La Fiancée de Corinthe/Acte II
ACTE II
Scène première
STRATYLLIS, MYRRHINA
Hélas ! hélas ! hélas !
Écarte de nous la mort.
Sois propice, sois favorable, protège-nous.
Hélas ! hélas ! hélas !
Toi qui es honoré dans la maison d’Iphis, ne nous abandonne pas. Divine Aurore qui va venir, n’ouvre pas au malheur les portes du monde.
Devant toi nous sommes suppliantes.
Entends nos prières.
Hélas ! hélas ! hélas !
Ô mon père, toi qui es là-bas au bord des fleuves de l’Hadès, ira-t-elle te retrouver ?
Le jour paraît. Les arbres du jardin frissonnent enfin dans l’air lumineux. Que les heures de cette nuit ont été lentes !
Le glorieux soleil s’avance. Peut-être réjouira-t-il la maison.
Puissant Phoibos qui éloigne la douleur, fais luire sur nous un matin salutaire !
Soleil vainqueur, tourne la face vers nous.
Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive, que ta volonté soit faite, sur la terre comme aux cieux.
Le prêtre ! Il est encore là.
Donne-nous notre pain quotidien ; pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ; ne nous induis pas en tentation, délivre-nous du mal. Amen.
J’ai peur de cet homme. Sa voix m’épouvante, et la vieille Drosilla m’a dit que ces prêtres étrangers étaient des magiciens.
Souvenez-vous de notre compagne Sostrata. Un de ces hommes lui a dit des paroles mystérieuses, et, depuis lors, on ne l’a plus entendue rire parmi les jeunes filles. Autour des belles fontaines, elle ne chante plus avec nous les chansons antiques. Elle passe tristement, loin des vierges, humble et tremblante, comme une suppliante qui va vers les sanctuaires.
Pourquoi dit-il cette prière ? Je veux savoir.
Scène II
Feuillages cueillis joyeusement pour être offerts sur les autels, cette nuit de deuil vous a fanés.
Regarde ; les caresses du jour triomphant semblent faire éclore d’autres fleurs.
Avec les ténèbres, ma peur s’est évanouie. La lumière du matin doit nous défendre de la mort.
Scène III
Elle va mourir !
Mourir !
Je ne pouvais entendre les paroles qu’elle disait tant sa voix était faible et voilée. Mais le chrétien s’est approché d’elle ; alors elle s’est ranimée et m’a ordonné de sortir pour les laisser encore seuls.
Et lui, lui, que dit-il ? N’y a-t-il aucun remède ?
Quel remède guérirait un mal étrange qui nous vient de dieux inconnus et mauvais ?
Peut-être quelqu’un, en frappant sur le rhombe d’airain, a brûlé des lauriers sur l’autel d’Hécatè en prononçant le nom de Bérénikè.
Il y a des herbes enchantées qui tuent les hommes comme la plante rend furieuse les cavales.
Elle dit elle-même que son mal vient du ciel… Du ciel… Je crois voir surgir autour de moi d’innombrables dieux ennemis. Myrrhina, Stratyllis, secourez-moi… Mourir !… Oh ! je veux la sauver, Stratyllis, je ne veux pas qu’elle meure. Si je pouvais donner ma vie pour la sienne ! Hélas ! hélas ! auquel des immortels offrirai-je des sacrifices ?
Offre donc à Asklépios la manne ?
Envoie à Sicyone pour implorer Hygeia.
Scène IV
Ce n’est plus aucun de ces dieux que tu devras implorer maintenant, Apollonia. Ta mère t’a consacrée au crucifié.
Est-elle sauvée ?
Je les ai entendus. Le prêtre disait qu’elle avait excité la colère de son dieu et elle s’est accusée de t’avoir laissée sacrifier aux Olympiens.
Si ce crucifié doit sauver ma mère, je jure (Ménœchos fait un geste pour l’arrêter) je jure de m’incliner en suppliante devant lui et de l’adorer.
Scène V
Apollonia le retient par son vêtement.
Tes dieux sauveront-ils ma mère ?
Notre dieu la guérira.
Penses-tu qu’il accueille ma prière ?
Il reçoit avec joie la supplication des pécheurs ramenés et des gentils qui viennent vers lui.
Allez donc chercher le lait parfumé, le miel blond et les figues vermeilles pour les offrir à ce Christ.
Arrêtez !
N’est-ce pas le sacrifice qui lui agrée ? Se contente-t-il de fleurs, exige-t-il le sang d’un agneau sans tache.
C’est lui, l’agneau. C’est lui la victime de l’éternel sacrifice. Si tu veux être sa servante, abandonne tes dieux.
Ne le crois pas, Apollonia.
Abandonner les dieux ? Ceux qui adorent le sanglant Mithra ou le noir Sérapis ont-ils pour cela délaissé Kypris et Démèter ? (Elle va vers l’autel et dit dans la posture des suppliantes) : Toi, Christ, qui es assis près de Zeus dans le divin Olympos…
Tais-toi, blasphématrice ! Si tu veux être chrétienne, il te faut oublier tes autels salis. Car mon Seigneur est le seul Seigneur et ne veut pas d’idole à ses côtés.
Il ne faudra plus alors, qu’entourée des jeunes filles, j’aille honorer Poseidaôn. Je ne le prierai plus pour mon fiancé. Je devrai délaisser les augustes Olympiens. Tous je les oublierai, et pour qui ?
Pour qui ? Pour l’Éternel tout-puissant qui a conduit les Hébreux hors de l’Égypte et pour Jésus son Verbe, qui est descendu parmi les hommes et a souffert pour eux ; pour Christ qui a rendu ineffable et méritoire la croix jusqu’alors honteuse, pour le Fils de l’Homme qui est mort, a ressuscité le troisième jour et nous a rachetés.
J’ai peur.
Il faut te vouer à lui tout entière, il n’admet aucun partage ; sinon laisse mourir ta mère, car elle est sauvée si tu renonces à tout.
À tout ! Et Manticlès ?
Tu resteras vierge ; Bérénikè t’a consacrée. Je te conduirai vers mes frères et l’eau baptismale lavera ton front. Je t’enseignerai, et parmi le troupeau des femmes vouées à Christ, tu seras l’une des plus pures et des plus belles, et ton sacrifice sera bienvenu, parce que tu auras sacrifié beaucoup. Efface le passé, rachète les péchés anciens, éloigne les tentations nouvelles, oublie Manticlès.
Jamais.
Fuis cet imposteur.
Songe à Sostrata.
N’écoute pas ce prêtre morose. Le triple Bakhos, le Bazaréen à la mître d’or sauvera ta mère.
Christ seul peut sauver. Entre tes mains est le salut de Bérénikè. Quitte tes compagnes et viens avec moi.
Ma mère !… Stratyllis… les dieux… Que faire ?
Je te défends de le suivre. Prêtre, Iphis m’avait confié sa fille. C’est moi qui devais, au jour des noces, lui ouvrir les portes du gynécée. Mais je ne veux pas te la livrer pour qu’elle vive tristement chaste et chrétienne.
La volupté c’est le mal.
Tu mens ! Éros est toujours roi !
Le Roi ! Il viendra bientôt, porté sur les nuées. Viens, Apollonia, tu le connaîtras.
Je me sens mourir… et je voudrais la mort. (Elle regarde éperdûment tous ceux qui l’entourent.) Je vous en prie, secourez-moi.
Reste à mes côtés. Ne crains rien de cet homme et de son dieu roux et laid. Comment veux-tu qu’il triomphe des invincibles immortels ?
Il les touchera, vos statues, et elles tomberont en poussière. (Il étend la main vers l’autel.)
il crie d’une voix terrible :
Ne le touche pas. Ne souille pas de ta main l’autel sacré, car, par Zeus, prêtre, tu verrais que Ménœchos n’est pas un faible vieillard. Ose approcher, toi qui insultes les dieux !
Tu ne connais pas Christ.
Je connais ses prêtres. Je connais leurs mensonges.
Apollonia, je t’expliquerai les divins mystères.
Aux sanctuaires d’Éphèse et d’Éleusis, nos prêtres savent les choses cachées. Et toi, en échange de sa jeunesse, quelle merveilleuse science lui donneras-tu ?
Nous avons le Livre, le Livre qui contient tout. (à Apollonia.) Suis-moi, et bientôt tu liras la parole.
Hélas ! Que veut ma mère ?
Tu peux la sauver, tu ne le fais pas.
Horreur ! Je serais parricide ! Horreur ! Je crois vous sentir autour de moi, Érynnies vengeresses. Fuyez, chiennes furieuses ! Vierges des ténèbres ne me saisissez pas ! Je veux sauver ma mère… Mais Manticlès… (Elle pleure et s’asseoit sur les marches de marbre.) Pourquoi le destin nous poursuit-il ?…
Le destin ? Peut-être…
Allons !
N’y va pas, reste avec nous.
Mère… mère !…
Vois !
Scène VI
Ma mère !
Va.
Bérénikè, pense à Manticlès.
Je pense à Dieu. (À Apollonia.) Va, le Seigneur l’ordonne… je t’en prie.
Ô Manticlès !… (Elle se tourne vers Ménœchos.)
Le destin…
Viens !
Reste !
Je te suis. (Elle écarte violemment les deux jeunes filles et sort.)
Scène VII
MYRRHINA, BÉRÉNIKÈ ET LA SERVANTE
qui est restée béante.
Apollonia !
Gloire à Christ ! (Elle rentre dans la maison.)
Scène VIII
Crucifié, il te fallait encore cette victime. Bientôt aucune femme dans la Hellade ne s’inclinera plus devant les autels antiques. Hélas ! hélas ! les dieux vont-ils mourir ?