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L’Imitation de Jésus-Christ (Lamennais)/Livre deuxième/11

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité de Lamennais.
Texte établi par M. Pagès, Bonne Presse (p. 115-117).


CHAPITRE XI.

DU PETIT NOMBRE DE CEUX QUI AIMENT LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST.

1. Il y en a beaucoup qui désirent le céleste royaume de Jésus, mais peu consentent à porter sa Croix.

Beaucoup souhaitent ses consolations, mais peu aiment ses souffrances.

Il trouve beaucoup de compagnons de sa table, mais peu de son abstinence.

Tous veulent partager sa joie, mais peu veulent souffrir quelque chose pour lui.

Plusieurs suivent Jésus jusqu’à la fraction du pain, mais peu jusqu’à boire le Calice de sa Passion.

Plusieurs admirent ses miracles, mais peu goûtent l’ignominie de sa Croix.

Plusieurs aiment Jésus, pendant qu’il ne leur arrive aucune adversité.

Plusieurs le louent et le bénissent, tandis qu’ils reçoivent ses consolations.

Mais si Jésus se cache et les délaisse un moment, ils tombent dans le murmure, ou dans un excessif abattement.

2. Mais ceux qui aiment Jésus pour Jésus, et non pour eux-mêmes, le bénissent dans toutes les tribulations et dans les consolations et dans l’angoisse du cœur, comme dans les consolations les plus douces.

Et quand il ne voudrait jamais les consoler, toujours cependant ils le loueraient, toujours ils lui rendraient grâces.

3. Oh ! que ne peut l’amour de Jésus, quand il est pur et sans aucun mélange d’amour ni d’intérêt propre !

Ne sont-ce pas des mercenaires, ceux qui cherchent toujours des consolations ?

Ne prouvent-ils pas qu’ils s’aiment eux-mêmes plus que Jésus-Christ, ceux qui pensent toujours à leur gain et à leurs avantages ?

Où trouvera-t-on quelqu’un qui veuille servir Dieu pour Dieu seul ?

4. Rarement on rencontre un homme assez avancé dans les voies spirituelles pour être dépouillé de tout.

Car le véritable pauvre d’esprit, détaché de toute créature, qui le trouvera ? Il faut le chercher bien loin, et jusqu’aux extrémités de la terre[1].

Si l’homme donne tout ce qu’il possède, ce n’est encore rien[2].

S’il fait une grande pénitence, c’est peu encore.

Et s’il embrasse toutes les sciences, il est encore loin.

Et s’il a une grande vertu et une piété fervente, il lui manque encore beaucoup, il lui manque une chose souverainement nécessaire.

Qu’est-ce donc ? C’est qu’après avoir tout quitté, il se quitte aussi lui-même, et se dépouille entièrement de l’amour de soi.

C’est, enfin, qu’après avoir fait tout ce qu’il sait devoir faire, il pense encore n’avoir rien fait.

5. Qu’il estime peu ce qu’on pourrait regarder comme quelque chose de grand, et qu’en toute sincérité il con fesse qu’il est un serviteur inutile, selon la parole de la Vérité :Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles[3].

Alors il sera vraiment pauvre et séparé de tout en es prit, et il pourra dire avec le Prophète : Oui, je suis pauvre et seul dans le monde[4].

Nul cependant n’est plus riche, plus puissant, plus libre, que celui qui sait quitter tout, et soi-même, et se mettre au dernier rang.

RÉFLEXION.

Il faut aimer Dieu pour Dieu même, et non pas à cause de la joie que l’on goûte à le servir :car, s’il nous retirait ses consolations, que deviendrait cet amour mercenaire ? Celui qui se cherche encore en quelque chose, ne sait point aimer. Regardez votre modèle, con templez Jésus, il ne s’est recherché en rien : Christus non sibi placuit[5]. Il a tout sacrifié pour vous, son repos, sa vie, sa volonté même : Non pas ce que je veux, disait-il, mais ce que vous voulez[6]. Il a tout souffert jusqu’à la croix, jusqu’au délaissement de son Père : Mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? [7] Entrons, à son exemple, dans cet esprit de sacrifice ; et détachés désormais de tout intérêt propre, acceptons, avec une égale sérénité, les biens et les maux, les peines et les joies, en sorte que, n’ayant de pensées, de désirs que ceux de Jésus, nous soyons consommés avec lui dans cette unité parfaite[8], que, près de quitter ce monde, il demandait pour nous à son père, comme le dernier et le plus grand de ses dons.

  1. Prov. xxxi, 18.
  2. Cant. viii, 7.
  3. Luc. xviii, 16.
  4. Ps. {{sc|xxiv]], 17.
  5. Rom. xv, 3.
  6. Matth. xxvi, 39.
  7. Matth. xxvii, 46.
  8. Joann. xvii, 23.