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La Fiancée de Corinthe/Acte II

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Camille Dalou (p. 25-37).
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ACTE II

Près de la haie, des serviteurs sont debout. Apollonia, Stratyllis et Myrrhina sont assises au pied de l’autel. C’est la fin de la nuit. Les étoiles s’éteignent. Dans les lointains, de matinales brumes violettes flottent sur les oliviers dont les feuillages peu à peu s’éclairent ; des lueurs de cinabre envahissent lentement le ciel.


Scène première

LES SERVITEURS, APOLLONIA,
STRATYLLIS, MYRRHINA
Les serviteurs (Ils étendent les mains vers le ciel.)

Hélas ! hélas ! hélas !

Stratyllis

Écarte de nous la mort.

Myrrhina

Sois propice, sois favorable, protège-nous.

Les serviteurs

Hélas ! hélas ! hélas !

Apollonia

Toi qui es honoré dans la maison d’Iphis, ne nous abandonne pas. Divine Aurore qui va venir, n’ouvre pas au malheur les portes du monde.

Stratyllis

Devant toi nous sommes suppliantes.

Myrrhina

Entends nos prières.

Les serviteurs

Hélas ! hélas ! hélas !

Apollonia

Ô mon père, toi qui es là-bas au bord des fleuves de l’Hadès, ira-t-elle te retrouver ?

(Elle cache sa tête dans ses mains. Un silence.)
Stratyllis, se lève et s’avance vers le jardin.

Le jour paraît. Les arbres du jardin frissonnent enfin dans l’air lumineux. Que les heures de cette nuit ont été lentes !

Myrrhina

Le glorieux soleil s’avance. Peut-être réjouira-t-il la maison.

Apollonia

Puissant Phoibos qui éloigne la douleur, fais luire sur nous un matin salutaire !

Les serviteurs (Ils s’inclinent du côté de l’Orient.)

Soleil vainqueur, tourne la face vers nous.

Voix du prêtre, dans la maison.

Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive, que ta volonté soit faite, sur la terre comme aux cieux.

Apollonia

Le prêtre ! Il est encore là.

Voix du prêtre, qui va en s’éteignant lentement.

Donne-nous notre pain quotidien ; pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ; ne nous induis pas en tentation, délivre-nous du mal. Amen.

Stratyllis

J’ai peur de cet homme. Sa voix m’épouvante, et la vieille Drosilla m’a dit que ces prêtres étrangers étaient des magiciens.

Myrrhina

Souvenez-vous de notre compagne Sostrata. Un de ces hommes lui a dit des paroles mystérieuses, et, depuis lors, on ne l’a plus entendue rire parmi les jeunes filles. Autour des belles fontaines, elle ne chante plus avec nous les chansons antiques. Elle passe tristement, loin des vierges, humble et tremblante, comme une suppliante qui va vers les sanctuaires.

Apollonia

Pourquoi dit-il cette prière ? Je veux savoir.

(Elle sort.)

Scène II

MYRRHINA, prenant en main une guirlande de l’autel.

Feuillages cueillis joyeusement pour être offerts sur les autels, cette nuit de deuil vous a fanés.

Un serviteur, montrant la haie.

Regarde ; les caresses du jour triomphant semblent faire éclore d’autres fleurs.

Stratyllis

Avec les ténèbres, ma peur s’est évanouie. La lumière du matin doit nous défendre de la mort.

(Les serviteurs sortent par la brèche et se dispersent dans les champs.)

Scène III

Apollonia paraît sur le seuil de la porte de droite. Elle est pâle et chancelante. Stratyllis s’avance à sa rencontre.
APOLLONIA, d’une voix sourde

Elle va mourir !

Stratyllis et Myrrhina

Mourir !

Apollonia

Je ne pouvais entendre les paroles qu’elle disait tant sa voix était faible et voilée. Mais le chrétien s’est approché d’elle ; alors elle s’est ranimée et m’a ordonné de sortir pour les laisser encore seuls.

Myrrhina

Et lui, lui, que dit-il ? N’y a-t-il aucun remède ?

Apollonia

Quel remède guérirait un mal étrange qui nous vient de dieux inconnus et mauvais ?

Stratyllis

Peut-être quelqu’un, en frappant sur le rhombe d’airain, a brûlé des lauriers sur l’autel d’Hécatè en prononçant le nom de Bérénikè.

Myrrhina

Il y a des herbes enchantées qui tuent les hommes comme la plante rend furieuse les cavales.

Apollonia

Elle dit elle-même que son mal vient du ciel… Du ciel… Je crois voir surgir autour de moi d’innombrables dieux ennemis. Myrrhina, Stratyllis, secourez-moi… Mourir !… Oh ! je veux la sauver, Stratyllis, je ne veux pas qu’elle meure. Si je pouvais donner ma vie pour la sienne ! Hélas ! hélas ! auquel des immortels offrirai-je des sacrifices ?

Myrrhina

Offre donc à Asklépios la manne ?

Stratyllis

Envoie à Sicyone pour implorer Hygeia.


Scène IV

MÉNŒCHOS entre.
Ménœchos

Ce n’est plus aucun de ces dieux que tu devras implorer maintenant, Apollonia. Ta mère t’a consacrée au crucifié.

Apollonia

Est-elle sauvée ?

Ménœchos

Je les ai entendus. Le prêtre disait qu’elle avait excité la colère de son dieu et elle s’est accusée de t’avoir laissée sacrifier aux Olympiens.

Apollonia

Si ce crucifié doit sauver ma mère, je jure (Ménœchos fait un geste pour l’arrêter) je jure de m’incliner en suppliante devant lui et de l’adorer.


Scène V

LE PRÊTRE descend lentement les degrés et traverse la cour.
Apollonia le retient par son vêtement.
Apollonia

Tes dieux sauveront-ils ma mère ?

Le prêtre

Notre dieu la guérira.

Apollonia

Penses-tu qu’il accueille ma prière ?

Le prêtre

Il reçoit avec joie la supplication des pécheurs ramenés et des gentils qui viennent vers lui.

Apollonia, à Stratyllis et à Myrrhina.

Allez donc chercher le lait parfumé, le miel blond et les figues vermeilles pour les offrir à ce Christ.

Le prêtre, aux jeunes filles.

Arrêtez !

Apollonia

N’est-ce pas le sacrifice qui lui agrée ? Se contente-t-il de fleurs, exige-t-il le sang d’un agneau sans tache.

Le prêtre

C’est lui, l’agneau. C’est lui la victime de l’éternel sacrifice. Si tu veux être sa servante, abandonne tes dieux.

Ménœchos

Ne le crois pas, Apollonia.

Apollonia

Abandonner les dieux ? Ceux qui adorent le sanglant Mithra ou le noir Sérapis ont-ils pour cela délaissé Kypris et Démèter ? (Elle va vers l’autel et dit dans la posture des suppliantes) : Toi, Christ, qui es assis près de Zeus dans le divin Olympos…

Le prêtre

Tais-toi, blasphématrice ! Si tu veux être chrétienne, il te faut oublier tes autels salis. Car mon Seigneur est le seul Seigneur et ne veut pas d’idole à ses côtés.

Apollonia

Il ne faudra plus alors, qu’entourée des jeunes filles, j’aille honorer Poseidaôn. Je ne le prierai plus pour mon fiancé. Je devrai délaisser les augustes Olympiens. Tous je les oublierai, et pour qui ?

Le prêtre

Pour qui ? Pour l’Éternel tout-puissant qui a conduit les Hébreux hors de l’Égypte et pour Jésus son Verbe, qui est descendu parmi les hommes et a souffert pour eux ; pour Christ qui a rendu ineffable et méritoire la croix jusqu’alors honteuse, pour le Fils de l’Homme qui est mort, a ressuscité le troisième jour et nous a rachetés.

Stratyllis, se rapprochant de Myrrhina.

J’ai peur.

Le prêtre

Il faut te vouer à lui tout entière, il n’admet aucun partage ; sinon laisse mourir ta mère, car elle est sauvée si tu renonces à tout.

Apollonia

À tout ! Et Manticlès ?

Le prêtre

Tu resteras vierge ; Bérénikè t’a consacrée. Je te conduirai vers mes frères et l’eau baptismale lavera ton front. Je t’enseignerai, et parmi le troupeau des femmes vouées à Christ, tu seras l’une des plus pures et des plus belles, et ton sacrifice sera bienvenu, parce que tu auras sacrifié beaucoup. Efface le passé, rachète les péchés anciens, éloigne les tentations nouvelles, oublie Manticlès.

Apollonia

Jamais.

Ménœchos

Fuis cet imposteur.

Stratyllis

Songe à Sostrata.

Myrrhina

N’écoute pas ce prêtre morose. Le triple Bakhos, le Bazaréen à la mître d’or sauvera ta mère.

Le prêtre

Christ seul peut sauver. Entre tes mains est le salut de Bérénikè. Quitte tes compagnes et viens avec moi.

Apollonia

Ma mère !… Stratyllis… les dieux… Que faire ?

Ménœchos

Je te défends de le suivre. Prêtre, Iphis m’avait confié sa fille. C’est moi qui devais, au jour des noces, lui ouvrir les portes du gynécée. Mais je ne veux pas te la livrer pour qu’elle vive tristement chaste et chrétienne.

Le prêtre

La volupté c’est le mal.

Ménœchos

Tu mens ! Éros est toujours roi !

Le prêtre

Le Roi ! Il viendra bientôt, porté sur les nuées. Viens, Apollonia, tu le connaîtras.

Apollonia

Je me sens mourir… et je voudrais la mort. (Elle regarde éperdûment tous ceux qui l’entourent.) Je vous en prie, secourez-moi.

Ménœchos

Reste à mes côtés. Ne crains rien de cet homme et de son dieu roux et laid. Comment veux-tu qu’il triomphe des invincibles immortels ?

Le prêtre

Il les touchera, vos statues, et elles tomberont en poussière. (Il étend la main vers l’autel.)

Ménœchos, se place entre l’autel et le prêtre, et, le poing levé,
il crie d’une voix terrible :

Ne le touche pas. Ne souille pas de ta main l’autel sacré, car, par Zeus, prêtre, tu verrais que Ménœchos n’est pas un faible vieillard. Ose approcher, toi qui insultes les dieux !

Le prêtre, à Ménœchos.

Tu ne connais pas Christ.

Ménœchos

Je connais ses prêtres. Je connais leurs mensonges.

Le prêtre, se tournant vers Apollonia.

Apollonia, je t’expliquerai les divins mystères.

Ménœchos

Aux sanctuaires d’Éphèse et d’Éleusis, nos prêtres savent les choses cachées. Et toi, en échange de sa jeunesse, quelle merveilleuse science lui donneras-tu ?

Le prêtre

Nous avons le Livre, le Livre qui contient tout. (à Apollonia.) Suis-moi, et bientôt tu liras la parole.

Apollonia

Hélas ! Que veut ma mère ?

Le prêtre

Tu peux la sauver, tu ne le fais pas.

Apollonia

Horreur ! Je serais parricide ! Horreur ! Je crois vous sentir autour de moi, Érynnies vengeresses. Fuyez, chiennes furieuses ! Vierges des ténèbres ne me saisissez pas ! Je veux sauver ma mère… Mais Manticlès… (Elle pleure et s’asseoit sur les marches de marbre.) Pourquoi le destin nous poursuit-il ?…

Ménœchos, atterré.

Le destin ? Peut-être…

Le prêtre

Allons !

Stratyllis et Myrrhina

N’y va pas, reste avec nous.

Apollonia, sanglotant la tête entre ses mains.

Mère… mère !…

Le prêtre, s’approchant et la touchant à l’épaule.

Vois !

(Il étend la main vers la porte de droite. Tous se retournent et Bérénikè apparaît sur le seuil soutenue par une servante.)

Scène VI

APOLLONIA (Elle se lève et tend les bras vers sa mère)

Ma mère !

Bérénikè

Va.

Ménœchos

Bérénikè, pense à Manticlès.

Bérénikè

Je pense à Dieu. (À Apollonia.) Va, le Seigneur l’ordonne… je t’en prie.

Apollonia, pleurant.

Ô Manticlès !… (Elle se tourne vers Ménœchos.)

Ménœchos, rêvant les bras croisés sur la poitrine et la tête baissée.

Le destin…

Le prêtre

Viens !

(Apollonia se précipite sur sa mère et l’embrasse. Bérénikè se redresse et montre la porte de gauche.)
Myrrhina et Stratyllis veulent arrêter Apollonia.

Reste !

Apollonia, au prêtre.

Je te suis. (Elle écarte violemment les deux jeunes filles et sort.)


Scène VII

LES SERVITEURS, MÉNŒCHOS, STRATYLLIS,
MYRRHINA, BÉRÉNIKÈ ET LA SERVANTE
Myrrhina et Stratyllis, tournées vers la porte extérieure,
qui est restée béante.

Apollonia !

Bérénikè

Gloire à Christ ! (Elle rentre dans la maison.)


Scène VIII

STRATYLLIS, MYRRHINA, MÉNŒCHOS
Ménœchos, s’avançant lentement vers l’autel.

Crucifié, il te fallait encore cette victime. Bientôt aucune femme dans la Hellade ne s’inclinera plus devant les autels antiques. Hélas ! hélas ! les dieux vont-ils mourir ?

FIN DU DEUXIÈME ACTE