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La Lanterne magique/97

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 149-151).
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Neuvième douzaine


NEUVIÈME DOUZAINE



XCVII. — FANFRELUCHE

La plus mince, la plus délicate, la plus svelte, la plus idéalement impalpable des Parisiennes, après et peut-être avant — celle que tout admire, la divine Luce Dam se promène, entourée de sa cour, dans les allées du Jardin d’Acclimatation. Elle est blanche comme une feuille de nacre, rose comme une rose du Bengale, couronnée de cheveux frémissants comme de l’or en fusion qu’on aurait jeté dans l’eau froide. Et magnifiquement vêtue ! car sachant que sur son corps lisse et uni comme une baguette d’ivoire, aucune inégalité indiscrète ne gênera l’essor de leur fantaisie, les étoffes, les satins, les peluches, les damas extasiés et riches s’en donnent à cœur joie, foisonnent, s’enflent dans le vent, retombent en cascades, s’étagent en escaliers hardis, ou s’envolent comme dans ces portraits du dix-septième siècle où les seigneurs et les financiers se montraient fastueux, même dans les accessoires prodigués autour de leurs images ! Luce porte sur son poing le petit chien tout blanc Fanfreluche, gros comme une souris. Cet animal inutile est paré d’un collier plat en argent bordé de diamants jaunes, sur lequel un patient graveur a représenté les Nymphes dans les bois du Taygète, le tour du lac au bois de Boulogne, le triomphe de Bakkhos à son retour des Indes, et les clowns des Folies-Bergère.

Luce de temps en temps égrène un petit rire de perles, ou jette un mot quelconque dépourvu de sens, ou une simple interjection, et les seigneurs et les seigneuresses qui la suivent se pâment, comme s’ils entendaient une chanson inédite de Mozart. Enfin, on arrive aux animaux de plaisance ; la mince souveraine déclare qu’elle veut monter, et monter seule — sur l’éléphant. On la hisse en effet sur le palanquin, comme une plume légère au haut d’une citadelle, et l’antithèse est si crue et violente que les bourgeois promeneurs en demeurent stupéfaits.

Mais en voici bien d’une autre, à quoi on ne s’attendait pas ! Ironiste comme un vieux Parisien, l’éléphant rusé fait semblant de haleter, de ployer, de succomber sous ce fardeau frivole. Il mime sa scène comme eût fait le grand Deburau, simulant des luttes, des contorsions, des efforts désespérés ; finalement, tombe sur ses genoux, comme s’il ne pouvait aller plus loin, puis se relève et part au galop, pour bien montrer que tout cela n’était que jeu et plaisanterie.

— « Mon cher, dit Maride à son ami Bergeroo, voilà un animal qui produit des mots, comme vous et moi. Pour en faire de belles et bonnes épigrammes, il suffirait qu’il sût, comme dit Boileau, les orner de deux rimes.

— Et encore ne faudrait-il pas l’en défier, dit Bergeroo. Car l’éléphant, si bon pour les tout petits, fait tout ce qu’il veut, notamment le ménage, et il possède foncièrement cet instinct de l’ordre et de la symétrie qui est le caractère essentiel du poète ! »