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La Confession d’une jeune fille/63

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 178-184).



LXIII


Jennie ne sut pas ce qui s’était passé entre nous. Il y avait dès lors un gros secret entre elle et moi ; le sacrifice que je lui faisais de ma fierté n’eût jamais été accepté, et je ne voulais pas qu’elle le sût jamais. Je me renfermai donc dans un silence qui l’étonna et l’inquiéta un peu. Je l’en consolai par mes caresses, et, feignant d’être fatiguée, je me couchai sans lui parler de Mac-Allan.

Dès le lendemain, elle se mit de bonne heure à l’ouvrage. Elle voulait laisser Bellombre scrupuleusement propre et en bon ordre. Elle rangea la maison du haut en bas et n’y souffrit pas un grain de poussière. Elle plaça tous les objets précieux dans les armoires et réunit les clefs pour les remettre à Mac-Allan. De mon côté, je payai tous les gages des domestiques, je mis au net tous les comptes de ma gestion, je soldai tous les mémoires. Tout l’argent que j’avais à toucher des fermiers y passa. Je ne savais pas si on ne renverrait pas nos bons serviteurs ; je ne voulais pas qu’ils eussent à souffrir de la plus légère contestation. Je les engageai à rester jusqu’à ce que M. Mac-Allan eût décidé de leur sort conformément aux avis qu’il recevrait de lady Woodcliffe. Ces pauvres gens, me voyant faire mes préparatifs de départ et me croyant riche, voulaient tous me suivre. J’eus bien de la peine à les empêcher de faire aussi leurs paquets. Mac-Allan vint dans l’après-midi et leur parla. Je ne sais ce qu’il leur fit espérer. Ils se montrèrent plus tranquilles.

Le jour suivant fut consacré à mes malles. Je n’emportais que ma garde-robe bien modeste, quelques livres et bijoux sans valeur que ma grand’mère m’avait donnés en étrennes ; mais je fis une belle caisse de mes herbiers et de mes cahiers avec autant de soin que si j’allais me fixer dans une paisible retraite avec des loisirs sans fin. Je faisais tout cela machinalement et pourtant sans rien oublier, plutôt pour ne laisser rien de moi à ceux qui me dépossédaient que pour m’en conserver la jouissance.

Le soir, Jennie me demanda où nous allions. Elle m’avait obéi en se hâtant de tout préparer, je lui devais bien de me préoccuper du pays et du lieu de notre future résidence.

— Avant tout, lui dis-je, je veux que tu te maries. Je ne déciderai rien auparavant.

— Vous savez bien, répondit-elle, que l’abbé Costel n’est pas guéri, qu’il a des rechutes fréquentes, et qu’il ne faut pas songer à lui emmener son enfant.

— Je n’y songe pas ; mais il y aura peut-être moyen pour nous de revenir bientôt : fais à Frumence le serment de l’épouser avant un mois.

— Faites à Mac-Allan la même promesse.

Jennie me regardait si attentivement, qu’elle me fit baisser les yeux. Peut-être mon esprit actif et romanesque m’eût-il entraînée à la tromper pour son bonheur. J’en avais l’intention, j’y travaillais ; mais, quand elle m’interrogeait trop directement, il y avait en elle une puissance de vérité qui m’empêchait de mentir.

— Je ne veux pas, lui dis-je avec humeur, que tu me condamnes à épouser tout de suite un homme que je connais depuis quelques jours. Tu connais Frumence depuis douze ans, et tes hésitations sont cruelles et ridicules. Je ne puis te dire qu’une chose ; tu la sais, et je m’étonne que tu n’en sois pas émue. On m’accuse d’aimer ou d’avoir aimé Frumence. Il me semble qu’il faut en finir. Je ne puis rester davantage avec vous, si vous n’êtes mariés.

Je vis qu’elle essuyait une larme à la dérobée, et je reconnus qu’en voulant la convaincre je lui parlais durement pour la première fois de ma vie. Je faillis me jeter à ses genoux ; mais tout à coup je me persuadai que je devais faire tout le contraire pour en venir à mes fins. Jennie était si forte et si impénétrable, qu’on ne pouvait entamer sa volonté sans frapper fort sur son cœur. J’insistai vivement, et, malgré moi, tout en voulant feindre l’impatience, je laissai parler la secrète amertume. J’avais besoin de mettre entre Frumence et moi un obstacle inviolable, et je m’imaginais que, le jour où il serait marié, mon cœur, devenu libre et calme, ne conserverait aucun souvenir des vaines agitations qui l’avaient rempli.

— Il est étrange, dis-je à ma pauvre Jennie stupéfaite, que, depuis mon enfance, cet homme que l’on m’accuse d’aimer, dont Marius dès lors s’est montré jaloux, comme il l’est encore, et pour qui Denise a failli me tuer ; cet homme qui est cause de tout ce qui m’arrive aujourd’hui, puisqu’il sert de prétexte aux humiliations qu’on m’inflige et aux calomnies dont je suis victime ; cet homme qui n’a jamais aimé que toi et que tu aimes certainement puisque tu n’attends que mon mariage pour le dire, soit là, sans cesse à mes côtés, dirigeant mes affaires, faisant mon éducation, s’occupant de mon présent et de mon avenir, sans que tu aies voulu consentir à sanctionner une situation sainte par elle-même, mais souillée par la méchanceté de nos ennemis. Cela, vois-tu, Jennie, tient à un excès de sacrifice de toi-même, qui, de sublime, est devenu insensé. Tu as cru que j’étais jalouse de Frumence peut-être, que je t’accuserais de l’aimer plus que moi et de me négliger pour lui. C’est possible quand j’étais une enfant ; mais, au lieu de me faire entendre raison là-dessus, ce qui, de toi à moi, eût été bien facile, tu as fait en sorte de m’habituer à passer toujours avant lui dans ton cœur et dans tes résolutions. Eh bien, c’est trop longtemps me traiter en petite fille. Je ne suis plus l’enfant gâtée de Bellombre, je suis la maudite et l’exilée, et, si heureusement je n’avais pas plus de courage que tu n’as voulu m’en donner, je serais déjà morte de colère et de chagrin ; mais, grâce à Dieu, si tu es forte, je le suis aussi, et à présent je ne me laisserai plus convaincre. Tu feras ton devoir, car c’est ton devoir envers tous, envers Frumence, que tu rends malheureux, envers Mac-Allan, qui est peut-être jaloux de lui, tu l’as dit toi-même, enfin et surtout envers moi, que l’excès de ton dévouement expose à des insinuations avilissantes.

— Avilissantes ! dit Jennie en se levant toute droite, et les yeux fixes comme si elle allait mourir ; vous seriez avilie parce que vous auriez aimé Frumence ? Est-ce là votre pensée, à vous ?

Je me sentis pâlir aussi. Il me sembla que depuis longtemps Jennie m’avait devinée, et qu’elle voyait, à travers toute ma violence de réaction, le fond navré de mon cœur.

— Est-ce que tu crois que je l’aime ? m’écriai-je en secouant avec force ses mains froides. Est-ce que c’est à moi que tu te sacrifies ? Voyons, parle, si tu veux que je le réponde !

— Je ne sais ce que vous avez dans la tête, dit-elle en reprenant sa fermeté et en se rasseyant avec tristesse ; vous êtes exaltée et vous m’exaltez aussi. Nous ne savons plus ce que nous disons. Vous voulez que j’épouse Frumence, je l’épouserai, mais quand vous serez mariée avec un autre. Frumence ne l’entend pas et ne le veut pas autrement. Je me haïrais et me mépriserais moi-même, si je vous quittais avant de vous voir un appui. Pensons donc à partir ensemble ; car c’est en effet trop tôt pour choisir Mac-Allan. Quand nous serons loin toutes les deux, Frumence ne pourra compromettre ni vous ni moi.

Je ne pus ébranler Jennie, et je restai inquiète de sa pénétration.