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La Grande-Grèce

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La Grande-Grèce
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 352-378).
LA
GRANDE-GRECE

La Grande-Grèce, paysages et histoires, par M. François Lenormant, membre de l’Institut, 2 vol. in-8o ; Paris, 1881.


I

Les voyageurs n’ont pas l’habitude de visiter l’extrémité méridionale de l’Italie. Le plus grand nombre s’arrête à Naples ; quelques-uns vont voir Amalfi, Ravello, Salerne et se hasardent jusqu’à Pœstum ; mais d’ordinaire, en parcourant le chemin sauvage qui mène de Battipaglia à l’ancienne Posidonie, ils ne peuvent s’empêcher d’éprouver quelques inquiétudes : les paysans à la mine hâve, au teint jaune, qu’ils aperçoivent dans les champs éveillent chez eux le souvenir de la fièvre, et ils rencontrent tant de gendarmes sur la route qu’involontairement ils songent aux voleurs. Ils reviennent donc au plus vite, fort effrayés des dangers qu’ils pouvaient courir, et ne poussent pas leur excursion plus loin. Ni les voleurs, ni la fièvre n’ont arrêté M. François Lenormant. Il s’est mis en règle avec la fièvre en voyageant dans cette saison de l’année où elle n’est guère à craindre ; quant aux voleurs, il nous affirme qu’ils n’existent plus que dans les légendes. Le fait est qu’il a parcouru toute la Calabre, cette contrée redoutée des touristes, avec une femme et une jeune fille, sans en entendre parler. De retour de cette promenade, que beaucoup tenaient pour une aventure, il a voulu raconter au public ce qu’il y avait vu. Comme il nous parle d’un pays mal connu, fort peu visité, et qu’il a beaucoup de choses nouvelles à nous en dire, son récit s’est trouvé plus long qu’il n’avait l’intention de le faire : il consacre deux volumes entiers et compacts à nous décrire seulement cette partie du littoral italien que baigne la mer Ionienne et qui va de Tarente à Squillace. — Les guides les plus consciencieux, les plus détaillés, se contentaient jusqu’ici de deux ou trois pages.

M. François Lenormant possède deux grandes qualités pour être un excellent voyageur : il est curieux et il est savant. Sa curiosité a ce caractère qu’elle s’étend à tout et que, si elle a des préférences, elle n’a pas au moins d’exclusion. Assurément il a surtout cherché dans la Grande-Grèce des souvenirs antiques, mais l’antiquité ne l’occupe pas assez pour le rendre indifférent aux choses d’aujourd’hui. En même temps qu’il recueille les débris du passé, il observe le présent et nous dit ce qu’il en pense. Il prend intérêt et nous intéresse à tout. Dans les villes qu’il traverse, il ne se contente pas de visiter les musées, il ne s’enferme pas dans les bibliothèques ; il court les rues, il fait parler les gens du peuple, il écoute les propos qu’ils tiennent et les histoires qu’ils racontent, il note leurs chansons ; il entre dans les boutiques et regarde travailler les ouvriers. Surtout il ne manque pas de suivre la foule au marché. « C’est chez moi une habitude, dit-il, que d’aller, quand je suis en voyage, flâner dans le marché aux herbes et dans le marché aux poissons des villes où je passe. C’est un spectacle qui m’amuse toujours et où je n’ai jamais manqué d’apprendre quelque chose sur la nature du pays et les usages de la vie des habitans. » Voilà comment il a pu réunir et nous donner des renseignemens de toute sorte, qui nuisent peut-être à l’unité, mais qui ajoutent singulièrement à l’intérêt de son livre. En le lisant, on sera surpris de voir un érudit de profession connaître tant de choses qui semblent d’abord étrangères à la science, ou plutôt on verra que la science, quand elle a touché à tout, relie aisément le présent au passé et trouve moyen d’expliquer ce qui se faisait autrefois par ce qui se fait aujourd’hui. C’est ainsi qu’en regardant les orfèvres calabrais travailler ces bijoux légers et peu coûteux composés de minces feuilles d’or estampées dont se parent les contadines du pays, M. Lenormant, qui se souvient qu’on a trouvé des bijoux semblables dans les tombes grecques, se rend compte de la façon dont les ouvriers antiques s’y prenaient pour les faire. Ce procédé, qu’on appelle lavoro a sfoglia, est tout simplement une tradition ancienne qui s’est conservée dans ce coin de l’Italie. A Tarente, il s’empresse d’aller voir les célèbres parcs d’huîtres du mare piccolo. La méthode qu’on emploie pour les élever est celle qu’à l’époque de la guerre sociale, un riche Romain, Sergius Orata, emprunta à la ville voisine de Brindes et qu’il implanta dans le lac Lucrin, où elle s’est conservée. De nos jours, Coste est allé l’y chercher pour la naturaliser à son tour dans le bassin d’Arcachon et à l’île de Ré, où elle a si bien réussi. On élève aussi des moules dans le mare piccolo, et elles y sont d’une qualité parfaitement saine et d’un goût exquis. M. Lenormant nous apprend que c’est encore une tradition antique et que « cette culture était pour les Grecs de Cumes une source de richesses si importante qu’ils ont fait de la moule le type le plus habituel de leurs monnaies. » Dans un long trajet de chemin de fer, n’ayant rien de mieux à faire, il cause avec un chanoine de Catanzaro, à côté duquel il est assis. Le chanoine, qui se trouve être un gourmet, lui décrit en grands détails les meilleures recettes pour engraisser et accommoder les ghiri, c’est-à-dire les loirs, qui constituent un des mangers les plus délicats de la cuisine calabraise. Ne soyez pas trop étonnés : c’est toujours un reste de l’antiquité. « Ces jolis petits rats des arbres fruitiers, nous dit M. Lenormant, que l’on appelait en latin glires, étaient hautement appréciés des gourmands de Rome. Pétrone, Martial et Ammien Marcellin en parlent comme à un mets très recherché. Il y eut même un temps, quand la république s’efforçait encore de garder la sévérité des vieilles mœurs, où ses lois somptuaires interdisaient de faire paraître des loirs sur les tables, aussi bien que certaines espèces de frutti di mare, et que les oiseaux étrangers. Varron donne, pour les engraisser, une recette fort analogue à celle de mon chanoine, et Apicius la manière la plus estimée de les accommoder. Galien dit que ce furent les Grecs italiotes qui, les premiers, inventèrent d’élever et de manger les loirs, et il ajoute que de son temps les meilleurs venaient de la Lucanie et du Brutium. Ç’a donc toujours été une célébrité locale. »

Je dois dire que les digressions de M. Lenormant sont d’ordinaire beaucoup plus graves. Il y en a une surtout que je signale aux politiques, aux économistes, à tous les gens sérieux que préoccupent les questions sociales, qui veulent connaître partout la condition des ouvriers, des paysans, et pénétrer dans ces régions inférieures où les grandes révolutions se préparent. Les laboureurs de la Calabre, comme ceux de la Pouille, ont une façon presque militaire de cultiver les champs qui étonne beaucoup les voyageurs. Dans ces vastes plaines, sous un soleil implacable, on voit quelquefois jusqu’à vingt ou trente charrues marcher en ligne devant elles, ou bien un front de plusieurs centaines d’hommes qui s’avancent en retournant La terre avec la houe. Devant eux, le fattore, ou intendant, passe à cheval, surveillant son monde, l’excitant à la besogne et ne ménageant pas les injures à ceux qui faiblissent. Ces ouvriers n’habitent pas les campagnes qu’ils cultivent ; ils viennent des villes voisines à l’époque des semailles et de la moisson. Médiocrement payés, peu vêtus, mal nourris, leur condition est une des plus misérables qu’on puisse imaginer. Le soir, ils n’ont pour reposer que des hangars mal fermés, où pénètrent librement le froid de la nuit et les exhalaisons humides des marais. Ils s’y entassent, quand la nuit est venue, trempés de sueur, brisés de fatigue, au milieu d’une saleté repoussante. « Nulle part, dit M. Lenormant, bouge plus infect n’abrite des créatures humaines. » On se figure aisément quels ravages fait la malaria parmi les malheureux qui n’ont pas d’autre asile. Une des principales raisons qui perpétue ces misères, c’est qu’il n’y a pas de pays au monde où la propriété soit moins partagée. Près de l’ancienne Héraclée, M. Lenormant a traversé le domaine de Policoro, qui a 140 kilomètres carrés, et qui appartient au prince de Gerace. « Vingt-cinq mille têtes de bétail, des buffles en grande partie, paissent dans les prairies marécageuses qui s’étendent du côté de la mer. Pour les parties du domaine qui sont en labour, leur exploitation emploie quatre mille hommes au temps des grands travaux et deux cent cinquante seulement le reste de l’année. » Le propriétaire ne vient jamais visiter son domaine. Il laisse l’autorité à des intendans qui le volent et qui rançonnent les fermiers. Aussi tous les anciens abus, dont les intendans profitent, sont-ils pieusement conservés. Aucune de ces améliorations sérieuses qui demandent la présence du maître n’a jamais été introduite dans la culture des champs. On se sert des procédés qui étaient en usage du temps de Pythagore ; la charrue qu’on emploie n’a pas changé depuis l’époque où les Grecs vinrent apprendre aux Œnotriens l’art de cultiver le blé. Rien ne se modifie dans ce malheureux pays, rebelle au progrès. Le mal dont il souffre est celui même que signalait Pline l’ancien, dans cette phrase célèbre : « Ce sont les grands domaines qui ont perdu l’Italie : Latifundia perdidere Italiam. » Les mêmes causes, après dix-sept siècles, produisent encore les mêmes effets et elles exigent les mêmes remèdes. M. Lenormant se demande si l’on ne sera pas obligé d’en venir, dans les Calabres, à quelque remaniement de la propriété. C’est ce que voulaient faire les Gracques lorsque, pour créer cette classe de petits propriétaires qui fait la force des états, ils partageaient entre les plébéiens les terres publiques qu’avaient usurpées les nobles. C’est ce qu’on a fait de nos jours en Russie, c’est ce qu’on essaie en ce moment pour l’Irlande ; c’est ce que l’Italie elle-même a exécuté avec succès dans la Pouille. Dans tous les cas, il y a quelque chose à faire. « Jusqu’ici, dit M. Lenormant, la révolution italienne est restée exclusivement bourgeoise. Le peuple, surtout celui des campagnes, n’en a connu encore que les charges, l’énorme aggravation des impôts, le fardeau de la conscription, le renchérissement universel des choses, le cours forcé d’un papier-monnaie déprécié. Certes c’est beaucoup que la satisfaction du sentiment national ; mais l’homme n’est pas un pur esprit qui vive uniquement de satisfactions de ce genre. Appartenir à un grand état qui prétend tenir une place importante dans le monde est un plaisir qui coûte cher. Ce n’est que le strict devoir de cet état de donner à ses paysans, par une active sollicitude pour leurs intérêts, par une meilleure législation, par des réformes légitimes et devenues nécessaires, une compensation aux sacrifices qu’il leur impose. »

Nous voilà bien loin des Grecs et en pleine politique contemporaine ; c’est des Grecs pourtant et de l’antiquité que M. Lenormant prétend surtout s’occuper, et le présent lui-même le ramène vite au passé. J’ai dit tout à l’heure qu’en même temps que curieux, il était savant. Il fallait l’être pour pouvoir débrouiller, comme il l’a fait, l’histoire obscure de la Grande-Grèce. Dans les autres pays que visitent les archéologues, leur science trouve des points de repère solides sur lesquels elle peut s’appuyer. En Égypte, à Rome, dans la Grèce, l’antiquité a laissé d’importans débris. Il est rare que les grandes cités aient disparu tout entières, et autour de ce qui reste d’elles, on peut toujours par la pensée reconstruire ce qui n’est plus. Dans la Grande-Grèce, tout s’est perdu, et jamais il n’a été plus juste de dire avec le poète que « les ruines elles-mêmes ont péri. » Ce pays, qui semble fait pour le bonheur et la joie, a quelque droit de se dire le plus malheureux du monde. Si l’on excepte les quelques siècles de paix qu’il doit à la domination romaine, il n’a jamais connu le repos. Toutes les races de la terre semblent s’y être donné rendez-vous pour combattre et piller. Les Grecs de toute famille, les Lucaniens, les Brutiens, les Carthaginois, avec leurs armées de mercenaires, les Romains, les Vandales, les Lombards, les Normands, les Sarrasins, les Allemands, les Espagnols, les Français en ont fait tour à tour un champ de bataille. Pour comble de malheur, la nature y a prodigué tous les fléaux ; les pestes y succèdent presque sans interruption aux famines et les tremblemens de terre aux éruptions des volcans[1]. On comprend qu’au milieu de tous ces désastres, les villes se renouvelant sans cesse et les ruines anciennes étant à chaque instant recouvertes par des ruines nouvelles, il ne soit presque plus possible de découvrir quelque trace du passé. Il faut donc prévenir les amis de l’antiquité qui voudraient faire une excursion dans la Grande-Grèce à la suite de M. Lenormant qu’ils n’y rencontreront pas précisément tout ce qu’ils souhaiteraient y trouver. De l’antique Tarente il ne reste que le nom : la nouvelle ville n’a pas même gardé un pan de mur de l’ancienne. Héraclée, Sybaris, ont si bien disparu qu’on discute pour savoir où elles étaient situées. L’emplacement de Métaponte n’est connu avec certitude que depuis les fouilles heureuses qu’y a pratiquées le duc de Luynes. Cotrone, qui a remplacé l’antique Crotone, est une ville toute neuve. Du temple célèbre de Junon Lacinienne, qui s’élevait sur un promontoire voisin, nous n’avons plus qu’une colonne, une seule, mais digne de tous nos respects, car il est probable qu’elle a vu passer auprès d’elle Pythagore et Hannibal. Il est vrai, que si les monumens antiques ont presque tous disparu, s’il ne reste rien des grandes cités qui peuplaient autrefois ce beau pays, le pays lui-même existe toujours et, en l’absence d’autres documens, l’aspect des lieux aide beaucoup à comprendre les événemens dont ils ont été le théâtre. M. Lenormant nous dit que, lorsqu’il a relu les récits des anciens auteurs sur l’emplacement des villes dont ils nous parlent, les hommes et les choses du passé se sont ranimés pour lui. C’est ainsi qu’il a pu rendre quelque vie à cette vieille histoire que l’on ne connaît guère et qui mérite pourtant d’être connue.


II

Le grand intérêt qu’elle a pour nous, c’est qu’elle est un chapitre de celle de la Grèce. Les Grecs, qui avaient beaucoup de peine à subsister sur leur maigre territoire, le quittaient assez volontiers pour aller vivre ailleurs. Il est naturel que l’Italie méridionale les ait d’abord attirés. Ils en étaient si voisins, et les deux contrées ont tant de ressemblance entre elles, qu’ils ne devaient pas s’y trouver trop dépaysés. M. Lenormant fait remarquer que les premiers colons qui débarquèrent sur les côtes du golfe de Tarente ont dû se croire encore chez eux. « L’aspect des lieux, la nature de la végétation, l’intensité de la lumière, tout y rappelle la Grèce. Les eaux du golfe, par les temps de calme, prennent cette teinte laiteuse propre aux mers grecques et que les Hellènes ont si bien exprimée par le mot de galênê. L’azur du ciel revêt cette couleur tellement intense qu’elle donne l’impression d’une voûte de saphir solide, d’où est née la conception d’un firmament qui a dominé l’astronomie pendant tant de siècles » Pour y être moins étrangers encore et s’y trouver plus à l’aise, les Grecs imaginèrent que leurs aïeux avaient habité déjà ces lieux qu’ils venaient occuper. Il ne leur coûtait guère d’ajouter quelques légendes de plus à la multitude de celles qui circulaient depuis des siècles. On amena donc en Italie tous les héros de la guerre de Troie ; on raconta que Philoctète, Diomède, Idoménée, avaient été poussés par la tempête et qu’ils y avaient fondé des villes qui existaient encore. Catchas lui-même, sur ses vieux jours, s’était fixé, disait-on, dans une grotte du mont Garganus, où il rendait toujours des oracles[2]. Quant à Ulysse, des gens qui s’étaient nourris des beaux récits d’Homère croyaient retrouver son souvenir partout. Ces légendes, qui charmaient l’imagination, avaient de plus l’avantage de rattacher les colons nouveaux à la terre qu’ils devaient habiter. Ces lieux inconnus devenaient aussitôt pour eux un pays ami où ils avaient été précédés par leurs ancêtres, où ils retrouvaient pour ainsi dire des titres de famille et de propriété. On s’y établissait gaîment, sans éprouver ce serrement de cœur que cause la terre étrangère : c’était encore la patrie. Quelques-uns même s’y trouvèrent bientôt si heureux qu’ils ne supportaient plus d’en être éloignés et que, s’il leur fallait revenir en Grèce, ils s’y regardaient comme en exil. Léonidas, de Tarente, un des plus charmans poètes de l’Anthologie, chassé de chez lui par les Romains et forcé de se réfugier dans une ville grecque, faisait écrire sur sa tombe : « Je repose bien loin de la terre italienne, de Tarente, mon pays, et cela m’est plus dur que la mort. »

Aussi voulurent-ils faire en Italie des établissemens plus solides qu’ailleurs. Ils avaient jusque-là fondé plutôt des comptoirs que des colonies. En général, les villes qu’ils bâtissaient n’avaient qu’une étroite banlieue pour territoire. Ils se contentaient d’occuper les côtes et s’éloignaient rarement de la mer. « C’est que la mer était la véritable patrie des Hellènes ; ils ne se sentaient réellement forts qu’en y touchant, et ils n’osaient pas se risquer loin d’elle dans l’aventure de conquêtes continentales étendues. Plusieurs siècles devaient s’écouler encore avant que l’hellénisme conçût la pensée d’une entreprise comme celle d’Alexandre. » Ils furent plus audacieux en Italie. Dès le premier jour, ils se jetèrent hardiment dans l’intérieur des terres et ils en firent la conquête. Il est probable qu’ils trouvèrent peu de résistance : les anciens habitans du pays, qui étaient peut-être de leur race, acceptèrent aisément leur domination. C’est seulement plus tard qu’en voulant avancer toujours, ils vinrent se heurter à ces rudes montagnards italiotes qui n’étaient pas disposés à se soumettre. Ils rencontrèrent les Lucaniens et les Samnites, et derrière eux. les Romains, qui n’eurent pas beaucoup de peine à devenir leurs maîtres. En attendant, les peuples qui s’étaient soumis à eux, probablement sans combat, furent associés à leur prospérité ; le commerce répandit l’aisance dans tout le pays ; jamais les champs n’y furent mieux cultivés, la richesse plus générale, la population plus nombreuse. On nous dit que Sybaris parvint à réunir des armées de trois cent mille combattans, et Crotone, sa rivale, ne devait guère avoir moins de soldats, puisqu’elle finit par être victorieuse.

Les Grecs ne se contentèrent pas de soumettre le pays, ils parvinrent à l’assainir : c’est leur plus belle victoire. Ils n’avaient pas eu grand’ peine à vaincre les hommes, il leur fut sans doute plus difficile de combattre la nature et de la dompter. M. Lenormant fait remarquer que, dans les légendes qu’on racontait au sujet de la fondation des villes grecques en Italie, il est souvent question d’un démon ou d’un monstre qui dévore les habitans, qui exige d’eux un tribut de victimes humaines jusqu’au jour où quelque héros en triomphe et le tue. Ce démon, c’est la malaria qui décima ceux qui, les premiers, s’établirent sur ce sol empesté et essayèrent de le défricher. Ils finirent pourtant par être victorieux, à force de peine, en desséchant les marais, en donnant aux eaux un meilleur régime. Mais le monstre n’était pas mort. Lorsqu’au commencement du moyen âge, le malheur des temps fit négliger les anciens travaux, il reprit possession de son domaine et, depuis ce temps, il y règne en maître. Si l’on veut que ce pays reprenne son ancienne prospérité, il faut recommencer la lutte contre le fléau des anciens âges et le poursuivre sans repos. Dans ces beaux et terribles climats, la nature ne cède à l’homme qu’à la condition qu’il ne se fatigue jamais de la combattre. C’est sans doute ce que voulait exprimer Virgile quand il comparait le travail du laboureur à celui d’un marinier qui remonte avec sa barque un courant rapide. Il faut qu’il rame toujours ; pour peu qu’il s’arrête, le fleuve l’emporte et il perd en un moment tout le fruit de sa peine passée.

Au milieu de cette population vaincue, sur ce sol assaini et devenu fertile sans danger, les Grecs élevèrent de grandes cités dont les historiens antiques nous parlent avec la plus vive admiration. Rome aussi a couvert le monde de ses colonies ; c’était sa politique d’envoyer ses citoyens pauvres fonder partout des villes qui sont devenues souvent fort importantes. Les colonies romaines ont parfaitement accompli l’œuvre à laquelle on les destinait : elles ont assuré la tranquillité de l’univers et civilisé les nations barbares. C’est un grand service rendu à l’humanité ; mais il faut aussi remarquer qu’elles n’ont jamais été que d’assez pâles reflets de la métropole. Elles vivaient de sa vie, les yeux toujours sur elle, attendant le mot d’ordre et l’impulsion. Elles lisaient ses livres, copiaient ses modes, jouaient ses pièces sur leurs théâtres. Organisées de la même manière, animées du même esprit, elles se ressemblent toutes, et il n’en est presque aucune, dans leur longue durée, qui se soit fait une fortune à part et qui ait pris une physionomie particulière. Tout se confond et se perd dans l’unité du grand empire. Les colonies grecques ont un caractère bien différent. Sans doute elles n’oublient pas du premier coup leur origine ; la race et les habitudes se retrouvent dans leurs premières institutions. Suivant qu’elles sont ioniennes ou doriennes de naissance, elles se donnent d’abord une constitution aristocratique ou préfèrent la démocratie. Mais elles ne tardent pas à s’émanciper. Le rameau détaché devient arbre et porte ses fruits. Désormais elles existent par elles-mêmes et se développent en liberté ; chacune d’elles suit sa voie, chacune a son histoire. Elles donnent naissance à de grands écrivains, à de grands peintres ; elles possèdent des écoles de philosophie, un théâtre, une poésie, un art qui leur appartiennent ; race vraiment merveilleuse de souplesse et de fécondité, en qui la vie surabonde, qui se retrouve partout tout entière et peut se transplanter dans tous les pays sans perdre ses dons naturels.

Je ne veux pas refaire, après M. Lenormant, l’histoire des villes de la Grande-Grèce ; ceux qui veulent la connaître n’ont qu’à lire son livre ; il en a dit à peu près tout ce que nous pouvons en savoir. Cependant il y en a trois, dans le nombre, dont la destinée fut si brillante et qui ont tellement dépassé les autres qu’il est difficile de n’en pas dire un mot : c’est Tarente, Sybaris et Crotone.

Tarente, bâtie par les Doriens de Sparte au fond du golfe qui porte son nom, fut longtemps la plus importante des cités grecques de ce pays. Sa puissance lui vint de son heureuse situation, qui la rendait l’intermédiaire entre la Grèce et l’Italie, et de la sûreté de son port, qui attirait chez elle tous les vaisseaux qui naviguaient sur ses côtes. C’est ainsi qu’elle devint un des entrepôts du commerce de l’ancien monde. Mais elle supporta mal son bonheur. C’est, du reste, une remarque que nous aurons à faire au sujet de toutes les cités de la Grande-Grèce. Leur histoire est à peu près semblable et, après avoir grandi de même, elles ont fini de la même façon. Honnêtes tant qu’elles restent pauvres, actives, industrieuses lorsqu’elles ont leur fortune à faire, la richesse les a toutes gâtées. On s’aperçoit bien, au peu de résistance qu’elles opposent, que la race admirable dont elles sortent ne possède pas cette moralité solide qui maintient un peuple dans le devoir et lui fait vaincre la plus dangereuse de toutes les épreuves, celle de la prospérité. C’est, ainsi qu’avec la fortune la corruption s’est bientôt glissée dans les villes grecques et les a mises à la merci d’un maître ; mais elle semble avoir pris dans chacune d’elles un caractère particulier. Quoiqu’elles soient à peu près toutes également corrompues, chacune a son vice préféré qui la distingue des autres. Ce qui a surtout perdu Tarente, c’est son goût effréné pour les jeux scéniques. Les Romains, encore barbares et qui ne connaissaient d’autre divertissement que les courses de chevaux, ne revenaient pas de leur surprise quand ils voyaient les Tarentins passer leur vie au théâtre, y tenir leurs assemblées politiques, et décider de la guerre ou de la paix dans le lieu même où ils applaudissaient leurs comédiens. M. Lenormant pense qu’on peut savoir quel était le genre de pièces qui leur causait un plaisir si vif. Il a remarqué que les vases peints qu’on retrouve dans le pays reproduisent presque toujours les mêmes sujets, et il est tenté de croire que ces sujets sont ceux qu’on représentait d’ordinaire sur le théâtre : ne voyons-nous pas que chez nous les tableaux d’auberge et de cabaret sont très souvent empruntés au roman ou au drame en renom ? Si cette conjecture est fondée, on peut croire que les Tarentins aimaient à rire et qu’ils se plaisaient à voir jouer de grosses farces dont les dieux faisaient ordinairement les frais ; ils y sont représentés dans les situations les plus équivoques et traités avec une irrévérence qui ne laisse pas d’étonner quand on songe qu’à Tarente, comme ailleurs, la comédie faisait partie du culte. Mais on pensait que les dieux ne se fâchaient pas pour, si peu et, suivant le mot de Platon, « qu’ils aimaient la plaisanterie. »

Malheureusement pour Tarente, tandis qu’elle faisait ses délices de ces pièces burlesques et perdait son temps à les écouter, les peuples rudes et pauvres de l’Italie, tentés par ses richesses, attaquaient ses frontières : il lui fallait se défendre. A la rigueur, avec de l’argent, on pouvait lever des mercenaires, mais elle manquait de généraux ; on n’en formait plus dans cette ville amollie. Elle se résignait ordinairement à les aller chercher en Grèce. Là, il n’était pas difficile d’en trouver. Dans ce pauvre pays, déchiré de discordes, en proie à des révolutions périodiques, où les villes voisines se faisaient entre elles des guerres perpétuelles, où dans chaque cité les partis se combattaient sans trêve, où le vainqueur d’un jour était vaincu et banni le lendemain, il y avait sur toutes les routes des généraux sans soldats, des chefs de faction dépossédés, des rois disponibles. A la première invitation, ils s’empressaient d’accourir, et comme il se trouvait parmi eux de vaillans officiers et des politiques habiles, ils remportaient souvent la victoire et rétablissaient les affaires de ceux qui les appelaient à leur secours. Le malheur est que des gens pareils sont souvent plus lourds à leurs alliés qu’à leurs ennemis. Non-seulement il se faisaient payer très largement leurs services, mais une fois établis dans le pays et maîtres de la situation, s’ils trouvaient la place bonne, ils ne parlaient plus de la quitter ; après s’être donné beaucoup de mal pour les faire venir, il fallait en prendre encore plus pour les renvoyer.

Parmi ces chercheurs d’aventures qui se mirent à la solde de Tarente se trouve le roi Pyrrhus, qui eut l’honneur de vaincre d’abord les Romains à Héraclée. M. Lenormant, qui a traversé le pays où se livra la bataille, profite de l’occasion pour la décrire, et comme Pyrrhus dut surtout la victoire à ses éléphans, il va au-devant de notre curiosité en nous apprenant ce que nous souhaitons savoir sur la façon dont on employait ces animaux et sur les services qu’ils pouvaient rendre. L’emploi des éléphans dans les armées grecques était nouveau. C’est Alexandre qui, dans son expédition de l’Inde, comprit le parti qu’on pouvait en tirer et en ramena plusieurs centaines que ses généraux se partagèrent après sa mort. Ils figurèrent pour la première fois avec éclat à la bataille d’Ipsus, que le roi de Macédoine Antigone livra à Seleucus Nicanor. Seleucus, qui comptait beaucoup sur eux, en avait réuni un très grand nombre, et les flatteurs d’Antigone, pour le tourner en ridicule, l’appelaient « le grand éléphantarque. » Seleucus leur dut pourtant la victoire, et les quatre cents éléphans qu’il mit en ligne écrasèrent l’armée de son rival.

Pyrrhus, qui assistait à la bataille, avait été très frappé de la fameuse charge des quatre cents éléphans de Seleucus. Aussi voulut-il à toute force en avoir quand il partit pour l’Italie, et quoiqu’il fût léger de fortune et riche seulement d’espérance, il parvint à s’en procurer soixante. C’est sur eux qu’il comptait pour vaincre Rome, et son espoir d’abord ne fut pas trompé. M. Lenormant fait très bien comprendre d’où vient le grand effet que cet animal produisait dans les batailles. « C’est par le choc de sa masse, dit-il, qu’il était surtout redoutable ; les Grecs le comprirent vite et en général ils évitèrent de le surcharger de la sorte de tour de bois que les Indiens avaient inventé de placer sur son dos et où montaient trois ou quatre soldats armés d’arcs et de javelots. En revanche, ils s’étudièrent à lui cuirasser la poitrine pour renforcer l’impénétrabilité de sa peau et à allonger ses défenses avec des pointes d’acier aiguisées. Avant d’engager ces animaux, on avait soin de les enivrer avec du vin aromatisé pour augmenter leur élan et les pousser jusqu’à la fureur. Une charge d’éléphans était irrésistible pour une infanterie combattant à la façon des hoplites grecs et formée en ordre profond et compact. La phalange dont ils parvenaient à aborder le front était inévitablement rompue, écrasée sous leurs pieds, et jetée dans un désordre irréparable… Ce sur quoi comptaient le plus ceux qui faisaient usage des éléphans à la guerre, c’était l’effet moral que produisait leur attaque. Il fallait, en effet, des troupes singulièrement aguerries et solides, des cœurs exceptionnellement trempés pour attendre de pied ferme le choc d’une ligne serrée de ces colosses du règne animal s’avancent d’un trot pesant et régulier comme des montagnes vivantes, avec une force d’impulsion qui semblait irrésistible. Aussi s’efforça-t-on d’augmenter leur apparence bizarre et terrible par la façon dont on les caparaçonnait avec des housses rouges et de grands panaches. On leur peignait le front et les oreilles en blanc, en bleu, en rouge, car on avait remarqué que, quand les éléphans entrent en fureur, ils dressent leur trompe et étalent d’une manière effrayante leurs larges oreilles, et on voulut, en revêtant ces parties de couleurs éclatantes, les rendre plus apparentes et en augmenter l’effet, » Les Romains n’en avaient jamais vu avant la guerre de Pyrrhus, et ils ne possédaient pas même dans leur langue un mot pour les désigner. Ils les appelèrent d’abord des bœufs de Lucanie, du pays où ils les avaient pour la première fois rencontrés. A Héraclée, les chevaux prirent peur en face de ces bêtes monstrueuses qu’ils ne connaissaient pas ; les légionnaires eux-mêmes furent effrayés, et Pyrrhus remporta la victoire. Mais ce n’était qu’une surprise, et des gens de cœur comme les Romains devaient bientôt se rassurer. Curius Dentatus, à Bénévent, imagina de placer devant la ligne de bataille un rideau de tirailleurs chargés de harceler et d’effrayer les éléphans. On vit alors ces formidables animaux, que leur état d’ivresse rendait sourds à la voix de leurs conducteurs, rebrousser chemin brusquement, se retourner contre leur propre armée, l’écraser sous leurs pieds et la mettre en déroute. Pyrrhus, à qui ses victoires, qui lui coûtaient si cher, ne donnaient pas beaucoup de confiance, perdit tout à fait courage quand il se vit vaincu, et revint au plus vite en Épire, abandonnant à la colère des Romains les Tarentins, ses malheureux alliés, qui payèrent pour eux-mêmes et pour lui.

Sybaris fut peut-être plus puissante encore que Tarente, mais sa puissance dura très peu. C’était une colonie d’Achéens, qui, à peine établie sur le sol de l’Italie, se trouva assez forte pour envoyer elle-même des colonies autour d’elle. Le secret de ce développement rapide, c’est qu’elle n’avait pas le patriotisme étroit des autres Grecs et leur vanité jalouse, qui leur faisait éloigner d’eux les étrangers. Au contraire, elle les accueillait volontiers et en faisait vite des citoyens. Aussi regorgea-t-elle bientôt d’habitans. Elle avait, nous dit-on, dans ses temps les plus prospères, 9 kilomètres de tour et comptait cent mille citoyens, indépendamment des femmes, des enfans et des esclaves. Elle était alors très active et fort laborieuse : il y eut un moment où les Sybarites se donnaient la peine de travailler ! Ils y étaient bien forcés pour vivre. La plaine au milieu de laquelle s’élevait leur ville était un marécage ; il fallait le dessécher au plus vite ou se résigner à périr de la fièvre. Ils se mirent résolument à l’œuvre. Un système ingénieux de canaux écoula vers la mer toutes les eaux de la plaine. Ces canaux étaient navigables et servaient à porter les denrées du pays aux navires, qui les attendaient dans le port. Le territoire assaini était devenu merveilleusement fertile : Vairon affirme que le blé y produisait au centuple. On y récoltait aussi du vin et de l’huile d’excellente qualité ; les forêts de la Sila, dans le voisinage, donnaient des bois recherchés pour les constructions navales ; on exportait en grande quantité des laines, des cuirs, de la cire, du miel. Enfin les habitans de ces riches contrées, qui étaient intelligens autant qu’industrieux, eurent l’idée d’accorder l’exemption des droits d’entrée à certaines marchandises précieuses : c’était, comme on dirait aujourd’hui, créer un port franc, et par ce moyen attirer tout le mouvement commercial chez soi. Il ne faut donc pas s’étonner que le commerce et l’agriculture aient donné à ce pays une prospérité incroyable ; mais la prospérité, comme on l’a déjà vu, amena vite avec elle la corruption.

Les Sybarites paraissent avoir été encore plus corrompus que les Tarentins. Ils ont chez nous une fort mauvaise réputation, et leur nom seul est une injure. Il en était de même dans l’antiquité, et « mener la vie de Sybaris » voulait dire vivre dans la mollesse et la débauche. Les griefs que les historiens adressent aux Sybarites sont nombreux et graves. D’abord ils poussaient plus loin que les Asiatiques mêmes le luxe du mobilier et du vêtement. Ils n’admettaient pas qu’un homme qui se respectait pût porter autre chose que des étoffes en laine de Milet, couvertes de broderies somptueuses. Je renvoie au livre de M. Lenormant ceux qui voudraient connaître la description de ce manteau brodé d’or que le Sybarite Alcisthène avait fait exécuter sur commande par les plus fameux métiers de l’Asie pour le porter un jour à la fête de Junon Lacinienne. C’était la merveille du genre. Qu’il suffise de savoir que Denys de Syracuse, l’ayant trouvé plus tard dans le trésor de Crotone, le vendit aux Carthaginois pour une somme qui équivalait au moins à 2 millions de notre monnaie. Les Sybarites étaient aussi de grands buveurs qui avaient inventé des procédés ingénieux pour boire longtemps sans perdre la raison, et surtout des gourmets déterminés. Ils regardaient les festins comme des actes capitaux de la vie de la cité ; aussi avaient-ils pris l’habitude, pour en rehausser la solennité et donner le temps de s’y préparer sérieusement, de faire les invitations un an à l’avance. C’était un concours : ceux qui donnaient les meilleurs dîners recevaient des couronnes d’or comme récompenses nationales. Le même honneur était décerné aux cuisiniers qui s’étaient le plus distingués dans ces grandes occasions. S’ils avaient inventé un plat nouveau, l’état leur accordait le privilège d’exploiter seuls leur découverte pendant un an : c’est le commencement des brevets d’invention[3]. On racontait d’eux beaucoup d’autres choses encore, mais il ne m’est pas possible d’épuiser le sujet, et « la vie de Sybaris » allait beaucoup plus loin qu’on ne peut décemment le dire.

On en a tant dit que M. Lenormant s’est demandé s’il n’y avait pas quelque exagération dans ces reproches amoncelés, et il est tenté de croire que les Sybarites n’étaient pas tout à fait aussi coupables qu’on le prétend. Leur malheur est d’être tombés dans les mains des rhéteurs et des moralistes, gens qui ont moins de souci de dire la vérité que de faire de belles phrases. Il fallait à tous ces prédicateurs de vertu des vicieux bien constatés contre lesquels on pût s’emporter impunément ; les Sybarites ont payé pour tous. Ils sont devenus pendant des siècles le thème obligé de toutes les déclamations d’école. Quelquefois on leur a prêté des vices imaginaires ; le plus souvent on s’est contenté de tourner à mal des actions en elle-même indifférentes et de leur faire un crime de ce qui nous paraît en somme assez innocent. On s’indigne, par exemple, de ce qu’ils allaient à leurs maisons de campagne en voiture au lieu de s’y rendre à pied. Cette action ne semble pas fort coupable aujourd’hui, et M. Lenormant pense que la seule conclusion qu’on peut tirer de ce reproche, c’est qu’ils avaient su établir dans leur territoire de bonnes routes carrossables, ce qui n’était pas habituel chez les Grecs. On les tance aussi très vertement, on les accuse d’être efféminés, parce qu’ils avaient imaginé de protéger leurs rues contre les rayons du soleil en prolongeant des deux côtés les toits de leurs maisons. Ce grief n’est pas plus grave que l’autre, et je crois que ceux qui traversent à midi, dans l’été, les larges boulevards et les vastes places que les architectes de nos jours ont la manie de percer dans les vieilles villes italiennes sous prétexte de les mettre à la mode, seront bien tentés d’absoudre les Sybarites, de les regarder comme des gens de bon sens, qui comprenaient ce qui convient aux villes où le soleil fait rage. Il n’y a pas déraison non plus de leur en vouloir beaucoup d’avoir relégué les métiers bruyans dans les faubourgs. Je leur pardonne même, je l’avoue, la défense qu’ils faisaient de garder dans les maisons des coqs qui réveillent au milieu de la nuit ceux qui veulent dormir ; ce sont là des règlemens de bonne police qu’on observe partout aujourd’hui. M. Lenormant explique aussi d’une façon fort ingénieuse un proverbe qui avait cours chez eux et dont les gens vertueux des autres pays affectaient de paraître fort scandalisés. « Si vous voulez vivre longtemps et vous bien porter, disaient les Sybarites, ne voyez jamais le lever ni le coucher du soleil. » Est-ce un précepte de mollesse, comme on le prétend, et veut-on dire qu’il faut donner la plus grande partie du jour au sommeil ? M. Lenormant n’y voit qu’un aphorisme d’hygiène fort sage, et il recommande à tous ceux qui s’arrêteront sur l’emplacement de Sybaris de le méditer et de le suivre. Dans ces pays dangereux, ce sont les brouillards du matin, c’est le serein du soir qui donnent surtout la fièvre. Le meilleur moyen de l’éviter, c’est de rester chez soi quand le soleil se couche et quand il se lève. Peut-être entre-t-il un peu de bienveillance dans cette explication ; mais d’ordinaire on traite si sévèrement les Sybarites, on cherche de tous les côtés, on prend de toutes mains tant de prétextes pour les accuser qu’on peut bien leur être indulgent une fois sans crime.

Sybaris ne tomba pas sous les coups de Rome, comme Tarente. C’est dans une lutte fraternelle qu’elle périt. Les Grecs avaient apporté dans leur nouvelle patrie leurs défauts comme leurs qualités. Parmi ces défauts, il n’y en avait pas de plus grave que cet esprit de rivalité et de jalousie, ces haines de voisinage, ces querelles de famille qui les ont toujours divisés et qui ont fini par les perdre. Dans la Grèce nouvelle, comme dans l’ancienne, les cités passaient leur temps et usaient leurs forces à se chicaner, à se combattre. Elles se détestaient plus entre elles qu’elles ne haïssaient leurs ennemis naturels. Leurs luttes intestines avaient ce caractère particulier d’acharnement qui distingue les inimitiés des frères, et quand une d’elles était victorieuse, elle traitait plus durement sa rivale vaincue que ne l’aurait fait l’étranger. Les Romains avaient de cruelles injures à venger contre Tarente, cependant ils la laissèrent vivre, et, grâce à leur générosité, elle existe encore. Après la défaite de Sybaris, les habitans de Crotone voulurent qu’il n’en restât pas même un souvenir. Ils commencèrent par raser les murailles et renverser les monumens, puis ils détournèrent le cours du fleuve Crathis et le firent couler sur la cité détruite. Le fleuve fit si bien son office qu’on cherche aujourd’hui la place où s’élevait la grande ville. M. Lenormant, qui croit l’avoir trouvée et qui la désigne avec beaucoup de précision, demande que sur cet emplacement on entreprenne des fouilles et affirme qu’elles seront fécondes. Je lui laisse la parole ; je veux citer ce passage de son livre où respire tant d’enthousiasme et d’espérance : on ne saurait donner trop de publicité à ces nobles exhortations. Qui sait ? elles tenteront peut-être les gouvernemens ou les particuliers, s’il en reste, qui sont décidés à se mettre en frais pour l’antiquité. « Nous sommes certains, dit-il, de l’endroit où la magnifique et noble Sybaris dort, depuis vingt-quatre siècles, sous l’herbe luxuriante des prairies, couverte de l’épais linceul d’alluvions qui n’en laisse plus apparaître au jour un seul vestige. Malgré cette absence de toute ruine extérieure, c’est à coup sûr qu’on peut y ouvrir le sol pour la chercher. Elle est là, sur cet emplacement si bien délimité, et ne peut être nulle part ailleurs. Seulement les fouilles y demanderaient des frais énormes. Il s’agit en effet d’aller chercher le sol antique sous 5 ou 6 mètres au moins de limon, bien au-dessous du niveau actuel du sol, dans un terrain où l’on rencontre l’eau à 1m,75 de profondeur. Aucun travail n’y est donc possible sans installer des pompes à vapeur fonctionnant constamment pour épuiser les tranchées. Mais aussi quels merveilleux résultats attendent celui qui aura le courage d’entreprendre cette tâche herculéenne ! Quelles que soient les sommes à dépenser, on peut tenir pour assuré qu’on n’aura pas à les regretter. De tous les lieux dont l’exploration archéologique reste encore à faire, celui où elle donnera les résultats les plus sûrs et les plus capitaux, je n’hésite pas à le dire, est Sybaris. La destruction de cette ville a été si brusque qu’elle peut se comparer à celle des villes ensevelies par le Vésuve dans son éruption de l’an 79. La haine des Crotoniates a renversé les édifices de la cité proscrite, mais cette destruction même ainsi opérée en a mis les débris à couvert des ravages ordinaires du temps. La précaution prise par les destructeurs pour faire disparaître promptement les ruines qu’ils avaient faites sous le limon apporté par le fleuve a été aussi conservatrice que la pluie de cendres du volcan de la Campanie. Elles ont échappé par là à ce lent anéantissement qui attend toutes les ruines que l’on peut exploiter en guise de carrières. C’est un véritable Pompéi du VIIIe au VIe siècle avant l’ère chrétienne qui est enfoui sous la maremme où serpente lentement le Crati. Et c’est même trop peu de dire un Pompéi, car il ne s’agit plus seulement là d’une petite ville de troisième ou quatrième ordre, mais bien de la plus grande et plus riche cité de l’époque. Une civilisation tout entière, encore imparfaitement connue, sortira de ces ruines. Ce sera une véritable résurrection qui la prendra au point même où elle avait atteint son plus haut degré de développement, et cela sans aucun mélange des âges postérieurs. Le sol de Sybaris, sous la pioche de ses excavateurs, rendra le tableau complet de la culture grecque dans les siècles où précisément elle commença à avoir conscience d’elle-même et à prendre une physionomie propre. Peut-il y avoir quelque chose de plus intéressant pour l’histoire ? Rongeons que les temples de Paestum sont un des types les plus justement admirés de l’architecture grecque dans ce qu’elle a de plus curieux et de plus grandiose. Or ces temples ne sont que ceux d’une ville secondaire, colonie de Sybaris, et le plus beau de tous a été élevé dans le temps où Posidonie en dépendait et devait en recevoir ses artistes. Que doivent donc être ceux de la métropole ? Il y a certainement, sous les couches d’alluvion qui recouvrent Sybaris, des temples aussi gigantesques que ceux de Sélinonte, qui gisent renversés, mais sans qu’aucun débris ait pu en être distrait. Voilà ce que des fouilles poursuivies sur une grande échelle dans la vallée du Crati restitueront au jour, ce qui viendra récompenser les efforts et les dépenses de ceux qui les entreprendront ! »

La dernière des villes grecques de l’Italie dont je veux dire un mot est Crotone, la rivale heureuse de Sybaris. Quoiqu’elle ait été puissante et glorieuse, le souvenir de Pythagore est à peu près le seul qu’elle nous rappelle aujourd’hui. Pythagore est resté pour nous un des plus grands noms de l’antiquité ; par malheur, ce n’est guère qu’un nom. D’ordinaire, ces grands personnages du passé nous sont inconnus parce qu’on ne nous a pas assez parlé d’eux ; ce qui fait au contraire qu’il est difficile de connaître celui-ci, c’est qu’on en a trop parlé. Sa gloire survécut à la catastrophe qui dispersa son école ; dans les siècles qui suivirent, elle alla toujours en grandissant. Comme on connaissait peu sa vie, on lui fit, selon l’usage, une existence imaginaire qu’on embellit de toutes sortes de récits merveilleux. Quand le paganisme fut menacé par une religion nouvelle, il comprit qu’il ne pouvait se défendre qu’en imitant un peu sa rivale ; il lui fallait aussi des saints qu’il pût proposer à la vénération de ses fidèles. Par malheur, il n’en avait guère, et, pour s’en procurer quelques-uns, il dut les emprunter aux sciences, à la philosophie, à l’histoire : c’étaient des sages auxquels on prêta quelques aventures miraculeuses pour en faire des saints. Pythagore était parfaitement propre à jouer ce rôle. On savait que sa philosophie avait un caractère religieux très prononcé ; il croyait à un Dieu unique et trouvait moyen d’accommoder cette croyance avec le culte des mille, divinités du polythéisme ; il était très préoccupé des destinées de l’âme après la vie ; il pratiquait une morale pure, élevée, austère ; il avait exercé un grand pouvoir sur les hommes et les avait dominés par l’ascendant de la vertu. C’était un homme enfin dont l’ancien monde pouvait être fier et qui faisait bonne figure même en face de la religion nouvelle. On n’eut pas beaucoup à faire pour qu’il devînt un personnage tout à fait extraordinaire, un bon démon, un héros, un envoyé des dieux, une incarnation d’Apollon. Les prodiges qu’on lui prête ressemblent beaucoup à ceux dont les saints de l’église chrétienne sont gratifiés dans leur légende : il apaise les flots, il calme les vents, il détourne la grêle, il guérit les malades, il annonce l’avenir, il lit dans la pensée de ses ennemis et dévoile leurs projets coupables. Comme saint Paul, il est mordu par une vipère sans en éprouver aucun mal ; comme saint François d’Assise, il apaise et convertit par sa parole un ours furieux ; comme saint François Xavier, il prêche en même temps dans deux pays que la mer sépare. Sa vie, écrite par Jamblique et d’autres platoniciens, devient tout à fait un supplément à la Légende dorée.

Qu’y a-t-il donc de vrai dans ce qu’on nous conte de lui ? Est-il possible de dégager de ce fonds merveilleux la physionomie réelle de Pythagore ? M. Lenormant l’a essayé après beaucoup d’autres, mais il est clair que, dans des recherches si incertaines, on ne peut jamais arriver tout à fait à se satisfaire. Ce qu’il y a de plus surprenant dans Pythagore, ce qui fait l’originalité de sa vie et de son œuvre, c’est qu’il soit sorti des spéculations pures où ses prédécesseurs s’enfermaient volontiers pour essayer de mener les hommes, et qu’il ait passé de la direction d’une école au gouvernement d’un état. Zeller fait remarquer qu’il y avait quelque temps déjà, quand Pythagore parut, que la philosophie grecque faisait effort pour devenir pratique[4], que les poètes gnomiques, qui sont des philosophes à leur manière, donnaient des préceptes pour la vie ordinaire, que non contens d’enseigner à l’homme son devoir, comme simple particulier, ils touchaient aux affaires publiques, qu’ils recommandaient aux citoyens la justice, la modération, le respect des magistrats, l’obéissance aux lois, vertus que ne pratiquaient guère les républiques de ce temps. C’est évidemment de cette tendance que sortit l’école de Pythagore. On ne sait pas au juste les raisons qui l’engagèrent à quitter la Grèce propre et à s’établir à Crotone. Ce n’était certes pas la vertu des habitans, car on nous dit qu’à ce moment Crotone était presque aussi corrompue que Tarente et que Sybaris. Elle ne résista pas pourtant à la parole du sage. On raconte que les Crotoniates l’écoutèrent avec faveur et se montrèrent disposés à se convertir. Mais voici en quoi consista surtout la nouveauté de son entreprise et ce qui en fit le grand succès : pour que sa réforme fût solide et que l’effet de sa parole pût durer, il eut la pensée de réunir dans une vie commune ceux qu’il avait ramenés à la vertu. Il pensait qu’on se soutient, qu’on se contient l’un par l’autre, quand on vit plus rapproché ; il voulait aussi que son association fût une sorte de règle et de prédication vivante qui enseignât aux profanes leur devoir par l’exemple. C’est ainsi que naquit l’institut pythagorique, dont les anciens nous ont parlé avec une si vive admiration. On n’y était reçu qu’après de longues épreuves, on y vivait ensemble dans la pratique des mêmes études et l’exercice des mêmes vertus ; les associés portaient le même costume, ils étaient assujettis à des abstinences rigoureuses, ils faisaient vœu d’obéir. La parole du maître ne devait pas être discutée, et toute opposition cessait devant ce mot : « Il l’a dit. » Voilà le premier couvent qui ait été fondé en Italie, six siècles avant le Christ, et il y obtint d’abord un très grand succès. En face de Sybaris, où régnaient tous les vices, Crotone donna l’exemple de toutes les vertus. Tandis que leurs voisins ne pouvaient pas supporter la vue d’un laboureur qui cultivait son champ et craignaient de prendre une courbature rien qu’en regardant un ouvrier travailler, les Crotoniates se remirent à la gymnastique, à la palestre, et ces exercices rendirent à leur race toute sa vigueur. Nulle part les athlètes n’ont été plus nombreux qu’à Crotone, et elle a donné naissance au célèbre Milon, qui fut un disciple dévoué de Pythagore.

Les mœurs publiques corrigées, l’institut étendit son influence sur la politique. M. Lenormant croit qu’en apparence les pythagoriciens ne changèrent pas l’ancienne constitution de la ville ; ils laissèrent subsister le sénat, composé de mille citoyens, qui était censé gouverner la cité ; seulement, à côté du sénat, une réunion de trois cents adeptes, la fleur de la secte, qu’on appelait le synédrion, menait les affaires ; sans avoir de titre officiel, ils possédaient réellement la puissance. Le gouvernement fut ainsi concentré dans les mains de quelques personnes. Il est probable que Pythagore, comme tous les philosophes grecs, avait peu de goût pour la démocratie et qu’il aimait mieux Sparte qu’Athènes. Il installa donc à Crotone un régime tout à fait aristocratique. Mais ce régime ne dura que quelques années. La violence faite aux instincts et aux habitudes de ce peuple était trop forte ; son amour pour les plaisirs, sa passion d’indépendance et d’égalité devaient bientôt se réveiller. A la suite d’une révolution, le parti populaire reprit le pouvoir et il se vengea par des cruautés inouïes de toute l’impatience que lui avaient causée ces prêcheurs de vertus. Les pythagoriciens furent poursuivis dans les rues, brûlés dans leurs conventicules, et l’on chassa du pays tous ceux qui parvinrent à échapper aux premières fureurs du peuple. Crotone, rendue à la démocratie, ne tarda pas à retomber dans ses anciennes mœurs, et quand vint l’heure des dangers, elle ne trouva plus assez de force pour résister aux Romains.


III

On vient de voir à quel point l’histoire des villes de l’Italie méridionale se rattache à celle des Grecs ; il serait aisé de montrer qu’elle intéresse presque autant Rome que la Grèce. Les Romains, comme on sait, sont un peuple formé de l’union de plusieurs peuples. Autour de ce petit noyau latin qui fut le centre et le cœur du vaste empire, que de races différentes sont venues successivement se grouper ! Quoique la grande cité qui est née de cette fusion ait su se faire une physionomie originale et qu’elle ne ressemble tout à fait à aucune autre, on distingue pourtant en elle, quand on regarde bien, les qualités qu’elle tient de ses divers ancêtres. La science a essayé de dire ce qu’elle a pris des Sabins, ce qu’elle doit aux Étrusques. Les Grecs aussi ont fourni leur part au mélange, et il est facile de voir qu’ils ont largement contribué à la formation de l’esprit romain. Personne ne le conteste : on a seulement prétendu que, dans les premières années, la Grèce n’avait pénétré à Rome que par l’intermédiaire des Étrusques ; c’est une erreur : elle y entra directement et sans avoir besoin de prendre ce chemin détourné. Ce furent, on n’en peut pas douter, ces marins de la Grande-Grèce qui, avec leurs marchandises, répandirent dans la ville naissante leurs usages, leurs opinions, leurs idées. Il n’est pas vrai sans doute, comme le prétendaient quelques vieux annalistes, que Numa ait étudié à Crotone, sous la direction de Pythagore, et qu’il en ait rapporté ses règlemens et ses lois ; mais il est sûr que Rome s’est mise de très bonne heure à l’école des Grecs, et que ces marchands audacieux qui débarquaient dans tous les havres de l’Italie furent ses premiers maîtres. Nous savons aujourd’hui d’une manière certaine qu’elle a pris l’alphabet dont elle s’est toujours servi aux Grecs de Cumes ; elle a dû leur emprunter beaucoup d’autres choses. C’est d’eux qu’elle tient toutes ces légendes qui ont si profondément modifié sa vieille religion ; c’est de là qu’a coulé ce que Cicéron appelle « non pas un petit ruisseau, mais un fleuve d’idées et de connaissances » qui a fécondé l’Italie. On peut donc dire qu’aussi loin qu’on remonte dans ces temps ; rectales, on trouve les Grecs italiotes entretenant avec les Romains des rapports assidus et les initiant à leur civilisation. S’il en est ainsi, il faut bien se résoudre à faire entrer l’histoire de la Grande-Grèce dans celle de Rome.

A partir des guerres puniques, les villes grecques de l’Italie sont soumises aux Romains : dès lors elles n’ont plus d’histoire ; elles s’effacent et disparaissent dans la grande unité. La lumière se concentre sur la capitale de l’empire et il n’en tombe plus sur les provinces que quelques pâles rayons. On aimerait pourtant à savoir jusqu’à quel point la Grande-Grèce, qui avait exercé tant d’influence sur Rome, a subi la sienne à son tour, ce qu’elle a conservé de son ancienne patrie et ce qu’elle a pris à ses nouveaux maîtres, si elle s’est tout à fait latinisée, ou si elle est toujours restée grecque au fond. Cette question, intéressante par elle-même, le devient encore plus parce qu’elle sert à résoudre un problème d’histoire assez important, dont il faut que nous disions un mot.

On sait que les armées de Justinien, conduites par de grands généraux, Bélisaire et Narsès, arrachèrent pour quelque temps l’Italie aux barbares, et que même après qu’elles eurent perdu la plus grande partie de leurs conquêtes, elles gardèrent les pays du Midi et s’y établirent pour plusieurs siècles. À ce moment, la Grande-Grèce redevient ce qu’elle était mille ans auparavant ; elle se détourne de Rome et reprend l’habitude de regarder du côté de l’Orient ; elle se remet à parler son ancienne langue, elle fournit, comme autrefois, à la littérature grecque des historiens, des poètes, des écrivains distingués. Pour expliquer ce qui semble un réveil de l’hellénisme dans ces contrées, il s’est formé une théorie qui paraît d’abord très séduisante, et que Niebuhr a autorisée en l’adoptant. On a tort, dit-on, de prétendre que la Calabre est redevenue grecque sous les Byzantins : elle n’avait jamais cessé de l’être. Depuis le VIIIe siècle avant notre ère que les vaisseaux achéens ou doriens abordèrent sur ces rivages, on y a toujours parlé grec. La domination romaine a glissé sur elle sans l’entamer ; entre l’époque de Pythagore ou d’Archytas et celle des exarques et des catapans il n’y a pas eu d’interruption ; ce qu’on regarde comme un réveil de l’hellénisme au moyen âge est tout simplement la suite naturelle d’une civilisation antérieure. « Cet hellénisme a donc vécu pendant vingt siècles d’une vie entièrement indépendante, sans rien emprunter au monde byzantin ; il possède ainsi une antiquité et une noblesse qui le rendent bien supérieur à celui de la Grèce, dégénérée par la longue et déprimante domination d’un césarisme bâtard. »

Il est naturel que les savans du pays aient adopté très volontiers et qu’ils défendent avec passion un système qui flatte singulièrement leur orgueil national. Par malheur, il ne soutient pas l’examen, et l’histoire lui est tout à fait contraire. C’est ce que prouve M. Lenormant dans une des parties les plus intéressantes et les plus nouvelles de son ouvrage. Il montre que, sous la domination romaine, le pays était devenu tout à fait romain. On y parlait latin quelques années avant l’arrivée de Bélisaire, lorsque Cassiodore vint se fixer dans la ville de Scylacium (aujourd’hui Squillace) pour y finir ses jours. Le monastère qu’il y fonda était établi sur le modèle de ceux de saint Benoît ; les églises de la contrée suivaient le rit romain, les évêques étaient soumis à celui de Rome. La Grèce ne semblait être dans le pays qu’un souvenir effacé. Quelque temps après, tout est changé. La ville a pris un nom grec, elle s’appelle Skyllax ; les églises relèvent du patriarche de Constantinople ; à la place du monastère de Cassiodore, qui est détruit, on en a bâti un autre, qui est dédié à saint Grégoire le Thaumaturge, un saint tout à fait oriental, et qui suit la règle de saint Basile. Ainsi un grand changement s’est produit d’une époque à l’autre, et nous voyons, pour ainsi dire, la Grèce qui revient prendre possession des pays qu’elle avait perdus. Il est donc vrai de prétendre que la Calabre, qui était romaine sous les Romains, est redevenue grecque au commencement du moyen âge ; et M. Lenormant ajoute, ce qui complète sa démonstration, qu’elle l’est redevenue peu à peu. Il nous fait suivre pas à pas les progrès de l’hellénisme chez elle. C’est seulement au Xe siècle que l’œuvre fut achevée ; il ne reste plus alors dans ces contrées aucune trace de la domination de Rome, et l’Italie du Midi est tout à fait grecque de cœur, comme de mœurs et de langue[5].

Mais ici un doute se présente à l’esprit : si les faits se sont passés comme on vient de le dire, n’est-on pas forcé de modifier les idées qu’on a d’ordinaire sur l’empire byzantin ? Peut-on croire qu’un empire qui est parvenu à reconquérir un pays où Rome avait mis sa main puissante et à y effacer cette empreinte qui partout ailleurs est éternelle, fût vraiment aussi faible, aussi usé qu’on le suppose, et ne faut-il pas admettre qu’il possédait une force de propagande, de vitalité, d’assimilation qui rappelle l’hellénisme des temps classiques ? M. Lenormant ne recule pas devant cette conséquence ; il soutient que rien n’a été plus mal jugé des Occidentaux que l’empire grec de Constantinople. « Par une fortune bizarre, dit-il, deux ordres de préjugés aussi aveugles l’un que l’autre se sont trouvés d’accord pour le travestir : les préjugés catholiques exagérés, vivant sur de vieilles rancunes et des malentendus qui remontent aux croisades, et ne pouvant pas admettre la puissance de vie spirituelle et civilisatrice qu’a su conserver, au traversée toutes ses vicissitudes, une église séparée de l’unité romaine ; les préjugés philosophiques du XVIIIe siècle, incapables de comprendre un empire chrétien avant tout, et presque ecclésiastique, où les grandes questions de théologie agitaient profondément les esprits, où les évêques et les moines ont toujours tenu un rang prépondérant. » C’est ainsi qu’on était arrivé à regarder l’empire byzantin comme le dernier terme de l’affaissement moral et de l’imbécillité sénile.

Aujourd’hui, grâce aux travaux des érudits hellènes, de Paparrigopoulos, de Zambellis, de Sathas, on commence à lui rendre plus de justice. On s’aperçoit que ce peuple grec du moyen âge qu’on nous représente comme incapable d’un effort viril a eu, dans sa longue existence, des époques incomparables d’énergie guerrière ; on lui sait gré d’avoir été pendant neuf cents ans le rempart toujours armé, toujours résistant de l’Europe chrétienne contre les Slaves, les Bulgares et les musulmans ; on remarque enfin que, pendant les siècles les plus sombres du moyen âge, Constantinople n’a pas cessé d’être un foyer de civilisation, dont l’éclat a plus d’une fois rayonné sur les contrées occidentales. Il n’y a donc pas lieu d’être surpris qu’au VIIIe et au IXe siècles, quand les barbares se disputaient l’Europe, il ait eu assez de force pour conquérir à sa langue, à ses mœurs, à sa religion, à son génie l’Italie méridionale et qu’il ait pu s’arracher à l’influence latine.

Je n’irai pourtant pas jusqu’à dire qu’on ait jamais été Romain sur les côtes de la Calabre comme on l’était dans le Latium. Je crois qu’à l’époque même où ce pays subissait sans protester l’influence de Rome, quand il en imitait les usages et en parlait la langue, il n’était pas devenu tout à fait étranger à son ancienne patrie. Le Grec se montrait quelquefois encore sous ce Romain de fraîche date. Certaines qualités, et surtout certains défauts, rappellent en lui son origine. Le poète Stace, un Napolitain, qui aimait Naples avec passion, montre de quelle manière l’esprit des deux peuples pouvait se réunir dans une même personne. Par momens, dans sa Thébaïde, il a la vigueur et l’âpreté du génie de Rome ; il est raide et violent comme Lucain, et quand il nous décrit Capanée escaladant les murs de Thèbes ou la mort de Tydée, on croirait lire la Pharsale. D’autres fois il est élégant, souple, amolli comme le plus habile des alexandrins. La société napolitaine, qu’il nous fait entrevoir dans ses Silves, est curieuse aussi à observer : ce sont en général des gens d’esprit qui aiment la nature, les arts, la poésie, qui vivent heureux dans de magnifiques villas, où.ils ont rassemblé des statues précieuses, des tableaux de maîtres, où ils font de petits vers maniérés à leurs momens perdus. Surtout ils se tiennent loin des fonctions publiques, où leur naissance et leur fortune semblent les appeler. L’empereur a beau se fâcher et froncer le sourcil, on ne les verra pas venir à Rome pour être questeurs ou édiles et entrer dans le sénat. Ce pays semble inspirer à ceux qui l’habitent le goût des loisirs délicats, l’amour du repos. Naples est toujours pour les Romains la paresseuse Naples, otiosa Neapolis ; ce que viennent chercher à Baïes, à Pompéi, à Stabies, au bord du Sarnus, près de la mer, tous ces grands seigneurs fatigués, c’est le calme, l’oisiveté, otia Sarni. Par malheur, alors comme toujours, l’oisiveté était la mère des vices. Tout ce pays avait une mauvaise réputation auprès des Romains sévères ; ils prétendaient qu’il était difficile de résister aux charmes amollissans du climat, que c’était un séjour malsain pour la vertu, que les hommes y perdaient leur énergie, que les femmes y étaient encore plus exposées et que, « s’il y venait quelquefois des Pénélope, il n’en sortait jamais que des Hélène ; » Le romancier Pétrone, voulant placer ses héros, des fripons, des débauchés dans un milieu qui leur convienne, les fait voyager dans la Grande-Grèce ; il pense que là les aventures qu’il leur prête, si légères qu’elles soient, ne paraîtront pas invraisemblables. Quand ils approchent de Crotone, un paysan qu’ils rencontrent leur dit : « Mes bons amis, si vous êtes d’honnêtes négocians, fuyez au plus vite ; mais si vous appartenez à ce monde plus distingué qui sait mentir et tromper, vous pouvez venir, votre fortune est faite. Songez qu’ici on n’a nul souci des lettres, que l’honneur et la probité n’obtiennent ni récompense ni estime. La population entière est divisée en deux classes, les dupeurs et les dupes. Cette ville où vous allez entrer ressemble tout à fait à une campagne ravagée par la peste, où l’on ne voit que des cadavres qui sont dévorés et des corbeaux qui les dévorent. » Crotone, comme on voit, ne se souvenait plus guère des leçons de Pythagore. Tarente était toujours « la molle Tarente, » et les Sybarites avaient un grand nombre d’héritiers. Évidemment cette corruption de mœurs était un legs du passé : dans ce pays devenu romain, la Grèce avait laissé son empreinte.

De nos jours même, après tant de révolutions, tant d’accidens de toute sorte, ne pourrait-on pas la retrouver ? Ne reste-t-il rien de la Grèce dans ces provinces qui ont subi tant de dominations diverses ? M. Lenormant s’est posé cette question en divers endroits de son livre et il a tenté de la résoudre. Il fait remarquer d’abord qu’il y a quelque chose que les révolutions ne parviennent pas tout à fait à modifier et qui leur survit : c’est l’aspect extérieur et la configuration du pays lui-même. Dans les endroits où les champs sont restés en culture, la Grande-Grèce doit offrir presque le même aspect qu’au temps où elle était habitée par les Grecs. On retrouverait, en cherchant un peu, les sites où Théocrite a placé la scène de quelques-unes de ses églogues, cette vallée de l’Aisaros où Corydon donnait à ses génisses une belle brassée d’herbe fraîche, et, dans celle du Néaithos, « la place où croissent la bugrane, l’aunée et la mélisse à la bonne odeur. » M. Lenormant n’est même pas éloigné de croire que les pâtres modernes ressemblent assez aux bergers antiques, et il nous fait de cette ressemblance un tableau curieux : « Parfois, dit-il, un troupeau de chèvres noires et sèches se repose à l’abri des broussailles de lentisques qui envahissent le fond des ravins ou bien, broute, sur la crête des collines, un gazon ras et à moitié brûlé. Le pâtre qui les garde a l’air aussi sauvage qu’elles ; avec la peau de mouton ou de chèvre jetée sur ses épaules, et sa longue houlette, dont la forme est celle de la crosse de nos évêques, on croirait voir le Lacon ou le Comatas de Théocrite. Dans les vers de ce poète, les bergers des flancs de la Sila ont la même apparence farouche. Debout, au sommet d’une crête, j’en remarque un qui dessine son profil sur l’azur du ciel dans une attitude fière et naturellement noble qui rappelle la sculpture ancienne. Entouré de ses chèvres, il tire d’une sorte de chalumeau grossier des mélodies d’un accent étrange et mélancolique ; jouant pour lui-même et absorbé par sa propre musique, il semble ne rien voir autour de lui, et le train passe sans qu’il retourne la tête pour le regarder. » M. Lenormant ne nous dit pas si les femmes de la Grande-Grèce sont aussi belles que du temps où Zeuxis choisit, entre toutes les filles de Crotone, cinq jeunes vierges qui devaient lui servir de modèles pour son tableau d’Hélène, mais il remarque quelque part qu’elles s’en vont portant des fardeaux sur leur tête « avec l’harmonieuse attitude et la fière allure des canéphores antiques. » Les rapprochemens avec l’antiquité grecque reviennent à l’esprit partout dans ce pays qui est resté grec si longtemps et il est difficile de s’y soustraire. Je me souviens qu’un jour je rencontrai, aux environs de Pompéi, sur la route de Nocera, deux paysans presque nus, coiffés de ce chapeau de paille pointu que les sculpteurs anciens placent sur la tête de Mercure. Ils marchaient l’un devant l’autre et tenaient chacun sur l’épaule l’extrémité d’un bâton d’où pendait une cruche pleine d’eau. Je songeai aussitôt à une petite terre cuite dont on trouve plusieurs exemplaires dans les ruines des cités antiques, et qui servait, dit-on, d’enseigne à des marchands. C’étaient les mêmes personnages, les mêmes costumes, les mêmes attitudes : il me sembla voir le bas-relief qui marchait.

Faut-il aller plus loin ? Peut-on savoir s’il reste quelque chose qui rappelle la Grèce, non-seulement dans certains usages des habitans, mais dans leur esprit et leur caractère ? Ce malheureux pays a été visité par tant de peuples étrangers, le sang et la race y sont si mêlés qu’il est peut-être téméraire de vouloir remonter si haut. Je me suis pourtant demandé plus d’une fois s’il ne tenait pas des Grecs cet esprit de particularisme étroit, ces jalousies et ces haines de clocher qui le divisent encore. On a vu combien les villes grecques se détestaient entre elles et avec quelle cruauté elles se traitaient les unes les autres, quand elles étaient victorieuses. Sybaris rasa la ville ionienne de Siris et en massacra les habitans, elle fut à son tour impitoyablement détruite par les Crotoniates. De même, au moyen âge, les gens de Tursi, une petite ville de la Calabre, ayant pris Anglona, leur voisine, y mirent si bien le feu qu’il ne resta plus une seule maison debout, à l’exception de l’église. Aujourd’hui encore on dit que divers quartiers de Tarente ne peuvent pas se souffrir, et que les ouvriers de la rue centrale échangent volontiers des injures et des coups avec les pêcheurs de la strada Garibaldi, Mais les Grecs n’ont probablement rien à faire en ceci. Ce particularisme est un vieux défaut de l’Italie entière qui disparaît lentement depuis qu’elle ne forme plus qu’un royaume. On est plus tenté de retrouver quelque influence grecque dans ce goût que les gens de l’Italie méridionale ont toujours témoigné pour la philosophie. Cette contrée où fleurirent Pythagore et Archytas est la patrie de saint Thomas d’Aquin, de Giordano Bruno, de Campanella, de Vico. M. Taine, en 1864, fut frappé de voir le nombre des étudians qui se pressaient à une exposition de la Phénoménologie de Hegel, et avec quelle aisance ils paraissaient se jouer au milieu de ces abstractions obscures. « On peut se demander, ajoutait-il, si l’aliment qu’ils prennent est bien choisi et si des esprits nouveaux peuvent s’assimiler une pareille nourriture ; c’est de la viande mal cuite et lourde ; ils s’en repaissent avec un appétit de jeune homme, comme les scolastiques du XIIe siècle ont dévoré Aristote, malgré la disproportion, avec danger de mal digérer ou même d’étrangler. Un étranger fort instruit, qui vit ici depuis dix ans, me répond qu’ils comprennent naturellement les raisonnemens les plus difficiles et toutes les dissertations allemandes. » Il se pourrait bien aussi qu’il y eût quelque héritage du passé dans le caractère qu’a pris la dévotion chez les Italiens du Midi. Les Grecs de ces contrées étaient fort dévots et nous savons que les mystères avaient chez eux une grande importance, surtout ceux de Bacchus. Les gens d’aujourd’hui le sont bien plus encore et d’une façon qui nous paraît très singulière. Il faut lire la description que fait M. Lenormant des églises de Tarente et de Catanzaro. Il montre les murs des chapelles en renom tapissés d’ex-voto de cire qui représentent la partie du corps dont on a obtenu la guérison. « Passe encore lorsqu’il s’agit seulement de têtes, de bras, de jambes, ou même de rachis plus ou moins tordus, le tout de grandeur de nature ; cela n’est que bizarre. Mais que dire de ces exhibitions de poitrines de femmes avec les seins coloriés au naturel ? » Ce qu’on peut en dire, c’est que l’usage est fort ancien. On a trouvé, près d’un temple de Capoue, des dépôts où ces reproductions des divers membres du corps humain, toutes de grandeur naturelle, se comptaient par milliers. Si les ex-voto dont on couvre les murailles paraissent fort étranges, les statues qu’on place sur les autels sont encore plus extraordinaires. On voit là des images d’un réalisme incroyable, ornées de bijoux, affublées d’étoffes précieuses, peintes au naturel. « La Vierge triomphante est en robe de bal de satin blanc et bleu, décolletée, coiffée en cheveux et couverte de pierreries fausses, en diadème, en collier, en broche, en pendans d’oreilles, en bracelets. La Vierge de douleurs est vêtue de moire antique noire, les cheveux épars sur les épaules, tenant à la main un mouchoir garni de dentelles qu’elle porte à ses yeux avec l’attitude d’une prima-donna d’opéra qui chante une romance de désespoir. » Ne peut-on pas soupçonner que cette dévotion matérialiste n’est qu’une tradition des temps païens ?

Quand on a lu l’ouvrage de M. Lenormant, non-seulement on connaît le passé et le présent de la Grande-Grèce, mais on peut en préjuger l’avenir. Ce malheureux pays, à ce qu’il lui semble, est appelé à des destinées meilleures. Il abonde en richesses naturelles qui n’ont pas été exploitées depuis des siècles ; il possède une population sobre, énergique, laborieuse ; surtout il est admirablement situé pour prendre une part importante au commerce de la Méditerranée. Quelques indices, relevés avec soin par M. Lenormant, semblent indiquer qu’il s’y prépare et qu’il cherche à se remettre dans les conditions qui lui ont été si favorables autrefois. Du temps des Grecs, les villes importantes étaient placées près du rivage ; c’est de là que leur vint la fortune. La plaine assainie, cultivée, donnait aux habitans d’admirables récoltes et la mer leur permettait de les échanger avec les produits des autres peuples. La vie s’est déplacée au moyen âge. La mer alors, c’était le danger : les pirates musulmans arrivaient à l’improviste, et avant qu’on songeât à leur résister, ils pillaient les maisons, enlevaient les hommes et les femmes, qu’ils allaient vendre sur les marchés d’esclaves. Pour leur échapper, on quitta la plaine, qui redevint un désert malsain, et l’on se réfugia sur les montagnes voisines. Là, du haut du nid d’aigle où l’on s’était retiré, derrière de bonnes murailles solidement fermées, on pouvait guetter de loin une voile ennemie et se mettre en défense. Un mouvement contraire est en train de s’accomplir aujourd’hui, et c’est le chemin de fer des Calabres qui en a fourni l’occasion. De Tarente à Reggio, il court presque toujours le long du rivage, ramenant l’agitation et la vie à ces terres désertes. Autour de la gare, quelque temps isolée, des maisons se sont peu à peu groupées ; leur nombre augmente tous les jours ; les villes commencent à descendre de leurs hauteurs pour s’établir de nouveau dans les plaines et se rapprocher de la mer : la mer sera pour elles le chemin de la fortune, comme elle l’était du temps des Grecs.


GASTON BOISSIER.

  1. Pour en donner une idée, il suffit de résumer le tableau que fait M. Lenormant des désastres qui ont atteint Catanzaro depuis le XVIe siècle. En 1562, une peste emporte le tiers des habitans ; en 1570, la famine fait de nombreuses victimes et le prix du grain monte à 4 ducats le boisseau ; en 1626, un tremblement de terre renverse toutes les églises et fait périr plusieurs centaines d’habitans ; en 1638, nouveau tremblement de terre, cette fois un peu moins violent ; en 1655, la peste de Naples se propage en Calabre et décime la population de Catanzaro ; en 1659 et on 1693, nouveaux tremblemens de terre. Ce dernier, accompagnant une éruption de l’Etna, détruisit quarante villes de fond en comble et fit périr cent mille personnes en Sicile et en Calabre. On doit mentionner aussi le fameux tremblement de terre de 1783 qui, à Catanzaro, ne laissa pas une seule maison debout, et, rien que dans la Calabre, coûta la vie à quatre-vingt mille individus. Voilà, il faut l’avouer, une bien lugubre énumération.
  2. La grotte existe toujours au Monte-Sant’ Angelo, et on la visite toujours avec dévotion. Seulement, depuis le Ve siècle de notre ère, l’archange saint Michel a remplacé Calchas dans la vénération des pèlerins.
  3. Un de ces mets, inventés par les Sybarites, a passé chez les Romains et y a joui d’une grande renommée parmi les gourmets de l’empire. C’est ce qu’on appelait le garum, sorte d’assaisonnement ou de sauce, composé de laitances de maquereaux confites à la saumure, puis délayées dans du vin doux et de l’huile. M. Lenormant pense que ce condiment devait ressembler à l’anchovy’s sauce si apprécié des Anglais. Horace aimait beaucoup le garum.
  4. Voyez la Philosophie des Grecs de M. Éd. Zeller, dont M. Boutroux a traduit le premier volume. Le dessein de Zeller est de prouver que Pythagore n’a rien emprunté à l’étranger et que son œuvre, dans son caractère et ses origines, est toute grecque. M. Lenormant est moins affirmatif, et il me semble qu’il a raison.
  5. Il faut remarquer que la langue qu’on parlait en Italie au moyen âge et qui nous est conservée dans les diplômes et les coutumes de ce temps, celle dont on se sert encore à Bova, dans la Calabre, et dans certains villages de la terre d’Otrante n’est pas la langue d’Hérodote et de Platon ; c’est celle du bas-empire, quelque chose qui ressemble au romaïque d’aujourd’hui. M. Zambellis l’a prouvé dans un ouvrage publié à Athènes en 1864 et que cite M. Lenormant.