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La Critique d’art au XVIIe siècle

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REVUE LITTERAIRE

LA CRITIQUE D’ART AU XVIIe SIECLE

Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, recueillies, annotées et précédées d’une Étude sur les Artistes écrivains, par M. Henry Jouin. Paris, 1883 ; Quantin.

Un article de ces Statuts et Règlemens de 1663 qui devaient constituer, pendant prés d’un siècle et demi, la charte fondamentale de l’Académie royale de peinture et de sculpture, avait édicté qu’entre autres pratiques estimées utiles aux progrès des études, « l’Académie s’assemblerait tous les premiers et derniers samedis du mois pour s’entretenir et exercer en des conférences sur le sujet de la Peinture et de la Sculpture, et de leurs dépendances, — et pour délibérer de leurs affaires. » Il faut supposer que, trois ans durant, jusque vers le milieu de l’année 1667, les « affaires » suffirent à défrayer les séances, puisque ce n’est qu’à cette date, en effet, que les conférences prescrites furent organisées définitivement. La première eut lieu le samedi 7 mai 1667, et les autres suivirent de mois en mois, assez régulièrement, pendant deux ans. Puis, diverses causes les vinrent interrompre ; on trouva que Félibien, chargé de les coucher par écrit, ne s’acquittait pas de la tâche avec assez de fidélité ; quelques-uns de ces entretiens dégénérèrent en discussions assez vives ; des académiciens, peu faits à l’art de parler ou d’écrire, se défièrent de leurs forces et se récusèrent ; Colbert lui-même, le protecteur de l’Académie, maintenant occupé d’autres intérêts, ne réveilla pas peut-être assez vivement un premier beau zèle qui se lassait. Cependant, bien qu’interrompue, la tradition de ces conférences ne se perdit pas, et jusque dans les dernières années du XVIIIe siècle, ceux des académiciens qui s’y sentaient du goût, — Oudry, par exemple, Restout, Cochin, le comte de Caylus, — s’ils n’en rétablirent pas l’usage, en empêchèrent du moins la prescription. C’est quelques-unes de ces Conférences que M. Henry Jouin vient d’avoir la très heureuse idée de réunir en volume, et l’idée, moins heureuse, de faire précéder d’une préface de sa composition. De la préface, nous nous tairons, de peur d’en avoir plus à dire qu’il ne serait agréable à M. Jouin. Mais il faut bien dire quelques mots du volume lui-même, et, tout intéressant qu’il soit, prévenir d’abord qu’il n’est ni tout ce qu’il pourrait, ni tout ce qu’il devrait être.

En effet, M. Jouin s’est contenté de réimprimer purement et simplement celles de ces conférences que Félibien, au XVIIe siècle, Watelet, au XVIIIe, dans son Dictionnaire des Arts, ou enfin, de nos jours, les éditeurs des Mémoires sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, avaient déjà publiées. Il y a entremêlé quelques autres morceaux dont les auteurs, comme Henri Testelin ou comme Antoine Coypel, avaient eux-mêmes, dans le temps, surveillé l’impression. Enfin, il a fait suivre chacune de ces conférences d’un « commentaire » tantôt plus court, tantôt plus long, qui, parmi beaucoup d’indications utiles, contient quelques erreurs ; et il s’en est tenu là. Or c’était justement ici qu’eût commencé le labeur utile. La bibliothèque de l’École des Beaux-Arts possède les originaux ou les copies de la plupart de ces conférences ; il eût fallu les consulter, et, sinon nous les donner toutes, du moins faire un choix entre elles, et ajouter ainsi quelque chose à ce que les prédécesseurs de M. Jouin nous avaient déjà fait connaître. J’imagine, pour ne produire ici qu’un ou deux exemples, qu’une conférence de Le Brun sur le Ravissement de saint Paul, de Poussin, ou encore une conférence de Tocqué sur la Peinture de portrait n’auraient pas fait si mauvaise figure dans ce volume. Autant en dirai-je d’une communication de Cochin sur son Voyage en Italie, ou encore des Réflexions de Falconet sur la sculpture. Car, même en supposant que ces conférences eussent été publiées quelque part, elles ne tiendraient pas moins très convenablement la place que s’est attribuée la préface de M. Jouin ; mais si, comme je le crois, elles sont encore inédites, on pensera que le compilateur est inexcusable de ne les avoir pas imprimées.

J’ajouterai qu’en recourant aux manuscrits M. Jouin eût évité quelques-unes de ces erreurs que nous signalions dans son commentaire. D’après les éditeurs des Mémoires sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie, M. Jouin attribue à Philippe de Champaigne une conférence sur un tableau de Poussin, — Éliézer et Rébecca, — lue en séance publique, le 10 octobre 1682. La conférence n’est pas de Philippe, mais de Jean-Baptiste de Champaigne ; et M. Jouin en eût trouvé la preuve dans les manuscrits. Un peu plus loin, M. Jouin dresse la liste exacte des quatorze conférences prononcées de 1669 à 1678 par le sculpteur Michel Anguier, et il a l’air de donner à entendre qu’il n’en serait arrivé jusqu’à nous que les titres. Mais les quatorze conférences d’Anguier sont à la bibliothèque de l’École des Beaux-Arts, et il en est au moins une, — Sur le corps humain considéré comme une forte citadelle, — qui, pour sa seule étrangeté, pour ce qu’Anguier lui-même en nomme le caractère « mystique et énigmatique » eût assez heureusement accompagné celle que M. Jouin nous a donnée. Un peu plus loin encore, M. Jouin reproduit l’analyse d’une conférence de Galloche, — Sur le Dessin et la Couleur ; — et, après nous avoir dit que Galloche aurait composé cinq conférences, il ajoute que, pour lui, sur les registres académiques, il n’a retrouvé trace que de quatre. Je puis l’assurer qu’elles existent toutes les cinq, et admirablement calligraphiées, et qu’il n’eût tenu qu’à lui de nous en donner le texte au lieu de la sèche analyse qu’il y a substituée. La nature même de ces erreurs en montre assez la gravité. M. Jouin, dans son commentaire, insinue perpétuellement que les discours ou conférences dont il n’a pas « retrouvé trace » ne doivent exister nulle part, ou même n’ont peut-être été jamais écrits. Le lecteur, mal informé, risque ainsi de croire qu’en fait de Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, il aurait là, dans le volume de M. Jouin, tout ce que les circonstances en ont épargné. Mais, au contraire, ce volume n’en contient qu’une faible, très faible partie, et ce qu’on en pourrait, ce qu’on en devrait publier est bien autrement considérable. Au lieu d’une seule conférence de Philippe de Champaigne, on en pouvait donner quatre. Au lieu de deux conférences de Nocret, on en pouvait donner cinq. Au lieu d’une conférence enfin de Michel Anguier nous avons dit qu’on en eût pu donner treize ou quatorze, et dont quelques-unes au moins, sur l’Hercule Farnèse ou sur le Laocoon, méritaient assurément, quelle qu’en puisse être aujourd’hui la valeur intrinsèque, d’être remises en lumière.

C’est que nous sommes en présence ici d’une tentative qui, lors même qu’elle aurait avorté, n’en demeurerait pas cependant moins importante au regard de l’histoire. On s’en va répétant que la critique d’art en France date seulement de Diderot, et beaucoup de gens professent qu’en même temps que le premier exemple, les Salons du philosophe nous en auraient légué l’inimitable modèle. Il n’en est rien. Mais ce qu’il faut dire, c’est que les Salons de Diderot ont jeté la critique d’art dans une voie fausse, tandis que cent ans avant lui les Conférences de l’Académie l’avaient dirigée dans la bonne, dans la vraie, dans la seule. L’Académie s’était peut-être exagéré l’utilité de la critique, dont l’action n’est jamais, ou rarement, immédiate et directe, quand elle s’était proposé « de tirer un résultat de chaque conférence et d’établir, sur les matières qu’on y agiterait, des maximes essentielles qui serviraient de préceptes aux écoliers. » Mais on avait tout sauvé quand on avait décidé que les résolutions de l’Académie « seraient accompagnées des raisons qu’elle aurait eues de se déterminer… et non pas exposées toutes simples et toutes nues au public, ainsi que des oracles que l’on serait obligé de croire. » Et comme c’étaient des peintres et des sculpteurs qui parlaient de leur art, les raisons de leurs « maximes » avaient tout d’abord été des raisons techniques, les seules qui soient véritablement instructives et les seules, par conséquent, qui soient de quelque prix. Car il est bien vrai que, comme on écrit pour être lu, de même, ou à peu près, on peint pour être vu, c’est-à-dire, dans l’un et dans l’autre cas, quoi qu’on en ait, pour être jugé par tout le monde ; mais il n’appartient qu’à la critique de motiver les jugemens de la foule, et elle ne le peut que par des considérans techniques. Une sculpture ne s’analyse pas comme une tragédie, ni un tableau ne se raconte comme un roman.

Cela ne veut pas dire, comme on affecte quelquefois de le croire, et comme l’amour-propre, au surplus, se le persuade fort aisément, que l’artiste soit seul juge de l’art ; mais cela veut dire que tout art a ses moyens d’expression qui n’appartiennent qu’à lui, et que ce sont des qualités de peintre qu’il faut, avant tout, demander au peintre. Le Brun, qui surchargeait ses figures de détails allégoriques, et par suite sa peinture d’intentions littéraires, fit un jour, sur le Ravissement de saint Paul, de Poussin, une conférence extrêmement curieuse, où il se donna la tâche de découvrir, selon ses propres expressions, « toute une théologie muette » dans la toile du maître. Les trois anges qui soutiennent le saint représentaient donc : le premier, l’effet de la Grâce prévenante ; le second, l’effet de la Grâce concomitante ; le troisième, l’effet de la Grâce triomphante ; et, jusque dans la couleur des draperies dont ils sont enveloppés, Le Brun prétendait discerner des rapports du rouge avec le triomphe, du jaune avec la concomitance, et du vert avec la prévenance. Mais, à la fin du discours, le peintre, l’homme de métier, l’artiste enfin ne pouvait heureusement s’empêcher de reparaître, et il concluait par ces mots : « Bien que j’aie donné à cette partie de la peinture dont je viens de parler l’honneur et l’avantage d’être toute spirituelle, je n’entends pas pour cela qu’on la considère comme une chose principale… Mais je veux dire que quand un tableau est bon en toutes ses principales parties…, s’il arrive que cette partie spirituelle s’y rencontre, alors elle donnera un grand éclat à tout l’ouvrage. » C’est cette « partie spirituelle, » on le sait, que, depuis Diderot, la critique d’art s’est surtout efforcée de mettre en relief. Mais ce sont ces « principales parties de la peinture, » au contraire, que les membres de l’Académie royale s’étaient proposé d’analyser et de définir dans les tableaux qu’ils expliquaient. Nocret, dans sa conférence sur les Pèlerins d’Emmaüs, me parait avoir bien exprimé le principe qui les guidait. C’est qu’il n’y a pas eu dans l’histoire de peintre célèbre qui « n’ait possédé quelque partie de la peinture plus parfaitement que les autres, et à qui la nature n’ait donné en partage quelque talent particulier. » Il a raison. La critique d’art n’a parlé convenablement ni d’un tableau, ni surtout d’un maître, — et quand il serait du second ou du troisième ordre, — tant qu’elle n’a pas découvert, signalé, catalogué pour ainsi dire, une partie de la peinture qu’il ait possédée plus parfaitement que ses prédécesseurs ou ses contemporains. Les membres de l’Académie, royale ne se sont appliqués à rien plus consciencieusement qu’à signaler ces qualités qui font les maîtres, et montrer, en quelque sorte, au doigt, l’originalité de Raphaël ou de Titien.

Là est le véritable intérêt de ces conférences : ce sont des artistes qui parlent de leur art. Ils démêlent dans une œuvre d’art, dans la Sainte Famille ou dans l’Ensevelissement du Christ, dans le Laocoon ou dans l’Hercule Farnèse, les qualités qui rendent raison à la foule de ce qu’il y a toujours de vague et de confus dans la sincérité même de son admiration. Peu de phrases, beaucoup de faits. Assurément s’ils ont affaire avec Raphaël, ils n’omettront pas d’observer « qu’ayant à peindre saint Michel dans une action qui exprime la force et la puissance de Dieu, Raphaël a donné à sa figure une beauté mâle et vigoureuse, » parce qu’effectivement, il entre, si je puis ainsi dire, assez de pensée dans la peinture de Raphaël pour que le détail psychologique y vaille la peine d’être signalé. Mais s’ils ont affaire avec Titien, sans s’imposer l’étroite obligation de ne pas y parler d’autre chose, ils y admireront de préférence « l’artifice des couleurs et leur belle harmonie, » et ils insisteront longuement, avec une satisfaction visible et un plaisir d’hommes du métier, sur l’arrangement des jaunes et des bleus, des rouges et des verts, qui, par leur union ou leur contraste, concourent à cette harmonie de l’ensemble. C’est ce qu’il y a d’inestimable. Leurs raisons valent ce qu’elles valent. Elles sont bonnes ou elles sont mauvaises, mais ce sont des raisons d’artiste, et si quelquefois, comme à tout le monde, il leur arrive de prendre leurs préjugés pour des raisons, ce sont encore des préjugés d’art. Dans une dissertation sur l’Effet des ombres ils parlent donc en hommes qui connaissent les difficultés du clair et de l’obscur, et dans un discours sur l’Art de traiter les bas-reliefs ils apportent les argumens que leur a suggérés la pratique. Dominés avant tout par la nécessité de leur art, discutant avec leurs confrères de l’Académie royale, s’adressant à des élèves dont ils ont les progrès et le succès à cœur, ils demeurent sculpteurs ou peintres. Et quant aux grandes questions d’esthétique, bien loin qu’elles leur demeurent fermées, au contraire, ils les traitent comme elles doivent être traitées, c’est-à-dire a posteriori, selon que l’examen des œuvres les leur impose, et non pas pour les imposer aux œuvres, a priori, selon la méthode ordinaire aux esthéticiens de profession.

Trois de ces questions, entre plusieurs autres, paraissent avoir, non-seulement à l’origine, mais jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, préoccupé l’Académie. La première est de l’importance relative du dessin et de la couleur. Elle se posa dès les premières conférences, et, après que Le Brun eut parlé du Saint Michel, de Raphaël, Philippe de Champaigne ayant parlé de l’Ensevelissement du Christ, de Titien, on vit deux camps se former : les partisans de Raphaël et les partisans de Titien, les dessinateurs et les coloristes. À la quatrième conférence, la guerre éclata. Mignard, — Nicolas Mignard, non pas Pierre, qui n’était pas encore académicien, — parlant de la Sainte Famille de Raphaël, y avait loué particulièrement le maître « d’avoir terminé les figures de ses contours sur les parties qui leur servaient de fonds, sans s’être servi de reflets trop sensibles. » Quelqu’un de la compagnie, que Félibien ne nomme pas, prit feu là-dessus, et déclara « que, bien loin de condamner les reflets dans un ouvrage, ils y devaient être exactement observés ; que Titien avait toujours ainsi fait ; et que cette omission de reflets dans le tableau de Raphaël était un manquement qu’on ne saurait excuser. » Ce quelqu’un allait un peu loin. Aux séances suivantes, la discussion s’envenima. Un peintre aujourd’hui bien oublié, Blanchard le neveu, prit le parti de la couleur contre le dessin, de « l’école de Lombardie, » comme on disait alors, contre « l’école de Rome, » et Le Brun, au contraire, préoccupé surtout des exigences de l’enseignement, la cause du dessin contre la couleur. Le grand peintre était de ces hommes, on le sait, qui n’ont jamais raison modérément. Si l’on en croit Guillet de Saint-George, l’historiographe de l’Académie, et que l’on lise, comme il faut lire les historiographes, entre les lignes de son récit, les choses allèrent assez loin pour qu’il devînt utile ou prudent d’interrompre les conférences, et c’est même de ce temps-là qu’elles n’eurent plus lieu qu’à des intervalles assez irréguliers. À défaut des discours de Blanchard et de Le Brun, que nous a refusés M. Jouin, nous avons, dans une conférence de Testelin, qui fut prononcée en 1679, un résumé fort bien fait de toute la discussion. Il ne paraît pas que l’on y ait échangé des observations bien curieuses. L’argument des coloristes mérite néanmoins d’être relevé. C’est que « la fin de l’art étant d’imiter la nature,… la couleur en sa perfection représentait toujours la vérité, tandis que le dessin ne pouvait représenter que la possibilité. » On leur répondait que, justement, « sous prétexte de donner ainsi plus de force et d’éclat à leurs ouvrages, ils s’éloignaient entièrement de l’imitation du naturel, aussi bien dans la couleur que dans la forme. » Au fond, c’était déjà le mot fameux, que le dessin est la probité de la peinture. « Si l’on doit estimer les tableaux par la vraie et naturelle représentation des choses, il ne faut pas faire comparaison de ceux de Titien avec ceux de Raphaël, puisque Titien n’a jamais pensé en travaillant ses ouvrages qu’à leur donner de la beauté et à les farder, pour ainsi dire, par l’éclat des couleurs, et non pas à représenter les objets régulièrement comme ils sont. » Ainsi décida l’Académie.

Une autre question, vers le même temps, ne fut pas moins vivement débattue : c’est la question de la couleur locale ou des mœurs, comme on disait alors, et comme on faisait bien de dire, attendu qu’en peinture le mot de couleur locale a un sens très déterminé, qui n’est pas du tout celui qu’on lui donne en littérature. Le siècle présent s’est libéralement décerné la louange d’avoir inventé la couleur locale. Au dire des préfaces romantiques, on ne saurait guère que depuis 1830 reconnaître Agamemnon d’avec Louis XIV, ou distinguer les temps entre la cour de Versailles, et celle d’Ecbatane ou de Persépolis. Peut-être, après cela, ne serait-il pas difficile de prouver aujourd’hui que l’Espagne d’Hernani n’a rien de plus espagnol que l’Espagne du Cid, ou que la Bataille du Granique, de Le Brun, est tout aussi grecque en son genre, et même orientale, que l’Entrée des croisés, d’Eugène Delacroix, est bosphorique et féodale. Mais ce n’en est pas le lieu. Tenons-nous-en à nos conférences, et bornons-nous à constater que dans l’Académie royale, toutes les fois qu’il s’agit d’une toile de Titien ou du Véronèse, on est à peu près unanime à y critiquer la disconvenance des sujets et de la manière décidément trop libre de les représenter. Lorsque Nocret prend pour matière de son discours les Pèlerins d’Emmaüs, il commence par déclarer que : « comme Paul Véronèse avait une façon de vêtir ses figures qui, d’ordinaire, n’était pas fort convenable aux sujets qu’il traitait, et que c’est en quoi on ne doit point l’imiter, il n’en parlerait point. » Lorsque Louis Boulogne, à son tour, parle sur la Vierge au Lapin, il n’omet de reprocher à Titien ni « d’avoir donné un habit de Vénitienne à sainte Catherine, qui devait être vêtue à la manière d’Égypte, pays de sa naissance et de son séjour, » ni d’avoir dans les fonds « représenté une ville et des clochers dont les aiguilles et la structure sont à la moderne, contre ce qui se pratiquait dans le siècle et la patrie de sainte Catherine, » ni d’avoir placé là « un berger à la tête d’un troupeau, et un lapin qui, au milieu d’un groupe de personnes sacrées, ne peut passer que pour une minutie. » Poussin lui-même n’échappe pas à ce genre de critique, et Jean-Baptiste de Champaigne se plaint avec vivacité que le maître « n’ait pas traité le sujet de son tableau avec toute la fidélité de l’histoire, » quand, s’étant proposé de peindre Éliézer et Rébecca, il a retranché de sa toile « la représentation des chameaux dont l’Écriture fait mention. »

Ces citations, que l’on pourrait multiplier, sont caractéristiques. C’est, au surplus, l’originalité de l’école française dans l’histoire de l’art que d’avoir accordé de tout temps une singulière importance à ce que l’on pourrait appeler la beauté rationnelle de la composition. Il ne nous suffit pas, comme aux Vénitiens, par exemple, et aux Hollandais, que les détails aient par eux-mêmes de l’agrément ou du prix ; nous voulons encore qu’ils aient leur raison d’être, — on serait tenté de dire leur justification et leur utilité, — dans la constitution naturelle du sujet. Nous demandons, et nos peintres, de leur côté, tout en proclamant avec Poussin que « la fin de la peinture est la délectation, » s’imposent quelque chose de plus que de flatter les yeux ; ils veulent aussi satisfaire l’esprit. Un Français mêlera toujours je ne sais quel vague regret à la sincérité de son admiration pour un chef-d’œuvre tel que les Noces de Cana, du Véronèse, mais quand il louera dans les Pèlerins d’Emmaüs, de Rembrandt, la vulgarité même et la réalité fortement accentuée des types, ce ne sera jamais que par une espèce d’abjuration de son goût national et un courageux effort d’impartialité théorique. On peut craindre, à la vérité, que nous ne nous soyons pas toujours assez tenus en garde contre cette disposition à chercher dans la peinture et y réclamer des qualités qui ne sont qu’occasionnellement pittoresques. C’est une erreur à l’artiste que d’affecter la réputation du penseur. Ni la sculpture, ni la peinture ne sont évidemment des modes d’expression de la raison pure. Passe encore de peindre « pour les gens d’esprit, » ou même, comme on en fait un mérite à Poussin, « pour les philosophes ; » mais peindre « pour les logiciens, » il est permis de dire que c’est excéder les bornes de la peinture. L’importance trop grande accordée par l’école française à la composition rationnelle nous a fait tomber de proche en proche à la peinture littéraire. S’il y a vraiment dans le tableau de Poussin : les Israélites recueillant la manne dans le désert, toutes les intentions que Le Brun y discerne, il faut bien convenir que toute cette psychologie pittoresque approche parfois de la puérilité. Nous n’avons pas su nous retenir sur la pente. Ai-je en effet besoin de faire une fois de plus remarquer la place que le sujet, c’est-à-dire l’anecdote, le fait divers, — pour ne pas dire la devinette, — a prise dans notre peinture moderne ? Comme s’il y avait quelque chose de moins pittoresque au monde que le motif lithographique, le Convoi du pauvre, ou le Départ de l’émigrant ? Mais, d’autre part, il n’est pas moins vrai que, dans les grands sujets, la composition et l’ordonnance importent, et qu’elles y sont régies par des lois qui ne sont pas uniquement celles de la couleur et du dessin. C’est une question de mesure, on pourrait dire même : c’est une question de dimension.

Si donc l’école, par la suite, eut le tort certain de s’exagérer l’importance de cette partie de la peinture, jusqu’à y sacrifier les autres, l’Académie royale eut raison pourtant, dans ses conférences, d’y accorder plus d’attention que n’avaient fait en général les écoles d’Italie. Testelin avait raison quand il reprochait au Bassan, dans un tableau qui représentait le Retour de l’enfant prodigue « d’avoir éloigné les figures principales dans le derrière du tableau et de les avoir fait fort petites, tandis qu’il faisait paraître sur le devant une grande cuisine et des gens qui habillent un veau gras. » Coypel encore, quelques années plus tard, avait raison de reprocher au Dominiquin d’avoir introduit, dans son Martyre de saint André « un soldat qui, en faisant un effort pour tirer une corde, tombe à la renverse, et donne occasion à ses compagnons de rire et de se moquer de lui. » Mais je crois, pour en revenir à Poussin, que Le Brun n’avait pas tort quand il soutenait contre Champaigne que le maître avait bien fait de retrancher de son tableau d’Eliézer et Rébecca la représentation des dix chameaux de l’Écriture : en premier lieu, parce que dix chameaux auraient fait, en tout état de cause, une « étrange caravane ; » et, en second lieu, parce qu’il faut en peinture, comme ailleurs, « rejeter du sujet les objets bizarres qui pourraient débaucher l’œil du spectateur, et l’amuser à des minuties. » Bien n’est plus choquant que ces disparates aux yeux des gens du XVIIe siècle, et le secret de la perfection que leurs œuvres respirent est précisément le courage, — car il y faut du courage, — avec lequel ils savent sacrifier la curiosité du détail à l’effet calculé des ensembles. Je me reprocherais de ne pas ajouter que Le Brun, ce jour-là, poussé jusque dans ses derniers retranchemens par cet obstiné Champaigne, crut devoir à toutes ces raisons joindre cette raison suprême, et amusante : « que M. Poussin avait pu supposer sur un fondement solide que ces animaux avaient été tirés à l’écart, comme si la bienséance eût exigé qu’on les eût séparés d’une troupe de filles agréables, surtout dans le temps que l’on allait contracter un mariage avec une d’entre elles ; ce qui demandait toute la circonspection et la propreté d’une entrevue galante et polie. »

Toutes les questions se tiennent. En peinture comme en littérature, la question de la couleur locale avoisine de très près la question du naturalisme dans l’art. On sera peut-être bien aise, en passant, d’apprendre que ce mot, si fort à la mode aujourd’hui, et, en effet, beaucoup mieux composé que le mot de réalisme, s’employait au XVIIe siècle déjà dans le sens exact où nous le remployons depuis quelques années : « L’opinion qu’on appelle naturaliste, dit expressément Testelin, estime nécessaire l’imitation exacte du naturel en toutes choses. » Sur cette question, comme sur les précédentes, l’Académie se divisa. C’était assez la mode alors de « charger les contours, » d’en exagérer la force ou l’élégance, et, selon l’expression consacrée, « d’y donner le grand goût. » Il y avait des formules consacrées pour donner aux objets « le goût puissant ; » et il y en avait pour leur donner « le goût terrible. » Les naturalistes soutenaient « qu’il était ridicule de proposer à de jeunes étudians de réformer les objets naturels par ces prétendues charges d’agrément, qui leur remplissaient les esprits d’idées incertaines, et les rendraient à la longue incapables d’imiter les objets avec justesse. » Mais leurs adversaires invoquaient les grands exemples, et répondaient que « s’assujettir à imiter un naturel faible et chétif, ainsi qu’on les rencontre communément, ne pouvait que détourner les étudians, et les porter au contraire à une manière petite et faible. » Ce sont des argumens connus dans une discussion connue. Il en est un plus subtil, et plus profond, que fit valoir Louis Boulogne, dans sa conférence sur la Vierge au lapin ; c’est que « l’antique et les tableaux de maîtres se voient toujours dans la même attitude, au lieu que le naturel ne peut demeurer longtemps dans le même état, et change si souvent de disposition que, si l’on tombe dans une première faute, le moyen manquant de la corriger, elle en engendre invinciblement une longue suite. » Si de cette observation on rapproche l’observation de Gérard van Opstal, dans sa conférence sur le Laocoon : « que les fortes expressions ne se peuvent apprendre d’après le modèle, parce qu’on ne saurait le mettre en un état où toutes les passions agissent en lui et que, d’autre part, il est difficile de les copier sur les personnes mêmes en qui elles agiraient effectivement, à cause de la vitesse des mouvemens de l’âme ; » on a les deux principales raisons qui, dans tous les temps et dans tous les arts, soutiendront, contre les excès du naturalisme, les droits de la tradition et l’empire des maîtres. Les naturalistes furent d’abord battus. En 1721, détournant un mot de La Bruyère, Antoine Coypel pouvait dire encore « que Michel-Ange et Raphaël avaient peint les hommes meilleurs par la grandeur de leur goût et l’élévation de leurs idées ; que Titien les avait faits semblables ; et que les Flamands et les Hollandais les avaient faits plus méchans par la bassesse des sujets et leur petit goût de dessin. » Mais une évolution se préparait déjà. Coypel constate lui-même qu’il a vu, de son temps, mépriser d’abord « tout ce qui n’était pas Poussin, » puis les Bolonais succéder à Poussin dans l’estime des peintres, Rubens aux Bolonais, et Rembrandt à son tour à Rubens. S’il en faut croire une conférence d’Oudry, datée de 1749, ce serait dans l’atelier de Largillière qu’aurait commencé cette réhabilitation de l’école flamande et hollandaise : « M. de Largillière m’a dit une infinité de fois que c’était à l’école de Flandre, où il avait été élevé, qu’il était particulièrement redevable de ces belles maximes dont il savait faire un si heureux usage, et il m’a souvent témoigné le regret qu’il avait du peu de cas qu’il voyait faire à la nôtre des secours abondans qu’elle en pourrait tirer. » Et conséquent avec ses principes, Largillière ne balançait pas à prêcher en toute occasion « l’imitation du naturel » sans jamais admettre que l’on en prétendît « corriger les défauts ou l’insipidité. » Tout ce qu’il concédait, c’est que, s’il eût eu lui-même « à travailler l’histoire, » il se fût procuré des figures de différens caractères, « un modèle plus fin, par exemple, pour faire une figure d’Apollon, un modèle plus fort et plus carré pour faire un Hercule, et ainsi du reste. »

Le lecteur aura sans doute remarqué comme toutes ces controverses, encore aujourd’hui, sont actuelles, par la raison toute simple qu’aujourd’hui comme alors, les questions qui s’y agitent sont éteréternelles. Il lui paraîtra peut-être plus curieux de voir de quelle façon magistrale y sont aussi traitées quelques questions, — celle du Plein air, par exemple, ou celle des Valeurs, — que nous considérons volontiers comme nouvelles, pour ne pas dire contemporaines : « Je ne sais pas, disait Fromentin, ici même, il y a quelques années, quelle était, doctrinalement parlant, l’opinion de Pierre de Hooch, de Terburg et de Metzu sur les valeurs, ni comment ils les nommaient, ni même s’ils avaient un nom pour exprimer ce que les couleurs doivent avoir de nuancé, de relatif, de doux, de suave, de subtil dans leurs rapports. » Nous n’avons pour répondre à cette interrogation l’opinion authentique ni de Terburg, ni de Metzu ; mais, pour nous assurer que nos peintres du XVIIe siècle avaient des mots propres à exprimer ce que les « couleurs ont de relatif dans leurs rapports, » nous n’avons qu’à les lire sur Titien ou le Véronèse ; et, pour nous convaincre que l’école flamande possédait à fond la théorie des valeurs, nous n’avons qu’à méditer les paroles et les leçons de Largillière : « Vous savez que dans le coloris on regarde deux choses : la couleur locale et le clair-obscur ; que la couleur locale n’est autre chose que celle qui est naturelle à chaque objet, et que le clair-obscur est l’art de distribuer les clairs et les ombres avec cette intelligence qui fait qu’un tableau produit de l’effet. Mais ce n’est pas assez d’en avoir cette idée générale : le grand point est de savoir comment il faut s’y prendre pour bien appliquer cette couleur locale et pour acquérir cette intelligence qui la met en valeur par comparaison avec une autre. C’est là, à mon sens, l’infini de notre art… » Il faisait ensuite une application du principe à une toile de Titien, ou d’un « bon maître de l’école flamande, » exerçait ses élèves à voir sûrement « ce que les couleurs font les unes contre les autres, » leur répétait « qu’il n’y a point de règle ni de dose qui puisse donner une teinte de quelque espèce qu’elle soit, » et finissait en leur faisant peindre, seul, sur une toile, « un bouquet de fleurs blanches, » ou « un vase d’argent, » rendus dans « leur vrai. » Puis, ramassant en quelque sorte les parties successives de la leçon, il concluait ainsi : « La nature bien vue vous peut seule donner ces lumières originales qui distinguent l’homme supérieur d’avec l’homme commun. Je dis bien vue, car, si vous ne la voyez sans cesse avec les yeux de comparaison que je vous demande, il n’y a rien de fait. Vous comprenez bien que ce ne serait pas la voir comme il faut que de la soumettre à un goût particulier que vous auriez pris pour un coloris de manière qui ne ferait que vous la déguiser à vous-même… Non, il faut qu’il n’entre pas un objet dans votre tableau, ni principal, ni accessoire, que vous n’ayez étudié dans cet esprit de lui donner la couleur juste qu’il doit avoir par lui-même, et que le ton de cette couleur soit réglé par les objets dont il est environné. » J’ai tenu à détacher de cette page, pour le mettre plus en lumière, un mot qui devrait être gravé, c’est le cas de dire, en lettres d’or au fronton de toutes les écoles : « Les principes sont faits pour vous mettre vis-à-vis de la nature. » N’est-il pas vrai là-dessus que lorsque Oudry nous dit « que les idées de son maître sur la couleur passaient toute imagination pour la beauté dont elles étaient, » à peine a-t-on le courage de le taxer d’un peu d’exagération ? Il est impossible au moins de ne pas admirer l’aisance et la supériorité de langue avec laquelle sont traitées dans cette conférence les « choses d’atelier, » comme on les appelle ; et ces quelques pages mériteraient d’être classiques.

La théorie du Plein air n’est pas beaucoup moins explicite dans une conférence de Sébastien Bourdon sur la Lumière que dans la conférence d’Oudry la théorie des valeurs. Il n’y a que les expressions de changées. Ce que nous appelons les valeurs, Oudry, d’après Largillière, l’appelait les oppositions, et, avant Largillière, on l’appelait les reflets ; pareillement, ce que nous appelons le plein air, Sébastien Bourdon l’appelait tout simplement la lumière. Ce n’est pas qu’au besoin, tout comme Largillière use du mot valeur, il ne se serve aussi du mot plein air. Il reproche notamment au Caravage de n’avoir « plus su peindre des figures en plein air, » à dater du jour qu’il eut fait acquisition de sa manière nocturne et de sa lumière fausse. Mais cependant l’expression n’est pas encore significative de toute une théorie. Dans cette ingénieuse conférence, le jour est divisé en six parties : l’aube du jour, le lever du soleil, le matin, le midi, l’après-midi, le soleil couchant. « La lumière qui luit dans ces six instans du jour varie dans ses effets à chacun de ces instans, et à chaque fois, elle prend un caractère particulier et distinctif qu’aperçoit aisément quelqu’un qui apporte à sa contemplation des yeux de peintre. » Bourdon définit assez heureusement ces caractères particuliers et distinctifs. Un pas de plus, et il était en possession de ce principe fondamental du paysage moderne qu’à chaque heure du jour la nature a, pour ainsi dire, son frisson particulier, et que c’est ce frisson qui, en vibrant dans la toile, lui donne cet air d’individualité et presque de personnalité même que nous y apprécions surtout. Mais il était peintre d’histoire ! Il s’avisa donc que, « dans un esprit philosophique, » les différens modes de la lumière « étaient autant d’agens qui influent sur l’âme et l’affectent de mouvemens et de désirs divers, » et là-dessus, s’attachant surtout à marquer les différentes actions, — actions de mouvement, actions de repos, — auxquelles conviennent les diverses lumières, s’il ne manqua pas son sujet, on peut dire du moins qu’il le rétrécit singulièrement, et le diminua de portée. On n’y trouvera pas moins des observations curieuses, et toutes, comme il convient en critique, tirées de l’étude et de l’analyse des œuvres, des Soleils levans de Claude Lorrain et des Bacchanales de Titien.

Indépendamment de l’intérêt spécial qu’elles offrent, et dont nous n’avons pu donner qu’une idée trop sommaire, il y aurait maintenant à dire quelques mots de l’intérêt général de ces conférences. On y pourrait relever, par exemple, l’idée que tous ces maîtres de l’art français se font de la dignité de leur art. Je ne parle pas des déclamations un peu pompeuses, en même temps qu’un peu naïves, d’Antoine Coypel sur l’Excellence de la peinture ; où peu s’en faut que les grands hommes ne soient estimés à mesure du cas qu’ils ont fait des peintres de leur temps et des décorations dont ils les ont honorés. « Stella fut chevalier de Saint-Michel aussi bien que Le Brun… Mignard de même… Carle Maratte a été fait chevalier par les mains du pape en plein sénat… » Mais je veux parler, et le lecteur en a sans doute entrevu quelque chose, de l’étendue d’instruction et de la qualité d’éducation qu’ils exigent ou au moins qu’ils réclament du peintre. Il est vrai qu’il y allait pour eux d’une question de vie ou de mort. En effet, dans les premiers temps de l’Académie royale, quand elle était encore aux prises avec la corporation des « maîtres, » il s’agissait de savoir s’ils demeureraient, comme jadis, confondus parmi les artisans, ou s’ils prendraient rang dans la société de leur temps et deviendraient des artistes. Leur situation dans le monde, si l’on peut s’exprimer ainsi, dépendait de ce qu’ils sauraient allier d’habitudes libérales avec la pratique de leur art. Mais le fait n’en est pas moins là. Ce sont des esprits cultivés, et quelques-uns d’entre eux, si je ne me méprends pas à la valeur des fragmens que j’en ai cités, sont presque des écrivains. Je donnerais Greuze tout entier, y compris la Cruche cassée, pour quelques tableaux de Poussin à choisir ; et je donnerais tout ce que Diderot a pu dire de Greuze ou de Boucher pour trois ou quatre conférences de Le Brun ou de Philippe de Champaigne. Le cartésianisme y tient sa place, tout comme le sensualisme dans les Salons du philosophe. On peut même trouver qu’ils prennent trop à la lettre la doctrine des « esprits animaux ; » et certainement, dans les premières années surtout, ils en abusent. L’effort qu’ils font pour y conformer notamment leur esthétique de l’expression n’est pas moins remarquable et significatif. On n’a peut-être pas encore assez étudié l’histoire de l’art français au XVIIe siècle dans ses rapports étroits avec la littérature, et même la philosophie, pour ne pas dire la théologie du temps. Enfin la biographie des artistes peut tirer, elle aussi, profit du recueil de ces conférences. Était-ce une de ces idées qui vous viennent on ne sait d’où, qui s’enfoncent dans la mémoire, et que l’on tient pour vraies sans pourtant les avoir jamais vérifiées ? Mais, comme je trouvais dans la pompe décorative des grandes machines de Le Brun je ne sais quoi de contraire, et réciproquement, dans la froideur janséniste des Champaigne je ne sais quoi d’analogue à l’ordinaire sévérité du peintre des Sept Sacremens, je croyais que les Champaigne eussent été dans l’Académie naissante les défenseurs naturels de la gloire de Poussin, et Le Brun plutôt son adversaire. Mais tout au rebours : c’est les Champaigne qui, parmi toutes leurs protestations d’estime et d’admiration sincère, saisissent volontiers l’occasion de chicaner Poussin, et c’est Le Brun qui, chaque fois, prend sa défense avec une chaleur de cœur et une vivacité d’éloquence qui, pour beaucoup de raisons, lui font tout à fait honneur.

Après tout cela, il faut bien en revenir au grand intérêt de ces Conférences et, en terminant, comme en commençant, ne pas craindre d’y trop appuyer : c’est de la critique d’art faite par des artistes, par de très grands artistes, et cent ans avant que Diderot se soit emparé du genre pour le corrompre. On a vu que, pour être technique, elle n’était pas moins accessible, je veux dire intelligible à tous. Fût-elle plus technique encore, elle serait encore la bonne. Et il ne faut pas dire là-dessus que les questions de technique ne relèvent que du métier, que le public n’a cure des moyens qui servent à atteindre la fin, et qu’en toutes choses il ne peut et ne doit prendre d’intérêt qu’au résultat. C’est une question de technique aussi, de métier donc, si l’on veut, que de savoir où gît le secret de la splendeur du style de Bossuet et de la lucidité du style de Voltaire. Mais évidemment cette splendeur et cette lucidité sont des effets, qui ont des causes, et toute critique ne serait qu’une oiseuse et rhétoricale amplification qui n’aurait pas pour premier et dernier objet la recherche de ces causes. N’est-il pas étonnant, au surplus, que les mêmes gens qui savent si bien quelle est, en littérature, la valeur et l’importance du style, c’est-à-dire de la forme, ne se rendent pas compte qu’en peinture ou en sculpture, la forme, c’est-à-dire l’invention dans l’exécution, a bien plus d’importance et de valeur encore ? Ils devraient pourtant réfléchir que les mots veulent dire quelque chose, et que la peinture et la sculpture s’appellent les arts plastiques. C’est l’originalité de leur crayon, et, si je puis m’exprimer ainsi, c’est l’individualité de leur palette qui classe les peintres entre eux, comme c’est l’individualité de l’expression et l’originalité du tour qui classent les écrivains. La critique n’a donc rien fait tant qu’elle n’a pas trouvé l’explication de cette originalité de l’artiste, et elle ne l’a pas trouvée tant qu’elle n’est pas descendue au dernier détail de la technique. Mais comment y descendrait-elle, si ce n’était en interrogeant les artistes eux-mêmes sur leur art ? Je crois avoir montré qu’ils n’avaient pas, il y a deux cents ans déjà passés, de répugnance à nous répondre. Apprendrai-je aux lecteurs de ce regretté Fromentin et de M. Eugène Guillaume qu’ils n’en manifestent pas aujourd’hui davantage ?


F. Brunetière.