L’Héritage de Charlotte/Livre 10/Chapitre 10

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 292-301).
Livre X

CHAPITRE X

À CHACUN SELON SES ŒUVRES

« Entre Wimbledon et Kingston…, murmura Sheldon, si je puis me traîner jusque-là, j’irai ce soir… »

Il descendit l’escalier et se trouva dehors les pieds dans la neige et exposé à l’impitoyable froid de la nuit.

Il descendit la rue, traversa le pont de Blackfriars et gagna l’autre côté de l’eau, s’arrêtant de temps en temps pour mendier.

Pendant cette nuit de Noël, il y avait beaucoup de gens dehors, et, dans le nombre, Philippe trouva plusieurs dignes matrones qui explorèrent les profondeurs de leurs grandes poches pour en extraire un sou pour lui, et des jeunes gens qui lui jetèrent la pièce de cuivre qu’il demandait avec le ton lamentable des mendiants de profession.

Quand il eut réuni le prix d’un verre de gin, il entra dans le premier cabaret qu’il rencontra et y dépensa son argent.

Il était trop souffrant pour faire supporter à son estomac une nourriture plus substantielle. Le gin lui donna une force et une chaleur passagères et lui permit de poursuivre son chemin avec un peu plus de vigueur pendant un certain temps, puis vint une période de défaillance et d’épuisement pendant laquelle chaque pas était une fatigue et une douleur.

Quelque chose de son ancienne nature, un reste de cette énergie dans la poursuite de ses desseins qui le caractérisait autrefois, se montrait encore en lui, malgré l’état de complète dégradation dans lequel il était tombé.

Comme le sauvage habitant des jungles poursuit sa course vers le camp ou le village qui envoie à ses narines l’odeur de la chair humaine, ainsi Philippe Sheldon continuait à marcher vers l’habitation de cet homme et de cette femme qui, de toutes les créatures humaines, étaient celles qu’il haïssait de la haine la plus féroce.

« Il ne me reste plus rien à faire qu’à me faire voleur, se dit-il à lui-même, et la première maison sur laquelle je tenterai mon premier coup de main sera celle de Valentin. »

L’idée de la violence chez une pareille créature était une idée de fou. Il n’avait pas d’armes et il ne possédait pas la force physique nécessaire pour lutter contre un enfant de douze ans.

À demi enivré par les boissons qu’il avait absorbées sur sa route, dans le demi-délire de la fièvre, il se figurait qu’il pourrait pénétrer dans quelque maison mal défendue et y voler de quoi se procurer de la nourriture et un abri.

Que cette maison soit celle de Valentin, l’homme qui avait déjoué ses plans et l’avait précipité dans la ruine ! S’il fallait qu’il y eût du sang versé, que ce sang soit le sien !

Jamais homme n’avait été plus résolu à commettre un meurtre que celui qui traversait la plaine de Wimbledon à onze heures du soir, la neige lui fouettant le visage et avec un tremblement de fièvre qui à tout moment venait agiter ses membres endoloris.

Heureusement que sa main n’avait pas la force nécessaire pour exécuter les mauvais desseins arrêtés dans son cœur.

Il atteignit la petite auberge qui avoisine la porte du parc de Richmond, juste au moment où les volets se fermaient et demanda à l’homme qui s’acquittait de ce soin, s’il n’existait pas quelqu’un du nom de Haukehurst dans le voisinage.

« Que voulez-vous de M. Haukehurst ? demanda l’homme d’un ton méprisant.

— J’ai une lettre pour lui.

— Vraiment ?… Quelque lettre de mendiant, je présume.

— Non, c’est une lettre d’affaires. Vous feriez mieux de m’indiquer sa demeure s’il est une de vos pratiques. L’affaire est particulière.

— Oui, n’est-ce pas ?… singulier messager pour lui confier une affaire particulière. La maison de M. Haukehurst est la troisième que vous rencontrerez de l’autre côté de la route. Mais les lumières s’éteignent à onze heures habituellement, et je doute que vous trouviez quelqu’un encore debout à cette heure avancée de la soirée. »

La troisième maison de l’autre côte de la route était à un demi-mille de distance de la petite auberge.

Les lumières brillaient aux fenêtres du rez-de-chaussée, quand le vagabond eut traîné ses jambes fatiguées jusqu’à la porte de la maison.

Cette porte n’était fermée qu’au loquet et n’opposa que peu de résistance à l’intrus : il se glissa sans bruit dans une allée sablée bordée de lauriers sur lesquels se projetait la lumière des fenêtres.

Des éclats de rire et le bruit de la musique retentissaient dans l’air et l’on voyait des ombres passer derrière les rideaux des fenêtres.

Philippe s’insinua dans un coin abrité près du porche et y tomba épuisé à l’ombre des lauriers.

Il resta là assis dans une sorte de stupeur : il avait perdu quelque peu la faculté de penser, après cette longue marche ; il avait peine à se rappeler comment il était venu à l’endroit où il se trouvait et ce qu’il avait l’intention d’y faire.

« Haukehurst… murmura-t-il en lui-même, Haukehurst… l’homme qui s’est ligué contre moi avec le docteur Jedd !… J’ai juré que je lui rendrais la pareille si jamais j’en trouvais l’occasion !… Et George qui a refusé de me donner quelques shillings… mon frère unique, qui refuse de rester mon ami ! »

Haukehurst et George, l’image de ces deux hommes, flottait confusément dans son cerveau, et il avait peine à les séparer.

Parfois il lui semblait être encore assis à la porte de son frère, sur l’escalier de la maison de Gray’s Inn, se serrant dans ses haillons et maudissant la cruauté dénaturée de son plus proche parent, puis l’instant d’après il se rappelait où il était et il lançait des malédictions sur l’ennemi inconscient dont les éclats de rire parvenaient jusqu’à lui au milieu des rires joyeux qui se mêlaient aux siens.

Il y avait une petite réunion à Charlottenbourg à l’occasion de Noël.

Deux voitures attendaient dans l’avenue de lauriers pour reconduire les hôtes de Haukehurst dans leurs demeures.

La porte s’ouvrit tout à coup, et le mouvement et les conversations qui accompagnent un départ parvinrent jusqu’au misérable qui avait tant de peine à garder la conscience des choses.

« Qu’y a-t-il ? se dit-il à lui-même. De la société… M. Haukehurst a traité !… »

Il avait vécu dans une trop grande dégradation, il était descendu dans un trop profond abîme de misère, pour se rendre un compte bien exact de la différence qui existait entre sa situation présente et celle qu’il occupait quand il recevait et que de beaux équipages attendaient à sa porte.

Dans ce cycle de malheurs qu’il avait traversé, ces sortes de choses, et jusqu’à leur souvenir, étaient aussi complètement sorties de sa mémoire que si elles remontaient à un siècle.

Le misérable essaya de donner son attention aux propos animés qui accompagnaient le départ des hôtes joyeux de Haukehurst : une douzaine de personnes partaient à la fois, et Valentin donnait à ses amis des conseils sur la route qu’ils devaient suivre pour retourner chez eux.

« Vous prendrez la route d’en bas, vous savez, Frédéric ; la voiture de Lawsley suivra la vôtre. Vous avez pris un chemin qui a allongé la route d’une couple de milles… prendre par le pont de Battersea est une erreur. »

Puis vinrent les questions amicales de Charlotte au sujet des manteaux, des capuchons, des capelines, et autres ajustements de dames.

« Et quand viendrez-vous dîner à la maison ? dit une voix.

— Je me procurerai certainement ces quadrilles d’Offenbach, dit une autre voix.

— Comme M. Lawsley a délicieusement chanté cette romance de Stanley ! »

Puis un chœur de :

« Jamais je n’ai eu autant de plaisir !

— Délicieuse soirée !

— Je vous en prie, ne restez pas exposés au froid.

— Merci, bien, oui. Vous êtes toujours charmants !

— Non, je ne monterai pas en voiture avant d’être sur la route.

— Dites un mot de mon livre dans le Diurnal Hermès, cher ami ?

— Êtes-vous bien sûre que votre châle est assez chaud ? Prenez une couverture pour vos pieds.

— Non, merci. Bonne nuit !

— On vous verra mardi.

— N’oubliez pas la loge pour Drury Lane.

— Non certes.

— La route d’en bas. Bonne nuit ! »

Parmi la confusion des voix, Philippe avait reconnu plus d’un organe qui lui avait été familier : c’était la voix argentine de Charlotte, celle plus grave de Valentin, et une autre voix encore qu’il connaissait bien. Diana !… Qui, c’était la voix de Diana, qu’il avait tant sujet de haïr pour son intervention dans ses affaires.

« Une mendiante ! murmura-t-il, la fille d’un mendiant. Belle dame pour se mettre en opposition avec l’homme qui lui donnait asile ! »

Les voitures s’étaient éloignées mais il restait encore un petit groupe sous le porche : Valentin et Charlotte ; M. et Mme Lenoble, qui étaient venus en Angleterre passer les fêtes de Noël avec leurs amis.

« Comme nous avons été gais ce soir ! s’écria Gustave. Il n’y a rien comme vos intérieurs anglais pour ce que vous appelez, vous autres, le confortable et la bonne humeur. Vos amis sont la gaîté même, Haukehurst, et nos charades en actions, quand nous parlions tous à la fois et en appuyant avec emphase sur le mot qu’il fallait faire connaître sont chose charmante. Ne fallait-il pas bien de la perspicacité chez nos spectateurs pour en deviner les mots ? Et votre ami Lawsley, il participe de Got et de Samson, c’est un vrai génie. Et penser que pendant que nous nous amusions, Diana, mes filles étaient à la messe de minuit au Sacré-Cœur ! Les chères et pieuses filles, leurs innocentes prières montaient au ciel pour nous qui étions absents. Allons, madame Haukehurst, Diana, il fait froid.

— Mais nous sommes abritées ici, et les étoiles sont bien brillantes après la neige, dit Charlotte. Vous rappelez-vous la journée de Noël que vous avez passée avec nous à Bayswater, Valentin, quand nous nous promenions ensemble dans les jardins de Kensington alors que nous venions d’être fiancés l’un à l’autre, ajouta la jeune fille.

— Si je me la rappelle ! C’était la première fois que la sainteté de ces fêtes de Noël s’était révélée à mon cœur. Mais rentrons au salon, prenons place devant le feu et racontons des histoires de revenants, Lenoble nous dira la légende de Cotenoir.

— Valentin, murmura Charlotte, savez-vous qu’il est près d’une heure du matin ?

— Et il faut que nous allions à l’église demain matin, et que Lenoble se rende à Kingston pour la messe qui se dit de bonne heure. Remettons les histoires de revenants pour la veille de la nouvelle année. Lenoble nous lira le nouvel an de Tennyson pour nous prouver ses progrès dans la langue anglaise. Montrez-nous le chemin, madame Haukehurst, votre esclave obéissant vous suivra. Maman nous attend au salon s’étonnant sans doute que nous tardions autant à rentrer. Et Nancy erre comme un fantôme à travers la maison, oppressée par la terrible responsabilité du pudding de demain. »

Leur départ fut suivi d’un bruit de verrous et de chaînes, et pour la seconde fois ce soir-là, Philippe entendit une porte qui se fermait contre lui.

Quand le bruit des voix se fut éteint, il perdit de nouveau la conscience des choses extérieures.

Il s’imagina de nouveau qu’il était sur les marches de l’escalier de la maison de Gray’s Inn.

« Ne soyez pas aussi dur pour moi, George, murmura-t-il d’une voix défaillante, si ma chair et mon sang se tournent contre moi, vers qui porter mes regards ? »

Nancy ouvrit la porte le lendemain matin, quand il y avait encore combat entre la nuit et le jour.

Pendant toute la nuit, la neige était tombée sans bruit par flocons épais et elle avait fait un linceul à Sheldon.

La vieille femme, qui avait veillé sur son sommeil d’enfant quarante années auparavant, fut la première à le découvrir, plongé dans ce sommeil plus profond, sur le réveil duquel nous savons si peu de chose.

Ce ne fut qu’après avoir regardé longtemps et attentivement la face du mort, qu’elle reconnut ce visage qui lui avait causé une si étrange sensation d’angoisse ; elle reconnut les traits altérés du misérable et réfléchit sur ce qu’elle devait faire.

Avant que les cloches eussent sonné pour le service du matin, le corps était étendu dans la salle des morts de Kingston Union, où il avait été transporté sans bruit dès l’aube, sans que nul en eût eu connaissance, à l’exception du constable, qui avait présidé au transport, et des domestiques de la maison de Haukehurst qui l’avaient effectué.

Ce ne fut que le lendemain matin que Nancy dit à Valentin ce qui était arrivé : il devait y avoir une enquête ; il serait bon que quelqu’un certifiât l’identité de l’homme mort, et fît constater le décès de Sheldon.

Valentin se chargea seul de ce soin.

Il assista à l’enquête, prit les arrangements nécessaires pour que le misérable paria fût enterré d’une façon décente, et, avec les ménagements convenables, il annonça à Mme Sheldon qu’elle était libre.

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Au delà de cette tombe qui ne portait pas de nom, qui aura la fantaisie de suivre Philippe Sheldon ?

Il est mort, sans un signe de repentir, et lors de ce jour redoutable, quand petits et grands comparaîtront devant le trône suprême et que le livre des arrêts sera ouvert ; quand en haut brillera la Cité qui reçoit la lumière de la gloire de Dieu et qu’en bas s’ouvrira le gouffre béant des grands lacs de feu, quelle voix plaidera la cause de Philippe Sheldon, et fera un appel à la pitié, pour faire révoquer la sentence prononcée contre lui ?

Aucune, certainement, à moins que ce ne soit celle de cet ami confiant dont les dernières paroles furent une bénédiction sur lui et dont il épia la longue agonie, sachant que chaque contraction de ce visage ami, que chaque accès de douleur qui secouait ce corps naguère si vigoureusement charpenté, était le résultat de l’œuvre accomplie par lui avec une persistance inébranlable.

Peut-être au terrible jour du jugement dernier, quand toutes les autres bouches garderont le silence, la voix de Tom Halliday s’élèvera-t-elle pour plaider en faveur de son meurtrier.