L’Héritage de Charlotte/Livre 08/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 83-114).


LIVRE HUITIÈME

LUTTE CONTRE LE TEMPS



CHAPITRE I

EFFROYABLE RÉVÉLATION

Le train du matin, que prit Valentin, le mena à Londres à neuf heures un quart.

Durant le voyage, il avait médité sur ce qu’il devait faire à son arrivée.

Nulle ignorance n’était plus profonde que la sienne, en ce qui touche la profession médicale.

Il avait bien vaguement dans la mémoire les noms de quelques docteurs, dont il avait entendu parler comme d’hommes en réputation : l’un pour la poitrine, l’autre pour le foie ; celui-ci pour les maladies de la peau, celui-là pour les maladies d’yeux ; mais, parmi ces hommes en réputation, lequel était le plus apte à lutter contre ce dépérissement mystérieux, ce déclin graduel et presque imperceptible de la chère existence que Valentin avait à cœur de sauver ?

Cette question pouvait être résolue par quelqu’un, et Valentin était tristement embarrassé pour décider qui pouvait être ce quelqu’un.

Le jeune écrivain, dans le fort de la lutte, n’avait que peu d’amis : il avait travaillé avec une trop rude persévérance pour trouver la possibilité de se créer des amitiés.

La société des muses sérieuses est rarement compatible avec un cercle étendu de connaissances, et si Valentin ne pouvait passer pour un homme voué à la culture de ces muses sérieuses, du moins avait-il été un rude et honnête travailleur pendant cette dernière période de sa vie.

Ses amitiés des époques antérieures avaient été des amitiés de chemins de fer, d’estaminets, de cafés, et de salons de jeu.

Il pouvait compter sur ses doigts les personnes auxquelles il pouvait s’adresser dans cette crise sérieuse de la vie : il y avait George, un homme pour lequel il avait le plus profond mépris ; Paget qui pouvait ou ne pouvait pas lui donner un bon conseil, mais qui aurait infailliblement sacrifié Charlotte à son intérêt personnel, s’il pouvait avoir intérêt à recommander un médecin insuffisant.

« Il m’enverra auprès de quelque idiot du genre de Doddleson, s’il pense pouvoir gagner une guinée pour son dîner en me le recommandant, » se dit Valentin.

Il décida qu’il ne s’adresserait pas à Paget.

Il y avait ses patrons, les éditeurs et propriétaires des magazines pour lesquelles il travaillait, des hommes affairés, surchargés d’occupations, et passant les plus belles années de leur vie entre une pile de lettres auxquelles il fallait répondre et leur corbeille aux papiers de rebut, et qui lui répondraient, sans lever les yeux, du papier sur lequel couraient leurs plumes, de consulter l’annuaire.

Non, ce n’était pas auprès d’eux que Valentin devait chercher le conseil dont il avait besoin dans ce cruel moment.

« Il y a quelques braves garçons parmi les membres du club, se dit-il en pensant au seul club artistique et littéraire dont il était membre, des camarades qui se sont attachés à moi quand je n’étais rien dans le monde, et qui feraient tout pour me servir maintenant qu’ils me connaissent pour un honnête travailleur. Mais, malheureusement, des auteurs de farces et de revues, des peintres, des culotteurs de pipes ne sont pas dans de bonnes conditions pour donner un conseil, et ce qu’il me faut, c’est le conseil d’un homme appartenant au corps médical. »

Haukehurst bondit presque sur son siège en disant cela. L’avis d’un homme du corps médical ? Oui, mais n’y a-t-il pas un médecin parmi les membres du club. Et quelque chose de plus qu’un médecin ? Le docteur qui entre tous pouvait lui donner le meilleur conseil, le docteur qui avait soigné au lit de mort le père de Charlotte.

Il se rappela la conversation qui avait eu lieu à ce sujet à Bayswater, le soir de Noël.

Il se rappela comment des revenants on était venu à parler de Halliday ; ce qui avait fait fondre en larmes Mme Sheldon, amené l’éloge de la conduite de Sheldon envers son ami mourant, et conduit à parler de M. Burkham, le docteur qui avait été appelé trop tard pour le sauver et qui pouvait n’avoir pas eu la capacité nécessaire pour le sauver.

« Sheldon semble avoir un génie tout particulier pour choisir des médecins incapables, » pensa-t-il avec amertume.

Tout incapable qu’eût pu être Burkham pour les exigences du cas particulier pour lequel il avait été appelé, il pouvait au moins dire à Valentin quel était, parmi les médecins célèbres de Londres, celui qui convenait le mieux pour le traitement de la maladie de Charlotte.

« Et si, comme Diana l’a quelquefois supposé, la maladie de Charlotte a une cause héréditaire, ce Burkham pourra nous éclairer sur la nature du mal, » pensa Valentin.

Il se rendit directement du chemin de fer à la tranquille taverne, au premier étage de laquelle se réunissaient les membres du club : c’était une heure à laquelle on pouvait espérer d’en rencontrer plusieurs.

Un humble jeune homme, ayant l’air d’un commis qui avait adapté à la scène anglaise une farce du Palais-Royal, et qui de prime-saut était devenu fameux et dans les conditions voulues pour être admis au club, était là dégustant son sherry, en passant en revue les journaux du matin.

Haukehurst le salua de la tête d’un air distrait et se mit en quête du maître d’hôtel du club, dont il obtint l’adresse de Burkham après une assez longue recherche dans de vieux papiers en désordre.

C’était la même adresse, la même rue ancienne et tranquille où Burkham habitait dix années auparavant, quand il avait été appelé auprès du fermier du comté d’York.

La carrière de Burkham n’avait pas été favorisée par le soleil de la prospérité : il était arrivé à vivre tant bien que mal et à faire vivre sa jeune femme qui, lorsqu’elle contemplait les lis des champs, pouvait envier la blancheur de leurs robes, en les comparant à sa pauvre et sombre toilette. Quand les enfants lui vinrent, il parvint encore à fournir à leurs besoins, mais par un combat de chaque jour avec le loup dévorant qui hante tant de pauvres demeures dont on ne parvient qu’avec peine à le chasser. Par moments un petit rayon de soleil illuminait la route de Burkham et il en était humblement reconnaissant envers la Providence. Pour cet homme à l’air humble, animé du désir de bien faire, mais ayant une pauvre opinion de lui, de ses mérites, et des manières qui trahissaient sa méfiance et son manque de ressort, la vie devait être un rude champ de bataille.

Burkham se voyait parfois près de succomber dans la lutte, et alors, au milieu du silence de la nuit, en proie à une mortelle angoisse et se débattant comme la pythonisse sur le trépied, il se livrait à la composition d’une farce, non tirée du théâtre français, mais de ses souvenirs de jeunesse, qu’il écrivait à la façon joyeuse des étudiants de son temps, quand il allait passer ses soirées au parterre d’Adelphi. Il ne pouvait plus se donner ce plaisir, si ce n’est quand il pouvait se procurer un billet de faveur. Mais il puisait dans les souvenirs qui flottaient dans sort pauvre cerveau fatigué les éléments de petites pièces bouffonnes dont il espérait pouvoir tirer argent et renommée.

Avec beaucoup d’efforts et d’insistances, il réussit à se faire admettre au club, dans la croyance que compter parmi ses membres c’était s’assurer une position comme auteur dramatique. Mais sauf une ou deux heureuses conceptions, ses pièces furent toutes refusées. Les directeurs ne voulurent pas de ses vieilles plaisanteries d’un autre âge, même protégées par les membres du club. Aussi peu à peu Burkham s’était-il confiné dans son obscure demeure de Bloomsbury et ne paraissait-il plus au club.

Une voiture de place transporta rapidement Haukehurst dans les régions de Bloomsbury. Ce n’était pas le moment de penser à ménager le prix d’un fiacre. Le soldat de fortune ne songeait plus au nid où il amassait ses œufs, sous forme de reçus de la Banque. Il combattait contre le temps et la mort, terribles ennemis auxquels les plus rudes guerriers ne tiennent que faiblement tête.

Il trouva la sombre demeure dans une sombre rue, et la modeste servante, qui vint lui ouvrir la porte, l’informa que Burkham était chez lui et l’introduisit dans un cabinet obscur, sur le derrière de la maison, où une tête phrénologique, considérablement noircie par la fumée, surmontait une bibliothèque, renfermant des livres accusant un long usage : une table sur laquelle il y avait un buvard et un encrier et quelques mauvaises chaises de crin, composaient le mobilier.

Valentin envoya sa carte au médecin et s’assit sur une des chaises en attendant l’arrivée du docteur.

Il vint après un court délai, qui parut long à son visiteur. Il entra en se frottant les mains qui paraissaient avoir été tout nouvellement lavées, et une assez forte odeur de séné et d’aloès s’exhalait de ses vêtements.

« Je doute que vous vous rappeliez mon nom, monsieur Burkham, dit Valentin, mais vous et moi nous sommes membres du même club, et d’un club dont les membres sont animés les uns envers les autres des meilleurs sentiments… Je viens vous demander un service… »

Burkham tressaillit, car il craignait une attaque polie à sa bourse, et pour ces sortes d’attaques, le pauvre médecin n’avait guère d’écus en réserve.

« … Qui ne vous demandera qu’un moment de réflexion, continua Valentin. Je suis dans un grand embarras. »

Burkham tressaillit de nouveau, car ces paroles avaient encore l’apparence d’une menace.

« … Un grand embarras d’esprit… »

Burkham respira plus à l’aise.

« … Et je viens vous demander un avis. »

Burkham poussa un franc soupir de soulagement.

« Je puis vous assurer que mes meilleurs avis sont à votre disposition, » répondit-il.

Il s’assit en invitant son visiteur à l’imiter.

« Je commence à me rappeler votre visage parmi ceux des autres membres du club, quoique le nom que j’ai lu sur votre carte ne me soit pas familier. Vous le savez, je n’ai jamais eu beaucoup de temps à donner à mes relations de club, quoique trouvant là, dans une agréable conversation qui me mettait au courant de tous les on-dit littéraires, le plus vif plaisir. Mais mes faibles essais dans le genre dramatique n’ont pas été heureux et j’ai été obligé de me consacrer exclusivement à ma profession. Maintenant assez causé de ma personne et veuillez me dire en quoi je puis vous être utile.

— En premier lieu, permettez-moi de vous adresser une question. Connaissez-vous un certain docteur Doddleson ?

— De Plantagenet Square ?

— Oui, de Plantagenet Square.

— Je ne le connais pas beaucoup… je l’ai entendu appeler la douairière Doddleson, et je crois qu’il est fort en faveur auprès des vieilles dames hypocondriaques qui ont trop d’argent pour savoir qu’en faire et trop peu de bon sens pour en bien régler l’emploi.

— Le docteur Doddleson est-il un homme auquel vous confieriez la vie de votre ami le plus cher ?

— Très-certainement non ! s’écria le docteur qui devint rouge du feu qu’il mit dans sa réponse.

— Très-bien, monsieur Burkham ; mon plus cher ami est une jeune dame ; en un mot, c’est la femme que je dois épouser et que j’aime comme il est donné à peu de femmes de l’être ; cette chère fille dépérit depuis deux ou trois mois sous l’influence d’un mal inconnu, et le docteur Doddleson est le seul médecin qui ait été appelé à lui donner ses soins jusqu’à présent.

— C’est une erreur, dit gravement Burkham, une grande erreur ! Le docteur Doddleson habite un beau quartier, il se fait conduire dans un bel équipage, il a de la réputation parmi les personnes dont je vous ai parlé, mais c’est le dernier que je consulterais au sujet d’une personne qui me serait chère.

— C’est précisément l’opinion que je me suis faite après dix minutes de conversation avec lui. Maintenant, ce que j’attends de vous, monsieur Burkham, c’est le nom et l’adresse d’un homme auquel je puisse me confier pour donner ses soins à cette chère fille.

— Laissez-moi réfléchir. Il y a beaucoup de médecins. Est-ce un cas de consomption ?

— Non, Dieu merci !

— Une maladie du cœur, peut-être ?

— Non, il n’y a pas de maladie organique. C’est une langueur, un dépérissement… »

Burkham énuméra quelques maladies qui se manifestent extérieurement par la langueur et le dépérissement.

« Non, répondit Valentin, selon M. Doddleson, il n’existe pas, quant à présent, de maladie déclarée… rien qu’une extrême prostration, un affaissement graduel des forces vitales. Mais j’arrive maintenant à un autre point sur lequel je désire avoir votre avis. Il a été suggéré que sa faiblesse de constitution peut être héréditaire, et, c’est sur cette question, je le pense du moins, que vous pouvez m’être d’un grand secours.

— Comment ?

— Vous avez soigné le père de cette jeune fille.

— En vérité ! s’écria Burkham ravi, voilà qui est réellement intéressant. Dans quelle année ai-je donné mes soins à ce gentleman ? Si vous voulez bien me le permettre, je consulterai mes vieux livres. »

Il ouvrit un tiroir pour y chercher de vieux agendas.

« Je ne suis pas parfaitement sûr de l’année, répondit Valentin, mais il y a plus de dix ans. Ce gentleman mourut non loin d’ici, dans Fitzgeorge Street. Son nom était Halliday. »

Burkham avait tiré son tiroir tout grand ; quand Valentin prononça ce nom, il le laissa tomber à terre avec fracas et resta assis regardant son interlocuteur.

Tout autre nom, il pouvait l’oublier, mais celui-là jamais.

Valentin vit une soudaine horreur se peindre sur son visage avant qu’il eût pu composer ses traits et reprendre une apparence de calme.

« Oui, dit-il enfin en regardant le tiroir tombé et les papiers épars sur le plancher ; oui, j’ai quelque souvenir de ce nom de Halliday.

— Souvenir qui vous cause quelque étrange émotion, si j’en juge par vos manières, monsieur Burkham, dit Valentin instantanément saisi par la conviction qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans l’air singulier du docteur et résolu à approfondir ce mystère.

— Non, mon cher, dit le médecin d’un ton saccadé, je ne suis pas agité, mais seulement surpris. J’ai été étonné d’entendre prononcer le nom d’un client depuis si longtemps oublié. Ainsi donc la jeune dame à laquelle vous êtes fiancé est la fille de M. Halliday. La femme de M. Halliday vit encore, je suppose ?

— Oui, mais celle qui était alors Mme Halliday, est à présent Mme Sheldon.

— Comme de raison, il l’a épousée, dit Burkham ; oui, je me rappelle avoir appris ce mariage. »

Il avait essayé en vain de reprendre son calme, il était pâle jusqu’aux lèvres, et sa main tremblait, pendant qu’il essayait de remettre en ordre ses papiers épars sur le sol.

« Qu’est-ce que cela, signifie ? pensa Valentin, Mme Sheldon parlait de l’inexpérience de cet homme. Se pourrait-il que cette inexpérience ait coûté la vie à M. Halliday et qu’il en ait conscience ?

Mme Halliday est maintenant Mme Sheldon, répéta le médecin à demi-voix. Oui, je me souviens, et M. Sheldon, le dentiste, qui habitait à cette époque dans Fitzgeorge Street existe encore ?

— Oui, il existe. C’est lui qui a appelé le docteur Doddleson pour soigner Mlle Halliday. Comme son beau-père, il exerce une certaine autorité, non pas légale, car ma fiancée est majeure, mais conformément aux convenances sociales. Il a appelé M. Doddleson, et paraît avoir confiance en lui, et comme il a été presque médecin lui-même, il prétend comprendre parfaitement l’état de Mlle Halliday…

— Arrêtez ! s’écria Burkham abandonnant tout à coup ses efforts inutiles pour paraître calme. A-t-il… M. Sheldon, a-t-il quelque intérêt à la mort de sa belle-fille ?

— Non, certainement non. Tout l’argent de son père lui est échu par suite de son mariage avec sa mère. Il n’a rien à gagner à sa mort, au contraire, il a beaucoup à perdre car elle est appelée par la loi à recueillir une grande fortune.

— Et si elle meurt, cette fortune ira…

— En réalité, je ne sais à qui elle passera, » répondit Valentin avec insouciance.

Dans sa pensée cette question n’était pour rien dans l’agitation de Burkham et c’était la cause de cette agitation qu’il était désireux de connaître.

« Si M. Sheldon a quelque chose à gagner à la mort de sa belle-fille, craignez-le, s’écria le médecin avec une soudaine véhémence. Craignez-le comme la mort elle-même, plus que la mort, car la mort n’est ni aussi sournoise, ni aussi traîtresse que lui !

— Au nom du ciel, que voulez-vous dire ?…

— Ce que je pensais que mes lèvres ne révéleraient jamais à nul être vivant, ce que je n’osais pas déclarer publiquement, au risque d’enlever leur pain à ma femme et à mes enfants. J’ai gardé cet odieux secret pendant onze ans… pendant onze ans il m’a torturé le jour, il m’a fait des nuits sans sommeil. Je vous le dirai, car si une autre existence doit être perdue, je ne veux pas que cela soit par ma lâcheté.

— Quel secret ? s’écria Valentin.

— Le secret de la mort de ce pauvre homme. Mon Dieu ! je me rappelle encore la pression de sa main, le regard amical de ses yeux, la veille du jour où il mourut. Il a été empoisonné par Sheldon.

— Il faut que vous soyez fou ! » murmura Valentin d’une voix défaillante.

Pendant un moment d’étonnement et d’incrédulité, il pensa que cet homme devait être fou pour formuler une accusation qui semblait si dénuée de probabilité. Mais l’instant d’après le voile se déchira, et il comprit que Sheldon était un scélérat, il sentit en lui-même qu’il ne lui avait jamais inspiré une entière confiance.

« Jamais, jusqu’à ce jour, je n’avais révélé ce sepret, dit le médecin, pas même à ma femme.

— Je vous remercie, dit Valentin, encore sous le coup de la stupeur, de tout mon cœur, je vous remercie. »

Le voile était déchiré… Cette mystérieuse maladie, ce lent et graduel dépérissement de la beauté dans sa fleur sous l’influence de l’acte diabolique des empoisonneurs du moyen âge, ou des sorcières vouées au culte d’Hécate, était un assassinat… Un assassinat !… La maladie sans nom jusque-là en avait un maintenant… L’anxiété de Sheldon, le choix fait d’un médecin incapable, certains regards, certaines intonations de voix qui l’avaient intrigué naguère, lui revenaient avec une étrange netteté, avec toute leur signification cachée, aussi claire que la clarté du jour.

Mais le motif ?

Quel motif secret pouvait le pousser à détruire cette innocente existence dans sa fleur ?

Une fortune était en jeu, cela est vrai ; mais cette fortune, autant que Valentin pouvait comprendre les affaires, dépendait de l’existence de Charlotte. Jamais ses pensées n’avaient été plus loin. Quand il avait songé à la succession Haygarth, il ne s’était jamais demandé ce qui arriverait dans le cas du décès de Charlotte.

« C’est un mystère infernal, se dit-il à lui-même. Il ne peut pas y avoir de motifs ; je n’en vois aucun. Faire disparaître Charlotte, c’est se fermer le chemin de la fortune. »

Puis il se rappela les obscures paroles de George.

« Mon Dieu ! voilà ce qu’elles voulaient dire, aussi clairement qu’il lui était possible d’oser exprimer sa pensée. Il m’avait dit que son frère était un abominable scélérat et j’ai fermé l’oreille à ses avertissements parce qu’il convenait à mes intérêts d’avoir confiance en ce scélérat. Par amour pour celle qui m’est chère, j’ai cru en lui. J’aurais cru en Belzébuth s’il m’avait promis la main de Charlotte. Et je me suis laissé duper par ces promesses menteuses et j’ai laissé ma bien-aimée au pouvoir de Belzébuth. »

Les pensées se succédaient avec la rapidité de la foudre dans son cerveau en travail ; il était resté un moment les coudes appuyés sur la table et la tête appuyée sur ses poings fermés, quand il se tourna brusquement vers le médecin.

« Pour l’amour de Dieu, secourez-moi… guidez-moi ! s’écria-t-il. Vous m’avez porté un coup qui a paralysé mes sens. Que dois-je faire ?… Ma fiancée est au pouvoir de cet homme… mourante peut-être, comment puis-je la sauver ?

— Je ne saurais vous le dire. Vous pouvez appeler auprès d’elle le plus habile homme de Londres, mais reste à savoir si cet homme verra assez clairement le danger pour prendre de promptes mesures. Dans ces sortes de cas, il y a toujours place pour le doute, et un homme est toujours plus porté à douter de ses propres appréciations qu’à admettre facilement une aussi infernale vérité. C’est par cette hésitation bien naturelle que beaucoup d’existences sont perdues. Pendant que le médecin délibère en lui-même, le malade meurt. Et puis, si le secret de cette mort transpire, par suite de circonstances dont le médecin n’a peut-être pas eu connaissance, un cri d’indignation publique s’élève contre lui. La clientèle du docteur est perdue et son cœur est brisé. Ce cri d’indignation eût été plus grand encore peut-être, s’il eût parlé à temps pour sauver le malade et s’il n’avait pas eu la possibilité de prouver son dire. Vous me considérez comme un lâche et un coquin, parce que je n’ai pas osé révéler mes soupçons quand j’ai vu M. Halliday mourant. Tant que ce n’était qu’un soupçon, l’exprimer eût été pour moi la ruine complète. Le jour vint où mes doutes s’étaient presque changés en conviction. Je me rendis à la demeure de M. Sheldon, résolu à insister pour qu’un médecin fût appelé, qui aurait fait de ma conviction une certitude. Mais cette résolution venait trop tard. Peut-être M. Sheldon avait-il hâté le dénouement. Mon malade était mort avant mon arrivée à la maison.

— Comment faire pour la sauver ? » répéta Valentin avec le même ton désespéré.

Il ne pouvait arrêter sa pensée sur la mort du pauvre Tom ; c’était un fait qui pour lui se perdait dans la nuit des temps. Dans tout l’univers, il n’y avait que deux êtres éclairés par une lueur sinistre qui les faisait sortir du chaos ; une jeune fille sans défense, au pouvoir d’un assassin, et son devoir était de lui porter secours.

« Que dois-je faire, répéta-t-il encore, que dois-je faire ?

— Ce qu’il y avait de plus sage à faire, je ne saurais vous le dire, répondit Burkham, presque aussi désespéré que celui qui lui adressait cette question. Je puis vous donner le nom de l’homme le plus apte à aller au fond d’une pareille affaire, un homme habituellement nommé dans les enquêtes criminelles… le docteur Jedd. Vous avez entendu parler du docteur Jedd, bien certainement. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous rendre immédiatement auprès de lui et de l’emmener avec vous voir Mlle Halliday ; son nom seul suffira pour effrayer M. Sheldon.

— J’y vais à l’instant… Et son adresse… où puis-je trouver le docteur Jedd ?

— Dans Burlington Row… Mais il y a une chose à considérer.

— Laquelle ?

— L’intervention du docteur Jedd peut ne faire que pousser cet homme à un acte désespéré. Il peut hâter le dénoûment comme il l’a fait précédemment. Si vous aviez vu son sang-froid à cette époque, si vous l’aviez vu au lit de mort de ce pauvre garçon, le rassurant par des paroles amicales, riant et plaisantant suivant les phases de sa maladie, de sa douloureuse agonie, et toutes les misères d’une pareille mort, sans jamais s’arrêter dans son œuvre… si vous l’aviez vu, vous comprendriez quel effroi j’éprouve à vous donner un conseil. Cet homme a été aussi déterminé que froid en assassinant son ami. Cette fois il sera plus impassible encore.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est plus avancé dans la science du meurtre. Les symptômes de l’empoisonnement du pauvre fermier du comté d’York étaient ceux de l’empoisonnement par l’arsenic. Ceux que vous me décrivez sont ceux qui résultent de l’emploi d’un poison végétal. Les poisons de ce genre jettent du vague dans le diagnostic et ne laissent pas de traces. C’est l’agent qui permit aux Borgia de décimer Rome, C’est plus vieux que la Grèce antique, facile comme l’A B C, et cela continuera d’être ainsi jusqu’au moment où il y aura auprès du malade un expert juré près les tribunaux, passé maître dans la science dont le scélérat n’est qu’un adepte, et protégé contre les risques d’une parole imprudente par la nature même de ses fonctions.

— Grand Dieu ! comment parvenir à la sauver ! » s’écria Valentin.

Il ne pouvait envisager la question sous son grand aspect social, il ne songeait qu’à la chère existence qui était en jeu.

Envoyer ce docteur Jedd ne serait peut-être que hâter sa mort, envoyer un homme moins expérimenté serait folie.

Que faire ?

Il jeta un regard désespéré vers le médecin, et ce regard suffisait à le convaincre de la fragilité du roseau auquel il se rattachait.

C’est alors que, comme un éclair soudain, un nom traversa son esprit. Sheldon, l’homme de loi, le faiseur de projets, l’homme qui connaissait le mieux son terrible ennemi et qui était le plus de force à se mesurer avec lui ; c’est à lui qu’il fallait aller demander conseil dans ce moment critique.

Une fois l’idée conçue, Valentin fut prompt à l’exécuter.

« Votre intention est de m’assister dans cette affaire, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Burkham.

— De tout mon cœur et de toute mon âme.

— Bien. Alors, il faut vous rendre auprès du docteur Jedd immédiatement. Dites-lui tout ce que vous savez : la mort de Halliday…, les symptômes du dépérissement de Charlotte, comme je vous les ai décrits…, dites-lui tout, et demandez-lui de se tenir prêt à partir pour Hastings sur un mot de moi ou dès qu’il m’aura vu. Je vais voir un homme qui peut me dire comment agir vis-à-vis de Sheldon. Je ferai tout mon possible pour être chez le docteur Jedd dans une heure d’ici ; mais, dans tous les cas, veuillez y attendre mon arrivée. Je suppose que dans un cas aussi désespéré, le docteur Jedd consentira à mettre de côté tout travail moins urgent.

— Cela ne fait pas de doute.

— Je compte sur vous pour nous assurer sa sympathie, » dit Valentin.

Ils étaient arrivés à l’obscure antichambre de l’appartement, et Burkham lui ouvrit la porte.

« Comptez sur moi, dit-il, et adieu. »

Les deux hommes se serrèrent la main. Cette étreinte voulait dire : d’une part, cordiale coopération, et de l’autre, confiance absolue.

Un moment après, Valentin sautait dans son cab.

« King’s Road, par l’entrée de Gray’s Inn, et au triple galop, » cria-t-il au cocher.

La voiture roula sur le pavé, tourna rapidement les coins de rue en jetant la consternation parmi les enfants et les promeneurs et, en moins de dix minutes, elle tournait la borne qui se trouve devant la petite grille de Gray’s Inn.

« Dieu veuille que George soit chez lui ! » se dit Valentin, en se dirigeant à la hâte vers le bureau de l’homme de loi.

George était chez lui. Dans sa bataille contre le temps, Haukehurst avait les chances en sa faveur.

« Bénédiction du ciel ! s’écria George en levant la tête et en apercevant sur le seuil de son cabinet Valentin pâle et hors d’haleine. À quoi dois-je l’honneur inaccoutumé d’une visite de M. Haukehurst ? Je croyais que le jeune littérateur à la mode avait rompu avec ses anciennes connaissances et s’était envolé vers de plus hautes sphères,

— Je viens à vous dans un intérêt de vie ou de mort, George, dit Valentin. Ce n’est pas le moment d’expliquer pourquoi je ne suis pas venu vous voir antérieurement. La dernière fois que nous nous sommes trouvés ensemble, vous m’avez conseillé de me méfier de votre frère Philippe ; ce n’était ni la première, ni la seconde, ni la troisième fois que vous me donniez ce conseil. Voulez-vous maintenant me parler en honnête homme et me dire ce que signifiait cet avertissement ? Pour l’amour du ciel, parlez franchement, cette fois.

— Je ne puis pas m’expliquer plus clairement que je l’ai fait une cinquantaine de fois environ. Je vous ai dit de vous tenir en garde contre mon frère, et je voulais que cet avertissement fût pleinement compris. S’il vous avait plu de tenir compte de mes conseils, vous auriez placé la fortune de Charlotte et Charlotte hors de la puissance de mon frère par un mariage immédiat. Cela ne vous a pas plu ; c’était cependant la seule chose qu’il y eût à faire. J’ai beaucoup perdu à votre insurmontable entêtement, et je vous le répète avant que vous en ayez fini avec Philippe, vous verrez vous-même ce que vous y avez perdu.

— Oh ! oui, si Dieu ne m’assiste ! s’écria Valentin en poussant un gémissement plaintif. Je suis au moment de faire la perte la plus cruelle qui ait jamais pu affliger un homme.

— Que voulez-vous dire ? s’écria George.

— Voulez-vous que je vous dise ce que vous vouliez dire en me donnant un avertissement contre votre frère ?… Voulez-vous que je vous dise pourquoi Vous m’avez averti ?… C’est que vous saviez que Sheldon avait assassiné Halliday.

— Grand Dieu !

— Oui, le secret est découvert. Vous le saviez. Quand et comment l’aviez-vous appris ? je ne saurais le dire. Vous connaissiez ce crime infernal et vous eussiez voulu prévenir un second assassinat. Vous auriez dû vous expliquer plus clairement. Savoir ce que vous saviez et vous borner à de prudents avertissements, à de vagues suggestions, comme vous l’avez fait, c’était vous rendre complice d’une œuvre diabolique. Si Charlotte meurt, son sang retombera sur vous aussi bien que sur lui. »

Le jeune homme s’était levé et se tenait devant George les mains levées ; ses yeux lançaient des éclairs de colère. Il avait l’air d’appeler la vengeance divine sur la tête de cet homme.

« Si Charlotte meurt ! répéta George frappé d’horreur Pourquoi supposez-vous pareille chose ?

— Parce qu’elle est mourante. »

Il y eut un silence.

Valentin se laissa tomber brusquement sur le siège dont il venait de se lever, tournant le dos à George et la tête appuyée sur le dossier de la chaise.

L’homme de loi regardait droit devant lui, le visage tout décomposé.

« Je lui ai dit qu’il méditait cela, se dit-il à lui-même à voix basse, je le lui ai dit dans son cabinet, il n’y a pas six mois. Puissances infernales, quel scélérat ! Et il y a des gens qui ne croient pas qu’il est un démon ! »

Pendant quelques moments, Valentin s’abandonna à la violence de sa douleur : ces larmes de rage et d’angoisse étaient les premières qu’il eût versées depuis qu’il avait penché son visage sur la brune chevelure de Charlotte pour cacher ces témoignages de son chagrin.

Quand il eut essuyé ces larmes amères qui coulaient de ses yeux brûlants, il se tourna vers George, qui était pâle comme la mort, mais très-calme : à partir de ce moment, il n’eut plus de faiblesse. Il avait à soutenir sa lutte contre le temps, le plus impitoyable des ennemis, et chaque minute perdue était un point marqué par son ennemi.

« J’ai besoin de votre aide, George, dit-il ; si vous avez jamais eu regret de n’avoir pas fait un effort pour sauver le père de Charlotte montrez-vous son ami en tentant de la sauver.

— Si j’ai eu du regret ! répéta l’homme de loi. Mais jamais je n’ai pu délivrer mes rêves de l’horreur, avec laquelle je revois sans cesse le visage de ce malheureux homme. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un meurtre. Nul ne le sait quand il ne s’y est pas trouvé mêlé. Vous lisez les comptes rendus dans vos journaux : A… a brûlé la cervelle à B…, C… a empoisonné D…, et ainsi de suite en passant en revue toutes les lettres de l’alphabet, avec une nouvelle énumération tous les dimanches. Mais cela ne vous touche pas d’une manière directe ; vous pensez aux horreurs que vous voyez décrites avec un frissonnement superficiel, comme si vous vous figuriez avoir un serpent enroulé autour de votre poitrine ou de vos jambes, comme tous les hommes et les enfants, qui ont le bonheur de ne jamais voir ces choses-là de près. Mais si toute votre vie vous aviez été poursuivi par le souvenir d’un crime, vous éprouveriez au centuple l’horreur que vous ferait sentir l’attaque réelle d’un serpent sifflant à vos oreilles. J’ai été face à face avec un assassinat, Haukehurst, et quand je devrais vivre un siècle, je ne pourrais oublier ce que j’ai ressenti au lit de mort de Tom, quand je me suis aperçu tout d’un coup que mon frère l’empoisonnait.

— Et vous n’avez pas tenté de le sauver… lui… votre ami ! s’écria Valentin.

— Mais, voyez-vous, répondit-il d’un ton étrange, il était trop tard pour le sauver, je le savais et je me suis tu. Que pouvais-je faire contre mon propre frère ? Ces sortes de choses dans une famille, c’est une calamité pour chacun. Pensez-vous que quelqu’un serait venu m’apporter une affaire après que mon frère aurait comparu devant le tribunal d’Old Bailey pour crime d’assassinat ? Non, je n’avais pas autre chose à faire que de me taire et je me suis tu. Philippe a gagné dix-huit mille livres à son mariage avec la veuve du pauvre Tom, et sur cet argent, je n’ai jamais touché qu’une misérable somme de cent livres.

— Et vous avez pu toucher à cet argent ! s’écria Valentin avec indignation.

— L’argent n’a pas d’odeur. Vous êtes-vous jamais demandé quelle était la source de l’argent gagné par vous dans les maisons de jeu ! Vos guinées et vos billets de banque auraient pu conter d’étranges histoires s’ils avaient pu parler. Avoir pris l’argent de Philippe, n’a jamais pesé sur ma conscience. Je ne suis pas très-curieux de connaître les antécédents d’un billet de banque ; mais ce que je puis dire, Haukehurst, c’est que je donnerais tout ce que j’ai, tout ce que j’espère posséder un jour, quand je devrais demain prendre un balai pour balayer la rue, si je pouvais chasser de mon esprit le souvenir du regard qu’a tourné vers moi Tom Halliday, la dernière fois que je l’ai vu. « Ah ! George, » me dit-il, « quand il est malade, un homme éprouve du soulagement à se voir avec des amis, » et il prit ma main et la serra avec son ancienne cordialité. Nous nous connaissions depuis l’enfance, Haukehurst, nous avions déniché ensemble des nids dans les bois de Hiley et nous étions dans le même camp dans nos parties de cricket à Barlingford. Et je lui ai serré la main… je suis parti ;… je l’ai laissé mourir !… »

Puis Sheldon de Gray’s Inn, le Sheldon frayant avec des usuriers, le plus dur des agents d’affaires, le moins scrupuleux des adversaires et des associés, se couvrit le visage de ses mains et sanglota tout haut.

Quand l’accès fut passé, il marcha vivement vers la fenêtre, plus honteux de s’être laissé surprendre par cette honnête émotion, que de toute sa carrière de mensonge et de chicane.

« Je n’aurais jamais cru pouvoir être aussi bête, murmura-t-il avec humeur.

— Je n’aurais pas espéré vous voir sentir les choses aussi profondément, dit Valentin. Maintenant, aidez-moi à sauver l’unique enfant de votre malheureux ami. Je suis certain que vous me prêterez votre assistance.

— Je ne savais même pas que la pauvre fille fût malade, dit Sheldon. Je n’ai pas vu Philippe depuis des mois. Il est venu un jour et je lui ai dit ma façon de penser. Je lui ai dit que s’il tentait quelque chose contre elle, je ferais luire la lumière sur lui et sur ses actes, et je tiendrai ma parole.

— Mais son motif ?… Au nom du ciel, quel motif peut-il avoir de s’en prendre à cette innocente fille ? Il a connaissance de la succession Haygarth et il doit espérer profiter de cette fortune, si elle vit pour la recueillir.

— Et pour s’assurer la fortune entière si elle meurt. Sa mort rendrait sa mère seule héritière de cette fortune, et cette femme n’est qu’un pur instrument entre ses mains. Il peut même avoir amené Charlotte à faire un testament en sa faveur, de manière à chausser directement les souliers de la morte.

— Elle n’aurait pas fait un testament sans me le dire ?

— C’est ce que vous ne savez pas. Mon frère Philippe peut tout faire. Il lui a été aussi aisé de lui persuader de garder le secret vis-à-vis de vous que de l’induire à faire le testament. Croyez-vous qu’il hésite à multiplier les hypocrisies, les mensonges, et les faux… Pouvez-vous supposer que de pareilles misères arrêtent un homme décidé à commettre un assassinat ? Mais voyez Macbeth. Au commencement, Macbeth est un homme respectable, un homme auquel on peut se fier, voulant faire son chemin dans la vie, voilà tout. Mais il n’a pas plutôt mis fin à l’existence du pauvre vieux Duncan, qu’il frappe à droite, à gauche, Banquo, Fleance, et tous ceux qu’il rencontre sur sa route. C’est heureux que son horrible femme s’en soit aperçue, car il aurait eu bientôt mis un terme à ses accès de somnambulisme. Le tigre est assez bon diable tant qu’il n’a pas senti le goût du sang humain ; mais quand il y a goûté, que le Seigneur protège la contrée de ce mangeur d’hommes !

— Pour l’amour du ciel, ne perdons pas le temps en discours frivoles, s’écria Valentin, je dois retrouver Burkham chez le docteur Jedd, dès que j’aurai pris vos conseils.

— Pour quoi faire ?

— Pour voir le docteur Jedd et l’emmener avec moi à Hastings, si c’est possible.

— C’est ce qu’il ne faut pas faire.

— Pourquoi ?

— Parce que l’apparition du docteur Jedd mettra Philippe sur ses gardes. Jedd est appelé comme expert dans les procès criminels, et c’est un homme qu’il doit connaître. Tout ce que Jedd peut vous dire, c’est que Charlotte est empoisonnée… vous le savez déjà. Comme de raison, il lui faut un traitement médical et tous les soins nécessaires pour la ramener à la vie ; mais c’est ce qu’elle ne peut pas avoir sous le toit de mon frère. Ce que nous avons à faire, c’est de l’arracher à cette maison.

— Vous ne savez pas à quel point elle est malade. Je doute qu’il soit possible de la transporter ailleurs.

— Tout est préférable à son séjour dans cette maison ; pour elle, c’est une mort certaine.

— Mais votre frère s’opposera sûrement à ce qu’elle quitte sa demeure.

— Il est certain qu’il défendra le terrain pied à pied. Il faut que nous trouvions un moyen de l’éloigner ayant d’enlever Charlotte.

— Comment ?

— Je trouverai le moyen, je connais quelque peu les affaires dont il s’occupe, et je puis inventer quelques faux bruits pour le dépister. Il faut l’éloigner. La pauvre fille n’était pas en péril quand vous l’avez quittée, n’est-ce pas ?

— Non, Dieu merci, il n’y avait pas apparence d’un danger immédiat, mais elle était bien malade. Et cet homme tient sa vie dans ses mains. Il sait que je suis parti pour Londres à la recherche d’un docteur. S’il avait…

— Mettez-vous l’esprit en repos sur ce point, Haukehurst. Il ne hâtera sa mort que s’il se voit dans une situation désespérée, car la mort arrivant immédiatement après la première alarme manifestée par vous paraîtra bien soudaine. Il évitera toute apparence de mort trop subite, s’il le peut, rapportez-vous-en à moi. La première chose à faire c’est de l’éloigner. Mais la question, est de savoir comment. Il nous faut un appât… lequel ? Ne parlez pas, Haukehurst… laissez-moi réfléchir, si je puis trouver… »

L’homme de loi mit ses coudes sur la table, sa tête dans ses mains, et s’abandonna aune profonde méditation.

Valentin attendit patiemment qu’il eût réfléchi.

« Il faut que je me rende au bureau de Philippe, dit-il enfin, et que je découvre quelqu’un de ses secrets. Il n’y a qu’une affaire de bourse d’une importance majeure, qui puisse le décider à quitter Charlotte en ce moment. Mais si je puis lui adresser un télégramme de nature à l’appeler à Londres, je le ferai. Fiez-vous à moi. Et maintenant occupons-nous de votre affaire.

— Je ne sais plus quel parti prendre, du moment que je ne dois pas mener le docteur Jedd à Barrow.

— Conduisez-le à Saint-Léonard, et si je puis éloigner Philippe, vous ferez transporter Charlotte dans un hôtel de Saint-Léonard, où vous la cacherez jusqu’à ce qu’elle ait repris assez de force pour faire le voyage de Londres.

— Pensez-vous que sa mère consentira à ce déplacement ?

— Puis-je vous croire assez idiot pour lui demander son consentement ? s’écria George avec impatience. La femme de mon frère est d’une faiblesse si stupide que toutes les chances sont pour qu’elle insiste pour que sa fille reste tranquillement à se faire empoisonner. Non, il faut vous débarrasser de la mère d’une façon ou d’autre. Envoyez-la visiter les boutiques, ou prendre un bain, ou chercher des coquillages sur le rivage ; inventez tout autre prétexté de cette force. Elle n’est pas difficile à manier. Cette jeune femme, la fille de Paget, est toujours avec eux, je suppose ? Oui… Très-bien. Alors, à vous deux vous saurez bien enlever Charlotte.

— Mais si je conduis ces deux jeunes filles à un hôtel, n’y a-t-il pas à craindre le scandale, l’étonnement, et une enquête ? Il nous faudrait quelque personne d’un âge plus mûr, une vieille gouvernante… Attendez… Nous avons Nancy… C’est la femme qu’il nous faut. Ma bien-aimée m’a dit l’affectueuse anxiété que lui causait sa maladie, anxiété étrangement vive, à ce qu’il a semblé à Charlotte. Grand Dieu !… Pensez-vous que Nancy ait pu suspecter la cause de la mort de M. Halliday ?

— Je suis porté à le croire. Elle était dans la maison quand il est mort et elle l’a soigné pendant sa maladie. C’est une vieille femme fort intelligente. Oui, vous pouvez l’emmener avec vous. Je pense qu’elle pourra vous être fort utile.

— Je l’emmènerai avec nous, si elle veut venir.

— Je n’en suis pas bien certain. Les gens des comtés du Nord ont des idées à eux sur la fidélité envers leurs anciens maîtres et toutes ces sortes de choses… Nancy a élevé mon frère.

— Si elle soupçonne la malheureuse destinée du père de Charlotte, elle essaiera de la sauver, dit Valentin avec conviction. Maintenant, adieu. Je compte sur vous pour éloigner votre frère, George, ne l’oubliez pas. »

Il lui tendit sa main ; l’homme de loi la saisit et la serra dans la sienne avec une vigueur qui, cette fois, avait une signification tout autre que ces banales manifestations amicales qui passent souvent pour de l’amitié.

« Vous pouvez vous fier à moi, dit George gravement. Attendez un moment, pourtant ; j’ai une proposition à vous faire. Si mon frère a amené cette jeune fille à faire un testament, comme c’est ma pensée, il faut nous mettre en garde contre cela. Venez avec moi aux Doctor’s Commons. Vous avez un cab ?… Oui ; cette affaire ne nous prendra pas plus d’une demi-heure.

— Quelle affaire ?

— Une licence spéciale pour votre mariage avec Charlotte.

— Un mariage !

— Oui, son mariage annule son testament, si elle en a fait un, et fait disparaître les raisons de Philippe pour vouloir sa mort. Venez, allons chercher la licence.

— Mais le retard…

— Il nous faut une demi-heure ; venez. »

L’homme de loi s’élança hors du cabinet.

« Je reviens dans une heure, » cria-t-il à son clerc.

Il descendit l’escalier, suivi de près par Valentin, sans cesser de courir jusqu’à l’endroit où le cab stationnait.

« Aux Doctor’s Commons ! » cria-t-il au cocher.

Valentin monta près de lui dans le cab sans plus d’observations.

« Je ne comprends pas, dit-il, quand le cab s’éloigna.

— Je comprends, moi, et cela suffit… Vous mettrez la licence dans votre poche et vous irez à l’église la plus rapprochée de votre domicile annoncer votre mariage et remplir les formalités ordinaires, et aussitôt que Charlotte pourra supporter le voyage, vous l’amènerez à Londres et vous l’épouserez. Je vous avais tracé la conduite que vous aviez à suivre, il y a six mois. Votre entêtement a mis en péril la vie de votre femme. Ne retombez pas une seconde fois dans la même faute.

— Je me laisserai gouverner par vos conseils, dit Valentin avec soumission, mais c’est le retard qui me torture. »

Les délais en effet étaient une torture pour lui. Tout et tous, dans les bureaux des Doctor’s Commons, lui semblaient être l’incarnation de la lenteur.

Le cab pouvait brûler le pavé avec fracas, le cocher pouvait jurer jusqu’à ce que la lourde charrette lui livrât passage, mais ni le bruit ni les jurons ne pouvaient émouvoir l’impassibilité incarnée des fonctionnaires de Doctor’s Commons.

Quand il quitta cet antique Sanctuaire des vieux usages, il emportait la bénigne permission de l’archevêque de Canterbury pour son union avec Charlotte ; mais il ne savait pas si ce n’était pas seulement un morceau de papier gâché qu’il avait dans sa poche, et si, avant peu, il ne serait pas obligé de requérir un plus lugubre certificat, lui conférant la licence de rendre la cendre à la cendre et la poussière à la poussière.

La première visite de Valentin, après avoir quitté George, fut pour le club ; son cœur défaillit quand il demanda au bureau s’il y avait un télégramme pour lui.

Heureusement il n’en était pas venu.

Ne pas trouver la nouvelle que l’état de Charlotte avait empiré équivalait presque pour lui à la nouvelle qu’il s’était amélioré. Quelles ne devaient pas être ses craintes après son entretien avec le médecin de Bloomsbury !

Du club, le cab le conduisit rapidement chez le docteur Jedd.

Il y trouva Burkham, pâle et anxieux, l’attendant dans un petit cabinet du rez-de-chaussée, une triste pièce tapissée de gravures d’anatomie et dont la cheminée avait, en guise d’ornements, des pièces anatomiques en cire.

Presque aussitôt le docteur Jedd vint les rejoindre, alerte et dégagé, comme si le cas de Mlle Halliday n’avait pas plus de gravité que l’extraction d’une dent de lait.

« Triste chose, dit-il, que ces poisons végétaux entre les mains d’hommes sans scrupules. Très-intéressant article à faire pour la Revue Médicale. Une analyse de la science toxicologique, en tant que connue des anciens.

— Consentiriez-vous à partir à l’instant pour Barrow, monsieur ? demanda Valentin d’un ton suppliant.

— Eh bien, oui ; votre ami M. Burkham m’y a décidé, quoique, je n’ai pas besoin de vous le dire, un voyage soit bien gênant pour moi.

— C’est une question de vie et de mort, balbutia le jeune homme.

— Naturellement, mon cher monsieur. Mais, voyez-vous, j’ai une demi-douzaine d’affaires entre les mains en ce moment, qui soulèvent également des questions de vie ou de mort. Néanmoins, j’ai promis. Ma consultation sera terminée dans une demi-heure. J’ai une tournée de visites à faire après, et vers… oui, vers cinq heures je puis prendre l’express pour me rendre à Saint-Léonard.

— Le délai est bien long ! dit Valentin.

— Je ne puis être libre plus tôt. Il faut que j’aille dans le comté d’Hertford ce soir, un cas très-intéressant… un furoncle charbonneux… trois opérations consécutives en trois semaines. Swain est l’opérateur. À cinq heures, je serai à la gare du Pont de Londres. Jusqu’à cette heure, adieu… Lawson, reconduisez ces messieurs. »

Le docteur Jedd quitta ses visiteurs qui suivirent son respectable factotum, et il rentra dans son cabinet de consultations.

Burkham et Valentin montèrent et descendirent plusieurs fois la rue en causant, avant que ce dernier remontât dans son cab.

« Je vous remercie du fond du cœur de votre assistance, dit Valentin au médecin, et je crois qu’avec la grâce de Dieu, nous sauverons la vie de cette chère enfant. C’est la main de la Providence qui m’a conduit vers vous, ce matin. J’espère que cette même main continuera à me guider jusqu’au bout. »

Sur ces mots, ils se séparèrent.

Valentin dit à son cocher de le conduire à son logement et dans une des églises du voisinage, où il annonça son intention d’entrer dans les saints liens du mariage.

Il eut quelque difficulté pour arranger les choses avec le sacristain, qu’il trouva chez lui et non dans sa demeure officielle. Ce fonctionnaire ne pouvait comprendre l’idée d’un homme qui a l’intention de contracter mariage et ne peut fixer positivement le jour de la cérémonie. Heureusement pourtant que le son d’un demi-souverain ouvrit singulièrement l’esprit du sacristain.

« Je vois ce que vous voulez, dit-il. La jeune personne est malade, elle veut quitter une maison ou elle ne se trouve pas bien, et elle en a le droit ayant plus de vingt-et-un ans et étant maîtresse de ses actions. C’est ce qu’on pourrait appeler une sorte de mariage clandestin, quoique les parties ne dépendent de personne, à proprement parler. Je comprends. Vous m’avertirez un matin, juste dans le temps légal, et je devrai avoir tout prêt un de nos jeunes vicaires, lorsque vous-même vous serez prêts, et vous et la jeune dame vous serez unis avant que vous ayez eu le temps de vous reconnaître. Nous ne sommes pas longs dans nos mariages, à moins que ce ne soit dans des circonstances extraordinaires. »

La familiarité du sacristain était plus agréable que flatteuse pour l’honorabilité de celui qui s’adressait à lui ; mais Valentin n’était pas en disposition de s’offusquer de la manière légère dont il traitait cette affaire. Il lui promit de l’avertir en temps utile, et ayant arrangé toutes choses conformément aux prescriptions légales, il remonta dans son cab et dit au cocher de le conduire à Bayswater.

Il était alors trois heures. À cinq heures, il devait trouver le docteur Jedd à la station du Pont de Londres.

Il avait donc deux heures pour son entrevue avec Nancy et pour revenir de Bayswater à Londres.

Il n’avait rien pris depuis la pointe du jour, mais l’idée de boire ou de manger ne lui était pas venue. Il avait bien faiblement conscience d’une sorte de défaillance maladive, mais la raison de cette défaillance ne lui était pas venue à l’esprit.

Il ôta son chapeau et il s’appuya le dos sur les coussins de la voiture quand elle roula avec fracas. L’éclat brillant d’une journée d’été, la cime verdoyante des arbres des squares agités par la brise, l’activité et le mouvement des quartiers affairés qu’il traversait se changeaient pour lui en un tourbillon de lumière et de couleur, de bruit et de mouvement. Il en arriva à se demander depuis combien de temps il avait quitté Barrow. Entre la matinée d’été où il avait suivi la route couverte de poussière ayant des champs de blés à sa gauche et la mer à sa droite, et l’après-midi dans laquelle un cab l’emportait à travers des rues bruyantes jusqu’aux squares tranquilles de Bayswater, il lui semblait qu’il y avait un abîme si grand, que son esprit fatigué ne pouvait le mesurer.

Il lutta contre ce sentiment d’abattement et de confusion, et il en triompha.

« Rappelons-nous ce que nous avons à faire, se dit-il, gardons toute notre activité d’esprit jusqu’à ce que tout soit fait. »