Aller au contenu

La Confession d’une jeune fille/24

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 159-168).



XXIV


L’abbé Costel devenait fort goutteux et ne pouvait plus venir nous dire la messe. Je ne voyais presque plus Frumence. Ma grand’mère, qui ne négligeait pas ses exercices de piété et qui tenait à la règle, décida que j’irais aux Pommets avec miss Agar et le domestique, qui mènerait en main le cheval de Marius, sur lequel ma gouvernante et moi monterions alternativement quand nous serions fatiguées. Miss Agar se soumit à cet arrangement sans rien dire ; mais à peine fut-elle hissée sur le cheval, qu’elle le mit au galop et partit comme un trait pour revenir ensuite m’offrir de le monter à mon tour. Éblouie d’abord de l’intrépidité de mon Anglaise, je me sentis jalouse de son succès, et, dès que je fus en selle, je n’attendis pas que le domestique eût saisi la bride. Je jouai du talon, et Zani, qui prenait goût au galop, m’emporta à travers champs. J’eus grand’peur ; mais l’amour-propre me donna de la présence d’esprit. Je ne contrariai pas ma monture par de fausses manœuvres, je ne l’effrayai pas par des cris. Je ne songeai qu’à me préserver de la honte d’une chute, ce qui me préserva de la notion du danger. Quand Zani eut assez couru, il s’arrêta pour brouter. Je le flattai, je me remis d’aplomb, je rajustai les rênes, et je réussis à le faire tourner et à revenir tranquillement vers mes compagnons.

Dès ce moment, je fus aussi intrépide à cheval que miss Agar. Je n’aurais souffert aucune supériorité de la part d’une personne aussi disgracieuse, et je ne voulus accepter d’autres conseils que ceux de Michel. Michel était le vieux domestique, un ancien dragon, passablement cavalier, et le meilleur homme du monde.

Il y avait longtemps, deux ans peut-être, que je n’avais revu les Pommets. L’aspect mystérieux et désolé du village était toujours le même : l’église ne se relevait pas de ses ruines, l’abbé Costel devenait une ruine lui-même.

Après l’office, nous ne pûmes nous dispenser d’aller lui rendre visite chez lui. J’étais, d’ailleurs, impatiente de voir Frumence, qui n’avait pas encore paru. C’est le garde champêtre qui servait la messe en présence du maire et de maître Pachouquin, le cinquième habitant.

Frumence nous savait là pourtant ; mais il avait voulu nous préparer une hospitalité moins aride que la première fois. Il avait gardé ses habitudes de propreté, et, ne pouvant vaincre l’horreur de l’ordre qui caractérisait son oncle, il avait voulu nous épargner le déplaisir de revoir la partie du presbytère habitée par M. Costel. Il demeurait bien toujours sous le même toit que son oncle ; mais il s’était fait, d’une ancienne cuisine et du garde-manger attenant, un grand cabinet de travail et une petite chambre à coucher. Il avait reblanchi lui-même les murs noircis du local, il avait relevé le carrelage, il s’était fabriqué une grande table et deux siéges en bois rembourrés d’algue et couverts de pagne. Il avait planté et dirigé autour de ses portes et fenêtres des rosiers grimpants, des jasmins d’Espagne et des pieds de vigne. Le bas des murs extérieurs était garni de câpriers en fleur, et, soit dit en passant, ces fleurs-là sont des plus belles qui existent. Le jardin était cultivé, les arbres fruitiers étaient bien taillés, les jujubiers donnaient de l’ombre, les lentisques envahissants étaient refoulés en haie, et, dans un massif de plantes choisies, les scilles péruviennes et les ornithogales d’Arabie servaient de corbeille à un magnifique bouquet de cette mélianthe gigantesque qu’on appelle, à cause de la découpure de ses feuilles, pimprenelle d’Afrique.

— Vous voyez, mademoiselle Lucienne, me dit Frumence en nous faisant traverser son parterre, que je suis devenu jardinier à Bellombre. Toutes mes graines viennent de chez vous. Ceci est moins riche que votre enclos, mais la vue est presque aussi belle. Vous avez d’ici la mer aussi bleue, et le vieux fort abandonné qui est là sur le plus proche versant de la montagne ne fait pas trop mauvais effet.

Et, tandis qu’Agar ouvrait son portefeuille et se hâtait de croquer le fort, Frumence me conduisit à sa grande chambre de travail, où je trouvai les papiers et les livres amoncelés sur un bout de la table. L’autre bout était orné d’une grosse nappe blanche, et, sur des assiettes de terre du pays, d’un rouge étrusque, il y avait des œufs frais, de la crème de chèvre, du pain et des fruits très-proprement servis. La salle était appétissante aussi ; pas de toiles d’araignée, pas de jeccos ni de scorpions courant sur les murs, comme autrefois j’en avais vu avec horreur chez le curé. Les antiques chenets étaient brillants, et le pavé était couvert d’une natte espagnole, présent d’un ami voyageur ou commerçant.

Frumence vit avec plaisir la surprise et la satisfaction que je ressentais de le trouver si confortablement logé après avoir craint le dégoût que m’inspirait autrefois son ermitage.

— N’est-ce pas Jennie, lui dis-je, qui vous a appris à arranger votre intérieur, comme notre jardinier vous a appris à arranger le jardin ?

— Oui, c’est Jennie, répondit-il ; c’est madame Jennie qui m’a instruit par son exemple. Elle m’a fait comprendre que les choses qui nous entourent doivent être l’emblème de notre bonne conscience et ne jamais choquer la vue. Quand même on vit seul au monde, il faut toujours être prêt à recevoir le voyageur ou l’ami que le ciel nous envoie. Aujourd’hui, c’est fête pour moi, mademoiselle Lucienne ; j’aurais été bien heureux que madame Jennie pût vous accompagner, mais vous lui direz que vous ne vous êtes pas trouvée trop mal reçue dans ma thébaïde. Voulez-vous déjeuner, et dois-je dire à votre gouvernante que vous avez faim ? J’ai là du thé pour elle. Je me suis rappelé que les Anglaises vivent de thé.

— Si vous avez du thé, répondis-je, c’est tout ce qu’elle appréciera chez vous. Laissez-la dessiner et déjeunons ; car, depuis que je vois ce joli couvert, j’ai faim.

Frumence me remercia d’avoir faim chez lui, comme si je lui eusse fait le plus grand honneur du monde ; il fut enchanté de me voir priser ses nèfles du Japon. C’était un produit de sa culture, et je n’en avais pas encore vu. C’est un joli fruit semblable à un abricot avec de petites châtaignes au centre. Je me rappelle ce détail et l’explication botanique de Frumence, qui, tantôt assis, tantôt debout, me donnait une leçon de science, tout en me servant avec les mêmes soins délicats et affectueux que Jennie aurait eus pour moi. Je fus touchée d’une réception si amicale et un peu flattée d’en être seule l’objet, car nous avions oublié miss Agar, et c’était la première fois de ma vie que j’étais traitée comme une dame en visite de campagne. Cela me donnait un aplomb extraordinaire, et je ne fus pas fâchée de faire savoir à mon hôte que j’avais conduit mon cheval sans l’aide de personne, que je l’avais fait galoper et que je n’avais pas eu très-peur.

Frumence m’écoutait et me regardait avec une admiration naïve. Personne n’était moins pédagogue que lui, et pour la première fois je me rendis bien compte de son humeur modeste et bienveillante. Il ne me demanda pas si je continuais à m’instruire un peu sérieusement et n’eut pas l’air de douter que miss Agar ne l’eût remplacé auprès de moi avec avantage. Il ne me parlait que de choses qu’il supposait me devoir être agréables. Il pensait que je devais aimer la musique et le dessin, et il m’estimait bien heureuse d’être à bonne école. Il avait eu par hasard des renseignements sur Marius, et il était enchanté d’avoir à me dire que Marius plaisait toujours à tout le monde par ses jolies manières et son charmant esprit.

Je me sentis portée à la confiance, et mon petit jugement, qui sortait de ses langes, me fit lui répondre que miss Agar ne m’apprenait rien, vu qu’elle ne savait rien.

— Quant à Marius, ajoutai-je, il ferait bien d’être un peu moins aimable et un peu plus aimant.

Frumence réprima un moment de surprise en m’entendant parler ainsi. Il était un peu embarrassé, ne sachant plus s’il avait devant lui une enfant ou une jeune personne. J’étais dans cet âge indécis où l’on n’est ni l’une ni l’autre, et il semblait très-craintif en même temps que très-sympathique. Il essaya de douter de l’incapacité d’Agar et de l’égoïsme de Marius. Je l’interrompis par un coup de tête qui était le résultat d’un besoin spontané d’abandon :

— Tenez, monsieur Frumence, lui dis-je, vous êtes trop bon, vous ; vous êtes comme Jennie qui arrange toujours tout pour le mieux, parce qu’elle voudrait m’empêcher de voir clair trop tôt dans ma vie, et à qui je crains de faire de la peine en lui racontant tout ce qui me contrarie ; mais je peux bien vous dire, à vous, que je ne suis plus heureuse comme je l’ai été.

Frumence fut saisi, sa figure s’attrista ; il prit ma main dans la sienne et ne dit rien, attendant et n’osant provoquer mes confidences.

Je me trouvais donc à la tête de confidences à faire à quelqu’un ! C’était une occasion de me manifester, de me résumer vis-à-vis de moi-même, de me connaître, d’entrer dans la vie comme une petite personne, et de cesser d’être une petite chose. Je ne puis expliquer autrement l’accès de sincérité hardie avec lequel je fis à Frumence, en termes assez vifs, le portrait et la critique de miss Agar et de Marius. Il m’écouta attentivement, tantôt souriant de mes moqueries et cachant mal son admiration pour le brillant esprit qu’il me supposait, l’excellent être ; tantôt plongeant son regard dans le mien avec une intelligence pénétrante et une tendre sollicitude. Quand j’eus dit tous mes ennuis et toutes mes impatiences :

— Chère mademoiselle Lucienne, reprit-il, vous avez bien tort de ne pas dire tout cela hardiment et franchement à votre Jennie, qui le soumettrait à l’examen de votre bonne maman.

— Ma bonne maman est bien vieille, Frumence ! Elle est toujours aussi bonne et aussi occupée de mon bonheur ; mais elle est très-affaiblie, et la moindre inquiétude lui fait du mal. Jennie m’a tant recommandé de lui épargner les contrariétés, que maintenant je serais très-malheureuse sans oser le lui dire.

— Mais vous n’êtes pas très-malheureuse, n’est-ce pas ? reprit Frumence avec un bon et caressant sourire.

— Je ne sais pas, répondis-je ; peut-être que si ! Et, comme, en parlant de moi, j’en étais venue à m’intéresser à moi-même, il me vint deux larmes qui coulèrent sur les mains de Frumence.

Je ne l’aurais pas cru si sensible, ce grand garçon endurci à la peine et cuit par le soleil. Il eut comme un étouffement, et je le vis se détourner pour cacher son émotion. Alors, je redevins tout à fait la petite fille qu’il avait gâtée et qui s’était laissé gâter par lui. Je jetai mes bras autour de son cou, et je pleurai dans son sein sans bien savoir pourquoi ; car miss Agar ne me maltraitait en aucune façon, et l’ingratitude de Marius ne m’avait jamais empêchée de dormir.

Comment Frumence m’eût-il comprise ? je me comprenais si peu moi-même ! Il essaya de me deviner, et il devina que j’avais besoin d’exister et de penser ; mais il dépassa la réalité : il crut que j’avais déjà besoin d’aimer et que j’aimais Marius.

— Calmez-vous, ma chère enfant, me dit-il reprenant tout à coup son ancien ton paternel. Allez prendre l’air du côté de la source pendant que je m’occuperai un peu de votre gouvernante. Je ne voudrais pas qu’elle vous vît pleurer, elle s’inquiéterait sans y rien comprendre. Je vais la mettre aux prises avec son thé, et mon oncle lui fera compagnie pendant que j’irai vous rejoindre et causer avec vous de vos petits chagrins.