La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/03

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III

LE PÈRE JACQUES TSIOU (1794-1801)

Le 25 décembre 1794, le P. Jacques Tsiou arrivait à la frontière septentrionale de la Corée, où il avait donné rendez-vous à quelques chrétiens chargés de l’introduire dans leur pays. C’était un jeune prêtre chinois, de la province du Kiang-Nan, remarquable par sa piété et sa science. L’évêque de Pékin, touché par les infortunes de la Corée et les sollicitations réitérées des chrétiens, avait jeté les yeux sur lui pour l’exécution de ce projet difficile.

La surveillance des douanes était faite très sévèrement. Cependant, grâce à un déguisement, à sa physionomie assez semblable à celle des Coréens et à la faveur des ténèbres, le P. Jacques réussit à tromper la vigilance des gardes et franchit, sans aucune mésaventure, la terrible frontière. Il avait échangé ses habits chinois contre la redingote de toile et le large pantalon coréen ; sa longue tresse de cheveux avait été dénouée, puis relevée en touffe sur le sommet de la tête. Un large chapeau de bambou tressé dérobait en partie les traits de son visage aux curieux, tandis que ses jambes couvertes de bas coréens, et ses pieds chaussés de sandales d’un bois assez dur mais léger, complétaient son nouveau costume.

Le fleuve Apno sert de limite naturelle aux deux pays. Pien-men est bâti sur la rive chinoise et la ville d’Ei-tsiou s’élève en face, sur la rive opposée. C’est là que quelques vaillants chrétiens attendaient le P. Jacques pour le conduire à la capitale, où il devait se cacher plus aisément qu’ailleurs.

Séoul, en effet, est une ville immense, où les habitants sont inconnus les uns aux autres, et où personne, à moins de motifs particuliers, ne s’occupe de rechercher la condition et la qualité de ses voisins. Il était donc plus facile au prêtre d’aller s’y cacher, à quelques pas du palais royal et presque sous la griffe même des satellites, que de se retirer dans un petit village isolé où sa sûreté personnelle aurait dépendu de la discrétion d’une foule de gens qui l’auraient eu bientôt connu. Son audace n’était donc que de la prudence.

Une maison avait été préparée à l’avance pour le bon prêtre, dont le courage et le zèle ravissaient d’admiration tous les chrétiens. Sa présence réconforta le petit troupeau à tel point, que, bravant tous les dangers, une multitude de néophytes s’approchèrent des sacrements. Heureux de posséder un prêtre au milieu d’eux, afin de jouir du bienfait de son ministère, ils oublièrent même les précautions que la prudence conseillait. Le P. Tsiou, afin d’être plus utile aux ignorants comme aux savants, se mit avec ardeur à l’étude du coréen, qui est la seule langue connue du peuple et, au bout de trois mois, il pouvait déjà confesser et prêcher suffisamment bien.

Le jour de Pâques 1795 fut un jour de joie bien vive pour les néophytes. Le P. Jacques avait revêtu son plus bel ornement, et, sur un bien modeste autel sans doute, il offrit le saint sacrifice en présence des principaux chrétiens. Pour la première fois, le sang très pur de Jésus-Christ était offert sur cette terre infidèle !

Comme à cette occasion le prêtre avait préparé à faire leur première communion quelques fidèles, la nouvelle de cette touchante cérémonie excita dans le cœur des autres une pieuse jalousie. L’affluence augmenta de jour en jour dans la maison qui lui servait de retraite, et l’on s’empressa même de lui amener de nouveaux catéchumènes qui désiraient le baptême. Quant à lui, peu encore au courant des dangers de sa situation et entraîné par un zèle ardent qu’excitaient encore ses succès, il ne modérait que faiblement ces imprudentes et indiscrètes manifestations qui devaient lui coûter bientôt si cher.

On était arrivé au mois de juin, et jusque-là, endormis dans une fausse sécurité, les chrétiens de la capitale jouissaient sans trop d’appréhension du bonheur de posséder un prêtre auprès d’eux, lorsque subitement, le 27 de ce mois, des satellites envoyés par la cour firent irruption dans la maison du P. Jacques. Un traître Pavait dénoncé aux ennemis des chrétiens. Averti cependant assez tôt, le prêtre put s’esquiver et passer inaperçu dans une autre maison. Mathias T’soï, par sa présence d’esprit, fut le sauveur du prêtre en ce danger pressant. La maison lui appartenait. Quand il sut que les satellites arrivaient, tandis que le P. Jacques s’échappait, il se coupa vite les cheveux de façon à imiter l’étranger, et, en sa qualité d’interprète, comme il parlait facilement le chinois, il s’en servit pour dépister les prétoriens et les empêcher d’atteindre leur proie.

« Où est le Chinois ? s’écrient ceux-ci en se précipitant dans sa maison.

— C’est moi, » leur répond-il avec beaucoup de calme.

Quelques instants après, il était entraîné devant le juge.

Le prêtre chinois avait la barbe assez fournie, le visage de Mathias, au contraire, en était dépourvu. La méprise des gardes ne pouvait durer longtemps ; aussi la firent-ils expier cruellement au généreux chrétien en déchargeant sur lui leur colère.

Ce même jour furent arrêtés Paul Ioun et Sabas Tsi, dénoncés au gouvernement comme ayant introduit l’étranger en Corée.

Les juges croyaient par leurs aveux pouvoir découvrir la retraite du P. Tsiou. Aussi, la nuit même de leur arrestation, les deux prisonniers eurent-ils à subir les tortures les plus cruelles. Mais tout fut inutile ; ils ne firent aucune révélation touchant le prêtre. Tandis que les bourreaux s’acharnaient sur leurs victimes, qu’ils leur broyaient les genoux et les jambes à coups de bâtons et de la planche destinée aux voleurs insignes, une joie toute céleste inondait leur visage. Cette nuit-là même, ils consommèrent leur martyre dans la prison, et leurs corps furent jetés dans le fleuve.

Le roi, il faut bien encore le remarquer, en cette occasion, manifesta plus que de la répugnance pour les mesures violentes auxquelles on l’excitait. Il ordonna de relâcher les chrétiens que l’on avait jetés en prison, et fit cesser même les poursuites contre le P. Tsiou, qui n’aurait certainement pas pu échapper indéfiniment aux poursuites de ses ennemis. L’asile cependant où il se tenait caché était sûr, et de là il pouvait longtemps encore braver la police et ses recherches. Une généreuse chrétienne, nommée Colombe Kang, lui avait donné l’hospitalité à l’insu même des personnes de sa maison. Colombe était de famille noble et habitait une maison de la capitale avec sa belle-mère et son beau-fils. Son mari, homme débauché, l’avait abandonnée, en sorte qu’elle jouissait de toute sa liberté.

Grâce à la prudence de Colombe et avec quelques précautions, le P. Tsiou pouvait se croire en sûreté dans cet abri, que, du reste, les usages du pays concouraient à rendre inviolable. La maison des nobles en Corée est, en effet, fermée aux agents de la police, et ceux-ci ne peuvent y pénétrer que dans des cas exceptionnels et munis d’ordres supérieurs. Bien que réduit à la pauvreté, ne possédant aucune charge et n’exerçant aucune influence, le plus petit noble sait toujours faire respecter sa qualité, et dans une circonstance de violation de sa maison, il trouverait dans ses esclaves ou ses voisins des auxiliaires toujours prêts à venger son insulte et faire payer cher aux satellites leur zèle imprudent. La loi même le soutiendrait s’il réclamait devant les tribunaux, car il y a sentence de mort pour quiconque oserait, sans permission, franchir le seuil d’une maison noble et violer ainsi les droits de ceux qui l’habitent.

Pour ce qui regarde les appartements des femmes, l’entrée est encore plus sévèrement interdite que celle de la maison. Les parents, même les plus proches, n’y sont point admis, et les petits garçons de la famille, lorsqu’ils atteignent l’âge de douze ans, en sont repoussés rigoureusement. L’appartement ou la maison d’une femme noble surtout est donc un asile doublement inviolable, et quiconque s’y réfugierait, à part le cas de rébellion, ne saurait en être violemment arraché.

Telle était donc la retraite où la persécution avait contraint le P. Tsiou de fuir. Instruit par l’expérience, il tint ses démarches plus secrètes, au point qu’ll n’y avait guère que la courageuse Colombe Kang qui connût où il se rendait. Peu à peu il fut oublié, et un grand nombre de chrétiens éloignés de la capitale ignoraient sa présence en Corée. Dans ses visites à des familles dévouées, tous n’étaient même pas admis à le voir, et personne ne parlait jamais de ces visites. Bien qu’il fût obligé de fuir la lumière et de rester inconnu à ses ouailles, la présence du P. Jacques Tsiou avait des résultats extraordinaires. Les chefs de famille se sentaient soutenus et, à leur tour, encourageaient les autres chrétiens. Dans sa solitude il écrivait des instructions que les catéchistes lisaient avec beaucoup de fruit dans les réunions. Puis il composa ou traduisit du chinois en coréen des livres de prières et d’explications de la religion, où sa foi et son zèle se peignaient vivement.

Quant il crut le moment favorable, il sortit de sa cachette et avec les plus grandes précautions passa dans des districts plus éloignés. En dépit de la persécution, un grand nombre d’infidèles reçurent le baptême et parmi eux quelques-uns de haute naissance.

Il y avait alors à l’île de Kang-hoa, non loin de Séoul, un royal exilé, le frère même du roi régnant Tsieng-tsong. Son fils avait été mis à mort sous prétexte de rébellion. Toute la famille aurait dû, selon la loi coréenne, être anéantie. Mais, suivant encore en cette circonstance la douceur naturelle de son caractère, le roi se contenta d’exiler son frère, sa femme et sa belle-fille dans un palais de cette île. Le malheur avait préparé les âmes des deux princesses, et ce fut avec joie qu’elles entendirent parler de cette religion qui promet à tous ses enfants des couronnes immortelles. Dans une de ces visites, le P. Tsiou les baptisa ainsi que plusieurs de leurs servantes. Il y prolongea son séjour d’autant plus volontiers que l’isolement de ce palais lui offrait une certaine sécurité. Par des conversations fréquentes, dans ces visites il sut animer ces pieuses princesses et leurs suivantes d’un tel zèle pour la religion qu’il en fit autant d’apôtres. Le prince exilé, bien qu’il ne voulait point recevoir le baptême, voyait cependant le prêtre volontiers, et il paya plus tard de sa vie son indulgente complicité. Trois ans après, grâce aux intrigues de ses ennemis, il fut contraint de boire le poison, ainsi que les princesses qui avaient reçu le prêtre chinois. Les servantes eurent même aussi la gloire de mourir sous le glaive.

Le zèle du P. Jacques Tsiou le porta à instituer la pieuse confrérie de l’Instruction chrétienne pour suppléer à l’immobilité et au silence où il était souvent condamné. Ceux qui en faisaient partie répétaient partout les instructions du prêtre, faisaient des prosélytes chez leurs parents et amis, et par leur moyen tous les chrétiens pouvaient à peu près communiquer entre eux. Quant à voir le prêtre, malgré l’ardent désir de beaucoup de fervents fidèles qui auraient voulu recevoir les sacrements, cela n’était accordé qu’avec des précautions minutieuses et à un très petit nombre. Deux chrétiens qui furent martyrisés plus tard, éloignés de quatorze lieues de la capitale, y vinrent sept ou huit fois uniquement pour voir le prêtre ou du moins communiquer avec lui. Ceux qui veillaient sur le P. Tsiou ne les laissèrent point arriver jusqu’à lui ! Dans la suite la nouvelle de sa mort, en les rendant certains qu’ils avaient été si près de lui sans le voir, augmenta leurs regrets. Cette conduite et ces démarches ne seront-elles point un jour la condamnation de cette indolence et de cette indifférence de tant d’âmes pour leur salut, bien qu’elles soient entourées de tous les secours de la religion ?

Tandis que le christianisme faisait des progrès très consolants en Corée, et que le P. Tsiou, grâce à des précautions inouïes, exerçait ainsi son zèle à l’égard de son petit troupeau, pour le malheur des chrétiens, le bon roi Tsieng-tsong vint à mourir (1800). Son fils était encore trop jeune pour régner, et la régence fut confiée à son aïeule, femme dont l’ambition ne recula devant aucun moyen pour affermir son autorité personnelle.

Voici, d’après le martyr Alexandre Hoang, quelle était la situation politique de la Corée à cette époque, situation qu’il faut bien se rappeler si l’on veut saisir la raison de tant de persécutions succédant, presque sans transitions, à des périodes de calme et de paix.

« Les nobles, depuis de longues années, étaient divisés en quatre partis. Les deux principaux étaient celui des No-ron et celui des Nam-in, qui, à leur tour, s’étaient subdivisés en deux camps, celui des Si-pai et celui des Piek-pai. Les Si-pai, soit de la faction Nam-in, soit de celle des No-ron, étaient entièrement dévoués au roi, et le soutenaient contre les vues ambitieuses et personnelles des Piek-pai, toujours disposés à faire de l’opposition à l’autorité de leur souverain. Les ennemis les plus acharnés des chrétiens étaient des Piek-pai. Les Nam-in Si-pai étaient moins nombreux. Ce fut parmi eux que la religion se développa d’abord, et, quoique plusieurs de leurs chefs eussent abandonné la foi afin de conserver leurs emplois, eux, du moins, n’étaient point hostiles aux chrétiens. »

Cette situation des partis politiques en Corée, à la mort du roi Tsieng-tsong, jette du jour sur les causes des persécutions qui, bientôt après, firent tant de victimes. Le roi, en effet, redoutait l’esprit révolutionnaire des Piek-pai, dont le nombre et l’audace croissaient tous les jours. Il favorisait au contraire le parti des Nam-in Si-pai, parmi lesquels il trouvait des hommes intelligents et dévoués à sa personne.

À la mort du roi, la régente prit elle-même en main la direction des affaires, au nom de son fils encore enfant. Tandis que les ministres étaient réunis, elle abaissa la grille à bambous qui la séparait d’eux et leur signifia ses volontés. Pour fortifier son autorité, elle retira les charges à ceux qui tenaient contre elle, pour les confier à d’autres plus dociles et spécialement à leurs ennemis politiques, les No-ron Piek-pai. Comptant sur leurs rancunes politiques et religieuses et afin de se lier davantage, à peine le délai légal fixé pour le deuil du roi écoulé, elle lança un violent édit contre la religion chrétienne et ses disciples.

La haine de la régente fut bien secondée. La proclamation de cet édit fut comme une torche enflammée dans toute la Corée. Partout où il y avait des chrétiens, on fit des arrestations. Sous prétexte de rébellion, on alla même jusqu’à forcer les maisons des nobles et, contre tous les usages, on traîna même des femmes et des jeunes filles devant les tribunaux. Sous les efforts de cette tempête, l’Église de Corée planta plus vigoureusement encore ses racines dans cette terre qu’arrosait le plus pur sang de ses enfants ; elle enrichit le ciel d’une foule de martyrs. Devant la mort, au milieu des plus cruelles tortures, ils furent les dignes frères des héros de Rome, au temps des Néron et des Dioclétien.

Le fameux philosophe Ambroise Kouan, frère aîné de Xavier, au milieu des supplices, semblait assis à un festin et par son calme invincible étonnait ses ennemis. Thomas T’soi, frappé d’un premier coup de sabre par la main tremblante d’un bourreau maladroit, portant la main à la blessure de son cou, la retirait teinte de sang et s’écriait :

« Ô précieux sang ! »

Au même instant, un second coup de sabre lui ouvrait le ciel.

À son tour, l’apôtre zélé du Naï-po, Louis de Gonzague Ni, après cinq années de surveillance de la police, le corps broyé dans des supplices affreux, portait enfin sa tête sur le fatal billot : elle ne tomba qu’au sixième coup. Alexandre Hoang, de la caste méprisée des tueurs de bœufs, après une vie passée dans la pratique des plus rares vertus, comparaissait aussi devant les juges. Battu avec une telle violence qu’une de ses jambes en resta brisée, il s’écriait encore :

« Non, non, dussé-je souffrir dix mille fois plus, je ne renierai jamais Jésus-Christ ! »

Porté sur une civière au lieu de son supplice, à cause de sa jambe brisée, il conserva une sainte gaieté jusqu’au dernier moment.

Barbe Sim, jeune fille de dix-neuf ans, avait consacré sa virginité à Dieu. Elle se rendit au-devant des satellites qui venaient l’arrêter ; elle fit une courageuse confession de sa foi ; elle remporta la double palme du martyre et de la virginité. Ainsi Dieu, qui ne fait acception de personne, cueillait dans tous les rangs et tous les états des fleurs suaves dont il voulait orner le ciel. De nouveau, il confondait la fausse sagesse des méchants par ce qui leur paraît le plus faible et le plus méprisable !

Toutes ces tristes nouvelles venaient coup sur coup accabler le cœur du P. Tsiou. Sa position lui parut bientôt perdue, et il jugea impossible un plus long séjour en Corée. La police le recherchait avec activité, et à son occasion elle opérait de nombreuses arrestations, suivies d’affreuses tortures pour les victimes. Il se décida à repasser pour un temps la frontière chinoise, afin de laisser l’orage s’apaiser peu à peu. Il partit donc et arriva à Li-tsiou, en face de Pien-men, la ville chinoise. Puis, sur le point de franchir le fleuve, éclairé sans doute par une inspiration soudaine, il rebroussa chemin et rentra à Séoul, résigné à tout événement.

La courageuse chrétienne qui avait été jusque-là sa providence venait d’être mise en prison avec tous ceux de sa maison. Une pauvre esclave, vaincue par les tortures, finit par déclarer tout ce qu’elle savait, et donna sur le prêtre les indications les plus détaillées. Les recherches furent multipliées, et le signalement du P. Tsiou envoyé jusque dans les provinces les plus éloignées, avec promesse de fortes récompenses à quiconque le livrerait. Dès lors, tout était perdu.

Un matin, à peine la cloche donnait-elle le signal qu’on pouvait circuler dans les rues, que le P. Tsiou quitta sa retraite sans dire où il allait. Il renvoya même, d’un geste de son éventail, un chrétien qui le suivait. Quelques moments après, il se présentait au Kuem-pou, la grande prison destinée aux criminels d’État.

« C’est moi, dit-il en s’adressant aux satellites qui étaient à la porte, qui suis cet étranger, ce chef de la religion, que vous recherchez vainement dans tout le royaume. Il paraît vraiment qu’il n’y a pas un seul homme habile parmi vous, puisque jusqu’à présent on n’a pas encore pu me prendre ! »

Les soldats furent bien surpris d’une pareille audace. Tout joyeux d’une si facile capture, ils le chargèrent de chaînes et le conduisirent devant le mandarin.

« Pourquoi, lui demanda celui-ci, êtes-vous venu en Corée ?

— Grand mandarin, je n’ai eu qu’une pensée en y entrant : prêcher la vraie religion et sauver les âmes de ce pauvre peuple. »

Le juge le questionna ensuite sur les endroits où il avait séjourné et sur les personnes qu’il avait fréquentées. Mais ce fut en vain. Le P. Tsiou fut très prudent et ne compromit aucun chrétien. Il profita même de l’affluence des curieux aux débats du procès, afin de faire une éloquente apologie de la religion. Mais ceux-ci étaient trop irrités pour que la parole du généreux confesseur produisit une impression salutaire sur leur esprit prévenu.

Selon le traité conclu entre la Chine et la Corée, le P. Tsiou aurait dû être remis aux autorités de son propre pays. Elles seules devaient le punir du crime qu’il avait commis en franchissant la frontière coréenne. Les ministres tinrent plusieurs fois conseil à ce sujet et préférèrent ne point lâcher leur proie. Ils votèrent donc sa mort, et la régente donna son approbation à cette audacieuse conduite. Un général fut désigné pour exécuter la sentence ; mais la crainte de se trouver compromis dans une affaire qui pouvait avoir des suites désagréables le fit tomber malade à propos, et un autre fut nommé à sa place.

Jusqu’à ce moment on avait épargné au P. Tsiou les tortures accoutumées dans les interrogatoires. Mais on ne tint pas la même réserve, dès que la sentence de mort eut été portée. On lui appliqua selon l’usage, au sortir de la prison, une cruelle bastonnade sur les jambes, puis on le conduisit sur le lieu destiné aux exécutions militaires des grands criminels d’État.

Porté en litière, le confesseur de la foi dominait de toute la tête la foule des curieux accourus pour considérer le grand chef des rebelles. À une lieue de la ville, après avoir accepté une tasse de vin de riz, il lut avec calme la sentence de mort portée contre lui. Alors, élevant la voix avec force, il s’écria :

« Je meurs pour la religion du Seigneur du ciel ! Malheur à vous, hommes de Corée ! Dans dix ans votre royaume éprouvera de grandes calamités. Alors vous vous souviendrez de moi. »

Après qu’il eut ainsi parlé au peuple, on lui perça chaque oreille d’une flèche qu’on y laissa suspendue par le fer ; on le promena trois fois autour de l’assemblée, qui faisait un grand cercle au centre duquel il fut ramené. Là, il se mit à genoux et inclina la tête.

Au commandement de leur chef, les soldats commencèrent une série d’évolutions autour du martyr, tout en déchargeant leurs sabres sur son cou. Il était quatre heures de l’après-midi, le 31 mai 1801. Le P. Jacques n’avait que trente-deux ans.

Dieu sembla, au moment même de sa mort, manifester sa colère. Le ciel, jusque-là pur et serein, se couvrit subitement de sombres nuages pendant les longs préparatifs de l’exécution. Un horrible ouragan éclata, et la violence du vent, les éclairs sillonnant les ténèbres devenues très épaisses jetèrent l’effroi dans le cœur des témoins de cette scène. L’âme du saint martyr s’était à peine envolée que la tempête cessait, et le soleil, jusque-là voilé, reprit presque subitement son éclat.

Quelques jours après, les chrétiens réussirent à s’emparer des restes vénérés du P. Tsiou et les enterrèrent secrètement. D’après les relations coréennes, des guérisons extraordinaires eurent lieu par son intercession, et la mémoire du saint prêtre est restée gravée dans les traditions populaires, bien que le lieu de sa sépulture soit maintenant ignoré.

Dieu, dans sa miséricorde, n’avait fait que montrer cette vive lumière à l’Église de Corée, et les effets en furent merveilleux. Le P. Tsiou demeura six ans dans la Corée, et, malgré les circonstances qui paralysèrent son zèle, le nombre des chrétiens de quatre mille s’éleva à dix mille. Ses vertus apostoliques et ses rares talents l’avaient rendu cher à tous les chrétiens, que sa mort plongea de nouveau dans l’abandon.

Quelques explications furent, paraît-il, demandées par la cour de Pékin au roi de Corée, par rapport à cette exécution. Pour s’excuser, le roi envoya une lettre avec une certaine somme d’argent, qui eut le don de calmer la colère de l’empereur et de le convaincre que l’origine chinoise du P. Tsiou n’avait été connue qu’après sa mort, par les dépositions tardives d’autres coupables.