La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Chapitre 5

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 26-29).


CHAPITRE V


VIE SOCIALE


Au xe siècle et dans la Scandinavie et surtout en Islande, l’organisation sociale est très simple. Nous sommes en pays primitif et pour le premier au moins, pays conquis[1] par des hordes de pasteurs et chasseurs.

Le trait principal est une égalité sociale et un esprit d’indépendance très développés pour l’époque, ayant sans doute leurs sources dans l’organisation guerrière des migrations antérieures des peuples. Tout guerrier en valait un autre et n’obéissait à un chef, plus ou moins momentanément reconnu, qu’en ce qui lui convenait. Comme dans les groupements primitifs, la famille fut la base des groupements. La réunion de plusieurs familles forma le clan qui dépassa rarement les limites de la communauté territoriale vivant dans une même vallée, un fjord, une petite île. La famille vit dans sa ferme et englobe sa clientèle domestique. Les familles se réunissent pour célébrer les grands événements. Parfois aussi elles se combattent en de terribles vendettas, les « feud », qui durent pendant des générations.

« La discorde et l’inimitié régnaient entre Sigmund et Hunding, ils tuaient réciproquement leurs parents » (deuxième poème sur Helge [8]).

Peu à peu des principicules, des « Jarls », devinrent chefs de communautés et cherchèrent à agrandir leur pouvoir aux dépens du voisinage, d’où l’état de guerre à l’état endémique.

Le groupement le plus fréquent est celui que nécessite une opération de guerre ou de pillage. Mais il est éphémère ; le drame joué, chacun s’en retourne et nul ne se croit astreint à un service obligatoire ou d’une durée déterminée. Comme la mer, leur élément préféré, les Normands sont changeants.

Lorsque la vie sociale se développe, une hiérarchie se crée. Entre le roi, le prince ou Jarl, chef de communauté, apparaissent le légiste, le godi, le noble, le propriétaire foncier « boendr », l’affranchi et enfin en bas de l’échelle, l’esclave « thrall ».

Les délimitations entre ces classes, fort définies en principe, sont loin d’être étanches ; d’ailleurs l’homme libre peut être esclave demain, aux hasards d’une guerre. À l’opposé, tel propriétaire, comme Eirik, peut devenir un chef politique après la conquête d’une terre nouvelle ou après une expédition heureuse.

Client d’un Jarl, un homme libre peut être appelé à le remplacer s’il tombe dans un combat au hasard de cette vie aventureuse qu’aime le Normand.

La vie politique restée embryonnaire, se manifeste par l’assemblée des hommes libres, c’est le « thing » pour la communauté et l’ « althing » pour la nation. Souvenirs de la vie pastorale et guerrière des tribus dans la vie errante des grandes steppes. L’assemblée se tient en plein air, sur convocation par émissaires. En principe, la volonté de cette assemblée sera exécutée par le Jarl, le « Godi » ou l’homme de loi.

La justice est sommaire, c’est le cas général en Europe, à l’époque, sauf peut-être dans les pays de rayonnement immédiat de la civilisation gréco-romaine. Le tribunal est parfois une simple assemblée des notables du clan, leurs arrêts ressortissent de coutumes et se ressentent de la barbarie primitive.

En réalité, au cours des siècles, l’exécutif empiétera presque partout sur le législatif jusqu’à l’établissement d’un pouvoir à peu près autocratique.

En Islande, toutefois, l’ordre primitif se maintint plus longtemps et ce pays fut le refuge des gens qui fuyaient la tyrannie naissante. Nous aurons à y revenir.

Tout ceci représente le cadre social où évoluent les grands. Il est plus difficile de voir, à travers les documents, la vie populaire qui intéressait moins les Scaldes, hôtes des grands ou grands eux-mêmes.

Et cependant, ce sont des gens du peuple que nous allons voir vivre dans les Sagas du Vinland, que leurs exploits rendront célèbres, qui deviendront des héros populaires, que les Scaldes chanteront, gens de peu, marins ou fermiers, au début de l’aventure. Certains grands conquérants espagnols, plus tard, nous offriront le même exemple d’aventuriers de petite naissance, qui par vertu de conquête et d’exploits deviendront nobles et marquis, comme Eirik devint le chef reconnu de sa colonie du Groenland, dont le fils Leif était reçu par le roi de Norvège.

La vie scandinave était agricole, commerciale, mais par dessus tout maritime. Ce peuple, par suite des conditions géographiques, vivait presque partout sur les côtes ou dans les îles et les presqu’iles, en lisière de régions intérieures montagneuses et arides à peu près inhabitables. Il était donc naturel qu’il fût marin, mais fermier aussi et de caractère passablement nomade. Il vivait de sa pêche et de son élevage. Il cultivait peu une terre défavorable aux céréales, mais il exploitait les pâturages sur lesquels paissait un nombreux bétail. Les îles Faroë s’appellent les îles aux moutons (faar : mouton). Les colons nordiques transportaient au loin ce bétail par mer, dans les moments de besoin, comme par la steppe au moment des grandes migrations ; nous verrons Karlsefni en emmener à son bord dans sa tentative de colonisation du Vinland. Le bétail du Groenland fut importé par Eirik et ses compagnons.

Aussi les terres que les Normands recherchaient étaient surtout celles qui étaient favorables à l’élevage, c’est le cas de l’Angleterre, de la Normandie ; nous verrons qu’un des caractères préférés du Vinland, c’était ses pâturages toujours verts.

Pour trouver des terres libres et fertiles, ces aventuriers n’hésitaient pas, à la suite de chefs audacieux, à affronter les mers. Ils ne se contentaient pas, comme les Phéniciens et les Grecs, de longer les côtes, ils couraient au large, en haute mer. C’est ainsi que, partis du Danemark et de la Norvège, les Normands allèrent piller, ravager ou coloniser le Nord et l’Est de l’Angleterre, gagnèrent les îles Faroë par dessus la mer du Nord, l’Islande et, plus tard, le Groenland par dessus l’Océan. Quand ils s’arrêtaient, ils fondaient des fermes isolées, où vivait le maître entouré de sa famille, de ses affranchis, de ses esclaves. Ces clans s’agglomérèrent rarement en gros villages.

Il est intéressant de rapprocher de cette organisation la vie actuelle de nos cultivateurs du pays de Caux (Seine-Inférieure), descendants des compagnons du chef normand Rollon. Il semble qu’on y trouve encore trace aujourd’hui de cette forme de vie et d’habitat.

Les Cauchois habitent de grandes fermes isolées où le fermier s’appelle encore « maître ». Le village n’existe pas, le centre de la commune, le village politique n’est marqué, dans la plupart des cas, que par l’église et la mairie, isolées parmi les fermes. L’ « assemblée » d’antan, transformée aujourd’hui en foire, rappelle le « thing » et diffère du marché qui est d’ordre commercial.

Le fermier normand du xe siècle était presque toujours marin. C’est là un caractère qu’on retrouve dans certaines populations côtières actuelles, comme notre pêcheur breton ou le Flamand des polders.


  1. Les Scandinaves d’origine germanique avaient probablement trouvé à leur arrivée en Scandinavie et conquis une race autochtone, les Finns, et les avaient réduits en esclavage.