Aller au contenu

La Lanterne magique/120

La bibliothèque libre.
Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 184-187).
◄  CXIX.
Dixième douzaine

CXX. — L’INEFFABLE

— « Quoi ! murmurent les Âmes humiliées et se regardant avec horreur, nous chargées de fautes et de haines et souillées de taches funèbres, nous sommes accueillies, ô pitié ! dans la rafraîchissante clarté du Vrai et dans le ravissement qui ne doit jamais finir !

— Ô chères Âmes, dit le doux Enfant vêtu de blancheur dans la clarté, calme et levant son doigt victorieux, comme lorsqu’il parla devant les docteurs, ne comprenez-vous pas que le pardon est un fleuve toujours débordé ? Ah ! ne frissonnez plus d’épouvante, mais au contraire élancez-vous d’un vol sûr vers la candeur des chastes lys et vers la gloire immortelle des roses ! Car Celui qui vous a pétries de ses mains peut aussi laver et effacer vos crimes dans le flot de son immense amour. »

Et tandis que s’effacent et s’évanouissent, dévorés par la lumière extasiée, les murailles de fer, les tristes lacs glacés, les citadelles d’airain, les rouges brasiers fumants et les cercles effrayants de la Nuit, — azur eux-mêmes, les arches, les escaliers, les pilastres du paradis s’entassent les uns sur les autres dans l’azur, au loin, toujours se dressant vers les palais et les jardins de joie, ouverts, frémissants, ravis, emplissant le jour diamanté des innombrables Infinis ; et sous l’éclair blanchissant des myriades d’astres, des Âmes, comme un vol fourmillant de papillons bleus, montent, charmées par le rhythme de l’ode triomphale, jusqu’à la blancheur embrasée où frissonne et commence déjà le vague reflet de Ce qui ne peut être exprimé avec des paroles humaines.




Mesdames et messieurs, c’est pour avoir l’honneur de vous remercier. Si vous êtes contents, faites-en part à vos amis et connaissances. Je vais maintenant vous saluer et disparaître en tant que montreur de Lanterne magique ; mais je ne tarderai pas à rentrer par une autre porte, sous la figure d’un joaillier, fabricant et marchand de Camées. Car dans ce temps difficile où si rarement les alouettes tombent du ciel toutes rôties, il faut, pour vivre de sa seule intelligence, cumuler beaucoup d’industries et de petits métiers. Moi qui vous parle, en cet âge de vieil homme où je suis maintenant venu, j’ai durement travaillé, peiné et courbé l’échine : et quand me reposerai-je !

Non, à ce que je pense, sur cette planète besogneuse ; mais après mon dernier trépas, Celui qui daigne avoir pitié des oiselets virtuoses et des plus petits insectes éphémères, saura bien, s’il veut, me donner un bon emploi. Et qui sait s’il ne me permettra pas de retourner à mon premier état de rhythmeur ? car peut-être pourrais-je rendre quelques services, pour composer et rimer très exactement les Odes qui sont chantées par les tout petits Anges, dans les cieux inférieurs. Quant aux Chérubins vêtus de lumière et entourés de leurs grandes ailes géantes, je sais bien qu’Orphée et Pindare, Hugo et Gautier ne sont pas de trop pour eux : mais à chacun selon son mérite.

Ah ! certes, dans les jardins de délices où les lys de diamant fleurissent, je voudrais bien voir Celui qui, éveillant sa grande lyre, force les lions et les tigres soumis à pleurer d’amour ; et aussi le bon Ronsard, vêtu de pourpre, comme il souhaita toujours de l’être, et jetant des roses dans son vin savoureux. Je voudrais voir les grands Français : Rabelais, avant tous ; Villon qui, jouissant de l’éternelle béatitude, ne craint plus d’être pendu ; Clément Marot, délivré du vilain masque méchant que notre adoré Maître lui a mis sur le visage, et la Fontaine qui, en gravissant les bleus escaliers des cieux, n’a pas eu à apprendre la sagesse, puisqu’il la savait déjà ! Et surtout je voudrais voir Henri Heine et Aristophane sous leurs blancs vêtements, marchant embrassés comme deux frères, et au bord d’un Eurotas aux flots d’argent bordé de lauriers-roses, admirant la splendeur héroïque d’Hélène aux beaux cheveux et la tête vénérable, lisse comme ivoire, du soldat Eschyle.

Mais cependant, si à cause de mes méchancetés et des fautes de prosodie que j’ai pu commettre, le bon seigneur Dieu ne me juge pas digne d’entrer dans les vrais paradis, peut-être me permettra-t-il d’habiter l’Ile enchantée de Watteau, où avec mes camarades les petits poètes, (entre autres Glatigny,) nous passerons gaiement le temps de l’éternité.

Sous les feuillages, à l’ombre des fontaines de marbre jaillissantes, dans l’herbe où sont galamment assises Églé et mademoiselle Aminte en robes de satins cassés, tenant sur leurs genoux les cahiers de musique oblongs aux coins chiffonnés, nous entendrons des concerts de voix et des symphonies de flûtes et de guitares. À ce que je pense, nous rencontrerons aussi dans quelque clairière verte Arlequin, Mezzetin, Scaramouche, le blanc Pierrot aux souliers noués avec des rubans roses, et les autres acteurs, sans oublier l’âne pensif aux prunelles humaines, qui, pour nous réjouir par leurs jeux gracieusement enfantins, exécuteront devant nous force danses et pantomimes.