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La Légende des siècles/Les conseillers probes et libres

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I


LES CONSEILLERS PROBES ET LIBRES




Ratbert, fils de Rodolphe et petit-fils de Charles,
Qui se dit empereur et qui n’est que roi d’Arles,
Vêtu de son habit de patrice romain,
Et la lance du grand saint Maurice à la main,
Est assis au milieu de la place d’Ancône.
Sa couronne est l’armet de Didier, et son trône

Est le fauteuil de fer de Henri l’Oiseleur.
Sont présents cent barons et chevaliers, la fleur
Du grand arbre héraldique et généalogique
Que ce sol noir nourrit de sa sève tragique.
Spinola, qui prit Suze et qui la ruina,
Jean de Carrara, Pons, Sixte Malaspina
Au lieu de pique ayant la longue épine noire ;
Ugo, qui fit noyer ses sœurs dans leur baignoire,
Regardent dans leurs rangs entrer avec dédain
Guy, sieur de Pardiac et de l’Ile-en-Jourdain ;
Guy, parmi tous ces gens de lustre et de naissance,
N’ayant encor pour lui que le sac de Vicence,
Et, du reste, n’étant qu’un batteur de pavé.
D’origine quelconque et de sang peu prouvé.
L’exarque Sapaudus que le saint-siége envoie,
Sénèque, marquis d’Ast ; Bos, comte de Savoie ;
Le tyran de Massa, le sombre Albert Cibo
Que le marbre aujourd’hui fait blanc sur son tombeau ;
Ranuce, caporal de la ville d’Anduze ;
Foulque, ayant pour cimier la tête de Méduse ;
Marc, ayant pour devise : Imperium fit jus ;
Entourent Afranus, évêque de Fréjus.
Là sont Farnèse, Ursin, Cosme à l’âme avilie ;
Puis les quatre marquis souverains d’Italie ;
L’archevêque d’Urbin, Jean, bâtard de Rodez,
Alonze de Silva, ce duc dont les cadets
Sont rois, ayant conquis l’Algarve portugaise,
Et Visconti, seigneur de Milan, et Borghèse,

Et l’homme, entre tous faux, glissant, habile, ingrat,
Avellan, duc de Tyr et sieur de Montferrat ;
Près d’eux Prendiparte, capitaine de Sienne ;
Pic, fils d’un astrologue et d’une égyptienne ;
Alde Aldobrandini ; Guiscard, sieur de Beaujeu,
Et le gonfalonier du saint-siége et de Dieu,
Gandolfe, à qui, plus tard, le pape Urbain fit faire
Une statue équestre en l’église Saint-Pierre,
Complimentent Martin de la Scala, le roi
De Vérone, et le roi de Tarente, Geoffroy ;
À quelques pas se tient Falco, comte d’Athène,
Fils du vieux Muzzufer, le rude capitaine
Dont les clairons semblaient des bouches d’aquilon ;
De plus, deux petits rois, Agrippin et Gilon.

Tous jeunes, beaux, heureux, pleins de joie et farouches.

Les seigneurs vont aux rois ainsi qu’au miel les mouches.
Tous sont venus, des burgs, des châteaux, des manoirs ;
Et la place autour d’eux est déserte ; et cent noirs,
Tous nus, et cent piquiers aux armures persanes
En barrent chaque rue avec leurs pertuisanes.

Geoffroy, Martin, Gilon, l’enfant Agrippin Trois,
Sont assis sous le dais près du maître, étant rois.

Dans ce réseau de chefs qui couvrait l’Italie,
Je passe Théodat, prince de Trente ; Élie,
Despote d’Avenzo, qu’a réclamé l’oubli ;
Ce borgne Ordelafo, le bourreau de Forli ;
Lascaris, que sa tante Alberte fit eunuque ;
Othobon, sieur d’Assise, et Tibalt, sieur de Lucque ;
C’est que, bien que mêlant aux autres leurs drapeaux,
Ceux-là ne comptaient point parmi les principaux ;
Dans un filet on voit les fils moins que les câbles ;
Je nomme seulement les monstres remarquables.

Derrière eux, sur la pierre auguste d’un portail,
Est sculpté Satan, roi, forçat, épouvantail,
L’effrayant ramasseur de haillons de l’abîme,
Ayant sa hotte au dos, pleine d’âmes, son crime
Sur son aile qui ploie, et son croc noir qui luit
Dans son poing formidable, et, dans ses yeux, la nuit.

Pour qui voudrait peser les droits que donne au maître

La pureté du sang dont le ciel l’a fait naître,
Ratbert est fils d’Agnès, comtesse d’Elseneur ;
Or, c’est la même gloire et c’est le même honneur
D’être enfanté d’Agnès que né de Messaline.

Malaspina, portant l’épine javeline,
Redoutable marquis à l’œil fauve et dévot,
Est à droite du roi, comme comte et prévôt.

C’est un de ces grands jours où les bannières sortent.
Dix chevaliers de l’ordre Au Droit Désir apportent
Le Nœud d’Or, précédés d’Énéas, leur massier,
Et d’un héraut de guerre en soutane d’acier.

Le roi brille, entouré d’une splendeur d’épées.
Plusieurs femmes sont là, près du trône groupées ;
Élise d’Antioche, Ana, Cubitosa,
Fille d’Azon, qu’Albert de Mantoue épousa ;
La plus belle, Matha, sœur du prince de Cumes,
Est blonde ; et, l’éventant d’un éventail de plumes,
Sa naine, par moments, lui découvre les seins ;
Couchée et comme lasse au milieu des coussins,

Elle enivre le roi d’attitudes lascives ;
Son rire jeune et fou laisse voir ses gencives ;
Elle a ce vêtement ouvert sur le côté,
Qui, plus tard, fut au Louvre effrontément porté
Par Bonne de Berry, fille de Jean de France.

Dans Ancône, est-ce deuil, terreur, indifférence ?
Tout se tait ; les maisons, les bouges, les palais,
Ont bouché leur lucarne ou fermé leurs volets ;
Le cadran qui dit l’heure a l’air triste et funeste.

Le soleil luit aux cieux comme dans une peste ;
Que l’homme soit foulé par les rois ou saisi
Par les fléaux, l’azur n’en a point de souci ;
Le soleil, qui n’a pas d’ombre et de lueurs fausses,
Rit devant les tyrans comme il rit sur les fosses.

Ratbert vient d’inventer, en se frappant le front,
Un piège où ceux qu’il veut détruire tomberont ;
Il en parle tout bas aux princes, qui sourient.

La prière — le peuple aime que les rois prient —
Est faite par Tibère, évêque de Verceil.

Tous étant réunis, on va tenir conseil.

Les deux huissiers de l’Ordre, Anchise avec Trophime,
Invitent le plus grand comme le plus infime
À parler, l’empereur voulant que les avis,
Mauvais, soient entendus, et, justes, soient suivis ;
Puis il est répété par les huissiers, Anchise
Et Trophime, qu’il faut avec pleine franchise
Sur la guerre entreprise offrir son sentiment ;
Que chacun doit parler à son tour librement ;
Que c’est jour de chapitre et jour de conscience ;
Et que, dans ces jours-là, les rois ont patience,
Vu que, devant le Christ, Thomas Didyme a pu
Parler insolemment sans être interrompu.
Et puisse l’empereur vivre longues années !

On voit devant Ratbert trois haches destinées,
La première, au quartier de bœuf rouge et fumant
Qu’un grand brasier joyeux cuit à son flamboiement,
La deuxième, au tonneau de vin que sur la table

A placé l’échanson aidé du connétable,
La troisième, à celui dont l’avis déplaira.

Un se lève. On se tait. C’est Jean de Carrara.

« Ta politique est sage et ta guerre est adroite,
Noble empereur, et Dieu te tient dans sa main droite.
Qui te conteste est traître et qui te brave est fou.
Je suis ton homme lige, et, toujours, n’importe où,
Je te suivrai, mon maître, et j’aimerai ta chaîne,
Et je la porterai.

— Celle-ci, capitaine,
Dit Ratbert, lui jetant au cou son collier d’or.
De plus, j’ai Perpignan, je t’en fais régidor. »

L’archevêque d’Urbin salue, il examine
Le plan de guerre, sac des communes, famine,
Les moyens souterrains, les rapports d’espions.
« Sire, vous êtes grand comme les Scipions ;

En vous voyant, le flanc de l’Église tressaille.

— Archevêque, pardieu ! dit Ratbert, je te baille
Un sou par muid de vin qu’on boit à Besançon. »

Cibo, qui parle avec un accent brabançon,
S’en excuse, ayant fait à Louvain ses études,
Et dit :

« Sire, les gens à fières attitudes
Sont des félons ; pieds nus et la chaîne aux poignets,
Qu’on les fouette. Ô mon roi ! par votre mère Agnès,
Vous êtes empereur ; vous avez les trois villes,
Arles, Rome de Gaule et la mère des Milles,
Bordeaux en Aquitaine et les îles de Ré,
Naple, où le mont Vésuve est fort considéré.
Qui vous résiste essaye une lutte inutile ;
Noble, qu’on le dégrade, et, serf, qu’on le mutile ;
Vous affronter est crime, orgueil, lâche fureur ;
Quiconque ne dit pas : Ratbert est l’empereur,
Doit mourir ; nous avons des potences, j’espère.
Quant à moi, je voudrais, fût-ce mon propre père,

S’il osait blasphémer César que Dieu conduit,
Voir les corbeaux percher sur ses côtes la nuit,
Et la lune passer à travers son squelette. »

Ratbert dit : « Bon marquis, je te donne Spolète. »

C’est à Malaspina de parler. Un vieillard
Se troublerait devant ce jeune homme ; il sait l’art
D’évoquer le démon, la stryge, l’égrégore ;
Il teint sa dague avec du suc de mandragore ;
Il sait des palefrois empoisonner le mors ;
Dans une guerre, il a rempli de serpents morts
Les citernes de l’eau qu’on boit dans les Abruzzes ;
Il dit : « La guerre est sainte ! » Il rend compte des ruses,
À voix basse, et finit à voix haute en priant :
« Fais régner l’empereur du nord à l’orient !
Mon Dieu, c’est par sa bouche auguste que tu parles.

— Je te fais capischol de mon chapitre d’Arles, »
Dit Ratbert.

Afranus se lève le dernier.
Cet évêque est pieux, charitable, aumônier ;
Quoique jeune, il voulait se faire anachorète ;
Il est grand casuiste et très-savant ; il traite
Les biens du monde en homme austère et détaché ;
Jadis, il a traduit en vers latins Psyché ;
Comme il est humble, il a les reins ceints d’une corde.

Il invoque l’esprit divin ; puis il aborde
Les questions : — Ratbert, par stratagème, a mis
Son drapeau sur les murs d’Ancône ; c’est permis ;
Ancône étant peu sage ; et la ruse est licite
Lorsqu’elle a glorieuse et pleine réussite,
Et qu’au bonheur public on la voit aboutir ;
Et ce n’est pas tromper, et ce n’est pas mentir
Que mettre à la raison les discordes civiles ;
Les prétextes sont bons pour entrer dans les villes. —
Il ajoute : « La ruse, ou ce qu’on nomme ainsi,
Fait de la guerre, en somme, un art plus adouci ;
Moins de coups, moins de bruit ; la victoire plus sûre.
J’admire notre prince, et, quand je le mesure
Aux anciens Alarics, aux antiques Cyrus
Passant leur vie en chocs violents et bourrus,
Je l’estime plus grand, faisant la différence
D’Ennius à Virgile et de Plaute à Térence.

Je donne mon avis, sire, timidement ;
Je suis d’Église, et n’ai que l’humble entendement
D’un pauvre clerc, mieux fait pour chanter des cantiques
Que pour parler devant de si grands politiques ;
Mais, beau sire, on ne peut voir que son horizon,
Et raisonner qu’avec ce qu’on a de raison ;
Je suis prêtre, et la messe est ma seule lecture ;
Je suis très-ignorant ; chacun a sa monture
Qu’il monte avec audace ou bien avec effroi ;
Il faut pour l’empereur le puissant palefroi
Bardé de fer, nourri d’orge blanche et d’épeautre,
Le dragon pour l’archange et l’âne pour l’apôtre.
Je poursuis, et je dis qu’il est bon que le droit
Soit, pour le roi, très-large, et, pour le peuple, étroit ;
Le peuple étant bétail et le roi, berger. Sire,
L’empereur ne veut rien sans que Dieu le désire.
Donc, faites ! Vous pouvez, sans avertissements,
Guerroyer les chrétiens comme les ottomans ;
Les ottomans étant hors de la loi vulgaire,
On peut les attaquer sans déclarer la guerre ;
C’est si juste et si vrai, que, pour premiers effets,
Vos flottes, sire, ont pris dix galères de Fez ;
Quant aux chrétiens, du jour qu’ils sont vos adversaires,
Ils sont de fait païens, sire, et de droit corsaires.
Il serait malheureux qu’un scrupule arrêtât
Sa majesté, quand c’est pour le bien de l’État.
Chaque affaire a sa loi ; chaque chose a son heure.
La fille du marquis de Final est mineure ;

Peut-on la détrôner ? En même temps, peut-on
Conserver, à la sœur de l’empereur, Menton ?
Sans doute. Les pays ont des mœurs différentes.
Pourvu que de l’Église on maintienne les rentes,
On le peut. Les vieux temps, qui n’ont plus d’avocats,
Agissaient autrement ; mais je fais peu de cas
De ces temps-là ; c’étaient des temps de république.
L’empereur, c’est la règle ; et, bref, la loi salique,
Très-mauvaise à Menton, est très-bonne à Final.

— Évêque, dit le roi, tu seras cardinal. »

Pendant que le conseil se tenait de la sorte,
Et qu’ils parlaient ainsi dans cette ville morte,
Et que le maître avait sous ses pieds ces prélats,
Ces femmes, ces barons en habits de galas,
Et l’Italie au loin comme une solitude,
Quelques seigneurs, ainsi qu’ils en ont l’habitude,
Regardant derrière eux d’un regard inquiet,
Virent que le Satan de pierre souriait.