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La Lanterne magique/117

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 177-180).
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Dixième douzaine

CXVII. — LA VIEILLE

Ah ! la vieille, la vieille, la vieille, Qui croyait avoir quinze ans ! Ainsi le terrible caricaturiste Mattio fredonne en plein bal l’ancienne Ronde séculaire, au milieu d’un groupe qui vient de rire à se tordre, en écoutant l’histoire de Fonfride et de madame de Brielle. Car il n’y a pas à atténuer les choses ! Lucien, pauvre comme Job et beau comme un ange, a épousé au fond du Poitou, pour son argent et non pour un autre motif, une vieille, vieille, très vieille dame, qui n’est pas venue à Paris depuis bien des années, et qui est certainement vieille comme les rues et comme les monuments ; car des Parisiens, qui sont là présents, se souviennent parfaitement de l’avoir vue, et saluée et courtisée à la première représentation des Burgraves, le 7 mars 1843 ! On sait que les mariés bizarres ont été invités à ce bal, et qu’ils ont accepté l’invitation, et qu’ils vont venir, et vous pensez si l’on attend leur entrée avec une impatience frémissante.

Ils paraissent enfin. Ô déception, ô surprise, ô triomphe de l’impossible et du surnaturel ! Sont-ce des perruques, des étoffes, des cosmétiques et le génie du couturier qui ont pu réaliser un tel fabuleux miracle, et transmuer ainsi une Parque en nymphe Salmacis ? Non, il ne faut rien vouloir expliquer par des raisons si simples et élémentaires ! Mince, frêle, toute petite, une de ces tailles du dix-huitième siècle que Richelieu tenait entre ses dix doigts, un visage enfantin, éveillé et fûté, aux petits traits délicats et voluptueux, des joues plutôt blanches et rouges que roses, de petits yeux de feu, un nez tapageur, des lèvres arquées, une oreille de néréide, une chevelure (ou une perruque : mais qu’importe !) du blond les plus séduisant et folâtre, telle est cette troublante merveille ; et avec ses vingt-cinq ans et sa soyeuse barbe noire, Fonfride n’est que tout juste assez beau garçon pour ne pas paraître laid à côté de son adorable femme.

Bien vite et en moins de rien, tous les hommes nobles, riches, illustres, célèbres à un titre quelconque se sont empressés autour de la petite vicomtesse, et les femmes ont pâli, en cherchant en vain le défaut de sa toilette irréprochable. Le cou entouré et caressé par un collier de primevères, madame Céline de Fonfride porte un corsage en satin rose pâle broché d’argent. La jupe est courte, lilas à fleurs rose et argent, avec une grosse ruche déchiquetée dans le bas, alternativement de satin rose et lilas et d’étoffe d’argent.

Toutes les coutures et tous les bords de cette robe princière sont cachés et couverts par des guirlandes de primevères sans feuillages. Les bras sont entièrement couverts par de très hauts gants anglais en peau rosée, fermés par des boutons de diamants. Enfin, excentricité charmante et empruntée à un portrait fameux du temps de Louis XV, le corsage un peu montant est, sur la poitrine, troué de trois crevés, d’une grâce alléchante et irritante. Des joyaux anciens formés de très claires améthystes et de coraux d’un pâle rose montés en argent, des souliers en toile d’argent et des bas lilas tendre, un éventail en plumes brodé de primevères, complètent la parure de cette femme idéalement capiteuse, qui en un instant vient de rendre Paris fou d’amour.

Les autres femmes ? il n’y en a plus ! Les hommes, ils l’adorent tous, et tous, d’un geste, d’un demi-sourire, d’un clin d’œil, d’un mot qu’elle laisse tomber, elle les tient là, charmés, séduits, enchaînés, captifs. Puis, après Faure et mademoiselle Krauss ! elle va au piano, et chante. Avec une verve, une justesse, une mesure, un esprit incomparables, elle chante une chanson de vieille ; mais tous affirment que si son chant est parfait et ressemble à un collier de lumineuses perles qu’on égrènerait dans la nuit, elle n’a pu forcer sa jeune voix d’or à imiter la vieillesse. On danse ; et la jolie Céline est la reine des danses, vive, pleine de grâce, légère comme la brise et la poussière envolée, et comme la plume au vent. Puis on soupe ; et il n’y a plus de parleurs, de diseurs, de Parisiens spirituels ; on ne veut plus voir et entendre que la petite vicomtesse. Elle tient tête à tout et à tous, aux hommes, aux femmes, aux mets délicats, à la mousse du champagne, à l’éclat des flambeaux ; elle est la joie, l’ivresse, la folie, la gloire de cette fête.

Mais tandis qu’elle lève son verre pour répondre à un toast qui lui a été porté, il semble que tout à coup son corps se rétrécisse et diminue ; son visage pâlit, s’efface ; ses yeux s’éteignent ; elle tombe inanimée et roide. Ainsi finit par cette catastrophe le bal bien vite déserté, au milieu d’un effroyable et sinistre tumulte.

— « Enfin, dit Mattio en descendant l’escalier, qu’est-ce ? Une congestion soudaine ? la rupture d’un anévrisme ?

— Non, monsieur, lui répond de sa voix de bronze le célèbre docteur Cloquemin, ce rude octogénaire, fort comme un chêne. Madame Céline de Fonfride, qui vient d’expirer ainsi à nos yeux, est morte — de vieillesse ! »