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La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/3.I

La bibliothèque libre.
Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 221-224).

TROISIÈME PARTIE.

LES CONCORDATS.

CHAPITRE I.

De la nature des concordats.


Avant de rendre compte du concordat de 1801 et de l’espèce de liberté religieuse qui en résulte, je dois parler des concordats antérieurs, et avant tout, expliquer ce que c’est qu’un concordat.

Il est naturel d’aimer et de chercher la vérité, et quand on l’a trouvée, de désirer la répandre et de s’irriter contre l’erreur. Ce besoin de propagande devient plus vif encore quand il s’agit d’une vérité morale et principalement d’une vérité religieuse.

Il y a deux moyens légitimes de répandre une vérité : la prouver ou la faire aimer ; propagande par la démonstration, propagande par la persuasion. De ces deux moyens, le premier est le plus régulier, le second est peut-être le plus fort ; le premier est toujours honnête, le second l’est ou ne l’est pas, selon la nature des procédés employés : en effet, on peut faire aimer une doctrine en montrant qu’elle est pure ou en montrant qu’elle est profitable.

II y a une troisième sorte de propagande, et celle-là est toujours criminelle ; c’est celle qui a recours à la force. Cette sorte de propagande est proprement ce qui constitue l’intolérance.

L’intolérance peut être exercée au nom de l’erreur, et même de l’erreur connue pour telle par l’intolérant ; elle peut procéder par la violence directe ou par la violence indirecte ; par exemple, un proconsul dit à un chrétien : Tu adoreras Jupiter, ou tu mourras ; un inquisiteur dit à un juif : Tu confesseras Jésus-Christ, ou tu mourras ; voilà la violence directe : Louis XIV remet leurs dettes aux nouveaux convertis, il les exempte de loger les gens de guerre, voilà la violence indirecte. On arrive quelquefois par la violence indirecte, à inculquer une croyance ; par la violence directe, on n’agit que sur la volonté, on n’obtient qu’une adhésion extérieure, réprouvée par la conscience de celui qui s’y soumet. Ces diverses formes de l’intolérance peuvent en augmenter ou en atténuer l’horreur : mais le crime de l’intolérance consiste essentiellement dans l’action d’employer la force, ou plus généralement l’autorité, comme moyen de propagande.

La liberté étant le propre caractère de la philosophie, toute doctrine propagée par la force est nécessairement une doctrine religieuse. Je ne parle pas ici de l’intolérance privée, par exemple, des abus d’autorité ou de force commis par un père, un mari, un maître ; car l’intolérance privée n’est exercée impunément que dans les pays où règne l’intolérance publique. L’intolérance publique n’est autre chose qu’une organisation vicieuse des rapports de la religion et de l’État. Or, sur les rapports de la religion et de l’État, trois systèmes sont en présence : le système des religions d’État, celui de l’indépendance absolue, et celui des concordats.

Il convient de faire une classe à part pour l’Angleterre, qui professe la liberté des cultes tout en donnant à l’Église établie une existence officielle. Ce système bâtard ne peut être expliqué que par les habitudes d’un peuple qui améliore sans cesse ses lois en les réformant, jamais en les supprimant. La religion d’État s’est conservée en Angleterre, parce que tout s’y conserve ; et la liberté s’y est établie, parce que toute liberté finit par s’y établir. L’antagonisme de l’Église officielle et des Églises dissidentes, les luttes qu’il a fallu soutenir pour ôter à la religion de l’État sa prépondérance, et les dangers que ces luttes ont suscités, sont une preuve irréfragable de la nécessité de l’unité et de la logique dans la législation d’un peuple. Aujourd’hui l’Église établie n’a plus, comme religion d’État, qu’une existence nominale. Sa situation rappelle celle de la République française dont Napoléon Ier, empereur, inscrivait le nom en tête de tous les actes de l’autorité publique. Grâce aux progrès de toutes les libertés, la religion d’État en Angleterre, n’est plus qu’un budget et une formule. C’est pourquoi je ne tiendrai aucun compte, dans ce qui va suivre, de cette situation anormale.

Cette réserve faite, il va sans dire que je repousse péremptoirement le système des religions d’État, qui est la négation même, ou plutôt la proscription de la liberté de penser. Soit qu’on subordonne l’État à la religion, comme dans le gouvernement théocratique de Rome, ou la religion à l’État comme en Russie, ou qu’on essaye, comme autrefois en France par l’établissement des libertés de l’Église gallicane[1], de limiter et de contenir le pouvoir spirituel, une religion d’État est la forme la plus complète et la plus absolue du despotisme. En toute autre matière, le despotisme ne s’étend que sur les actions : celui-ci envahit jusqu’à la pensée ; son but est d’enchaîner les âmes en même temps que les corps. Il peut être modéré dans application, tout comme un tyran peut être paternel : ce sont d’heureux hasards, qui n’ôtent rien à l’odieux du principe, et sur la foi desquels ni la philosophie ni les peuples ne peuvent s’endormir. La religion d’État écartée, restent donc le régime de l’indépendance absolue, et celui des concordats.

Le Concordat est un traité d’alliance entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, par lequel le pouvoir temporel accorde au pouvoir spirituel de l’argent, de l’autorité et des immunités, à condition de lui imposer certaines restrictions et d’en obtenir certains services. Dans ces sortes de contrats, on sacrifie des deux côtés la liberté : le pouvoir spirituel sacrifie un peu de la sienne dans l’espoir de diminuer dans une plus forte proportion celle des autres ; et le pouvoir temporel sacrifie la liberté commune afin de créer une force nouvelle en dehors de lui, mais à son profit.



  1. On lit dans le préambule de l’Édit pour la promulgation de la Déclaration de 1682 : « Bien que l’indépendance de notre couronne de toute autre puissance que de Dieu soit une vérité certaine et incontestable, et publie sur les propres paroles de Jésus-Christ, nous n’avons pas laissé de recevoir avec plaisir la Déclaration que les députés du clergé de France, assemblés par notre permission en notre bonne ville de Paris, nous ont présentée, contenant leurs sentiments touchant la puissance ecclésiastique, etc. »