La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/La découverte de l’Amérique

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 149-158).
La découverte de l’Amérique

Quoi qu’il en soit de ces intrigues et quel que soit l’endroit abordé, on peut affirmer que, sur la foi de documents écrits, plusieurs expéditions normandes ont atteint l’Amérique aux environs de l’an 1000 : C’est un fait historique.

Les preuves les plus sérieuses, sont, nous l’avons vu, les directions des itinéraires. Il ne faut pas toutefois rejeter les autres renseignements. Il y a là un tout dont les différentes parties renforcent la donnée générale, malgré le flou et l’indéterminé de chaque argument pris isolément.

Nous discuterons maintenant l’événement d’après :

a) Les renseignements des Sagas ;

b) La situation géographique et les conditions historiques ;

c) Enfin, d’après les conditions maritimes.

a) Nous avons pour l’ensemble, une base de départ absolument sûre, c’est la colonisation du Groenland par les Normands à la fin du xe siècle. Nous savons par des preuves historiques et matérielles indubitables, qu’ils ont habité ce pays pendant de nombreuses années. Tout récemment encore, l’archéologue Norlund a découvert un cimetière près d’Itigait[1] qui remonte à l’époque normande et ce n’est là qu’un témoignage au milieu d’une masse d’autres.

Or, les Sagas nous relatent, comme entrée en matière de leur récit, l’histoire de cette colonisation du Groenland et la vie des colons qui y suivirent Eirik. Puis, elles passent à l’aventure du Vinland, sans que rien puisse nous porter à croire qu’il s’agisse d’autre chose que d’une suite, d’une conséquence de cette colonisation.

Dès lors, si le début des Sagas est historiquement reconnu vrai, et il l’est, pourquoi pourrions-nous douter de la véracité des événements subséquents.

Si même, comme Nansen, nous n’accordions aucune foi aux Sagas, le fait absolu de la découverte n’en resterait pas moins infiniment probable. Le grand savant conclut lui-même : Les Normands établis pendant trois siècles au Groenland ne pouvaient pas ne pas découvrir l’Amérique. »

Or, le développement de cette étude nous a permis d’ajouter un argument de plus ; celui de la véracité évidente des Sagas. D’ailleurs, ces deux Sagas du Vinland ne sont pas les seuls documents où nous puissions puiser, on trouve dans nombre d’autres Sagas ou documents anciens des allusions non douteuses aux mêmes explorations des Normands.

Toutefois les Sagas d’Eirik et de Karlsefni sont les plus complètes et nous fournissent comme renseignements les plus précieux, ces directions qui nous mènent en Amérique, vers le Sud ou le Sud-Ouest du Groenland, c’est-à-dire quelque part dans la région de l’embouchure du Saint-Laurent ou du Sud du Labrador.

Les durées de trajet y sont évidemment trop courtes, mais elles nous donnent toutefois l’impression que les voyages des Normands du Groenland au Vinland n’étaient pas des voyages de longue durée s’étendant sur de grands parcours. Il s’agit de journées de mer, tout au plus, nulle part on ne voit de terme correspondant à semaine ou à mois.

Le seul fait que Karlsefni emmène du Groenland un personnel considérable par rapport aux dimensions de son navire et en plus du bétail et des marchandises, indique bien que le voyage devait être court.

Cette faible distance concorde d’ailleurs assez bien avec d’autres renseignements de la Saga, Leif par exemple, n’aurait pas embarqué des fruits à son bord si la traversée avait dû être longue et difficile.

Si donc nous cherchons, d’après ces données, une terre à peu de distance du Groenland, au Sud ou au Sud-Ouest, nous arrivons immanquablement au Labrador, à Terre-Neuve ou à la rigueur à la Nouvelle-Écosse.

Les descriptions des côtes concordent fort bien avec celles de ces pays. La côte nord-est du Labrador est froide, montagneuse, aride et sauvage, et c’est ainsi qu’on nous dépeint le Helluland.

La partie sud de cette province, au nord du détroit de Belle-Isle et Terre-Neuve, s’accorde bien avec l’aspect donné pour le Markland. Pays peu accidenté, boisé avec des pâturages, eaux poissonneuses, forêts giboyeuses.

Le Bas Saint-Laurent ou la Nouvelle-Écosse ne manquent pas de points ou de régions qui répondent au Vinland. C’est précisément là la difficulté. Lequel ?

La faune et la flore décrites dans les Sagas relèvent bien du décor connu des régions visées, comprises entre le Nord de la Nouvelle-Écosse et le Labrador, pays où le bétail peut paître l’hiver.

Si les Normands avaient été plus loin vers le Sud, en dehors de l’argument chaleur dont nous avons déjà montré la valeur (page 130), ils auraient d’abord dû naviguer un temps appréciable de l’ordre de plusieurs semaines. Nous serions très éloignés alors des chiffres de la Saga. De plus, l’aspect des côtes du New-England, si différent des paysages auxquels ils étaient habitués, si différent même de ceux de Terre-Neuve, n’eût pas manqué de les frapper et leurs descriptions en eussent porté trace. On ne décrit pas simplement les paysages, la flore, la faune, voire les Indiens, des régions si tropicales en été, comme un pays où il ne gèle pas trop l’hiver.

Le portrait des indigènes dans les Sagas, en particulier, est suggestif. Il concorde avec ce que nous connaissons des Indiens et des Esquimaux des régions froides et côtières du Labrador ou de Terre-Neuve. Les canots de peau sont aussi très couleur locale, les peuples plus méridionaux usaient plutôt du canot d’écorce. Il ne ressemble nullement à celui des Indiens des régions plus méridionales, dont les Normands n’auraient pas manqué de remarquer l’allure, la taille, la qualité, les peintures de guerre ou de fête ou autres caractéristiques.

Les Sagas nous donnent en somme des limites nord et sud, quelque peu vagues, mais qui permettent de penser que le Vinland doit se trouver dans les environs de l’embouchure du Saint-Laurent. De plus, elles nous montrent (itinéraire projeté de Thorhall), que le point atteint par Leif était à l’Ouest par rapport à celui que toucha Karlsefni.

Les directions et les distances peuvent faire croire que Leif entra dans la baie de Saint-Laurent. Karlsefni semble avoir pris une route allant plutôt vers le Sud ou mieux le Sud-Est-Sud, il semble qu’il n’entra pas dans le détroit de Belle-Isle, mais longea continuellement les côtes extérieures du Labrador ou de Terre-Neuve. Il n’est pas vraisemblable qu’il ait poussé jusqu’à la Nouvelle-Écosse. Après avoir longé la côte Est de Terre-Neuve, il eût été dans cette hypothèse forcé de tourner vers l’Ouest au cap Race et de longer la côte sud de l’île, ce dont on ne nous dit rien. Il n’avait aucune raison de traverser le détroit de Cabot, alors qu’il ignorait la présence de terres plus au Sud. Le détroit est trop large pour qu’on aperçoive du pont d’un navire peu élevé la côte de la Nouvelle-Écosse en longeant celle de Terre-Neuve.

Si l’on admettait qu’il ait dépassé Terre-Neuve, Karlsefni serait arrivé presque fatalement dans la même baie de Saint-Laurent par le Sud de l’île et non sur la côte de la Nouvelle-Écosse.

Je crois qu’il est dangereux de tenter les localisations plus précises. Les Sagas ne sont pas susceptibles de fournir des renseignements assez mathématiquement approchés pour permettre de chercher plus d’exactitude.

Certains passages des Sagas ont paru peu dignes de foi. Ils nuisent en effet à ce besoin que nous avons aujourd’hui de connaître la vérité sans fard. Mais nous pouvons affirmer que le sentiment populaire n’a pas toujours été aussi sévère et même qu’il ne répugnait pas à certains effets qui n’entamaient pas foncièrement la véracité, ni la documentation historique de l’ensemble.

Rappelons encore que la scène se passe au xe siècle (la fin du monde, le mysticisme naissant des croisades, etc…), et de plus dans un pays où les aventuriers se trouvaient à une distance considérable du pays natal, dans une nature quelque peu effrayante et nouvelle, qu’enfin nous avons à faire à des marins dont la mentalité ne devait pas différer beaucoup de ces loups de mer qui beaucoup plus tard encore racontaient (et y croyaient peut-être au fond) les histoires du Hollandais volant, du serpent de mer, des îles de Cristal et autres merveilles qui traînent peut-être encore dans les veillées.

De plus, il y a sans doute quelques interpolations. On admet généralement qu’elles ne sont pas nombreuses.

En les ramenant ainsi à des notions connues, ces choses étonnantes au premier abord peuvent être rapportées, soit à des faits réels mal entrevus ou faussement racontés, soit au goût connu des Scandinaves pour les histoires de magie, de revenants et autres.

Ainsi, les détails macabres de la mort de Thorstein trahissent peut-être, outre une manifestation de goût spécial, l’effroi devant les agonies pénibles de quelque épidémie de scorbut ou de typhus. La scène de la sorcière Thorbjarga est trop couleur locale, trop dans les mœurs pour qu’on puisse y voir autre chose que le désir d’épicer un récit un peu monotone, d’en allonger la durée et de faire « languir » le dénouement.

La boule mystérieuse qui effraya, au cours du combat contre les Skroelings, les compagnons de Karlsefni, était peut-être simplement un engin dont on connaît des similaires dans certaines tribus indiennes, si l’on en croit Schoolcraft.

L’unipède est plus extraordinaire, sous l’influence des contes qui se disaient à l’époque, surpris, fatigués, les compagnons de Karlsefni ont pu prendre pour un unipède, un Indien avançant par bonds ou ayant une partie du corps cachée ou camouflée. C’est peut-être aussi une interpolation issue des contes du moyen âge. L’argument n’est pas d’ailleurs de nature tellement importante qu’il puisse faire douter même de cet incident de voyage.

L’allusion au Huitramanaland et aux hommes blancs, dont auraient parlé les enfants indigènes pris pendant le voyage de retour de Karlsefni quelque part sans doute sur la côte de Terre-Neuve ou du Labrador, est beaucoup plus naturelle. Je n’entends pas parler ici du Huitramanaland (pays des hommes blancs) en lui-même, c’est un produit sans doute très postérieur à la découverte du Vinland, mais il semble possible de démêler sans cela, ce à quoi les jeunes Indiens ont fait allusion.

Ces hommes vêtus de blanc qui suivent des bannières chantant et qui vivent dans un pays en face, au delà de la mer, c’est un choc en retour, un ricochet. Les indigènes des côtes du Groenland, de Bafin et de Labrador durent connaître rapidement l’arrivée au Groenland d’hommes qui n’étaient pas de leur race.

Une nouvelle aussi sensationnelle dût se répandre comme le font les nouvelles chez les populations primitives, de côte en côte, avec une rapidité dont nous n’avons plus idée. Il n’y a donc rien de surprenant que ces enfants aient entendu parler de ces hommes étrangers. Il a suffi, que plus tard, un scribe ait cru retrouver là une ressemblance avec le conte de Huitramanaland pour amener une interpolation qui ne porte peut-être pas sur le fait, mais seulement sur le mot.

Les Normands, peu habitués aux façons de vivre des Indiens ou Esquimaux, ont pu être épiés, surveillés, sans s’en douter. On sait combien les Indiens excellaient, comme tous les chasseurs ou pêcheurs, à utiliser le terrain pour se dérober aux vues. Il semble que ce n’est qu’assez tard, et pour ainsi dire par accident, que les Normands se sont doutés de la présence des indigènes.

Nous en trouvons une preuve dans l’allusion à ces tertres et à ces Indiens qui disparaissaient dans la terre. Les Esquimaux et certaines tribus indiennes de ces régions vivaient dans des igloos ou des huttes demi-enterrées, couvertes de gazon, que les Normands semblent avoir confondues, au début, avec des huttes de terre ou des tertres ou même avec le sol environnant. Ce phénomène leur parut relever de la magie.

En résumé, il y a fort peu de choses qui soient de nature, après examen, à faire douter du fond. Il y a eu malheureusement des négligences ou de l’ignorance chez les scribes qui recopièrent les textes, c’est tout ce qu’on peut en dire.

Situation géographique et conditions historiques

Les Normands, établis sur la côte ouest du Groenland, pouvaient-ils ne pas découvrir les terres de l’Ouest, relativement si proches. Nous avons déjà vu l’opinion du savant géographe Nansen sur cette question. Par ailleurs, les auteurs sont unanimes, et les faits sont en eux-mêmes frappants.

Les Normands entamèrent depuis leur départ de Norvège une « course vers l’Ouest ». Ils passèrent de Norvège aux Faröe, franchissant droit vers l’Ouest une étendue considérable de mer. De là, toujours vers l’Ouest, ils gagnèrent l’Islande, si lointaine par delà l’Océan. De la côte Est de cette île, ils atteignirent peu à peu les côtes Ouest. Puis, toujours à la recherche des terres plus hospitalières, Eirik entraîna une expédition vers le pays signalé plus loin dans l’Ouest par Gunnbjorn, c’est le Groenland. La nature veut que la côte Est soit inhabitable. Les Normands s’en allèrent vers la côte Ouest et s’établirent dans les fjords plus tempérés de cette côte. Mais, la vie était encore peu facile, aussi tout pousse à croire qu’ils durent continuer leurs recherches vers des terres meilleures.

Pourquoi le mouvement général et continu vers l’Ouest se serait-il arrêté alors qu’aucune raison n’imposait un tel arrêt ? Par un singulier hasard, les conditions maritimes d’un autre côté les poussaient presqu’obligatoirement vers ce même Ouest.

En face de leurs établissements de l’Ouest, à peine à deux journées de mer se trouvaient des terres. Des signes qui ne pouvaient tromper des vieux loups de mer devaient les leur indiquer, vols d’oiseaux, objets flottés, brumes, etc. Ils devaient fatalement, par suite d’une dérive, d’un coup de vent, un jour ou l’autre les apercevoir et les atteindre. Arrivés à la côte Est de la terre de Bafin, la route vers l’Ouest était définitivement barrée. La terre de Bafin n’était pas tentante. Mais suivant la méthode qu’ils avaient suivie depuis l’Islande, il était naturel que les Normands aient cherché à en suivre et à en reconnaître les côtes soit par le Nord, soit par le Sud.

Par le Nord, la glace arrêtait leurs tentatives, encore que les hardis navigateurs aient remonté assez loin, tant pour chercher du bois flotté dans le « Nordseta », que pour reconnaître, semble-t-il, les campements de leurs dangereux voisins les Skroelings ou Esquimaux. On a retrouvé une pierre runique fort loin et l’on connaît des descriptions de voyage qui semblent avoir trait à une région voisine du canal de Smith. Mais ceci se passa plus tard. En tous cas, à la barrière de glace, la route vers le Nord était barrée.

Restait le Sud. À la pointe de la terre de Bafin se trouve l’île de la Résolution qui n’est pas fort éloignée du cap Chudleigh, extrémité nord du Labrador. Les conditions nautiques portaient les navires plutôt vers ce cap que dans le détroit d’Hudson, même le bras de mer qui s’étend entre la terre de Bafin et le Labrador est en effet jalonné par des fles qui semblaient indiquer la direction, et de plus, les courants et les glaces chassaient vers le Sud.

La configuration des terres amenait donc les Normands presqu’infailliblement au Labrador et une fois là, en longeant les côtes à leur ordinaire, ils arrivaient à Terre-Neuve.

Conditions maritimes

La géographie et l’histoire poussaient, nous venons de le voir, inéluctablement les Normands vers l’Amérique. Par un concours curieux de circonstances, la mer elle-même les y aidait. L’aventure de Sir Clément Markham, racontée par lui-même dans une séance de la Société royale en 1911, est tout à fait typique à cet égard :

« Alors que j’étais aux îles Walefish, sur la côte ouest du Groenland, je partis en bateau pour aller tirer des canards. Il y avait une forte brise et la mer grossit rapidement…, nous étions alors entraînés tout droit sur l’Amérique. Depuis, j’ai toujours été convaincu que, Saga ou pas Saga, il y a suffisamment de preuves que les Normands ont découvert l’Amérique. »

Pour racontée avec humour, l’aventure n’en est pas moins symptomatique. Les cartes nous montrent que les courants, à hauteur des anciens établissements de l’Ouest, portent d’abord vers l’Ouest, puis vers le Sud-Ouest et rejoignent le grand courant polaire qui va au Sud où il longe les côtes du Labrador jusqu’à la pointe sud-est de Terre-Neuve (sous le nom du courant du Labrador).

Les vents sont assez fréquemment du Nord, tel celui qui entraîna Sir Clément. Enfin, nous avons déjà signalé que les glaces font embâcle vers la partie sud-ouest du Groenland et barrent en partie le passage de la baie de Davis, mais elles laissent un couloir orienté est-ouest qui devait inciter les Normands à gagner la terre de Bafin, en les amenant en plein courant nord-sud.

Les Normands étaient, nous le savons, de hardis pêcheurs. Ils n’hésitaient pas à gagner le large au cours de leurs expéditions de pêche. Il n’est donc pas invraisemblable qu’ils aient pu rapidement connaître et utiliser ces conditions favorables à leur approche du continent.

Les deux dernières catégories de documents sont évidemment objectives et ne peuvent être prises comme preuves absolues. Mais elles étayent fortement les preuves subjectives tirées des Sagas. Des unes, les conditions objectives, on peut déduire que les Normands n’ont pas pu ne pas découvrir l’Amérique, les autres, les documents subjectifs, établissent que la découverte est un fait historique.


  1. Probablement dans ce qu’on appelait les « établissements de l’Est ».