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La Lanterne magique/24

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 40-42).
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Deuxième douzaine

XXIV. — UNE RENCONTRE

Sous les clairs rayons de la lune, dans la plaine de l’Attique où doucement frissonnent les collines roses et violettes, sur un chemin où les rails sont les uns d’or pur et les autres d’électrum, passe avec une rapidité vertigineuse le Train des Dieux, et un poète qui se trouve là (ces diables de gens se fourrent partout !) voit s’enfuir dans la rougissante fumée la locomotive d’argent ornée de cabochons énormes, où les bruns Cyclopes, forgerons des foudres, attisent le brasier, et les wagons extérieurement couverts de peintures qui représentent l’histoire de Psyché et les amours d’Aphrodite. Le poète regrette amèrement que cette vision doive si tôt s’évanouir ; mais sa crainte est heureusement déçue, car il entend le messager Herméias crier d’une mélodieuse voix de tonnerre : « Buffet ! Dix minutes d’arrêt ! »

Cependant il n’y a ni ville ni village ; mais dans l’air monte, apportée par le vent, l’odorante fumée d’un sacrifice, et un buffet taillé dans le plus pur marbre pentélique, peint de couleurs vives et orné de plaques de métal, se dresse à l’ombre des oliviers et des caroubiers sombres, reposant sur un pavé d’or et éclairé par mille flambeaux que tiennent des Nymphes et des Satyresses aux pieds de chèvres. Les Déesses et les Dieux viennent s’asseoir aux tables dressées pour leur soif et leur faim, parés de vêtements semblables à ceux qu’ils portaient autrefois, mais coupés dans les plus fines soies et dans les plus belles étoffes de l’Orient, car dussent-ils contrarier Sardou et l’ombre de Duponchel, ils ont rompu avec la laine, aussi bien qu’avec la « sainte mousseline. » La robe d’Aphrodite est faite d’une délicieuse étoffe chinoise, couleur de rose thé, sur laquelle flamboient et miroitent des broderies et de lourdes franges d’argent ; son gorgerin et la large ceinture qui lui prend le ventre sont composés de tous les ors divers et de toutes les éblouissantes gemmes. La cuirasse d’Athènè s’agrafe sur une jupe couleur d’aigue-marine brodée de perles noires, et Ares lui-même porte une armure verte, flexible et docile à ses mouvements, comme celle que Michel-Ange a donnée à Laurent de Médicis. Quant au roi Zeus, il est vêtu de soies rouges, vermeilles et pourprées, qui sur son corps divin chantent toute la symphonie du rouge.

Bien qu’ils se soient mis au courant du progrès moderne, les Immortels, qui sentent couler dans leurs veines un sang pur et éthéré, n’ont rien pu changer à leur nourriture et doivent se contenter de la céleste ambroisie ; mais, pour les breuvages, ils ne sont pas tenus à s’imposer la même réserve. Aussi est-ce du champagne glacé que les déesses boivent dans leurs verres mousseline, tandis que le jeune Ganymède, nu pour le plaisir des yeux, verse au roi Zeus du Johannisberg authentique. Enfin, ô douceur ! les Olympiens causent en français, et c’est en français aussi que chante l’aède jouant de la cithare, et ce qu’il récite estime ode excellente de Théophile Gautier. Mais par exemple, comme on le comprend bien, elle a dû être mise en musique par un musicien grec !

Le poète qui s’est glissé là tremble à chaque instant d’être découvert, et chassé comme un vil saltimbanque. Mais personne ne le voit, tant il est mince, famélique et réduit à sa plus simple expression, le dernier volume de vers qu’il a publié ne lui ayant rapporté que des sommes relativement insignifiantes.