Aller au contenu

La Cour des Comptes

La bibliothèque libre.



DE
LA COUR DES COMPTES
ET
DE SON DERNIER RAPPORT AU ROI.

La cour des comptes vient de soulever une question grave dans son dernier rapport au roi. Ce n’est qu’une question de comptabilité, dont les détails sont nécessairement arides ; mais elle a un caractère politique, elle touche aux droits constitutionnels du pays ; elle mérite à ce titre un examen sérieux.

Avant d’examiner la question dont il s’agit, il est utile d’expliquer le véritable caractère des attributions de la cour des comptes, d’indiquer l’origine et le but de son institution, de montrer la nature de ses travaux. On nous permettra donc d’entrer dans quelques développemens à ce sujet. Nous puiserons plusieurs de nos renseignemens dans un excellent livre, publié depuis peu par un honorable pair, M. le marquis d’Audiffret. Ce livre, intitulé Système financier de la France[1], n’est pas seulement consacré à l’examen de la comptabilité publique ; c’est de plus un travail d’ensemble sur les finances du pays, travail rempli de vues élevées, d’idées fécondes, que doivent étudier les hommes qui recherchent les meilleurs moyens d’assurer la prospérité de notre patrie.

L’institution de la cour des comptes remonte à une époque fort ancienne de la monarchie. On en trouve la première trace certaine sous saint Louis. Cinquante ans plus tard, on voit deux juridictions distinctes : celle des parlemens, chargés des affaires civiles et criminelles, et celle des chambres des comptes, chargées des matières de comptabilité publique. Ces deux juridictions furent d’abord réunies ; mais, en se séparant des parlemens, les chambres des comptes n’en restèrent pas moins cours souveraines, jugeant en dernier ressort sur tous les faits de finances. Plusieurs édits, depuis 1375 jusqu’à 1682, attestent l’autorité supérieure donnée à leurs arrêts.

Souveraines et indépendantes, les onze chambres des comptes, qui existèrent jusqu’en 89, avaient des attributions très-étendues. Outre les questions de comptabilité, elles jugeaient les questions domaniales et les crimes de faux et de concussion. De plus, la chambre de Paris enregistrait certains édits de finances, recevait les sermens des trésoriers de la couronne, et avait le droit de dénoncer au roi les abus. Aussi les chambres des comptes, et en particulier celle de Paris, firent entendre souvent des remontrances. On les vit plus d’une fois réclamer courageusement contre la tyrannie fiscale de l’ancienne monarchie, et signaler les déprédations qui épuisaient le trésor. Tandis que la prodigalité, l’ignorance et la force maintenaient les abus, l’idée de l’ordre et le sentiment du droit se conservaient dans les chambres des comptes. Elles blâmaient tour à tour, mais vainement, la multiplicité et le poids accablant des impôts, les exactions des collecteurs, la mauvaise foi des comptables, l’emploi des expédiens ruineux, parmi lesquels se renouvelaient sans cesse les aliénations du domaine, la refonte frauduleuse des monnaies, la vente des offices, et la rédemption des taxes ; unissant leurs plaintes à celles des états généraux et des parlemens, elles s’élevaient contre les confiscations, les amendes, les emprunts forcés, les réquisitions pour l’entretien et l’approvisionnement des troupes, le pillage des octrois des villes et la violation des dépôts judiciaires. Ces remontrances étaient du reste peu écoutées. On doit même avouer qu’elles étaient suivies quelquefois de concessions pusillanimes et de transactions honteuses, où les déprédations du fisc trouvaient l’appui de la magistrature même, chargée de les dénoncer et de les punir. C’était le caractère du temps de ne point persévérer dans les luttes contre le pouvoir, et de perdre par des faiblesses les entreprises les plus justes, commencées avec une fermeté apparente. Les chambres des comptes, malgré des droits puissans et plusieurs tentatives honorables, n’eurent donc pas une influence sérieuse sur le gouvernement financier de l’ancienne France. Quant à leur surveillance sur les comptables, elle était ordinairement illusoire. Protégée par les grands, qui avaient une part dans le produit de toutes les rapines, et par le désordre d’une administration où toutes les règles de comptabilité furent long-temps inconnues, la fraude restait presque toujours cachée ou impunie. De grands coupables furent frappés ; mais le pouvoir judiciaire des chambres des comptes n’entrait pour rien dans ces mesures exceptionnelles que dictaient la haine, la vengeance ou la raison d’état.

Divers motifs s’opposaient donc à l’exercice de ce contrôle supérieur que les lois avaient attribué aux anciennes chambres des comptes. Instituées d’abord pour éclairer le pouvoir royal, conservées ensuite pour obéir et non pour résister, elles étaient armées d’une grande autorité que tout rendait inutile entre leurs mains. Après 89 et sous l’empire, des circonstances très différentes produisirent à peu près le même résultat. La loi du 29 septembre 1791 remplaça les chambres des comptes par un bureau de comptabilité qui ressortissait à l’assemblée nationale. Cinq commissaires de la comptabilité nationale furent ensuite appelés à remplacer ce bureau ; une commission de comptabilité leur succéda ; enfin la cour des comptes, telle que la France la possède aujourd’hui, fut instituée par la loi du 16 septembre 1807. La commission établie par la république était chargée de contrôler le maniement des fonds de l’état et de dénoncer les abus aux corps politiques ; mais la législature, méconnaissant le principe de la séparation des pouvoirs, se réserva le droit d’arrêter les comptes rendus à la commission. Cette usurpation eut des suites fâcheuses. La commission de comptabilité, espèce de bureau d’examen, sans action supérieure, sans autorité directe, n’ayant d’ailleurs aucune relation régulière avec l’administration des finances, privée par conséquent d’influence et de lumières, se vit réduite à un rôle sans utilité et sans grandeur. La cour des comptes, fondée par l’empire, eut de grands priviléges et des attributions étendues. Elle prit rang immédiatement après la cour de cassation, et eut les mêmes prérogatives. Ses arrêts furent souverains et par conséquent définitifs. Ils ne purent être attaqués que pour violation des formes ou de la loi. Elle eut à juger les comptes de tous les comptables de deniers publics, les comptes des recettes et dépenses des départemens, des communes et de divers établissemens. En outre, elle fut investie du droit de porter chaque année à la connaissance de l’empereur, par l’entremise de l’archi-trésorier, ses critiques et ses idées de réforme rédigées par un comité de membres pris dans son sein. L’ensemble de ces attributions formait, comme on le voit, un contrôle supérieur ; mais le régime impérial n’avait établi ce contrôle que dans un intérêt de gouvernement. Sous les dehors d’une magistrature imposante, chargée de répondre aux citoyens du bon emploi de la fortune publique, l’empire ne voulait instituer qu’un comité de surveillance placé près de l’administration pour la contenir, et pour éclairer le pouvoir. Livrée au développement naturel de son institution, la cour des comptes, dans l’accomplissement de ses devoirs, eut bientôt franchi la limite que lui traçait la pensée impériale ; mais on trouva un moyen bien simple d’arrêter ce développement : ce fut de refuser à la cour des comptes les documens nécessaires pour éclairer ses décisions. La cour des comptes, solennellement instituée par l’empire, mais entravée par lui, eut donc à peine, durant plusieurs années, le sentiment du rôle qui lui était réservé. Le gouvernement représentatif lui révéla ce secret.

Les gouvernemens absolus ou anarchiques craignent la lumière ; les gouvernemens constitutionnels la désirent : ce besoin de publicité, sous un régime constitutionnel, est la loi de tous les pouvoirs et leur garantie la plus sûre ; il explique le développement que la cour des comptes a reçu depuis 1814. Les phases de ce développement ont été tracées par M. d’Audiffret dans une notice que l’on peut citer comme un des meilleurs documens sur l’histoire de nos finances. Ceux qui liront cette notice y feront une étude curieuse de l’influence des institutions modernes sur les destinées de la cour des comptes. Ils verront la marche progressive d’un corps politique et judiciaire qui a grandi naturellement par la vertu propre de son principe, et que les pouvoirs publics ont fortifié de concert, parce qu’ils ont eu besoin de son secours.

Tout le monde sait que l’ère de 1814 a jeté les véritables fondemens de notre administration financière. L’empire nous avait légué de sages méthodes, et une centralisation dont il avait forcé les ressorts. Dès les premières années du gouvernement représentatif, la réforme de nos institutions financières s’étendit sur tous les points, et présenta bientôt ce bel ensemble d’une organisation simple et grande, où le pouvoir, contenu dans de justes limites, ne peut agir que pour le bien du pays, et administre sous les regards de la société tout entière. Cette œuvre d’un gouvernement libre eut pour base la cour des comptes, dont l’institution, confirmée par la loi en 1815, fut développée par une suite de mesures et de circonstances que nous allons expliquer rapidement.

Un des premiers effets du gouvernement représentatif fut que les chambres voulurent tout voir dans le maniement des finances, et que l’administration, devenue responsable, voulut tout ordonner de manière à ne craindre le contrôle sur rien. Aussi, le vote du budget, le règlement des comptes des ministres, l’assiette et la perception des revenus, la liquidation, l’ordonnancement et le paiement des dépenses, l’ensemble des opérations du trésor, la création d’une comptabilité efficace, c’est-à-dire d’un système d’écritures portant la lumière sur tous les faits de recette et de dépense accomplis par l’administration, tous ces points reçurent une solution prompte, soit par les discussions des chambres, soit par les règlemens de M. Louis, de M. de Corvetto, de M. Roy et de M. de Villèle. L’administration financière eut dès-lors une régularité et une promptitude qu’on n’avait jamais vues ; et la clarté de ses opérations fut telle que pour la première fois, en France, le trésor connut d’une manière exacte, et jour pour jour, sa situation. Sûre d’elle-même, l’administration pouvait donc se livrer sans crainte au contrôle des chambres qui, par le règlement annuel des comptes ministériels, s’étaient réservé le jugement politique de tous les actes financiers. Mais les chambres comprirent aussitôt que ce contrôle ne pouvait s’exercer utilement par elles. Comment pouvaient-elles en effet, sans pièces justificatives, vérifier l’immense détail des actes qui leur étaient soumis, découvrir que des recettes ou des dépenses avaient été omises dans les comptes, que telle partie des impôts n’avait pas reçu sa destination réelle, que telles dépenses avaient été faites sans crédit, et que les crédits alloués pour d’autres dépenses avaient été adroitement dépassés ? Les chambres, par mille raisons, ne pouvaient se livrer à de semblables recherches. Il parut donc indispensable d’en charger la cour des comptes, et d’invoquer sur ces matières son témoignage public. Aussi la loi du 27 juin 1819 établit qu’à l’avenir l’état des travaux de ce corps judiciaire serait joint au compte annuel des finances. Cette décision importante créa un nouvel ordre de choses. Dès-lors la cour des comptes fut en quelque sorte associée à la législature. Ses travaux durent être la base du règlement des budgets. Un ministre, aujourd’hui pair de France, grand partisan de l’institution, dit alors pour annoncer l’influence qu’elle allait prendre. « Ils ont le pied dans l’étrier ; tôt ou tard ils seront à cheval. » À propos d’un corps judiciaire dont les habitudes sont très calmes, et dont la seule ambition est d’être utile, la comparaison était singulière, mais la prédiction était juste.

À dater de ce jour, en effet, les progrès de la cour des comptes sont assurés. Chargée d’une grande responsabilité, elle réclame tous les moyens de juger en connaissance de cause ; ces moyens lui sont donnés par l’administration. Déjà plusieurs mesures avaient eu pour effet de traduire directement à sa barre tous les grands comptables du royaume, qui échappaient autrefois à sa juridiction par l’intermédiaire d’un agent administratif, chargé d’examiner leurs gestions et d’en généraliser les résultats dans un compte d’ordre. D’autres règlemens eurent pour objet de mettre la cour en état de vérifier l’exactitude matérielle de tous les comptes des agens du trésor. Mais ce fut l’ordonnance du 14 septembre 1822 qui donna à la cour des comptes les plus sûrs moyens de contrôle. Quelques mots suffiront pour indiquer l’importance de ce règlement qu’il faut d’ailleurs connaître pour bien apprécier la justesse des réclamations présentées par la cour des comptes dans son dernier rapport au roi.

Avant l’ordonnance de 1822, les lois de finances étaient votées pour un espace de temps indéterminé que l’on appelait exercice. On ne fixait pas la durée de cet exercice. On ouvrait des crédits pour des dépenses présumées, c’est-à-dire pour des services à faire, sans limiter le temps pendant lequel les crédits ouverts resteraient applicables à ces services. Il en résultait que les demandes de crédits n’avaient point de bornes précises, que leur emploi n’était pas déterminé d’une manière rigoureuse, que les prévisions des chambres étaient incertaines, et que l’apurement des comptes suivait une marche irrégulière, toujours subordonnée aux circonstances. Le règlement de 1822 fit cesser cette confusion. Il fixa pour la première fois, quant aux dépenses, la durée légale de l’exercice, qui ne dut embrasser que les services faits pendant une année. En d’autres termes, chaque année eut son exercice financier, à qui elle donna son nom ; et les crédits ouverts par les chambres pour cet exercice ne purent être appliqués qu’aux services dépendant de cet exercice, c’est-à-dire aux services faits pendant l’année dont il prit le nom. Importante mesure qui limita les demandes de crédits et leur emploi, donna aux prévisions des chambres une base sûre, imposa aux administrateurs des obligations rigoureuses, et régularisa tout le système de la comptabilité. Cette ordonnance prescrivit en outre que les ministres ou leurs délégués ne pourraient accroître, par aucune ressource particulière, le montant des crédits affectés aux dépenses de leurs services respectifs. « Enfin, dit M. d’Audiffret, après avoir ainsi fixé le point de départ, et resserré dans de sages limites la carrière de chaque administrateur, l’ordonnance de 1822 lui indique les formes qu’il doit observer dans la délivrance de ses mandats pour leur imprimer un caractère de régularité qui leur fasse ouvrir les caisses du trésor. Elle exige d’abord la signature du ministre responsable ou celle de son délégué, avec l’indication de l’exercice et du chapitre qui doit supporter l’imputation légale de la dépense ; elle prescrit ensuite la production au payeur de toutes les pièces nécessaires pour lui démontrer qu’il acquitte une dette de l’état dans la main d’un créancier réel. Cette justification essentielle, qui est devenue la condition première du paiement, a rendu à la cour des comptes l’exercice de son contrôle général sur les services. À l’aide de cette ingénieuse combinaison, on assure à la fois l’entière vérification des actes des comptables et l’examen des opérations de chaque ordonnateur, sans appeler l’administration à la barre d’un tribunal dont la juridiction se maintient dans la sphère qui lui est tracée. »

M. d’Audiffret ajoute que des instructions détaillées répandirent sur tous les points du service les utiles effets de ces principes d’ordre ; « des nomenclatures de pièces justificatives pour chaque article de dépense furent notifiées à tous les agens administratifs et comptables par les différens ministères, et devinrent l’obligation des ordonnateurs et la règle des payeurs du trésor. D’année en année, des preuves plus complètes de la légalité des services et de la réalité des droits des créanciers portèrent au plus haut degré d’évidence chacune des opérations soumises aux investigations de la cour des comptes. » J’insiste sur ces détails parce que d’abord ils ont une grande valeur dans l’histoire de notre comptabilité, ensuite parce qu’ils font comprendre le caractère des travaux de la cour des comptes, travaux peu connus du public, quelquefois même mal appréciés ; et pour mieux démontrer les conséquences pratiques du règlement de 1822, j’emprunte à un écrit remarquable par sa précision et sa netteté les lignes suivantes, où l’on verra clairement l’application des nouvelles règles au travail intérieur de la cour des comptes.

« Voici un comptable dont il s’agit de juger les opérations. Ce comptable a fait des recettes ; pourquoi a-t-il reçu ? Les contribuables dont les deniers ont été versés dans les caisses publiques étaient-ils en effet débiteurs du trésor ? Oui, si on représente un acte légitime et régulier, en vertu duquel l’impôt a été perçu.

« Le comptable a dépensé pour payer les dettes du trésor ; comment a-t-il dépensé ? A-t-il obéi aux mandats de l’administrateur qualifié pour disposer des deniers publics ? A-t-il appliqué au service payé les crédits de l’exercice auquel ce service appartient, et, parmi les crédits de cet exercice, celui qui lui est spécialement affecté ? L’administrateur a-t-il eu raison légale d’ordonner le paiement que le comptable a effectué ? Est-ce bien une dette de l’état qu’il fallait éteindre, une dette légitime, une dette régulière, une dette exigible ? Le paiement a-t-il été fait avec sûreté ? La cour des comptes pose et résout toutes ces questions à l’occasion de chacun des faits de recette ou de dépense qui sont décrits dans les comptes dont la vérification lui est confiée, et c’est ainsi qu’elle est apelée, non à juger, mais à apprécier chacun des actes des administrateurs eux-mêmes. Et si l’on se représente que ces faits occasionnent un mouvement annuel de plus de cinq milliards, on concevra à peine ce qu’il faut de travail opiniâtre pour vérifier les millions de pièces qui les justifient, ce qu’il faut d’attention soutenue pour généraliser les résultats de cette vérification. »

Cependant les moyens de contrôle donnés à la cour des comptes ne suffisaient pas. Investie de la confiance des chambres, chargée de présenter tous les ans l’état de ses travaux pour éclairer la législature, elle était encore gênée dans l’accomplissement de sa mission. Elle jugeait tous les comptables du royaume, elle était saisie de tous leurs actes ; mais une partie des opérations centrales du trésor lui échappait. On sait que le mouvement général des fonds de l’état donne lieu nécessairement à des recettes et à des dépenses fictives, résultant de diverses opérations d’ordre qui, en réalité, ne représentent aucune entrée ni aucune sortie matérielle de fonds. Sur ce point, il en est de la comptabilité du trésor comme de toutes les comptabilités des maisons de banque et de commerce. Ces opérations d’ordre, exécutées par de simples viremens d’écritures, sans maniement de fonds et sans l’entremise des comptables, n’étaient pas livrées à la connaissance de la cour ; et c’était une lacune grave, car la cour, privée de toute lumière sur ce point, ne pouvait arriver à un contrôle complet, qui fût, aux yeux des chambres et du public, l’expression entière de sa pensée sur tous les actes financiers de l’administration. L’ordonnance du 29 juillet 1826 combla cette lacune. Elle prescrivit le dépôt, au greffe de la cour, d’un résumé général des viremens de comptes, arrêté par le ministre des finances, présenté par un comptable spécial, sous sa propre responsabilité, et dressé dans la forme des autres comptes des deniers publics. À l’aide de ce document la surveillance de la cour sur la marche de tous les services et sur l’exécution des lois de finances, surveillance si souvent réclamée, si long-temps impossible, dut s’exercer pleinement ; aussi, le règlement de 1826 charge-t-il la cour de certifier, par des déclarations solennelles et publiques, la conformité des faits soumis à ses vérifications avec ceux qui sont annoncés dans les comptes présentés aux deux chambres.

Ces déclarations, appuyées désormais sur des bases certaines, ouvraient à la cour des comptes une carrière nouvelle, en même temps qu’elles secondaient les chambres dans le règlement des budgets. On sait que la cour des comptes juge les comptables et non les administrateurs, et tout le monde comprend les raisons de cette limite posée à ses arrêts ; mais, par ses déclarations publiques, la cour des comptes fut naturellement investie du droit de contredire devant les chambres les actes de l’administration. Ayant à se prononcer sur la conformité des comptes ministériels avec les résultats mentionnés dans ses arrêts, elle fut nécessairement conduite à relever, à publier les infractions aux lois de finances, les fausses imputations, les interversions de crédits et d’exercices, les omissions de recettes et de dépenses, toutes les irrégularités enfin que les chambres auraient pu reconnaître elles-mêmes dans les comptes des ministres, si elles avaient fait le travail dont la cour était chargée. Ce contrôle politique, franchement établi par le gouvernement lui-même et par les chambres dès les premières années de notre régime constitutionnel, a reçu de la révolution de juillet une nouvelle force par la loi du 21 avril 1832, qui ordonne l’impression et la distribution aux chambres du rapport annuel que la cour des comptes adressait à l’empereur, et que, depuis 1814, son premier président dépose chaque année dans les mains du roi. La publicité de ce rapport annuel, où la cour expose en détail ses critiques et ses vues de réforme sur tous les services financiers, fut le complément de ses attributions politiques ; l’importance de ce dernier contrôle n’a pas besoin d’être expliquée.

Enfin, une dernière mesure manquait, non plus pour étendre les attributions de la cour des comptes, mais pour en indiquer l’ensemble et pour consacrer les diverses règles de la comptabilité publique. Ces règles avaient été successivement établies et modifiées depuis vingt-cinq ans ; elles étaient éparses dans une foule de lois, d’ordonnances et de décisions ministérielles. Cette confusion pouvait amener des incertitudes et des erreurs ; la comptabilité publique devait avoir un code qui présentât l’ensemble des garanties qu’elle offre à la sécurité du pays. Ce code fut rédigé par une commission spéciale, et promulgué par l’ordonnance du 31 mai 1838 ; cette ordonnance fut contresignée par M. Laplagne, le ministre habile et justement estimé que l’on vit plus tard, après d’honorables services, reprendre à la cour des comptes, en qualité de conseiller-maître, le siége qu’il avait quitté. Le règlement du 31 mai 1838 réunit en forme d’articles toutes les mesures déjà prises pour garantir l’ordre dans le maniement des deniers publics, pour éclairer les chambres et pour perfectionner le contrôle de la cour des comptes. C’est une législation spéciale reposant sur des bases fixes, c’est un recueil de lois que chacun peut désormais étudier, comme toutes les lois civiles ou politiques qui touchent aux intérêts des citoyens.

Ainsi la cour des comptes, par suite de tous ces développemens que lui a donnés le régime représentatif, est devenue un corps à la fois politique et judiciaire. Organisée en vraie cour de justice, elle reçoit les sermens de ses justiciables. Elle traduit à sa barre les comptables qui sont tenus, en qualité de mandataires, de lui rendre compte de leurs gestions. Elle prononce entre eux, réputés défendeurs, et les êtres collectifs dont chacun d’eux tient son mandat, c’est-à-dire l’état, les communes ou les divers établissemens publics, réputés demandeurs. Elle fixe la situation des comptables. « Elle les déclare créanciers ou débiteurs, retient ou dégage leurs cautions, affranchit ou grève leurs immeubles[2] » : elle les oblige, suivant les cas, à produire des élémens d’instruction, et les condamne, s’il y a lieu, à des peines déterminées par les lois. C’est là le côté judiciaire des fonctions de la cour des comptes. C’est par là qu’elle est assimilée à la justice ordinaire, dont elle n’est qu’un démembrement, car, sous les premiers rois de France, les jugemens de comptes étaient attribués aux magistrats déjà chargés des affaires civiles et criminelles ; et, si ces attributions furent divisées par la suite, c’est que la spécialité et l’étendue des questions soulevées par l’examen des comptes réclamèrent une juridiction spéciale. Le caractère politique des attributions de la cour des comptes n’est pas moins évident. Il réside dans ses déclarations générales et dans son rapport au roi. Un corps indépendant, chargé de comparer les comptes des ministres avec les comptes individuels des comptables, et de déclarer solennellement s’il y a ou non conformité entre ces comptes, chargé en outre de dénoncer au roi et aux chambres les erreurs, les illégalités et les abus commis dans le maniement des fonds de l’état, est essentiellement un corps politique. L’emploi de la fortune publique est confié à sa surveillance. Il est la garantie des contribuables et l’œil des chambres. Hâtons-nous d’ajouter que ce pouvoir est remis entre des mains prudentes, et que la constitution même de la cour des comptes la rend incapable d’abuser des armes puissantes qui lui sont confiées. L’esprit de ce corps est naturellement sage. Des hommes qui pour la plupart ont vécu long-temps dans les affaires, qui connaissent la loyauté, la probité, le zèle de l’administration, qui ont vu de près les difficultés immenses de son travail et qui ont senti le poids de sa responsabilité, sauront toujours distinguer l’erreur de la faute. Ils n’accuseront jamais que des coupables.

Chose singulière, au moment même où la cour des comptes recevait, en 1838, le code qui publie ses droits et ses devoirs, un débat s’élevait sur le fondement même de ses attributions ; un principe aboli ou abandonné depuis vingt ans était remis en vigueur par l’administration, et ce principe, combattu aussitôt par la cour des comptes, est devenu l’objet de cette question dont nous avons parlé, et qu’il nous est facile d’expliquer maintenant : question grave qui tôt ou tard occupera les chambres et le public. Si la cour succombe dans la lutte, si le principe invoqué contre elle est maintenu dans sa rigueur, tout ce que nous venons de dire sur les progrès de la cour des comptes, sur les garanties qu’elle offre aux citoyens, sur le rôle que notre constitution lui donne, tout cela est un mensonge : la cour des comptes n’est plus un pouvoir judiciaire et politique, c’est un bureau de chiffres, qui ne vérifie que des chiffres, et dont l’autorité morale est annulée.

Voici la question dont il s’agit. On a vu qu’aux termes du règlement de 1822, toute ordonnance ou mandat de paiement présentés aux caisses du trésor doivent être accompagnés de pièces constatant que leur effet est d’acquitter, en tout ou en partie, une dette de l’état régulièrement justifiée. En vertu de ce principe, conforme aux institutions de notre temps, la cour des comptes, depuis l’ordonnance de 1822, a toujours exigé des comptables la production des pièces justificatives de leurs paiemens. La plupart du temps, elle a exigé les pièces indiquées dans les formules ministérielles ; mais lorsque ces formules lui ont paru insuffisantes, lorsqu’elle les a trouvées muettes, elle a prescrit l’apport des pièces nécessaires pour éclairer ses jugemens, et cette prescription, pendant près de vingt ans, n’a fait naître aucune difficulté. En effet, l’ordonnance de 1822 était formelle. Toutes ses conséquences avaient été prévues par l’administration. Les chambres et le gouvernement étant d’accord pour confier à la cour des comptes un contrôle sérieux, il était naturel, il était juste de lui laisser tous les moyens de l’exercer.

Ces principes, je le répète, avaient fait pendant vingt ans la base des jugemens de la cour des comptes, lorsqu’un désaccord survenu en 1838 les a fait mettre en doute par l’administration ; et un second désaccord s’est présenté en 1841 : il est mentionné dans le dernier rapport au roi qui vient d’être distribué aux chambres. Je n’entrerai pas dans le détail des questions. Tout se réduit à ceci : l’administration, d’après l’avis du conseil d’état, chargé par elle de prononcer sur deux pourvois dirigés contre deux arrêts de la cour des comptes, déclare que la cour n’a pas le droit d’exiger, au soutien des recettes et des dépenses soumises à ses jugemens, d’autres pièces justificatives que celles dont la production a été prescrite par l’administration elle-même : d’où il suit que la cour ne peut appliquer les lois dans le jugement des comptes si des instructions ministérielles n’ont pas réglé le mode de cette application. En d’autres termes, l’administration s’attribue le droit de régler ou de ne pas régler la nature des justifications à produire à la cour des comptes, ce qui veut dire qu’elle se réserve le droit de ne pas exécuter la loi, si bon lui semble.

Prenons un exemple pour rendre les conséquences de cette prétention plus manifestes. Une loi est votée par les chambres. Cette loi décide que les créances contre l’état seront prescrites à son profit et définitivement éteintes, lorsque, par le fait des ayant droit, elles n’auront pu être liquidées ni ordonnancées dans la période de cinq ans. La loi ajoute que cette disposition n’est pas applicable aux créances dont l’ordonnancement et le paiement n’ont pu être effectués, dans les délais déterminés, par le fait même de l’administration ou par suite de pourvois formés devant le conseil d’état. Telle est la loi du 29 janvier 1831. Que doit faire la cour des comptes d’après cette loi ? Évidemment, lorsque des créances contre l’état ont été soldées plus de cinq ans après l’ouverture du droit des créanciers, la cour doit rechercher pourquoi ces créances ont été payées, pourquoi elles n’ont pas encouru la déchéance ; elle doit vérifier les pièces constatant que ces créances sont dans les cas d’exception prévus par la loi, et si ces pièces n’ont pas été produites, elle doit les réclamer. Tel est le droit de la cour, tel est son devoir : on ne peut comprendre autrement l’application de la loi. Cependant l’administration a un sentiment tout opposé. L’administration n’a pas fait de règlement pour l’exécution de la loi du 29 janvier 1831 ; elle n’a pas indiqué à ses agens les pièces qu’ils auraient à produire pour justifier la légalité des paiemens en matière de créances périmées, non frappées de déchéance : l’administration en conclut qu’aucune pièce n’est exigible, et que la cour des comptes doit allouer les paiemens dont il s’agit, effectués sur simples mandats et sans aucune justification des droits des créanciers de l’état.

Sans aucun doute, cette prétention sera jugée excessive ; s’appuie-t-elle sur un fondement légal ? Nos lecteurs vont en juger. L’administration prétend qu’elle est dans son droit. Elle invoque un article du décret de 1807 ainsi conçu : « La cour ne pourra refuser aux payeurs l’allocation des paiemens par eux faits sur les ordonnances revêtues des formalités prescrites et accompagnées des acquits des parties prenantes et des pièces que l’ordonnateur aura prescrit d’y joindre. » Interprété dans son sens rigoureux, cet article signifie en effet que les ordonnateurs ont le droit de déterminer les pièces justificatives des paiemens soumis au jugement de la cour des comptes, et s’ils ont le droit de déterminer ces pièces, ils ont apparemment le droit de n’en déterminer aucune. Tel est du moins l’argument de l’administration ; et si l’on se reporte à l’esprit du décret de 1807 et aux habitudes arbitraires du régime sous lequel il a été rendu, cet argument paraît fondé.

Mais pourquoi donc invoquer ce décret de 1807 ? n’est-il pas abrogé par l’ordonnance de 1822 ? L’article 18 du décret de 1807 avait dit : Les caisses du trésor s’ouvriront devant les mandats à l’appui desquels l’ordonnateur aura mis pour toute justification le mot néant ; l’ordonnance de 1822 est venue dire positivement le contraire. Elle a ordonné que tout paiement serait valablement justifié. Elle a fermé les caisses du trésor devant le mot néant. Évidemment le décret et l’ordonnance ne peuvent se concilier sur ce point. L’article 18 et l’ordonnance ne peuvent exister simultanément. Si l’un est applicable, l’autre ne l’est pas ; et de ces deux prescriptions opposées l’une à l’autre, laquelle a pu cesser d’être applicable, si ce n’est la première, qui a été totalement changée par la seconde ?

Mais le décret de 1807 est une loi, dites-vous, et l’ordonnance de 1822 n’est qu’une ordonnance ; or, les ordonnances n’abrogent pas les lois ! Singulier argument, qui a pour effet de mettre le pouvoir dans une situation déloyale ; qu’un gouvernement constitutionnel ne peut accepter ! Ainsi donc, d’après ce raisonnement, l’article 18 du décret de 1807 et l’ordonnance de 1822 sont deux armes dont l’administration peut disposer à son choix, sans se gêner ? Si elle veut que les dépenses soient valablement et régulièrement justifiées, elle invoque l’ordonnance de 1822 ; elle en recommande l’observation rigoureuse aux comptables ; elle en fait la base des arrêts de la cour des comptes ? Mais si l’administration trouve ce contrôle embarrassant, elle le supprime d’un seul mot ; elle invoque l’article 18 du décret de 1807, et elle casse, en vertu du décret, les arrêts rendus en vertu de l’ordonnance ? Cette situation est-elle possible ? Qui ne comprend que c’est là une contradiction manifeste, une illégalité commise au nom de la loi même, un abus de pouvoir qu’aucun sophisme ne saurait justifier ?

Les formules absolues entraînent souvent des conclusions bien fausses. On croit résoudre la question dont il s’agit par ce principe, qu’il faut une loi pour révoquer une loi, et que le décret de 1807 étant une loi, ce décret n’a pu être abrogé par l’ordonnance de 1822. Mais de quoi s’agit-il au fond ? S’agit-il de l’institution même de la cour des comptes, du principe de son inamovibilité, de ses attributions judiciaires, en un mot de ces dispositions fondamentales qui réclament la sanction suprême des lois ? Nullement. Il ne s’agit que de l’article 18 du décret, c’est-à-dire d’une disposition purement réglementaire agissant dans le même cercle que l’ordonnance de 1822, contraire, il est vrai, à cette ordonnance, mais se renfermant dans le même objet. Or, s’il a suffi d’une ordonnance en 1822 pour déclarer que les dépenses devaient être justifiées, apparemment une ordonnance eût suffi de même, en 1807, pour déclarer que les justifications n’étaient pas nécessaires. L’article 18 du décret de 1807, bien qu’il soit inséré dans un décret, n’a donc pas une force supérieure aux dispositions réglementaires de l’ordonnance de 1822. C’est la même nature de dispositions ; par conséquent, il n’y a aucune supériorité de l’une sur l’autre ; elles ont en principe une valeur égale, et par cette même raison l’une a pu être valablement modifiée ou abrogée par l’autre. Ce que l’article 18 du décret de 1807 a réglé, l’ordonnance de 1822 a pu le régler d’une autre façon ; et l’ordonnance étant postérieure au décret, le règlement établi par l’ordonnance doit prévaloir. Et comment pourrait-il en être autrement ? Pourquoi l’administration elle-même aurait-elle inséré, dans l’ordonnance de 1822 des dispositions contraires à l’article 18 du décret de 1807, si elle n’avait pas pensé que l’article 18 était purement réglementaire, de nature à être valablement modifié ou abrogé par une ordonnance ? Pourquoi rendre cette ordonnance, si elle devait être inutile ; que dis-je, si elle devait être illégale ? Car, si l’article 18 ne peut être abrogé que par une loi, l’administration a violé la loi, et elle a frappé d’illégalité et d’injustice les arrêts de la cour des comptes, en promulguant une ordonnance dont les dispositions, fidèlement exécutées depuis vingt ans, sont formellement contraires à l’article 18 du décret de 1807.

Admettons cependant que la prétention soulevée contre la cour des comptes soit juste en principe. Admettons que l’article 18 du décret de 1807 ait encore force de loi, que ce soit une arme dont l’administration puisse se servir légalement. C’est ici que se présente la question de savoir si ce décret peut être sérieusement invoqué dans le régime où nous sommes, devant nos principes en matière judiciaire, devant nos lois, nos mœurs politiques, devant les chambres, qui veulent un examen sérieux du budget, devant cet esprit de contrôle, épreuve obligée de tous les pouvoirs publics, devant l’intérêt même de l’administration, dont le crédit fait la force, et qui perdrait bientôt la confiance du pays, s’il était admis en principe qu’elle peut se refuser à justifier l’emploi des fonds de l’état. Sur cette question, nous n’éprouvons pas le moindre doute, et nous comptons sur l’assentiment de tous les hommes éclairés.

Qu’est-ce que la cour des comptes ? Un tribunal qui juge entre l’état et les comptables. Or, pour juger, il faut connaître. Tous les tribunaux ont le droit d’instruction, c’est-à-dire la faculté de réclamer les pièces nécessaires pour éclairer leur conscience. C’est l’opinion du vénérable Henrion de Pansey, que le pouvoir juridictionnel réside tout entier dans cette faculté de connaître et de juger. En effet, si le magistrat ne connaît pas, si sa religion n’est pas éclairée, comment veut-on qu’il juge ? Quoi ! un tribunal est établi pour dire : Tel comptable a payé régulièrement, tel autre aurait dû ne pas payer ; et vous voulez que ce tribunal rende son jugement sans preuves ! Vous voulez qu’il s’arrête au pour acquit d’une ordonnance ou d’un mandat de paiement, sans vérifier, sans constater sur pièces le droit de la partie prenante, sans être convaincu que l’état était débiteur, que le paiement a été fait au véritable créancier de l’état, et que l’état est libéré ! Vous voulez donc une justice aveugle ou immorale ! Cette prétention ne peut se soutenir. Si la cour des comptes est un tribunal, si les lois qui l’ont instituée, qui l’ont organisée en corps judiciaire, en cour souveraine, avec les formes et tous les priviléges d’une magistrature inamovible, sont en vigueur, il faut évidemment qu’on reconnaisse à la cour des comptes le droit d’instruction, c’est-à-dire le droit de demander aux comptables les pièces qu’elle juge nécessaires pour éclairer ses décisions.

Mais il y a plus. Outre son action directe et immédiate sur les comptables, on a vu que la cour, dans l’intérêt même du gouvernement et des chambres, exerce une action indirecte sur les ordonnateurs. Elle rend ses déclarations publiques ; elle présente son rapport au roi. Quel est le but de ses déclarations ? D’attester la régularité de toutes les opérations comprises dans les comptes de ses justiciables et dans les comptes des ministres. Quel est le but du rapport ? De dénoncer les abus, et d’indiquer des vues de réforme. Or, quelle sera la base de ces déclarations ou de ce rapport, si la cour ne peut connaître la nature des dépenses soldées, si on lui refuse les justifications nécessaires pour apprécier la légalité et la régularité des paiemens ? Pourquoi ces déclarations publiques, pourquoi ce rapport au roi, si la cour, en principe, doit se borner à vérifier des additions de chiffres, et à comparer des lignes de comptes ? Est-ce là l’usage que le gouvernement et les chambres ont voulu faire d’un tribunal supérieur, que la loi nomme la seconde cour du royaume ? Cela n’est pas possible.

Le gouvernement et les chambres, depuis 1814, ne sont pas suspects dans les résolutions qu’ils ont prises à l’égard de la cour des comptes. Ils ont voulu lui remettre un contrôle sérieux, et lui donner les moyens de l’exercer pleinement. C’est une vérité qui ressort des faits nombreux que j’ai déjà signalés. Évidemment, lorsque le gouvernement a promulgué l’ordonnance de 1822, lorsqu’il a prescrit aux comptables de ne payer que sur pièces constatant que l’effet du paiement était d’acquitter une dette de l’état régulièrement justifiée, il a entendu que tout paiement devait être appuyé des titres propres à démontrer sa légalité, sa régularité, et que ces titres devaient être produits à la cour. Le gouvernement, dans cette occasion, était fidèle à son principe constitutionnel. Il voulait que le contrôle de la cour des comptes fût entier. Il ne songeait pas alors à l’article 18 du décret de 1807, qu’il devait du reste oublier pendant vingt ans. De même, les chambres, en invoquant le témoignage public de la cour des comptes, en l’appelant à seconder leurs travaux, en décrétant les lois de 1819 et de 1832 qui ont fait de la cour des comptes un corps politique, voulaient fermement que ce corps eût la liberté de se mouvoir dans ses attributions nouvelles. Les attributions ne sont rien sans les moyens de les exercer. Presque tous les régimes précédens avaient donné à la cour des comptes de grandes attributions. Elle en avait dès le XIVe siècle. Dès cette époque, nous l’avons vu, elle présentait au roi son rapport annuel. Elle enregistrait les édits de finances sous la monarchie. Elle avait le droit de remontrances. Elle recevait les sermens des contrôleurs-généraux. Après 89, elle avait été un instant confondue dans le sein même de la législature. Elle était chargée plus tard de dénoncer les abus aux corps politiques. L’empire enfin avait agrandi sa sphère, et lui avait conféré des devoirs importans. Mais toutes ces attributions, à peu près semblables dans tous les temps, étaient toujours restées inutiles. Pourquoi ? parce que les gouvernemens faibles ou violens qui les avaient conférées n’étaient point sincères, parce qu’ils cherchaient à se couvrir des apparences de la loyauté et de la justice sans subir la loi d’un contrôle réel. On abandonnait le titre et les prérogatives ; mais on refusait l’exercice du droit : c’est l’histoire de toutes les institutions libérales qui ont vécu sous les régimes absolus. Faut-il voir une arrière-pensée de ce genre dans les mesures prises à l’égard de la cour des comptes depuis 1814 ? Ces mesures sont-elles des concessions hypocrites ? Personne ne le supposera. Il est évident que les chambres ont voulu être éclairées, et que le gouvernement a voulu livrer ses actes au grand jour. Il a voulu que sa bonne foi ne fût soupçonnée de personne. Il a voulu que son ascendant, sa dignité, sa force, s’accrussent par la confiance et par l’estime publiques. Je ne puis mieux prouver ces intentions qu’en citant textuellement un passage du rapport qui précède l’ordonnance de 1826. Voici comment le gouvernement s’exprime dans ce rapport :

« Tous les nouveaux comptes des agens de la recette et de la dépense sont maintenant présentés, vérifiés et soumis, le 1er juillet de l’année suivante, à la cour des comptes, qui a prononcé les arrêts avant le 31 décembre ; exemple remarquable d’une vaste comptabilité constamment à jour, où tout est démontré par pièces avant l’expiration de la seconde année, et qui ne laisse plus subsister aucun doute sur la régularité des opérations, sur les actes d’un seul administrateur, et sur la gestion d’un seul comptable. » Et plus loin le ministre ajoutait : « Il n’échappera pas un seul fait aux investigations de la cour des comptes, elle n’en recevra pas un seul sous une expression obscure ou infidèle : point de réticence ou de dissimulation qui ne doive être aussitôt découverte et dévoilée. À aucune époque et chez aucun peuple, l’administration ne se sera livrée elle-même à une épreuve aussi difficile, si elle n’ait pas le meilleur témoignage de la loyauté de ses principes et de la régularité de son action. »

Que dire après de semblables preuves ? Faut-il s’étonner que devant des engagemens si solennels la cour des comptes, armée par la loi, soutenue par l’administration elle-même, ait pris son rôle au sérieux, et soit entrée dès-lors, pour sa part, dans toute la vérité du gouvernement représentatif ? Ne faut-il pas s’étonner plutôt que l’on réveille aujourd’hui, après une longue désuétude, cet article 18, que tant d’actes législatifs ou ministériels semblaient avoir abrogé ?

Toutefois, cet article a suscité une controverse dont nous devons parler. Généralement, ceux qui l’invoquent le défendent par la raison seule qu’il existe, et par un principe d’obéissance aux lois dont l’abrogation paraît douteuse, principe respectable qui semble avoir dicté les avis rendus par le conseil d’état. D’autres au contraire, c’est le petit nombre, défendent le décret de 1807, parce qu’il leur paraît rationnel et nécessaire. « Sans lui, disent-ils, l’administration est impossible ; le service des dépenses souffrirait ; les comptables, effrayés de la responsabilité qui pèserait sur eux, ne pourraient plus suffire à leurs devoirs ; craignant sans cesse les arrêts de la cour des comptes, ils exigeraient des ordonnateurs, à l’appui des mandats de paiement, des justifications minutieuses que l’administration ne pourrait pas toujours fournir, et dont l’absence suspendrait la marche du service. L’administration agit d’ailleurs sous sa responsabilité : il faut donc qu’elle agisse librement. C’est à elle d’apprécier, selon les circonstances, si elle doit produire ou non les pièces justificatives de ses dépenses. C’est à elle aussi de déterminer la nature de ces pièces, quand elle en produit. Si la cour des comptes juge ces pièces insuffisantes, ou bien, ce qui est à peu près de même, si elle rencontre des paiemens qu’aucune pièce ne justifie, elle peut réclamer dans son rapport au roi. Le roi et les chambres apprécieront. »

Nous répondons que le roi et les chambres ne pourront pas apprécier, car la cour, ne sachant rien, ne pourra rien dire. Si le rapport de la cour se bornait à venir déclarer une fois par an que les pièces relatives à tels paiemens, montant à tel chiffre, n’ont pas été produites, du moment que le droit de refuser ces pièces serait dans la loi, le rapport ne ferait que signaler un fait régulier, légal, qui ne pourrait donner lieu à aucun reproche réel contre l’administration. On pourra, dites-vous, dénoncer les abus ; mais comment les reconnaître ? Est-ce par l’importance du chiffre des paiemens ? Ce chiffre ne veut rien dire. On peut commettre de grandes illégalités dans de petites dépenses. Quel moyen de dénoncer ces illégalités, comment les préciser, puisqu’il n’y a point de pièces, et que tout se cache derrière un mandat revêtu d’un simple acquit, espèce de billet au porteur, qui reste muet, et qui fait présumer indifféremment l’erreur, la faute ou la bonne foi ? Que dire au roi, que dire aux chambres, sur des faits inconnus, qu’on ne pourra même déclarer suspects ? Il faudra nécessairement se borner, dans le rapport, à la mention d’un chiffre. Mais ce chiffre suffira, dites-vous ; les chambres demanderont aux ministres des explications. Voilà donc les chambres transformées en bureau de comptabilité ! Les voilà chargées de vérifier des comptes à la tribune, de requérir des moyens d’instruction, de procéder à l’examen des pièces, de débattre une foule de cas litigieux avec les ministres, chargés de contredire et de réfuter ; puis on statuera sur la validité des paiemens, et s’il y a des paiemens irréguliers, illégaux, on rendra les ordonnateurs responsables ! Cependant si les paiemens datent de plusieurs années, que seront devenus les ordonnateurs ? et lors même qu’on les tiendrait sous la main, qu’en fera-t-on ? Le ministre supportera-t-il la faute d’un délégué obscur, qui aura disposé arbitrairement ou imprudemment des fonds de l’état ? Dans toutes ces hypothèses, on le voit, les garanties des citoyens sont supprimées ; l’administration reste livrée à elle-même, et le rapport au roi, réduit à une déclaration de chiffres, est un contrôle sans autorité, qui n’éclaire et ne contredit personne.

Faut-il croire d’ailleurs qu’on soit placé dans cette alternative rigoureuse d’admettre le décret de 1807, ou de rendre la marche de l’administration impossible ? Nullement. La difficulté a été prévue, et l’ordonnance de 1822 l’a résolue d’une façon bien simple. Que dit l’ordonnance ? Que, dans le cas où le payeur ne trouverait pas un paiement sûr, il pourra refuser de le faire, mais que, de son côté, l’ordonnateur de la dépense pourra requérir le paiement, et qu’alors il sera procédé au paiement sans autre délai. Voilà ce que dit l’ordonnance de 1822. Tout n’est-il pas sagement réglé par ce moyen si naturel ? On présente au payeur un mandat ; il demande les pièces qui prouvent la dette de l’état ; ces pièces, on les lui refuse ; le payeur refuse de payer : en même temps il déclare les motifs de son refus, remet une copie de cette déclaration au porteur du mandat, et en adresse une autre au ministre des finances. Alors que fait l’ordonnateur ? S’il veut qu’on paie, il requiert le paiement, mais sous sa propre responsabilité, et il adresse au payeur un acte de réquisition qui sera joint au mandat et qui passera plus tard sous les yeux de la cour des comptes, comme pièce justificative du paiement. Ainsi tout est prévu, tout est garanti. Le service se fait sans difficulté. L’ordonnateur et le comptable restent chacun dans son droit. Seulement la responsabilité se déplace ; elle passe du comptable à l’ordonnateur, non pas que ce dernier soit soumis au jugement de la cour des comptes, mais la cour examinera les motifs de sa réquisition. Si l’urgence est invoquée, la cour constatera l’urgence. Si le débat soulevé entre l’ordonnateur et le comptable repose sur une question de droit ou de règlement, la cour appréciera si le paiement a compromis ou non l’intérêt de l’état ; et si les résultats de cet examen la conduisent à ne pas approuver l’acte de réquisition, elle exprimera son opinion dans le rapport au roi.

Ce droit de réquisition suffit, on le voit, pour délivrer l’administration de toute entrave. Munie de cette faculté, elle peut tout faire. Quel que soit l’objet du paiement, quel que soit le chiffre de la dépense, devant une réquisition, la cour s’arrête. C’est un acte administratif, c’est un fait de responsabilité ministérielle ; la cour peut le dénoncer dans son rapport, mais non le juger. Il ne faut pas d’ailleurs comparer ce droit de réquisition à l’article 18 du décret de 1807. Ce sont des principes tout opposés. En vertu de l’article 18, l’administration peut faire payer tous ses mandats sans pièces de dépenses. Les caisses de l’état doivent s’ouvrir devant le simple acquit des parties prenantes. Le défaut de pièces n’engage ni la responsabilité du comptable, ni celle de l’ordonnateur. Si la cour demande des pièces, on les lui refuse ; si elle condamne le comptable, on casse son arrêt pour violation de la loi ; si elle dénonce l’ordonnateur, on lui répond qu’elle dénonce un fait légal et régulier. Tels sont les effets de l’article 18. Mais substituez à l’article 18 l’ordonnance de 1822 avec le droit de réquisition, vous aurez un principe et des effets tout différens. Quel sera le principe ? Ce sera que tous les paiemens devront être justifiés par pièces valables. Le droit de réquisition sera une faculté ouverte pour des cas de nécessité absolue. Il suivra de là que toute réquisition non motivée sera réputée suspecte. Le droit étant exceptionnel, si l’on s’en sert sans nécessité, et comme par un caprice d’arbitraire, l’abus sera flagrant, et sa mention dans le rapport au roi attirera sur les ministres la sévérité des chambres. Il suivra de là aussi que tout comptable qui aura payé sans preuve et sans réquisition pourra être condamné par la cour, et être constitué débiteur du trésor, sans que l’arrêt de la cour puisse être cassé pour violation de la loi. Cette condamnation, il est vrai, pourra être remise par une décision ministérielle. C’est une dernière voie ouverte à l’administration contre les arrêts de la cour. Mais tout le monde comprend que l’usage de ce droit engage plus que jamais la responsabilité des ministres devant les chambres.

Telles sont, du reste, les règles de comptabilité qui ont prévalu dans la pratique depuis plus de vingt ans. Ont-elles gêné le service des dépenses ? ont-elles arrêté un seul paiement utile ? Ces règles au contraire ont répandu partout l’exactitude, la célérité et le bon ordre. Elles ont l’avantage de tracer à chacun des devoirs précis et faciles à remplir. On prétend qu’elles imposent aux payeurs des soins minutieux et des recherches au-dessus de leur savoir ; il n’en est rien. M. Thiers, alors président du conseil, disait l’an dernier à la tribune : « Le payeur est une espèce de jurisconsulte administratif, obligé d’examiner les pièces des fonctionnaires, des fournisseurs, d’examiner si les pièces sont en règle, si toutes les conditions sont remplies ; car le payeur n’est libéré devant la cour des comptes que lorsqu’il a payé sur pièces valables. » Cette définition est on ne peut plus juste. Elle est conforme aux vrais principes de la comptabilité publique ; elle trace les devoirs des payeurs et détermine les droits de la cour des comptes. Le payeur, en effet, est un jurisconsulte administratif ; il paie sous sa responsabilité, par conséquent il doit payer sûrement, légalement, régulièrement, en présence de tous les titres nécessaires pour établir qu’il a payé entre les mains d’un créancier réel une dette de l’état valablement justifiée.

Toute cette question, comme on voit, peut se réduire à des termes bien simples. Les dépenses de l’état doivent-elles être justifiées, oui ou non, par pièces soumises à l’examen de la cour des comptes ? Voilà tout le débat. Il était livré cette année à la discussion des chambres, par le rapport au roi ; les chambres n’en ont pas encore parlé[3]. Elles ont eu sans doute à traiter de plus grandes affaires : qu’on ne s’y trompe pas cependant. Sous des formes mesquines, sous des détails arides, on trouve ici une question qui mérite d’être discutée gravement. En réalité, il s’agit de savoir si le maniement des finances sera contrôlé d’une manière sérieuse et efficace Sous d’autres noms et dans des circonstances bien différentes, nous voyons renaître ici la vieille question des acquits au comptant qui ruinèrent la France pendant près de deux siècles, et dont le président Nicolaï demandait si énergiquement la suppression en 1787. Sans aucun doute, les intentions ne sont plus les mêmes, et les actes ne peuvent se comparer. Aucune époque, aucun pays n’a vu une administration aussi régulière, aussi exacte et aussi probe que la nôtre. On doit même reconnaître que l’administration, loin d’abuser du décret de 1807, songe à peine à s’en prévaloir, puisqu’elle ne s’en est servie que deux fois pendant vingt ans, bien qu’elle n’ait pas manqué d’occasions pour l’appliquer ; mais cette tolérance ne peut passer pour une garantie suffisante. On prétend que le droit existe, qu’il est dans la loi ; c’est une arme toujours prête, et qui peut tomber dans toutes les mains : voilà le danger. Nous vivons aujourd’hui dans un temps calme, où tout est régulier ; les finances sont gérées avec ordre ; l’emploi de la fortune publique défie tous les regards ; l’administration, qui puise sa sécurité dans sa loyauté même, appelle un examen scrupuleux sur tous ses actes : dans des circonstances pareilles, l’article 18 du décret de 1807 n’est pas dangereux. Mais supposez des crises politiques, des troubles civils, ou bien un de ces changemens plus redoutables qui altèrent la constitution par les tendances secrètes du pouvoir, et qui dénaturent le gouvernement sans violer les lois : dans tous ces cas, l’article 18 du décret de 1807 est un péril pour la société. Il supprime le droit de contrôle au moment même où ce droit est le plus nécessaire. Il désarme la cour des comptes au moment où cette magistrature aurait à remplir une de ces missions qui font la gloire des corps judiciaires, et dont le souvenir se conserve dans l’histoire avec honneur. En effet, qu’un gouvernement violent ou perfide fasse revivre l’article 18 dans toute sa rigueur, le fondement de la comptabilité s’écroule, le principe de l’ordonnancement arbitraire se répand dans tous les degrés du service financier ; les fonds des communes et des établissemens publics sont dépensés comme ceux du trésor, sans contrôle : à l’appui des paiemens, la cour des comptes ne reçoit plus de tous côtés que des chiffres, dont l’exactitude matérielle ne lui est pas même toujours démontrée !

En résumé, ne pas reconnaître à la cour des comptes le droit de faire produire les pièces qui justifient à ses yeux la légalité et la régularité des paiemens, c’est enchaîner sa conscience. Comme le dit le rapport au roi, c’est frapper la justice elle-même, car il n’y a point de justice là où l’examen n’est ni libre ni complet. Invoquer l’article 18 du décret de 1807, c’est faire revivre un droit auquel le pouvoir a formellement renoncé ; c’est contredire les termes de l’ordonnance de 1822 et changer tout le système de la comptabilité ; c’est entraver l’exécution de l’ordonnance de 1826 et de la loi de 1832, qui demandent à la cour des déclarations solennelles et un rapport public. L’article 18 du décret de 1807 est en opposition avec tous les principes de notre gouvernement. Il est contraire aux intérêts même de l’administration, qui le défend à peine, car il répugne à sa droiture. Peu nuisible jusqu’à présent, il peut devenir un danger grave. Si donc il est encore applicable, si l’ordonnance de 1822 et toutes les règles du gouvernement représentatif ne l’ont pas abrogé, c’est un mauvais principe qu’il faut effacer de nos lois. Tel est d’ailleurs l’avis de plusieurs jurisconsultes éminens, et entre autres de M. Dupin, qui s’est montré dans tous les temps un défenseur énergique de l’institution de la cour des comptes. Nous rappelons les propres paroles de M. Dupin prononcées à la tribune le 10 avril 1828 : « Il ne manque à la libre action de la cour des comptes que l’abrogation de l’article 18 de la loi du 16 septembre 1807, qui lui prescrit de s’arrêter au pour acquit des porteurs de certaines ordonnances, sans lui permettre de vérifier si ces attributions de deniers publics en formes mystérieuses trouvent leur justification au budget. »

La question que nous venons d’examiner est soulevée pour la seconde fois par la cour des comptes dans son dernier rapport au roi. M. d’Audiffret lui consacre un chapitre de son excellent livre, et la décide en peu de mots avec toute l’autorité de son savoir et de ses lumières. Il est inutile d’ajouter que l’honorable pair met dans sa discussion la réserve qui convient à sa position élevée et à sa profonde estime pour les pouvoirs publics qui sont en cause dans ce débat. On lira avec fruit, sur cette même question, une brochure de M. Eugène Goussard[4]. Cette brochure, qui a paru l’an dernier, embrasse un sujet très vaste. L’auteur cherche à démontrer que le droit attribué à l’autorité administrative de réformer les arrêts de la cour des comptes pour violation des formes ou de la loi est inconstitutionnel, et que la cour, dans ce cas, présente les moyens de se réformer elle-même. Quant aux recours motivés sur un excès de pouvoir, M. Goussard reconnaît la nécessité de les soumettre à l’autorité administrative. La manière d’envisager la doctrine de M. Goussard dépend beaucoup du caractère que prendra la réforme prochaine du conseil d’état. Tous les bons esprits sont d’accord sur ce point, que les limites naturelles des pouvoirs administratif et judiciaire doivent être respectées, et que l’un ne doit jamais empiéter sur l’autre. Mais cet équilibre est difficile à maintenir scrupuleusement dans la pratique. C’est la loi des gouvernemens de ne trouver la vérité qu’en dehors des principes absolus ; c’est aussi la loi de certaines institutions, d’un caractère à part, de n’être utiles et même possibles qu’en renonçant à satisfaire quelques-unes des exigences rigoureuses de leur principe. Toutefois, rien n’est plus sacré que les garanties d’une bonne justice, et si l’autorité judiciaire de la cour des comptes devait recevoir dans l’avenir les atteintes graves que semble redouter M. Goussard, si ce débat dont nous avons parlé devenait une lutte ouverte, où l’intérêt du pays fût méconnu, on peut prédire que l’opinion de M. Goussard aurait alors de nombreux partisans.


J. P.
  1. Chez Dufart, libraire, rue des Saints-Pères, 1.
  2. Voyez les opinions de M. Carré et de M. Dupin.
  3. On a parlé de la cour des comptes dans la dernière discussion du budget, mais la question du rapport au roi n’a pas été soulevée. Toutefois, on a traité une question importante, qu’il est permis de regarder comme résolue par l’évidence du vœu de la chambre et par les engagemens formels des ministres. Les comptes du matériel de l’état seront livrés au jugement de la cour comme les comptes en deniers. Ce matériel est de 800 millions. C’est une richesse énorme, dont l’emploi, jusqu’ici inconnu et quelquefois suspect, sera désormais entouré de toutes les garanties de publicité et d’examen. Ce résultat est dû en partie à l’insistance louable de M. Étienne fils, qui a trouvé du reste de nombreux appuis dans la chambre, et qui a été secondé par la parole incisive de M. Dupin.
  4. Chez Schneider et Langrand, rue d’Erfürth, 1. (De la Cour des Comptes et du Conseil d’État.)