La Confession d’une jeune fille/69

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Calmann Lévy (2p. 223-229).



LXIX


Jennie m’écoutait avec autant de stupeur qu’elle m’en avait causé une heure auparavant. Elle prit maternellement ma tête dans ses mains ; elle me regarda dans les yeux. Elle interrogea mon pouls comme eût fait un médecin.

— Tu peux m’examiner, lui dis-je, tu verras bien que je parle du fond de l’âme, et, moi, je n’ai pas eu besoin de tant d’attention pour reconnaître que tu me mentais tout à l’heure. Allons, confesse-toi à ton tour : ma chère perfection, vous avez menti ! vous ne pourriez pas aimer un autre que Frumence, ou, si cela était, je perdrais quelque chose du respect que j’ai pour vous. Et si Frumence pouvait vous oublier pour moi, je cesserais de l’estimer. N’essayez donc pas des finesses auxquelles vous n’entendez rien, et qui eussent fait notre malheur à tous trois, si l’on s’y fût laissé prendre.

Jennie se mit à sourire avec une candeur attendrie et garda le silence un instant.

— Vous voulez déjouer mes plans, dit-elle enfin en secouant la tête : ils étaient bons pourtant, et j’ai eu tort de vous les cacher. Voyons, pensez-y bien ; si ce n’est pas Mac-Allan que vous aimez, c’est Frumence, et, ne vous fâchez pas, c’est peut-être tous les deux ! vous avez été enfant si longtemps, que vous n’êtes pas encore aussi femme que vous le croyez… Et avec cela cette éducation d’homme qui a embrouillé bien des choses sans faire de vous un homme !… Vous avez une imagination terrible qui va d’un sexe à l’autre sans bien savoir ce qu’elle veut. Tantôt vous jugez les hommes aussi froidement que si vous étiez leur égale ; et puis il vous vient un besoin de trouver votre maître, ce qui prouve bien que vous n’aurez jamais de barbe au menton et que vous êtes faite pour aimer tout bonnement quelqu’un mieux que vous-même… Mais qui ? Frumence est trop sérieux, c’est vrai ; mais l’autre l’est-il assez ? Si vous voulez que je vous le dise, — et je crois devoir vous le dire, — Mac-Allan a déjà beaucoup aimé. John a eu avec moi une confiance qu’il n’aurait eue, je crois, avec personne au monde, et moi qui déteste les questions et les indiscrétions, j’ai été cependant curieuse. Quand il s’agit de vous, je ferais bien des choses que je trouverais mal pour mon compte.

— Eh bien, qu’as-tu appris ?

— Que Mac-Allan passe pour un libertin, et que ce n’est pas un libertin ; mais c’est un enthousiaste. Quand il aime une femme, il est capable de tout pour elle, rien ne lui coûte. Il traverserait le feu et la glace. Il se battrait avec une armée. Et avec cela il est persévérant, patient, dangereux par conséquent pour qui ne serait pas libre de l’écouter sans manquer à ses devoirs.

— Très-bien, Jennie ; s’il est ainsi, je l’aime !

— Oui, vous voilà dans le rêve de la passion, et je vois bien que vous y allez de bonne foi ; mais il faut que cela dure de part et d’autre.

— Mac-Allan n’est pas capable de fidélité ?

— Si fait. Il a eu d’assez longues amours, mais elles ont pris fin, puisqu’il ne s’est pas marié.

— Est-ce lui qui a trahi, ou qui a été trahi ?

— Il y a eu de l’un et de l’autre, et en ce moment il inspire une grande jalousie à quelqu’un. Donc, il n’était pas dégagé d’un lien sérieux quand il s’est mis à vous aimer.

— Et il m’aime, cela est certain ?

— Il vous aime, c’est très-certain. John, qui connaît ses symptômes, comme il dit, ne l’a jamais vu plus épris.

— Alors, pourquoi tarde-t-il tant à reparaître, puisque je lui ai permis de venir me voir ?

— Voilà ce que John ne sait pas ou ne veut pas dire. Je crois le savoir, moi.

— Dis-le !

— Mac-Allan a été jaloux un instant. Il ne l’est plus d’une manière qui puisse vous offenser ; mais il l’est encore en ce sens qu’il craint de ne pas vous plaire, et je jurerais bien que vous êtes livrée ici à l’examen de M. John, qui rend compte de vos promenades, de vos occupations, de l’état de votre humeur et de vos moindres démarches.

— Il tient peut-être un journal ?

— Je n’en jurerais pas, il écrit beaucoup tous les soirs, et, à moins qu’il ne compose un livre…

— C’est de l’espionnage : ceci m’offense.

— Et vous avez tort. Mac-Allan veut sérieusement vous épouser. Il ne doute pas de votre conduite, mais il veut s’assurer de vos sentiments…

— Et me donner le temps de les connaître ? Eh bien, il a raison. Je me réconcilie avec sa modestie, dont je doutais ; mais toute cette manière d’agir est fort sérieuse, Jennie. Pourquoi disais-tu que Mac-Allan n’était peut-être pas assez sérieux ?

— Parce que le sérieux de quelques années d’amour ne suffit pas. Il faudrait être d’un caractère à aimer toute sa vie. Tel que je le connais et le devine à présent, Mac-Allan est très-capable de vous attendre quelques années, s’il le faut, et de vous donner une belle lune de miel ; mais après ? Un homme qui est si soudain dans son admiration et qui hésite si peu à changer d’idole… À quoi songez-vous ?

— À la lune de miel, Jennie ! Tu as dit là un joli mot.

— Bien vulgaire, mon enfant !

— Toujours adorable. C’est l’expression d’un moment de la vie où deux êtres qui se croient faits l’un pour l’autre se préfèrent l’un l’autre à eux-mêmes. Eh bien, ma chère âme, je veux goûter ce miel de l’illusion, et marcher à la clarté charmante de cet astre trompeur, mille fois préférable à l’éclat du soleil de la raison. J’ai trop de clairvoyance masculine, tu l’as dit ; je veux revenir à mon sexe et croire bêtement au bonheur. À l’heure qu’il est, je sais encore trop que l’amour ne dure peut-être pas au delà d’une lune ; mais, quand cette lune brillera sur moi, elle me rendra folle et me fera croire à son éternelle durée. Eh bien, ma sagesse m’enseigne ceci, que le bonheur ne doit pas se mesurer au temps, mais à l’intensité. Un instant, disent les poëtes, peut résumer une éternité de souffrance ou de joie. Voilà ce que je sens vrai aujourd’hui par intuition, et ce que Frumence n’eût jamais pu m’apprendre, il ne le sait pas. Patiente machine, il n’a pas vécu et ne peut donner la vie. Mac-Allan l’a apprise avant moi et pourra me l’apprendre. Paix à la cendre de ses anciennes amours ! pardon à ses futures infidélités ! Pourvu que je me sois sentie vivre un jour, je lui aurai dû mille fois plus qu’aux longues années d’étude avec Frumence !

— S’il en est ainsi, dit Jennie en soupirant, marchons ! Seulement, permettez-moi d’enregistrer dans ma tête tout ce que vous venez de dire, pour vous le rappeler au jour du chagrin, du soupçon ou de la colère.

— Ce sera fort inutile, Jennie. Quand ce jour-là sera venu, le souvenir de ma foi et de mon courage ne guérira pas mes doutes et mes désillusions… Mais de quoi t’inquiètes-tu ! Ne sais-tu pas qu’il n’y a pas de vie sans douleur et pas de médaille sans revers ? Laisse-moi donc vivre, aimer, souffrir, m’enivrer de triomphe et m’abreuver de larmes comme tout le monde. Tu m’as trop mise dans du coton. La destinée s’est jouée et se jouera toujours de la tendresse des mères. Ton enfant veut s’embarquer et braver la tempête : laisse-la donc faire !

— Allons ! dit Jennie ; pourvu que je vous suive dans le danger, je me résigne.

— C’est ce que je ne veux pas. Frumence…

— Frumence peut se passer de moi. Il est fort ; vous, c’est autre chose.

— Mais toi…

— Moi, je n’aime que vous. Frumence le sait bien et ne l’oublie pas.