La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Chapitre 10

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 50-52).


CHAPITRE X


APERÇU HISTORIQUE SUR LES SAGAS


Tout document ancien doit être soumis à un examen approfondi. Son authenticité doit être reconnue avant qu’on puisse faire état de son contenu. Cet examen a été fait depuis un siècle par un grand nombre de savants éminents, comme Rafn, Storm, Fischer, Vignaud, etc…

Tous estiment que les textes que nous possédons remontent au xive et au xve siècles et sont entièrement authentiques ; qu’ils reproduisent une source plus ancienne, dont nous ne possédons en copie conforme que des fragments. Encore ne saurait-on affirmer qu’il n’y ait eu qu’une source écrite originelle transcrivant une tradition orale unique.

D’un même fait, ou d’une même série de faits ont pu dériver une ou plusieurs traditions orales, sources elles-mêmes de transcriptions différentes. Ces transcriptions ne sont même peut-être pas des œuvres complètes, mais seulement, tout au moins pour le Flatey Bok, des fragments.

Les quelques sentiments de méfiance qu’on pourrait avoir, du fait des retouches et des péripéties des textes, sont levés par le fait que les deux Sagas d’Eirik et de Karlsefni ne sont pas les seuls documents où l’on traite du Vinland, mais elles sont de beaucoup les plus complètes.

On trouve des allusions aux découvertes normandes dans : Adam de Brême[1], un voyageur et écrivain allemand du xie siècle. Il fut reçu par le roi de Danemark, Svend, fils d’Estrid, qui lui parla des découvertes des Normands et du Vinland.

Ari-Frôde[2], Ari le savant, qui écrivit, au début du xiie siècle l’Islendinga bók, y rapporte les souvenirs de son oncle Thorkell, fils de Gellis « qui avait une bonne mémoire » et avait vécu près des événements.

En outre, le Landnama Bók, la Saga d’Olaf, fils de Tryggva, la Krisini Saga (xiiie siècle), le manuscrit 194 de la collection Arna Magnoea, de Copenhague, l’Eyrbyggja Saga (milieu du xiiie siècle), la Grettir Saga (fin du xiii- siècle) contiennent des passages où il est parlé du Vinland comme d’un sujet généralement connu. Certains de ces documents situent même dans le temps certaines phases de l’aventure. C’est ainsi que la Saga d’Olaf place la visite de Leif, fils d’Eirik, chez le roi Svend à l’hiver 999-1000. C’est un repère intéressant.

Dans la deuxième partie, on trouvera des renseignements tirés de la géographie ancienne qui viennent recouper, corroborer et confirmer ceux des Sagas.

Aussi nettes que soient ces allusions ou ces confirmations, ce ne sont que quelques documents fragmentaires, souvent très courts. Les deux Sagas, au contraire, sont des textes considérables, et c’est l’aventure du Vinland qui en forme la trame.

La Saga qui conte les fastes de la famille d’Eirik est contenue dans le Flatey Bók. Cet ouvrage se trouve à la Royal Library de Copenhague. Elle contient plusieurs Sagas et fut composée entre 1387 et 1395, en grande partie par le prêtre Jon, fils de Thordar.

La Saga de Thorfin Karlsefni est rapportée par deux documents, le Hauk’s Bók et les Manuscrits 544 et 557. M. Finnur Jonnson, maître éminent en littérature scandinave ancienne, pense que ces deux derniers manuscrits ne sont que des copies d’un même document.

Ces Sagas et l’histoire du Vinland, d’ailleurs connues durant la Renaissance dans certains cercles savants du Nord, tombèrent bientôt dans l’oubli.

Elles en furent tirées en 1705 par Torfeus, de son nom danois Torfesen, qui publia cette année-là « l’Historia Vinlandiae antiquae ». Puis, une nouvelle période d’oubli s’ensuivit jusqu’en 1837, où Rafn ouvrit, par son Antiquitates Americanae, la longue série d’ouvrages modernes, dont la Bibliographie jointe à la présente étude donne un aperçu bien incomplet.

Dans les pays du Nord, et en Amérique, nombreux sont les écrivains et les savants qui ont étudié la question, soit au titre de la découverte de l’Amérique, soit au titre de la littérature Scandinave, soit simplement dans divers travaux touchant l’Amérique du Nord.

À l’origine, la plupart suivirent l’école de Rafn et de Storm. Dans les dernières années des thèses différentes apparurent. Nansen, d’un côté, condamna les Sagas. Il ne voulut les considérer que comme des pastiches des vieilles légendes de l’antiquité. Steensby, de l’autre côté, sortit de la voie ordinaire qui menait les Normands sur les côtes des États-Unis et plaça le Vinland à l’intérieur du Canada. Hovgaard et Fossum, enfin, par une étude plus scientifique et critique, conclurent que l’aventure de Leif et celle de Karlsefni avaient eu des théâtres différents, et Fossum pense même que la Saga de Karlsefni est l’œuvre islandaise d’un ami ou client des descendants du navigateur, tandis que la Saga d’Eirik est une œuvre groenlandaise, consacrée à la gloire de la famille du découvreur du Groenland.


Les deux chapitres qui suivent contiennent la traduction in extenso des deux Sagas. Il a semblé préférable, malgré la monotonie du texte et quelques longueurs, de donner le récit complet. L’impression qui peut s’en dégager sera, ainsi, plus exacte. Des extraits auraient risqué de changer la physionomie du sujet et de permettre de croire à un procès de tendance.

Le texte a été traduit très littéralement, en respectant et en suivant la phrase ancienne au plus près, dans le même but de conserver l’allure de l’Islandais ancien.


  1. Adam De Brême vivait en 1080. Il a laissé une description géographique des pays septentrionaux. Il connut, au cours d’un voyage au Danemark, le roi Sven Estrittson qui lui donna des renseignements sur divers points de l’histoire. On lui reproche de s’être trop fié à sa mémoire et d’avoir cité à faux ses auteurs.
  2. Ari Frode, né en Islande vers 1067, fut le premier auteur qui ait donné des faits et des dates précises. On lui attribue le Islendinga bók et la Landnama Saga.