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L’organisation pédagogique des écoles indigènes en Algérie

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L’organisation pédagogique des écoles indigènes en Algérie
Revue pédagogique, premier semestre 189118 (n. s.) (p. 481-487).

Nouvelle série. Tome XVIII.
15 Juin 1891.
N°6.

REVUE PÉDAGOGIQUE

L’ORGANISATION PÉDAGOGIQUE DES ÉCOLES INDIGÈNES EN ALGÉRIE


La collection des Mémoires et documents scolaires publiés par le Musée pédagogique vient de s’enrichir d’un fascicule[1] qui paraît bien à son heure, au moment où l’attention se porte de nouveau sur notre grande colonie algérienne et où l’opinion publique semble admettre que, sinon pour nous assimiler, tout au moins pour rapprocher de nous les Berbères et les Arabes qui l’habitent, le moyen le plus efficace est de leur distribuer l’instruction plus largement qu’on ne l’avait fait jusqu’en ces dernières années.

Tant que la plus grande partie de l’Algérie fut soumise au pouvoir militaire et administrée par les officiers des bureaux arabes, aucun système méthodique et d’une application générale ne fut suivi pour l’organisation de l’enseignement primaire des indigènes : on ne procéda guère, durant cette période, que par à-coup, sans suite et sans règles fixes. Tel général ou tel commandant de cercle était partisan de l’instruction pour les Kabyles ou les Arabes : par ses ordres, des écoles étaient ouvertes sur quelques points du territoire où il commandait ; on recrutait des maîtres comme on pouvait : souvent on improvisait instituteur un ancien soldat ou un sous-officier ; aux élèves qu’on lui confiait, ce maître de hasard s’efforçait d’apprendre tant bien que mal, d’ordinaire plutôt mal que bien, le peu qu’il savait lui-même, et les résultats, comme bien on pense, n’étaient pas brillants[2]. Heureux encore, quand la tentative avait quelque durée ! Mais que de fois n’arrivait-il pas que le chef militaire auquel l’essai était dû quittait le pays, appelé à un autre poste, et cédait la place à un successeur inspiré d’idées toutes différentes ? Convaincu qu’instruire les indigènes était un danger et qu’on les maintiendrait d’autant mieux dans l’obéissance qu’ils resteraient ignorants, le nouveau venu supprimait tout ce qui avait été fait avant lui : les écoles étaient fermées, les élèves renvoyés, les maîtres congédiés, jusqu’à ce qu’une autre expérience recommençât, dans des conditions aussi défectueuses et aussi précaires que par le passé.

Il faut arriver jusqu’en 1883, peu de temps après l’extension du territoire civil décidée et accomplie sous l’administration de M. Albert Grévy, pour trouver enfin le plan d’une organisation raisonnée, et destinée, non plus à telle ou telle partie du territoire, mais à la colonie tout entière. Un décret, qu’on a nommé à bon droit le Code de l’instruction primaire en Algérie (décret du 13 février 1883), contenait un titre spécial relatif à l’enseignement des indigènes. On y consacrait plusieurs innovations importantes : la création d’une prime de 300 francs accordée aux indigènes pour la connaissance de la langue française ; l’institution d’un certificat d’études primaires élémentaires simplifié, de façon à ne pas leur en rendre l’accès trop difficile ; l’établissement de cours normaux destinés à préparer ceux d’entre eux qui voudraient se consacrer aux fonctions d’enseignement, auxquelles ils pourraient désormais être appelés, soit comme adjoints, s’ils possédaient le brevet de capacité, soit comme moniteurs, s’ils n’étaient munis que du certificat d’études ; enfin l’organisation de deux catégories d’écoles, les écoles principales ou écoles de centre, dirigées par des instituteurs français, puis, autour de ces écoles et dépendant d’elles, d’autres, plus modestes, dites écoles préparatoires ou de section, confiées à des adjoints ou à des moniteurs indigènes, sous la surveillance du directeur de l’école principale.

Ce plan, dans ses grandes lignes, était bien conçu, et depuis lors on ne s’en est guère écarté. Deux cours normaux ont été établis à Alger et à Constantine, à titre d’annexes des écoles normales qui existent dans ces deux villes ; les résultats qu’on y a obtenus ont été chaque année en s’améliorant, et l’an dernier, notamment, sur quatorze élèves indigènes sortis, après deux ans d’études, du cours normal d’Alger, douze ont été jugés dignes du brevet de capacité d’instituteur. Quant aux écoles, durant les premières années, la Grande Kabylie, où l’on avait affaire à une population à la fois sédentaire et dense, fut à peu près la seule région où l’on s’occupa d’en créer le peu de ressources dont nous disposions alors ne nous permettait guère en effet de trop étendre, dès le début, notre champ d’action. En ces derniers temps, on a pu affecter à ces créations des crédits plus importants, et le nombre des écoles indigènes s’est sensiblement accru.

L’œuvre toutefois n’était pas encore achevée. On avait formé des maîtres ; on avait ouvert des écoles, et elles étaient, pour la plupart, suffisamment peuplées ; mais il manquait une chose essentielle un plan d’études et des programmes d’enseignement particulièrement appropriés tant aux élèves qu’aux instituteurs mêmes. C’est cette lacune qui vient d’être comblée, grâce à l’heureuse initiative prise par le recteur de l’académie d’Alger et au concours éclairé des collaborateurs auxquels il a fait appel.

Dans une note insérée en tête du fascicule qui contient les nouveaux programmes, M. le recteur d’Alger rend compte lui-même, en ces termes, du travail accompli :

M. Scheer, inspecteur de l’enseignement primaire des indigènes, avait pris l’initiative de préparer un projet de programmes pour le cours préparatoire. Ce travail, après avoir été soumis à l’examen des inspecteurs d’académie, des inspecteurs primaires et des directeurs d’école normale des trois départements, fut transmis, avec les observations de ces fonctionnaires, à une commission spéciale instituée à Constantine, au mois de mars 1889, par décision du recteur de l’académie.

Cette commission était ainsi composée :

MM. l’inspecteur d’académie de Constantine, président ;
Motylinski, directeur de la Médersa :
Suquet, inspecteur primaire à Constantine ;
MM. Ehrmann, inspecteur primaire à Batna ;
Scheer, inspecteur de l’enseignement primaire des indigènes ;
Donain, directeur de l’école annexe à l’école normale ;
Pouy, directeur de l’école arabe-française de Constantine ;
Jean, directeur de l’école de la rue Nationale, à Constantine ;
Juda, directeur de l’école de la rue Danrémont, à Constantine ;
Lacabe-Plasteig, directeur de l’école normale de Constantine, secrétaire-rapporteur.

Après avoir terminé le travail relatif au cours préparatoire, elle prépara un projet analogue pour le cours élémentaire, puis un autre pour le cours moyen. Les programmes de ces deux derniers cours furent soumis à l’examen des inspecteurs d’académie, des inspecteurs primaires et des directeurs d’école normale du ressort, comme l’avaient été ceux du cours préparatoire. Ce ne fut qu’après avoir discuté leurs observations que la commission procéda à la rédaction définitive des diverses parties du plan d’études et des programmes.

Pour chacun des trois cours, son travail comprend quatre parties :

1° Un tableau d’emploi du temps ;

2° Des conseils pédagogiques ;

3° Les programmes de l’enseignement ;

4° Des leçons modèles.

En élaborant le plan d’études et les programmes que vient de publier le Musée pédagogique, la commission instituée à Constantine s’était proposé de faciliter leur tâche aux instituteurs français, ainsi qu’aux adjoints et aux moniteurs indigènes aux services de qui l’on est forcé d’avoir recours. C’était là, pour ces derniers surtout, une œuvre bien nécessaire. On sait quelles sont, en matière d’enseignement, les habitudes séculaires des Arabes. Il suffit, pour être édifié à cet égard, d’avoir passé quelques instants dans la plus modeste zaouïa. Si peu familiarisé que l’on soit avec les règles d’une saine pédagogie, on ne peut visiter cette sorte d’écoles sans s’étonner de ce système étrange, qui consiste à mettre entre les mains de l’enfant une petite tablette sur laquelle sont écrites quelques lignes du Coran et à les lui faire répéter machinalement et à tue-tête durant des heures, jusqu’à ce que le texte soit bien entré dans sa mémoire et qu’on puisse passer à un autre verset, qu’il apprendra de même, et ainsi de suite jusqu’à la fin. Alors, le Coran su par cœur, l’enfant pourra quitter l’école : il saura lire, écrire ; il saura réciter le texte du livre saint, et ce sera tout : il aura « achevé ses études ». Sa mémoire aura été quotidiennement exercée ; quant à un enseignement de nature à développer ses autres facultés, à former son jugement, son caractère, jamais il n’en aura été question. On étonnerait fort le taleb, en lui demandant ce qu’il a fait en ce sens : ce serait lui parler un langage tout à fait inconnu pour lui.

Or c’est d’après cette méthode qu’ont été élevés, durant leurs premières années, bon nombre des jeunes gens, qui, après avoir appris un peu de français, se présentent pour entrer comme élèves dans un cours normal et devenir à leur tour des instituteurs. Au cours normal, il faut, en deux ans, les munir des connaissances nécessaires pour qu’ils puissent subir avec chance de succès les épreuves du brevet élémentaire ; il faut surtout les familiariser avec l’usage de notre langue. Il reste bien peu de temps pour les former à leur futur métier, et l’on peut dire qu’à cet égard leur apprentissage, le jour où ils sont nommés adjoints ou moniteurs, est encore tout entier à faire. Et si l’on songe qu’il n’en sera pas d’eux comme des élèves-maîtres de nos écoles normales de France, que la plupart n’auront pas, pour les guider au début de leur carrière, les conseils d’un directeur qui les verra à l’œuvre tous les jours, qu’ils seront souvent envoyés seuls dans une petite école de section, ne recevant que de loin en loin la visite de l’instituteur sous les ordres de qui ils sont placés, on comprendra combien dans ces conditions l’enseignement donné par les maîtres indigènes doit laisser à désirer. Rien n’était donc plus utile que de tracer à ces moniteurs inexpérimentés la voie qu’ils auront à suivre, pour ainsi dire, pas à pas, de leur indiquer en quelque sorte jour par jour, heure par heure, ce qu’ils devront enseigner et comment ils devront l’enseigner. Le prescriptions détaillées, minutieuses que contient le nouveau plan d’études, excessives sans doute, si l’on s’adressait aux instituteurs de nos écoles françaises, nous paraissent au contraire excellentes pour les maîtres indigènes à qui elles sont destinées et sur l’initiative desquels on ne peut compter aucunement.

Quant à l’examen des programmes, matière par matière, leçon par leçon, notre intention n’est pas de nous y livrer ici. Aussi bien, pour la plupart des questions traitées, n’y remarque-t— on rien qu’on n’ait lu maintes fois dans les ouvrages de pédagogie pratique et dans les journaux spéciaux. Les conseils donnés pour l’enseignement de la lecture, de l’écriture, du calcul, de la morale et de l’instruction civique, de l’histoire, de la géographie, des sciences physiques et naturelles, du dessin, du chant, du travail manuel, sont ceux que reçoivent partout et chaque jour de leurs directeurs ou de leurs inspecteurs les jeunes maîtres qui débutent. La partie la plus intéressante du travail de la commission, en raison des conditions particulières où se trouvent aussi bien les adjoints et les moniteurs pour lesquels ce travail a été fait, que les élèves qui leur sont confiés, est la partie relative aux exercices de langage pour les enfants du cours préparatoire et du cours élémentaire ; mais là encore nous ne pourrions signaler rien de bien nouveau, de bien original. La méthode qui consiste à apprendre d’abord à l’écolier des noms, des adjectifs et des verbes ; pour les noms, à « n’employer que ceux qui désignent les objets que l’enfant voit à l’école (objets mobiliers, instruments dont se sert l’élève, les parties de son corps, ses vêtements, les objets du musée scolaire), puis autour de l’école (la cour, le jardin), enfin au dehors (la maison, le village, les animaux qu’il connaît) », et à « montrer ce dont on parle, soit en nature, soit au moyen d’images » ; pour les adjectifs, à « mettre sous les yeux des élèves des objets auxquels ils conviennent, faire percevoir les qualités qui tombent sous le sens, les faire ressortir par voie d’opposition, de contraste » ; — pour les verbes, à « faire exécuter en classe et exprimer en même temps les actions, telles que marcher, courir, sauter, entrer, sortir ; les simuler au besoin, comme pleurer, rire, manger, boire », cette méthode, les lecteurs de la Revue pédagogique la connaissent. C’est celle que notre collègue M. Carré a exposée ici même, une première fois, il y a trois ans[3], puis tout récemment encore, dans un des derniers numéros parus[4], et qu’il a développée dans sa Méthode pratique de langage destinée aux élèves des provinces où l’on ne parle pas français[5]. Les auteurs des programmes pour les écoles indigènes de l’Algérie n’ont guère fait, dans leur travail, que reproduire en substance les indications, les conseils donnés par M. Carré dès 1888, et nous ne les en blâmons pas : nous pensons qu’en effet ils ne pouvaient mieux faire.

Il est probable, d’ailleurs, qu’ils ne prétendent pas au mérite de l’originalité, car qui peut aujourd’hui se montrer bien original en ces matières ? On pourrait certes reprendre à ce propos le mot de La Bruyère : « Tout est dit, et l’on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes »… et qu’on fait de la pédagogie. L’œuvre à laquelle les membres de la commission algérienne se sont dévoués, et qu’ils ont su heureusement mener à bonne fin, est une œuvre de valeur, précisément parce que ses auteurs se sont aidés de l’expérience d’autrui aussi bien que de leur expérience personnelle, qui est incontestable. Nous estimons qu’en rédigeant leur plan d’études et les programmes qui l’accompagnent, en mettant aux mains des maîtres indigènes un petit livre dont ceux-ci devront faire leur vade-mecum, en favorisant, en facilitant de la sorte la diffusion de notre langue et de nos idées dans cette terre d’Afrique qu’About appelait, un peu prématurément peut-être, « l’autre France », ils ont rendu au pays même un signalé service. Il serait injuste de ne pas leur en savoir le plus grand gré.


  1. Plans d’études et programmes de l’enseignement primaire des indigènes en Algérie. Mémoires et documents scolaires publiés par le Musée pédagogique, fascic. 114, broch. in-8° de 178 pages.
  2. Nous croirions commettre une injustice en ne signalant pas, à titre d’honorables exceptions, outre les directeurs de quelques importantes écoles arabes-françaises établies dans les villes, l’instituteur de Biskra, M. Colombo, retiré de l’enseignement depuis quelques années, mais que nous avons eu la bonne fortune de voir encore à l’œuvre, alors que nous étions chargé de la direction de l’enseignement primaire des indigènes en Algérie. — F. M.
  3. De la manière d’enseigner les premiers éléments du français dans les écoles de la Basse-Bretagne, par I. Carré ; Revue pédagogique, numéro du 15 mars 1888.
  4. De la manière d’enseigner les premiers éléments du français aux indigènes dans nos colonies et dans les pays soumis à notre protectorat, par I. Carré ; Revue pédagogique, numéro d’avril 1891.
  5. Méthode pratique de langage, de lecture, d’écriture et de calcul ; A. Colin, Paris, 1889.