La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/16

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XVI

ENTRÉE DE M. MAISTRE

Après des difficultés et des démarches sans nombre, M. Maistre avait, en effet, réussi à pénétrer en Corée. Son entrée dans ce pays est marquée d’un caractère splendide d’héroïsme et de poignant intérêt. Pendant qu’il habitait Hong-kong avec un des deux guides qu’un jeune prêtre coréen, le Père Thomas, lui avait envoyés, il forma l’audacieux projet de se faire jeter à la côte avec son guide et d’attendre du ciel le succès de son généreux dessein. La demeure du néophyte coréen n’était qu’à une petite journée de l’endroit où avaient échoué les deux navires du commandant Lapierre, puisque, du haut de la montagne voisine, il avait pu apercevoir les débris du naufrage sur l’île de Ko-Koun-to. Il fut donc arrêté qu’on tâcherait d’aborder cette île, appelée aussi depuis l’île du Camp.

Le plan était facile ; mais pour l’exécuter, il ne suffisait pas de se procurer une jonque chinoise quelconque, il fallait surtout, dans ces parages inconnus, un habile et intrépide pilote. Tout le monde refusant un poste si dangereux, un missionnaire jésuite au Kiang-nan, le Père Hélot, qui avait quelques connaissances nautiques, s’offrit comme pilote. On parvint à trouver une petite jonque, et M. de Montigny, consul de France à Shanghaï, inventa, dans son zèle ingénieux, le moyen de protéger autant que possible la petite expédition, en remettant au Père Hélot, établi commandant, une commission d’aller visiter les débris du naufrage, pour favoriser, sous ce prétexte, l’introduction clandestine du missionnaire coréen.

Tout étant ainsi organisé, la jonque leva son ancre de bois, déploya ses voiles de paille et cingla sur la mer Jaune vers l’île inconnue du Camp français. Après une tempête qui obligea les missionnaires à se réfugier derrière l’île de Tsong-ming, le frêle esquif remit à la voile et vogua de nouveau vers la presqu’île coréenne. Déjà depuis longtemps on n’apercevait plus le rivage, et il était prudent de s’assurer de la direction à suivre, direction que l’équipage ignorait complètement. Le Père Hélot se mit donc en devoir d’interroger ses instruments. Il ne savait où il était.

« Courage, courage ! lui disait M. Maistre ; vos recherches nous mettront bientôt sur la voie, et nous conduiront droit à notre but. »

En effet, la première difficulté vaincue, les jours suivants, le point fut facile à prendre et la nacelle courut hardiment sur l’île du Camp. Ces navigateurs improvisés, se fiant peu à leur science, avaient pris pour patrons de ces mers dangereuses André Kim et les martyrs coréens.

Au neuvième jour, quand l’aube commençait déjà à blanchir, on se trouva devant un groupe d’îles, sur lesquelles nos voyageurs dirigèrent leur barque. M. Maistre, qui, après le naufrage, avait habité l’île du Camp, ne la reconnaissait pas. Pour ne pas perdre un temps précieux à sa recherche et exciter par là quelques soupçons parmi les habitants de la côte, il parut plus expédient d’aller à terre demander ingénûment aux insulaires bons et simples où était l’île de Ko-Koun-to.

« Nous ne la connaissons pas, » répondirent-ils.

M. Maistre les entendait distinctement se dire entre eux qu’ils ne pouvaient donner cette indication, parce qu’ils en seraient punis. Ne pouvant obtenir aucun renseignement, les deux prêtres allaient remonter à bord de leur jonque, quand sur le rivage ils rencontrèrent le mandarin, qui, déjà averti, accourait leur faire des questions embarrassantes. On lui donna rendez-vous à bord.

Le Père Hélot, qui cumulait les fonctions de capitaine, de pilote et de chargé d’affaires, prit la parole et s’empressa de montrer ses lettres au mandarin et le pria de lui indiquer l’île du Camp français. Le mandarin, rusé personnage, ne répondit pas à cette question. Le Père Hélot lui signifia alors que c’était sur le lieu même du naufrage qu’il consentirait à traiter les affaires qui l’amenaient. On dit donc au mandarin de se retirer, et l’on remit à la voile.

À peine avait-on tourné la pointe de Vile, que M. Maistre reconnut le chemin tortueux tracé par les Français naufragés sur la pente rapide de la montagne ; puis, un peu plus loin, dans la mer, la carcasse d’un navire contre laquelle leur barque allait se heurter. C’était bien là l’île du Camp, sur laquelle la Providence les avait conduits comme par la main.

Le lendemain matin, les missionnaires descendirent à terre, moins pour visiter les débris du naufrage, car il ne restait plus aucun vestige des objets, que pour examiner de là tous les endroits du continent, éloigné encore de plus de cinq lieues, et choisir le point le plus propre à la descente du Père Maistre. Les deux explorateurs avaient à peine regagné leur jonque qu’arriva près d’eux le mandarin de la veille. Le Père Hélot lui refusa d’abord l’entrée de sa barque, parce qu’il n’avait pas voulu lui indiquer l’île du Camp. Celui-ci, sans se déconcerter, répondit qu’il venait leur faire une visite de politesse selon les coutumes de son royaume.

« À ce titre, lui dit le prétendu mandarin français, tu peux monter à mon bord ; car sache qu’en ce point nous ne cédons à personne ; mais ne parle point d’affaires, je puis sans toi remplir ma mission, »

Après un gracieux échange de politesses, le mandarin s’en retourna à Ko-Koun-to, tandis que les missionnaires appelaient de tous leurs vœux la nuit pour approcher plus près de terre et opérer la descente, qui devenait de plus en plus pressante et plus difficile.

Mais, sur ces entrefaites, un vent violent s’éleva, bouleversant les eaux et rendant la mer intenable. Il était impossible au petit canot, et même à la jonque, de résister à la tempête au milieu de ces écueils. Cependant les matelots chinois, si peureux d’habitude, encouragés par les missionnaires, jurent de conduire à terre malgré tout M. Maistre et son guide. On met à la voile. Un banc de sable barre le chemin à la jonque.

« N’importe, disent les nautoniers chinois, attendons la marée et nous passerons par-dessus. »

Mais la tempête continuant, il fut impossible durant cette journée de lancer le canot. Le brouillard était épais et la nuit profonde. Enfin le ciel s’étant un peu éclairci, le vent s’apaisa et les vagues se calmèrent. Alors M. Maistre, au milieu du silence religieux des matelots chinois, se revêtit de son pauvre costume coréen et descendit dans le canot avec son guide, après avoir embrassé affectueusement son dévoué pilote. Le débarquement se fit à la voile, de peur que le bruit des avirons ne réveillât les pécheurs endormis sur le rivage. Personne ne bougea. Le Père Maistre, précédé de son guide, portant comme lui sur son épaule un petit paquet des choses les plus nécessaires, gravit les sentiers escarpés des montagnes, derrière lesquelles il disparut rapidement.

La tempête de la veille avait empêché le mandarin de communiquer avec la terre ferme ; mais, dès la pointe du jour, probablement assailli de soupçons, il se dirigeait de nouveau vers la barque du Père Hélot. Pour éviter des visites compromettantes, celui-ci lui refusa impitoyablement l’accès de son bord. Aussitôt le mandarin se rendit à un village du continent, d’où partirent, bientôt après, une multitude de barques qui s’éparpillèrent le long de la côte ; puis, à la tombée de la nuit, des feux, allumés de distance en distance sur le rivage, continuèrent la surveillance, et on recommença les journées et les nuits suivantes. L’entrée en contrebande eût été désormais impossible.

Le Père Hélot, après avoir joué, quelques jours encore, le pauvre mandarin par différentes manœuvres, afin de dépister sa surveillance, finit par hisser ses voiles de paille, et la jonque tourna vers les côtes de la Chine sa proue aux grands yeux de poisson. Quelques jours après leur retour, les pauvres bateliers chinois, fiers de leur expédition, mais surtout pleins d’admiration pour le dévouement du Père Maistre, étudiaient les prières chrétiennes, se préparant à embrasser une religion qui enfante de tels héros.