L’Héritage de Charlotte/Livre 09/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 156-167).

CHAPITRE III

NON DORMIT JUDAS

La nuit enveloppa de son ombre la villa de Bayswater, mais le sommeil ne vint pour personne dans toute la maison durant cette nuit-là. Il n’est guère de maison qui n’ait gardé le souvenir de jours et de nuits semblables, pendant lesquels le cours de la vie ordinaire et du temps semble comme suspendu, où tout l’intérêt de l’univers se concentre sur la respiration plus ou moins calme d’un être cher et souffrant.

Ceux qui veillaient dans la maison de Sheldon étaient isolés les uns des autres.

Georgy était dans sa chambre à coucher, la chambre de la malade lui étant interdite, tantôt étendue sur un sofa, tantôt se promenant de long en large, tantôt priant, tantôt pleurant, accablée par sa douleur.

Dans la chambre de la malade il n’y avait qu’elle et Nancy.

Dans la chambre en face Diana veillait, sa porte entr’ouverte, tous les sens surexcités par l’anxiété, l’oreille prompte à saisir le moindre bruit de pas dans l’escalier, le plus léger frôlement d’une porte s’ouvrant ou se fermant à l’étage inférieur.

Seul dans son cabinet, Sheldon était assis devant le bureau où il avait coutume d’écrire : une feuille de papier blanc était placée devant lui, sa main tenait une plume et son regard vague restait fixé sur le casier contenant ses livres, qui se trouvait en face de lui, image vivante du souci.

Les bruits du jour avaient cessé, le silence régnait dans la maison, et il envisageait en face, sa position. Ce n’était pas une petite tâche qu’il avait à remplir, ce n’était pas une difficulté ou un ensemble de difficultés qu’il avait à affronter et dont il devait se rendre maître ; les ennemis armés, nés des dents du dragon qu’il avait semées, il ne fallait pas s’attendre à les voir se combattre les uns les autres, il ne fallait pas espérer les écraser en lançant sur eux des quartiers de roc ; ils formaient un cercle effrayant autour de lui, et de quelque côté qu’il se retournât, il voyait le même front d’ennemis invincibles comme la mort.

Qu’avait-il à craindre ?… La découverte du crime passé ?… Non, c’était une folle terreur qui l’avait troublé à la mention du nom de Halliday, une frayeur d’enfant. La découverte du crime présent était plus à craindre ; l’œuvre qu’il avait accomplie, selon sa croyance, était une œuvre dont la preuve ne pouvait pas être faite contre lui.

Mais il y a des crimes dont il suffit d’être accusé pour que cela équivaille à une condamnation. Les avocats peuvent plaider, le jury peut l’absoudre, mais l’opinion publique se prononce contre le misérable accusé, et son front est pour toujours marqué du stigmate de Caïn.

Sheldon n’envisagea point sa situation à un point de vue sentimental, mais il se dit qu’être soupçonné d’avoir empoisonné son ami et qu’être accusé d’avoir empoisonné ou tenté d’empoisonner sa belle-fille, c’était pour lui la ruine… une ruine sociale et commerciale… une ruine complète et irréparable.

Après avoir ainsi regardé en face l’ennemi armé qui se dressait devant lui, il passa à un autre ennemi caché.

Qu’arriverait-il si Charlotte se rétablissait et s’il échappait au soupçon publiquement révélé, car de l’opinion intime du docteur Jedd, il avait fort peu de souci. Qu’arriverait-il alors ?

Son terrible adversaire leva sa visière et il reconnut en lui la ruine commerciale.

Si dans quelques semaines il n’avait pas à sa disposition huit ou dix mille livres, sa perte comme membre du monde financier était inévitable.

La mort de Charlotte lui donnerait les moyens de se procurer cette somme sur les polices d’assurances souscrites par elle et dont, aux termes de son testament, il devait hériter : les compagnies d’assurances ne se presseraient probablement pas de liquider ses droits, mais il avait toutes les facilités possibles pour obtenir de l’argent sur de bonnes garanties, et il pouvait compter sur une forte somme en argent comptant, en cas de mort de Charlotte.

Mais, si elle ne mourait pas ? Si cette langueur sans nom, cette atrophie mystérieuse, combattues vigoureusement par le docteur Jedd, cédaient, et si la jeune fille devait vivre ? Qu’arriverait-il ?

Un spasme convulsif contracta le rude visage de l’homme d’argent au tableau qu’il se fit du résultat de sa déconfiture.

Il vit une foule affairée réunie dans la Bourse, il entendit le murmure de voix nombreuses, le bruit monotone des portes retombant après l’arrivée de nouveaux arrivants, et des pas pressés se succédant sans relâche. Tout à coup le murmure des voix, les bruits de pas s’arrêtèrent soudain comme sous le coup de la baguette d’un enchanteur. L’enchanteur n’était autre que le chef du Stock-Exchange qui prenait place au milieu de cette nombreuse assemblée et ôtait son chapeau. Après ce silence soudain, de nouveaux murmures de voix se firent entendre, puis un silence plus solennel encore s’établit. Trois fois le marteau de bois de l’huissier frappant sur la barre devant son siège fit entendre un bruit sinistre. C’est un arrêt qui va être prononcé contre quelqu’un. La Némésis commerciale cache son effrayant visage. Les trois coups du marteau de bois retentissent d’une façon sinistre. Vous pouvez entendre la respiration bruyante d’un spéculateur apoplectique, la respiration haletante et courte d’un autre spéculateur oppressé par l’inquiétude. Tous les autres gardent le silence. Et alors la voix de l’huissier qui se tient proche de la Némésis commerciale, prononce d’une voix calme le redoutable décret : « Philippe Sheldon me charge d’informer les membres de la Compagnie qu’il ne peut exécuter ses marchés. » Le bruit d’agendas feuilletés rapidement suit cette terrible déclaration. Les voix s’élèvent pour faire entendre un cri de surprise et d’indignation, les portes battent de nouveau, les pas se précipitent vers toutes les issues, chacun va étudier la situation du marché, pour voir à quel point il est touché par cette déconfiture inattendue.

Tel était le tableau qu’il se représentait en imagination, et pour lui la destinée ne pouvait pas prendre un aspect plus terrible.

L’honorabilité, la solvabilité, le succès, telles étaient les idoles qu’il avait encensées pendant toute sa vie ; pour se les rendre favorables, il avait sacrifié tout ce que la terre et le ciel offrent aux humains de plus cher et de plus sacré. Ce qui pour d’autres était classé parmi ces choses bénies, le repos et le bonheur, jamais il ne les avait connus. Le sentiment du triomphe d’un succès présent, l’attente fébrile d’un succès dans l’avenir, remplaçaient pour lui l’amour et l’espérance, le plaisir et le repos, toutes les joies de ce bas monde et tous les saints rêves des plaisirs purs de l’autre monde.

Une vague et rapide pensée de tout ce qu’il avait sacrifié lui traversa le cerveau, et presque aussitôt lui vint l’idée de ce qu’il lui restait à perdre.

Quelque chose de plus que sa position à la Bourse était en jeu.

Il avait accompli des actes désespérés dans l’espoir de soutenir sa position contre le flot changeant de la fortune : des billets étaient en circulation, auxquels il fallait faire honneur à l’échéance ou qu’il fallait retirer de la circulation avant que les faux eussent été découverts ; des billets sur des compagnies aussi ténébreuses que les opérations supposées auxquelles elles se livraient. Cinq mille livres environ de ces billets étaient tirés sur la Compagnie à responsabilité limitée de l’Acajou de Honduras, trois mille livres environ étaient tirées sur la Compagnie, également à responsabilité limitée, des Charbons Pensylvaniens.

Les sommes qu’il pouvait se procurer à l’aide des polices d’assurances couvriraient à peu près le montant de ces billets, et simultanément de nouveaux billets pourraient être lancés et arrêteraient les cris, jusqu’à ce qu’une réaction soit survenue dans la Cité et qu’un vent favorable l’ait fait entrer dans le port du salut.

Au-delà de ce port brillait un phare splendide, l’héritage de la morte, qu’il réclamerait à l’aide des mêmes titres qui lui avaient fait obtenir les sommes garanties par les polices d’assurances.

Sans cette réalisation immédiate d’argent comptant, il y avait impossibilité pour lui de sortir de ce labyrinthe inextricable.

Depuis trop longtemps déjà il soutenait sa position avec des billets de commerce : il y avait des gens dans la Cité qui désiraient voir la couleur de son argent ; il le savait et il connaissait la fragilité des fils à l’aide desquels il soutenait sa position et combien serait terrible la chute qui le précipiterait dans la ruine.

Après la proclamation de son impossibilité de faire face à ses différences, c’était le déluge, et il avait beau regarder tristement les flots et la tempête, il n’entrevoyait ni arche, ni mont Ararat.

La mort de Charlotte était sa seule planche de salut, et il regardait cet événement comme un simple chiffre dans une proportion mathématique.

Quant à la jeune fille en elle-même, sa beauté, sa bonté, ses espérances, son amour, il ne s’en faisait pas une idée bien définie : elle avait si longtemps compté comme un chiffre important dans les calculs de sa vie, qu’il avait perdu la faculté de la considérer autrement.

La dureté de sa nature avait quelque chose de plus qu’une cruauté positive ; elle était moins humaine que la férocité à demi insensée d’un Néron, c’était une indifférence pour le sacrifice d’une vie humaine qui, s’exerçant sur un plus vaste champ d’opération, aurait fait un monstre aussi froid et aussi insensible que le Sphinx ou la Chimère.

« Il faut que je voie Nancy, se dit-il à lui-même. Elle n’osera pas m’interdire l’entrée de cette chambre. »

Il écouta l’horloge de Bayswater qui sonnait.

C’était deux heures.

Le plus profond silence régnait dans la maison.

La pièce, immédiatement au-dessus du cabinet de Sheldon, était la chambre de Charlotte, et, depuis longtemps, aucun bruit, aucun mouvement ne s’y était fait entendre.

« Elles dorment, murmura Sheldon, toutes deux dorment, la malade et sa garde. »

Il échangea ses bottes contre des pantoufles qu’il serrait dans une petite armoire, au milieu de vieux journaux, et il sortit doucement de sa chambre.

Le gaz brûlait à petit feu dans l’escalier et sur le palier du premier étage. Il ouvrit doucement la porte de la malade et entra.

Nancy était assise auprès du lit ; elle leva sur lui ses yeux bien ouverts.

« Je vous croyais au lit, monsieur, dit-elle.

— Non, je suis trop inquiet pour dormir.

— Je pense que tout le monde est inquiet, monsieur, répondit gravement Nancy.

— Comment est votre malade ?

— Elle dort, monsieur. Elle dort beaucoup. Le docteur dit que cela n’a rien que de naturel.

— Elle a pris sa potion, n’est-ce pas ? » demanda Sheldon.

Son regard s’était promené autour de la chambre en faisant cette question, mais il ne vit ni bouteille de potion, ni verre.

« Oui, monsieur, elle l’a prise deux fois, la chère enfant.

— Faites-moi voir cette potion.

— Le nouveau docteur m’a dit que je ne devais la laisser toucher par personne.

— Comme de raison… Mais cette recommandation ne s’applique pas à moi, je suppose ?

— Il a dit : à personne !

— Vous êtes une vieille folle ! murmura Sheldon avec colère.

— Oh ! non, monsieur, dit la gouvernante en poussant un profond soupir ; je suis plus sage que lorsque ce pauvre M. Halliday est mort. »

Cette réponse, ainsi que le soupir et l’air de morne tristesse qui les accompagnait, lui apprit que cette femme savait tout.

Elle l’avait soupçonné longtemps avant, mais ses soupçons n’ayant rien qui les appuyât, son énergie de caractère en était venue à bout ; elle était plus forte et plus sage maintenant que ses soupçons avaient l’appui de la science.

Il resta quelques instants regardant sa vieille nourrice d’un air sombre et irrité.

Quel sentiment pouvait-il éprouver, si ce n’est celui d’une profonde indignation contre cette femme qui osait lui résister quand il avait tant de droits à ses fidèles services ? Elle lui avait promis fidélité, et au premier mot d’un étranger, elle l’abandonnait et passait à l’ennemi.

« Avez-vous la prétention de vous refuser à me montrer la potion que vous avez fait prendre à ma belle-fille ? demanda-t-il.

— J’entends obéir aux ordres qui m’ont été donnés par le nouveau docteur, dit la vieille femme avec une calme tristesse, lors même que cela devrait vous irriter contre moi, vous qui m’avez donné asile dans votre maison dans un moment où je n’avais que le workhouse en perspective, vous que j’ai porté dans mes bras il y a quarante ans. S’il ne s’agissait pas de la chère existence en ce moment en danger, monsieur, et si je n’avais pas veillé son père au lit de mort, je ne pourrais me mettre en opposition ainsi avec vous. Mais sachant ce que je sais, je me tiendrai ferme comme un roc entre vous et elle, et ne me croyez pas moins pour cela votre fidèle servante, si je ne crains pas de vous offenser.

— Tout cela n’est qu’une impudente comédie, Nancy. Je suppose que vous vous êtes entendue avec Mlle Halliday et l’amoureux de Mlle Halliday et que vous pensez mieux servir vos intérêts en vous attachant à eux et en me jetant à la mer. C’est la manière d’agir en ce monde. Vous êtes une vraie femme du comté d’York et vous savez comment disposer vos cartes pour gagner la partie. Mais si je contrecarrais votre jeu en vous jetant à la porte, qu’arriverait-il ?

— Je ne crois pas que vous feriez cela, monsieur.

— Et pourquoi pas, je vous prie ?

— Je ne crois pas que vous oseriez faire cela à la face du docteur étranger.

— Vous ne le croyez pas ?… Ainsi donc le docteur Jedd est le maître dans cette maison, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. Jusqu’au rétablissement de cette pauvre enfant, si elle doit se rétablir jamais, je considère le docteur Jedd comme le maître réel en cette maison.

— Madame Woolper, vous avez un rude aplomb, j’ose le dire. »

Il n’en put dire davantage : il n’était pas l’homme des discours passionnés ou déclamatoires.

Ses formules pour exprimer ses pensées étaient limitées et concises.

« Vous avez un rude aplomb ! » répéta-t-il entre ses dents.

Puis il lui tourna le dos et sortit en ouvrant et en fermant la porte avec moins de précaution que lors de son entrée.

La porte de la chambre en face était légèrement ouverte et Diana se tenait debout derrière, habillée comme elle l’avait été tout le jour.

« Quoi ! s’écria-t-il avec impatience, vous aussi vous êtes levée ?

— Oui, monsieur Sheldon ; je ne puis dormir quand Charlotte est aussi malade.

— Hum !… je suppose que vous voulez vous faire porter sur la liste des malades et nous donner deux personnes à soigner au lieu d’une.

— Je ne vous donnerais pas la peine de me soigner si je tombais malade.

— Ah ! grommela le boursier en regagnant sa chambre. Vous formez une réunion de femmes stupides et votre bel ami Haukehurst est plus femme que la plus stupide d’entre vous. Bonne nuit ! »

Il se rendit à sa chambre, où il trouva sa femme éveillée. Ses plaintes et ses gémissements lui étaient insupportables et à trois heures il descendit, mit ses bottes, passa un léger pardessus, et il alla se promener dans Bayswater, où il vit le soleil se lever au-dessus des toits et des cheminées et où il erra jusqu’au moment où le bruit des pas des chevaux et des roues des voitures se fit entendre dans les rues désertes, mêlé aux cris des balayeurs et des laitières.

Il était sept heures quand il rentra dans sa demeure, où il s’introduisit sans bruit à l’aide de son passe-partout.

Il savait qu’il avait marché longtemps et qu’il avait vu le soleil se lever, mais par quelles rues, par quels squares avait-il passé, il n’en savait absolument rien.

Il monta d’un pas discret jusqu’à son cabinet de toilette et il s’habilla avec un grand soin. À huit heures il déjeunait dans la salle à manger, remise en ordre à la hâte, avec ses journaux auprès de lui.

À neuf heures il se rendit dans la pièce d’entrée pour recevoir le docteur Jedd et le docteur Doddleson qui arrivèrent presque simultanément.

Ses cheveux et ses favoris bien peignés, sa toilette simple et sans prétention, son linge irréprochable, lui donnaient l’air d’un archevêque. De tous les soucis, de tous les calculs de cette longue et fatigante nuit, il ne restait nulle trace, si ce n’est une certaine fatigue dans les yeux et un cercle noir au-dessous de ses paupières inférieures.