi la vérité, Diana ; vous me devez au moins cela.

— Je vous dois la vérité. Oui, j’ai été folle. Pendant deux ou trois années de ma vie, un jeune homme a été mon compagnon de chaque jour. Il voyageait avec nous… avec mon père et moi, et nous avons connu ensemble bien des vicissitudes et des tourments. Pendant longtemps il a été comme mon frère. Je doute qu’un frère puisse être meilleur pour sa sœur qu’il l’était pour moi. Son cœur n’a jamais varié sous ce rapport. Toujours il a été aussi bon et aussi insouciant. Une fois, je me suis fait l’illusion de croire qu’il y avait dans ses regards, dans ses manières, même dans ses paroles, un sentiment plus profond que celui d’une amitié fraternelle, mais ce n’était qu’une illusion. La suite m’a cruellement ouvert les yeux. J’ai vu son cœur engagé à une autre. Ne croyez pas, cependant, que je sois assez faible, assez mauvaise pour m’abandonner au désespoir, parce que mes folles espérances se sont évanouies. Je puis envisager en face les événements de la vie, monsieur Lenoble, et j’ai su prendre sur moi de souhaiter le bonheur de la chère enfant à laquelle a été donné un cœur que j’avais cru être à moi. La personne dont je parle n’a rien de supérieur dans son esprit ou par elle-même. Ce n’est qu’un jeune homme fort ordinaire, ayant quelque talent, et que ses dispositions portent vers le bien plutôt que vers le mal ; mais il a été le compagnon de ma jeunesse, et en le perdant il me semble que j’ai perdu une part de ma jeunesse. »

Diana pensait que cela devait mettre fin à la discussion : elle s’attendait à voir Lenoble, baissant la tête devant l’impossible, lui dire amicalement adieu, puis retourner en Normandie, convaincu, sinon satisfait.

Mais Gustave, avec son bon cœur et son heureux caractère, n’était pas un amoureux facile à décourager, un prétendant dont on pût facilement se défaire.

« Et c’est là tout ! s’exclama-t-il du ton le plus joyeux, un compagnon de votre jeunesse pour lequel vous avez eu un romanesque attachement de jeune fille ! Et le souvenir de cet incroyable idiot… Grand Dieu ! Mais combien il faut qu’il ait été stupide pour être aimé de vous et ne pas même s’en être aperçu !… Le souvenir de ce dernier des derniers viendrait se placer entre vous et moi et nous séparer à jamais ! Le fantôme de ce misérable, qui a pu être aimé d’un ange sans le comprendre, viendrait me mettre de côté, moi, Gustave, qui suis un homme et non un idiot ! Nous l’enverrons comme ceci au bout du monde, s’écria Lenoble en soufflant sur le bout de ses doigts, comme pour chasser son rival imaginaire. Le voilà envoyé aux régions arctiques, à la zone torride, au Caucase, où un vautour lui dévorera le foie… dans les lieux les plus éloignés de la terre, lui et la péronnelle qu’il a préférée à ma Diana. »

Cette manière de prendre les choses était fort inattendue pour Diana ; elle était certainement plus agréable qu’un sombre désespoir ou une explosion de mauvaise humeur, mais en même temps beaucoup plus embarrassante.

« Il est parti, s’écria de nouveau Gustave, il est sur le mont le plus élevé du Caucase, et les vautours aiguisent leurs becs… Et maintenant, dites-moi, Diana… vous serez ma femme, n’est-ce pas ?… Vous serez une mère pour mes enfants ?… Vous transformerez le vieux château de Cotenoir en une agréable demeure ? Vous ne vivrez pas plus longtemps au milieu d’étrangers… Vous viendrez avec ceux qui vous aimeront, qui vous chériront comme une des leurs, comme ce qu’ils auront de meilleur et de plus précieux. Vous donnerez à votre pauvre père un coin auprès de votre feu. Il est vieux et il a besoin d’un gîte où il puisse passer les jours qui lui restent à vivre. Pour lui, Diana, pour moi, pour mes enfants, que votre réponse soit : Oui. Ah ! ne vous pressez pas tant, s’écria-t-il en voyant qu’elle allait parler. Pourquoi être si prompte à prononcer un fatal jugement. Songez d’abord combien de choses dépendent de votre réponse : le bonheur de votre père, celui de mes enfants, le mien ?

— C’est le vôtre seul auquel je doive penser, répondit avec chaleur Mlle Paget. Croyez-vous qu’il me soit si facile de dire : non. Il me serait certainement plus facile de dire : oui. Lorsque vous me parlez de la vieillesse de mon père, moi, qui ai si bien connu les misères de sa vie, il faudrait que j’eusse le cœur bien dur pour ne pas être tentée par l’asile que vous nous offrez. Chacune de vos paroles est une nouvelle preuve de votre bonté, de votre générosité ; mais je ne veux pas vous tromper parce que vous êtes généreux. Je serai toujours votre reconnaissante amie ; mais cherchez ailleurs une femme, vous aurez peu de peine à en trouver une plus digne que moi.

— Je ne chercherai pas ailleurs. Je ne veux pas d’autre femme que vous. Une fois déjà j’ai eu une femme choisie par d’autres. Je veux désormais choisir moi-même. Soyons seulement amis, Diana, puisque votre décision est aussi irrévocable que la loi draconienne. Vous êtes de pierre, vous êtes dure comme le diamant ; mais n’importe, soyons amis. Votre père sera déçu dans ses espérances ; mais qu’est-ce que cela fait ? Il est certainement habitué aux déceptions. Mes filles… c’est pour elles une cruelle épreuve que d’être sans mère ; il faudra qu’elles la supportent. Cotenoir s’en ira en ruines un peu plus longtemps. Quelques rats de plus derrière les panneaux, quelques mites de plus dans les tapisseries, voilà tout. Mes enfants disent : « Papa, notre demeure est désagréable ; tout y est sens dessus dessous. » Et je leur réponds : « Que voulez-vous, mes enfants ? une maison sans une femme pour la diriger est toujours sens dessus dessous. » Et puis je les prends dans mes bras et je pleure. C’est un tableau à fendre le cœur ; mais qu’est-ce que cela fait, mademoiselle Paget ? »

Un bruit de pas pesants, accompagné d’une grosse toux, annonça l’approche du capitaine, qui sur ces entrefaites entra dans la chambre.

Si le capitaine, après être resté pendant six semaines confiné dans son appartement, eût prolongé sa première sortie jusqu’à cette heure avancée il eût commis une imprudence qui aurait pu lui coûter cher.

Heureusement il n’avait rien fait de semblable.

Il était resté inaperçu pendant que Gustave et Diana s’entretenaient près de la fenêtre, ayant quitté sa voiture au coin de la rue pour ne pas s’exposer à interrompre leur tête-à-tête au moment critique.

Tout le temps qui s’était écoulé depuis son retour il l’avait passé dans sa chambre à coucher, derrière la porte qui communiquait avec le salon.

Ce qu’il avait entendu avait été loin de lui plaire et, si un regard pouvait écraser, Diana eût certainement péri sous le coup de la flèche de Parthe que lui lança son père lorsqu’il s’approcha de la fenêtre, avec un sourire stéréotypé sur les lèvres et la rage dans le cœur.

Il en avait assez entendu pour savoir que Gustave avait été remercié, Gustave avec Cotenoir et une belle indépendance dans le présent, avec la fortune du défunt John Haygarth dans l’avenir, refusé par une jeune femme dénuée de toute fortune, qui à tout moment pouvait s’attendre à se trouver sans abri.

Pouvait-il y avoir une folie, une démence, pires que celle-là ?

Horatio tremblait de colère lorsqu’il prit la main de sa fille : elle avait l’insolence de lui tendre cette main en manière de salutation comme à son ordinaire.

Le capitaine la lui serra si fort qu’il la fit reculer.

« Bonsoir, mademoiselle Paget, dit Gustave gravement, mais sans avoir en aucune façon l’air abattu d’un amoureux désespéré. Je… Eh bien ! je vous verrai peut-être encore avant mon départ. Je doute que je parte demain. J’ai mes raisons pour rester encore. De folles raisons, peut-être ; mais je resterai. »

Cela fut dit trop bas pour que le capitaine pût l’entendre.

« Est-ce que vous nous quittez déjà, Lenoble ? demanda-t-il d’un ton tremblant, ne voulez-vous pas prendre une tasse de thé que Diana va nous préparer comme elle le fait habituellement ?

— Non, pas aujourd’hui, capitaine, je vous souhaite le bonsoir. »

Il serra la main du vieillard, et se retira.

Le capitaine se laissa tomber lourdement dans un fauteuil et il y eut un silence de quelques minutes.

Diana le rompit la première.

« Je suis heureuse de voir que le médecin vous ait trouvé assez bien pour vous permettre de sortir en voiture, dit-elle.

— En vérité, ma chère, répondit son père avec un gémissement, j’espère que ma première sortie sera dans un autre genre de voiture… mon dernier voyage, jusqu’à ce que l’on enlève mes os pour en faire du fumier. Je crois qu’on emploie les os des pauvres pour en faire de l’engrais en ce siècle utilitaire et brutal.

— Papa, pouvez-vous dire d’aussi horribles choses ?… Vous êtes mieux maintenant. M. Lenoble m’a dit que vous alliez mieux.

— Oui, je suis mieux, Dieu merci ! répondit le vieillard trop faible d’esprit et de corps pour dissimuler la colère qui l’animait. C’est là une des contradictions de la comédie burlesque qu’on appelle la vie. Si j’avais été un homme riche, avec un cercle d’anxieux parents et d’importants personnages autour de mon lit, je ne doute pas que je serais déjà mort ; mais comme il se trouve que je suis un pauvre diable sans le sou, avec une misérable loueuse d’appartements meublés et un médecin à demi mort de faim pour prendre soin de moi, sans autre perspective que l’hôpital, je continue à vivre. Morbleu ! Il est facile de prendre les choses comme elles viennent quand on est malade et sans force, même pour penser… Cela n’est pas le moment d’épreuve, Le véritable jour critique arrive quand on se sent un peu remis, que le dragon du logement garni commence à vous tourmenter pour le paiement du loyer, que le pharmacien envoie sa note, et que la grande route s’ouvre béante devant vous, lorsqu’on reçoit l’ordre de décamper. Le moment de décamper est arrivé pour moi et Dieu seul sait si… Le Diable m’emporte si je sais où aller.

— Papa, vous n’êtes pas sans amis… moi-même je puis vous aider un peu.

— Oui, répondit le capitaine avec un amer sourire, une livre tous les trois mois, grappillée à grande peine, ce n’est pas là ce qui me sauvera de l’hôpital.

— Il y a M. Lenoble.

— Oui, il y a M. Lenoble, l’homme qui m’eût volontiers offert un port de refuge pour mes vieux jours… Il me l’a dit aujourd’hui même… une résidence digne d’un gentleman, car sa position actuelle n’est rien comparée à celle qu’il pourra avoir d’ici à une année. Il m’eût accepté comme beau-père sans rechercher mes antécédents et sans s’inquiéter de savoir si je n’ai pas toujours vécu en gentleman. Oui ! il était disposé à cela pour moi. Pensez-vous que je puisse maintenant lui rien demander après les refus que vous lui avez faits. Je sais que vous avez refusé d’être Sa femme, j’ai entendu… j’ai vu cela sur sa figure… Vous, une fille sans ressources, sans amis, sans autre perspective d’avenir que le patronage niais de la femme d’un agent de change… Il vous appartient bien de vous donner de grands airs et de mettre à la porte un pareil mari ! Pensez-vous qu’il y ait beaucoup d’hommes capables de courir après des filles dans votre situation… Croyez-vous que vous en trouverez dans la rue ? »

Le capitaine arpentait la chambre d’un bout à l’autre en proie à une fièvre de colère.

Diana le regardait tristement, avec des yeux étonnés.

Oui, c’était bien lui, le vieil égoïste d’autrefois ; le léopard ne peut changer les taches de sa peau ; le Paget d’aujourd’hui était le Paget du passé.

« Je vous en prie, papa, ne soyez pas en colère contre moi, dit Diana avec chagrin. En agissant comme je l’ai fait, je crois avoir rempli mon devoir.

— Une belle musique que vous me chantez là ! s’écria le capitaine trop irrité pour choisir ses expressions. Votre devoir envers qui ?… Avez-vous jamais songé, mademoiselle, que vous avez bien quelques devoirs à remplir envers moi, votre père ? Ce n’est pas pour moi vous seriez là à parler de devoirs, comme une reine de tragédie. Par Jupiter ! vous êtes sans doute un personnage trop important pour prendre en considération tout ce que j’ai fait en cette circonstance ; la peine que j’ai eue à décider Lenoble à venir en Angleterre ; la manière dont j’ai tiré parti de ma goutte pour vous avoir auprès de moi ; la finesse, l’habileté supérieure que j’ai déployées dans toute cette affaire pour la mener à bonne fin ; puis, lorsque j’ai réussi au delà de mes espérances, vous gâtez tout et vous osez venir me sermonner à propos de votre devoir ! Que vous faut-il donc dans un mari ? Je voudrais bien le savoir. Un homme riche ? Lenoble est riche. Un bel homme ? Lenoble ne l’est-il pas ? Jeune ?… il est jeune. Un gentleman bien né ? Lenoble descend d’une des meilleures familles de France. Un honnête homme ? Lenoble est l’homme le plus recommandable de la terre. Que vous faut-il donc de plus ? Voyons, morbleu ! dites ?… que Vous faut-il de plus ?

— Il faut que je puisse donner mon cœur à celui qui me donne le sien.

— Et, par tout ce qu’il y a de plus sacré, qu’est-ce qui peut vous empêcher de donner votre cœur à Lenoble ?

— Je ne puis vous le dire.

— Non, ni à moi, ni à personne. Mais il est temps de mettre fin à cette folie. Si vous voulez que je continue à vous considérer comme ma fille, vous épouserez Lenoble, sinon… »

Le capitaine se trouva subitement arrêté au moment où, sans y songer, il parodiait la menace du seigneur Capulet à sa fille la récalcitrante Juliette.

De quoi pouvait-il bien menacer sa fille, pour la forcer à obéir ?

Avant de menacer une fille rebelle de la mettre à la porte de chez soi, il est nécessaire d’abord d’avoir une demeure d’où on puisse l’expulser.

Le capitaine pensa à cela et se trouva en ce moment obligé de garder un ignominieux silence.

Il devait cependant y avoir quelque moyen d’amener à la raison cette stupide créature.

Pendant quelques minutes, il resta assis en silence, la tête penchée dans ses mains, la figure hors de la vue de Diana.

Ce silence, cette attitude si expressive d’un profond désespoir, la touchèrent plus vivement que son accès de colère : elle connaissait son égoïsme, elle savait parfaitement que ce qu’il regrettait le plus, c’était ce qu’il perdait lui-même, et néanmoins elle eut pitié de lui. Il était vieux, malheureux, et sans appui : il était d’autant plus à plaindre qu’il était plus égoïste et avait des sentiments plus vulgaires.

Un esprit élevé trouve toujours quelque élément de consolation, mais pour une nature basse le chagrin est sans compensation ; les souffrances de la chair paraissent même beaucoup plus vives lorsque le courage ne vient pas aider à les supporter.

Paget n’était pas maître de son chagrin ; il ne pouvait envisager en face l’idée que sa vieillesse se passerait dans la pauvreté : il était fatigué de travailler ; les expédients et les artifices qui l’avaient aidé à vivre commençaient à lui devenir insupportables, ils étaient d’ailleurs presque tous usés et hors d’état de produire.

Il est vrai qu’en tous cas il avait de grandes espérances du côté de Lenoble ; mais ces espérances n’étaient fondées que dans l’hypothèse où Gustave serait reconnu héritier de John Haygarth.

Il avait besoin de quelque chose de plus positif ; il avait besoin d’une sécurité immédiate.

Le mariage de sa fille avec Gustave lui eût donné cette sécurité et des espérances encore plus grandes pour l’avenir : il s’était flatté de l’idée qu’il régnerait sur les vassaux de Cotenoir ; qu’il y serait un personnage plus considérable que le maître lui-même.

Il avait même formé l’agréable projet de s’assurer un pied-à-terre à Paris ; l’existence en Normandie pourrait en effet être quelquefois ennuyeuse.

C’était tout cela qu’il entendait lorsqu’il avait parlé d’un port de refuge pour ses vieux jours.

Pour celle qui, par son seul caprice, le privait de tout cela, il n’éprouvait plus d’autre sentiment que celui de l’indignation.

Diana se sentit prise de compassion pour ce faible vieillard qui avait cru voir si près de ses lèvres la coupe de la prospérité et aux lèvres duquel elle l’avait enlevée.

On lui avait promis demeure, bien-être, respect, amitié, tout ce qui est indispensable et doux à la vieillesse, et elle avait empêché la réalisation de cette promesse. Dieu savait combien ses motifs avaient été purs ; mais, en voyant penchée cette tête couverte de cheveux blancs, elle sentit qu’elle avait été cruelle.

« Papa, commença-t-elle à dire en passant son bras d’une façon caressante autour du cou de son père, mais il repoussa cette timide caresse ; papa, vous m’en voulez beaucoup, uniquement parce que j’ai fait ce que je crois être mon devoir. Je n’ai pas eu d’autre motif, cher père. Dans ce que j’ai dit ce soir à M. Lenoble je n’ai été guidée que par le sentiment du devoir.

— En vérité ! s’écria le capitaine avec un rire amer, et où avez-vous été chercher votre sentiment du devoir, je voudrais le savoir ? Chez quel hypocrite et bavard pasteur méthodiste avez-vous appris à faire la loi à votre père à ce point ? Honorez votre père et votre mère afin de vivre longuement, mademoiselle, voilà ce que la Bible vous enseigne ; mais la Bible est passée de mode, je présume, depuis le temps de ma jeunesse, et les jeunes femmes-modèles de la génération actuelle croient pouvoir faire la morale à leurs pères. Votre sentiment du devoir sera-t-il satisfait lorsque vous apprendrez que votre père est étendu sur un lit d’hôpital ou mourant de faim dans la rue ?

— Papa, je ne suis pas insensible à ce point. Je vous plains du fond de mon cœur ; mais il y a de la cruauté de votre part à exagérer comme je ne doute pas que vous le faites, les difficultés de votre position. Pourquoi seriez-vous privé de vos moyens d’existence, si je refuse d’épouser M. Lenoble ? Vous avez vécu sans mon aide jusqu’à présent comme j’ai pu me passer de votre appui dans ces derniers temps. Rien ne pourrait me rendre plus heureuse que de vous savoir exempt de soucis et si mon travail peut vous procurer pour l’avenir un foyer tranquille… comme je me crois en état de le faire, à moins que la volonté et l’éducation ne puissent plus compter pour rien… j’y emploierai tous mes efforts… je travaillerai pour vous. Je le ferai, mon père, avec plaisir, avec bonheur.

— Quand votre travail pourra me procurer une demeure qui vaille celle de Cotenoir, une demeure qu’un mot de vous pourrait m’assurer, alors seulement je vous remercierai.

— Si vous voulez attendre un peu, papa, si vous voulez avoir seulement un peu de patience.

— De la patience !… attendre !… que voulez-vous me dire là ? Pouvez-vous parler de patience et d’espérance dans l’avenir à un homme qui n’a plus d’avenir devant lui, à un homme dont les jours sont comptés, qui sent les froides atteintes de la mort s’appesantir sur lui. Je pourrais vivre comme j’ai vécu jusqu’à présent ! Mais savez-vous, vous souciez-vous de savoir que chaque jour la vie devient pour moi plus difficile ? Vos beaux amis de Bayswater en ont fini avec moi. J’ai dépensé le dernier sou que je recevrai jamais de Sheldon. Haukehurst m’a abandonné comme un ingrat qu’il est. Lorsqu’ils ont eu épuisé l’orange, ils ont rejeté loin d’eux l’écorce. N’est-ce pas là ce qu’a dit Voltaire quand Frédéric de Prusse lui a dit adieu ? Le ciel sait à quel point cela est vrai ! Et, maintenant vous qui, par un seul mot, pouvez obtenir pour vous-même une splendide position, oui, je dis splendide pour une malheureuse vivant dans la dépendance comme vous, et m’assurer à moi une existence convenable, il faut que vous veniez m’exprimer vos grands sentiments du devoir ; en me promettant une demeure dans l’avenir, si je veux attendre et espérer. Non, Diana, l’espérance est morte pour moi et je n’ai pas besoin de votre aide pour trouver un lit dans la rivière.

— Vous ne ferez pas une si horrible chose ? s’écria Diana effrayée.

— Je ne sais pas si cela est horrible, mais n’en doutez pas, lorsque j’aurai à choisir entre l’hôpital et la rivière, c’est la rivière que je choisirai. »

Cela fut suivi d’un silence de quelques minutes, pendant lequel Diana demeura debout, les coudes appuyés sur le manteau de la cheminée, la figure cachée dans ses deux mains.

« Oh ! Seigneur, enseignez-moi quel est mon devoir ? s’écria-t-elle ; puis tout à coup : « Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-elle.

— Ce que toute personne non dépourvue de raison ferait d’elle-même. Que vous acceptiez la chance qui s’offre à vous. Croyez-vous qu’une pareille bonne fortune daigne se présenter tous les jours ?

— Vous voulez que j’accepte l’offre de Gustave, quelque mensonge que je puisse commettre en l’acceptant ?

— Je ne vois pas qu’il puisse y avoir là aucun mensonge. Il faudrait être folle pour ne pas apprécier un pareil homme. Il faudrait être folle pour ne pas accepter un tel bonheur.

— Très-bien, papa, s’écria Diana avec un rire qui n’avait rien d’agréable. Je ne veux pas être une exception. Si M. Lenoble me fait l’honneur de renouveler son offre… et sa conduite me fait présumer qu’il a l’intention de le faire… je l’accepterai.

— Il la renouvellera ! s’écria le capitaine en abandonnant aussitôt son rôle de père tragique. Il la renouvellera. Demain je l’amènerai à vos pieds. Oui, Diana, mon amour, je me charge de le faire sans compromettre votre orgueilleuse modestie ou la dignité d’un Paget. Ma chère enfant, comment ai-je pu douter une minute que la réflexion vous amènerait à comprendre vos devoirs… vos vrais devoirs ? Je crains d’avoir été un peu trop vif avec vous ; mais il faut me le pardonner. Diana, ce mariage me tient au cœur pour votre bonheur, comme pour le mien. Je ne pouvais supporter l’idée qu’il viendrait à manquer, bien que j’admirasse et que j’admire encore les sentiments élevés et autres choses pareilles qui motivaient votre refus. De romanesques histoires d’écolière, mais qui avaient en soi, je le sais pardieu bien, quelque chose de noble. Ce n’était, pas, vous m’entendez, le romanesque banal d’une écolière vulgaire. Non, morbleu ! le bon sang se retrouve toujours. Allons, enfant, voilà que vous pleurez, maintenant. Non, non, ne pleurez pas. Vous me remercierez toute votre vie de ce que j’ai fait ce soir. Oui, mon enfant, quand vous considérerez ce que sera votre existence, plus tard ; quand mes vieux os seront déposés dans une tombe modeste, vous vous direz à vous-même : C’est à mon père que je dois cela. Des circonstances contraires ont pu l’empêcher de remplir ses devoirs comme un père plus heureux aurait eu le privilège de pouvoir le faire ; mais c’est sa prévision, son attention toujours en éveil, qui m’ont assuré un admirable époux et une non moins admirable existence. Rappelez-vous ces paroles, ma chère, le temps viendra où vous vous direz cela.

— Je ferai mes efforts pour avoir bonne opinion de vos intentions, papa, répondit Mlle Paget d’une voix basse et triste, et si mon mariage peut assurer votre bonheur ainsi que celui de M. Lenoble, je serai satisfaite. Je crains seulement d’accepter trop en donnant trop peu.

— Mon amour, il faut vraiment que vous soyez une descendante en ligne directe de Don Quichotte. Trop et trop peu ! En vérité !… Que Lenoble trouve donc ailleurs une femme plus belle, plus accomplie, une femme qu’un duc serait fier de prendre pour en faire une duchesse, par Jupiter ! ce n’est pas vous qui serez l’obligée, mon amour. Lenoble sera bien vite arrivé à comprendre qu’il a plus que la monnaie de sa pièce. Embrassez-moi, enfant, et dites-moi que vous me pardonnez d’avoir été un peu rude avec vous tout à l’heure.

— Vous pardonner ?… Oui, papa, vous êtes certainement plus sage que moi. Pourquoi refuserais-je M. Lenoble ?… Il est bon et généreux. Il nous assure une existence tranquille. Que puis-je demander de plus ? Ai-je besoin d’être comme Charlotte pour qui la vie semble ne devoir être que poésie et lumière ?

— Et qui va se compromettre en se jetant dans les bras d’un écrivain à tant la ligne, par Jupiter ! dit le capitaine en manière d’interjection.

— Puis-je espérer lui ressembler avec son heureuse ignorance de la vie, son amour, et sa confiance sans limites. Oh ! non, papa, ces choses-là ne sont pas faites pour moi. »

Elle se cacha la figure sur la poitrine de son père et se mit à pleurer comme un enfant : ce fut son adieu à celui qu’elle avait tant aimé, au souvenir de ses rêves passés.

Son père l’encouragea avec un paternel baiser, mais en comprenant aussi peu son émotion que s’il eût été subitement appelé à consoler une veuve du Japon.

« Les nerfs, murmura-t-il, les natures délicates sont sujettes à ces sortes de choses. Et maintenant, mon amour, continua-t-il d’un ton plus affairé, causons sérieusement. Je pense que vous feriez bien de quitter dès à présent Bayswater pour venir habiter avec moi mon humble logement.

— Pourquoi cela, papa ?

— La raison en est facile à comprendre, mon amour. Il n’est pas convenable que vous viviez plus longtemps dans la dépendance, devant être un jour la femme de Gustave ; or, dans l’état des choses, un jour veut dire tout de suite.

— Papa ! s’écria vivement Diana, vous n’entendez pas presser à ce point ce mariage. J’y ai consenti à cause de vous ; vous ne voudriez pas être assez peu généreux pour…

— Pour vous presser ?… Non, ma chère, certainement non. Nous n’y mettrons pas une indécente précipitation : vos convenances, vos motifs délicats et désintéressés seront consultés avant tout, oui, mon amour, s’exclama le capitaine, très-effrayé de la crainte que sa fille ne vînt à changer d’avis et s’efforçant de la calmer. Rien ne sera fait que suivant vos désirs. Je suis seulement pressé de vous voir quitter Bayswater. D’abord, parce que Lenoble désirera naturellement vous voir plus souvent qu’il ne pourrait le faire si vous continuiez de vivre chez des gens dont je ne désire pas qu’il fasse la connaissance, et, ensuite, parce que vous n’avez pas besoin plus longtemps du patronage de Mme Sheldon.

— Je n’ai trouvé chez elle que bienveillance et affection, papa, nullement un patronage. Aucune considération ne pourrait me décider à quitter Mme Sheldon ou Charlotte à l’improviste ou d’une façon inconvenante. Elles m’ont donné asile au moment où j’en avais le plus grand besoin. Elles m’ont enlevé à la monotone existence d’une vie de pension qui n’eût pas tardé à faire de moi un automate misérable. C’est envers elles qu’est mon premier devoir. »

Un soupir de colère exprima seule l’indignation qu’inspirait au capitaine une remarque aussi dépourvue de pitié filiale.

« Le second sera envers vous et M. Lenoble. Laissez-moi le temps de prévenir régulièrement Mme Sheldon de ce changement de position.

— Qu’entendez-vous par prévenir régulièrement ? demanda avec humeur Horatio.

— J’entends trois mois à l’avance.

— Oh ! vraiment ! ainsi pendant trois mois encore Vous resteriez au service de Mme Sheldon et Lenoble attendrait tout ce temps-là pour vous épouser !

— Il faut avant tout que je consulte les convenances de mes amis, papa.

— Très-bien, ma chère, répliqua le capitaine avec un soupir qui ressemblait à un gémissement. Il faut que vous fassiez d’abord ce qui convient à vous et a vos amis. Votre pauvre père n’est qu’une considération secondaire. »

Puis, se rappelant avec crainte la bataille qu’il venait d’avoir avec sa fille, le capitaine s’empressa de l’assurer de son estime et de sa soumission.

« Tout aura lieu comme vous le voudrez, mon amour, murmura-t-il. À présent, allez dans ma chambre arranger vos cheveux et vous bassiner les yeux, pendant que je sonnerai pour qu’on nous apporte le thé. »

Diana obéit.

Elle trouva de l’eau de Cologne et des éponges de la plus fine qualité sur le lavabo de son père, et sur la table de toilette des brosses montées en ivoire, un peu jauni par le temps, mais sur le dos desquelles étaient gravés une couronne et un chiffre.

L’hôpital ne paraissait pas aussi rapproché de lui qu’il avait plu au capitaine de le dire ; mais avec les natures exaltées il n’y a qu’un pas du désappointement au désespoir.

« Que devrai-je dire à Mme Sheldon, papa ? demanda Diana pendant qu’elle versait le thé à son père.

— Eh bien ! je pense que vous ferez mieux de ne lui parler de rien, il suffira de lui dire que je suis un peu mieux dans mes affaires et que ma santé affaiblie réclame vos soins.

— Je hais les mystères, papa.

— Moi aussi, ma chérie ; mais des demi-confidences sont plus désagréables que le silence. »

Diana se soumit : elle se réservait secrètement le droit de dire à Charlotte tout ce qu’il lui plairait. Elle ne pouvait se résoudre à rien cacher à cette sœur d’adoption,

« Si M. Lenoble réitère son offre et que je l’accepte, je lui dirai tout, pensa-t-elle. Cette chère fille sera heureuse de savoir qu’elle n’est pas seule à m’aimer. »

Et alors elle pensa à l’étrange caprice du sort qui donnait pour amoureux à Charlotte, avec son opulent beau-père et son entourage, un simple soldat de fortune encore à ses débuts, tandis qu’à elle, la fille d’un aventurier, il envoyait un riche prétendant.

« Est-ce elle qui pourra être dans la gêne pendant que moi je serai dans l’abondance ? pensa-t-elle. Ah ! que le ciel me pardonne, pourquoi est-il si difficile d’aimer avec sagesse et si facile d’aimer follement ?… »

Elle se rappela ce mot français : Quand on n’a pas ce que l’on aime il faut aimer ce que l’on a ; mais ce dicton railleur ne la consola guère.

Elle retourna à Bayswater avec un étrange, un indéfinissable sentiment, après avoir promis à son père de venir le voir aussi souvent qu’il le lui demanderait ; ce n’était pas qu’elle ressentît du chagrin ou le désir de revenir sur ce qu’elle avait dit, non plus que la répugnance pour l’engagement qu’elle venait de contracter ; le sentiment qui l’oppressait était la conscience que cet acte aurait dû être le résultat d’un choix spontané de son cœur reconnaissant et non la soumission à la volonté d’un père exaspéré par la misère.