La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/3.IV

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 245-260).

CHAPITRE IV.

Le pape persécuté par le gouvernement impérial.


On ne tarda pas à voir que les appréhensions du pape et du cardinal Consalvi, au sujet de la police des cultes, n’étaient que trop fondées. Le concordat avait le sort de tous les compromis ; chacun des contractants avait excédé son droit, le premier consul en accordant trop d’avantages au catholicisme, le pape en laissant prendre au pouvoir civil trop d’autorité sur les affaires religieuses. Ayant besoin, chacun de leur côté, de faire approuver leur œuvre, le pape par les cardinaux, et le premier consul par les assemblées législatives, ils étaient obligés de changer l’un et l’autre de langage et de rôle : car le pape, discutant contre le premier consul avant la conclusion, déclarait impossibles des concessions qu’il présentait maintenant aux cardinaux comme acceptables et surtout comme nécessaires ; et le premier consul, qui n’avait cessé d’affirmer au cardinal Consalvi qu’il était tout prêt à rompre les négociations et à se passer du concours de l’Église catholique, faisait démontrer aux législateurs, par le conseiller d’État Portalis, que rien n’était plus indispensable à l’ordre et à la paix que la religion catholique et romaine. Il y avait pourtant cette différence entre les deux situations, que le premier consul tirait avantage, pour faire accepter plus aisément le concordat, de toutes les entraves qu’il avait imposées à l’autorité pontificale. Il crut même qu’il y avait lieu de les aggraver après coup, et il s’y porta avec d’autant plus de résolution, qu’en même temps qu’il améliorait sa situation devant les corps constitués, il augmentait sa force de résistance contre les empiétements éventuels de la cour de Rome. Telle fut la double origine des articles organiques joints au concordat, et qui constituaient précisément cette police du culte laissée à la disposition du gouvernement par l’art. 1er.

On peut être étonné d’entendre parler de résistance aux volontés du premier consul. D’abord, le concordat n’était pas une surprise pour la nation ; les négociations avaient duré longtemps, et personne n’ignorait ce qui se préparait. Il ne s’agissait pas non plus, comme on l’a dit trop souvent, de relever les autels : le culte catholique était déjà rétabli dans 40 000 communes de France au moment du concordat. Enfin, le premier consul ne rencontrait guère d’obstacle à ses desseins en 1801. Le Tribunat, le Corps législatif lui obéissaient aussi exactement que son Conseil d’État et son armée. Il n’en est pas moins vrai que, sur ce point, les esprits se montraient plus difficiles que sur tout le reste : ce n’était pas par respect pour la liberté de conscience ; on n’aurait guère pensé à demander la liberté d’avoir un culte, mais on se sentait blessé et comme menacé par cette consécration officielle d’un culte, et surtout du culte catholique. Ce retour à la religion semblait, à tous ceux qui ne l’avaient pas souhaité, un abandon de la révolution. La révolution avait été faite autant contre le clergé que contre la royauté. Beaucoup d’anciens jacobins s’accommodaient d’un maître, mais ils ne pouvaient se faire à l’idée d’un catéchisme. Ils pouvaient changer de politique, et colorer même leur changement ; mais ils ne pouvaient cesser d’être voltairiens. L’armée et son état-major, même dans les grades les plus élevés et dans l’entourage immédiat de l’empereur, dissimulait à peine sa mauvaise humeur. Les tribuns et les députés annonçaient des intentions hostiles. On ne leur donna pas à discuter les articles du concordat ; on leur porta une loi en un seul article, approuvant la convention conclue avec le pape, et en même temps les règlements qui développaient cette convention dans le sens de l’amoindrissement du pouvoir religieux. La loi passa sous cette forme, mais avec tant de peine que le Corps législatif, qui déjà s’était donné pour président Dupuis, proposa Grégoire, un évêque constitutionnel, pour candidat au Sénat. Le Sénat, qui l’eût cru ? l’élut à une grande majorité. Le Tribunat, de son côté, avait fait un choix non moins significatif en désignant Daunou, prêtre assermenté, qui avait été, en 1791, vicaire métropolitain et directeur du séminaire de Paris, et plus tard, l’un des commissaires envoyés à Rome pour y organiser la république. Il fallut que le premier consul fît venir les sénateurs aux Tuileries et leur dît en propres termes : « Je vous préviens que je regarderais la nomination de Daunou au Sénat comme une insulte personnelle ; et vous savez si jamais j’en ai souffert aucune. » Celui qui pouvait parler sur ce ton au premier corps de l’État avait eu besoin de quelques ménagements pour faire accepter le concordat : cela dit tout. Les mêmes répugnances éclatèrent, au sein même du Conseil d’État, quand Bonaparte, devenu empereur, annonça l’intention de se faire sacrer par le pape[1].

Je donnerai maintenant une analyse très-sommaire des décrets organiques, comme je l’ai fait pour le concordat daus le chapitre précédent.

Aucun écrit émanant de la cour de Rome, de quelque nature qu’il soit, aucun décret de synode étranger ou même de concile général, ne seront reçus, publiés, imprimés ou mis à exécution en France, sans l’autorisation du gouvernement[2].

Aucun agent de la cour de Rome, quel que soit son titre, ne pourra exercer sur le sol français, sans la même autorisation[3].

Aucun concile national ou métropolitain, aucun synode diocésain, aucune assemblée délibérante n’aura lieu sans la permission expresse du gouvernement[4].

Ces quatre articles, dont l’importance est capitale, ne font que reproduire les dispositions des concordats antérieurs[5].

Les articles 5 et 7 déterminent la jurisprudence des appels comme abus. Les cas d’abus sont : l’usurpation ou l’excès de pouvoir ; la contravention aux lois ou règlements de la République ; l’infraction des règles consacrées par les canons reçus en France ; l’attentat aux libertés, franchises et coutumes de l’Église gallicane, et toute entreprise ou tout procédé qui, dans l’exercice du culte, peut compromettre l’honneur des citoyens, troubler arbitrairement leur conscience, dégénérer contre eux en oppression ou injure, ou en scandale public.

Les archevêques sont investis du droit de discipline sur leurs suffragants[6] ; tous les évêques sont chargés du gouvernement de leur diocèse[7], sans exception de corporations ni de personnes[8] ; ils nomment et instituent leurs curés[9]. Mais les évêques sont nommés par le gouvernement, et ils ne peuvent manifester la nomination des curés qu’après avoir obtenu l’agrément du premier consul[10]. Ils pourront nommer des vicaires généraux[11], fonder des séminaires[12] ; mais les règlements faits par eux seront agréés par le gouvernement [13], et les professeurs souscriront la déclaration de 1682[14] ; enfin, ils pourront, du consentement du gouvernement pour la chose et pour les personnes, se donner un conseil sous le nom de chapitre[15]. Tous établissements autres que les cures et les séminaires sont supprimés[16] ; toute fonction est interdite à tout ecclésiastique, même français, qui n’appartient à aucun diocèse[17] ; les évêques ne feront aucune ordination avant que le nombre des personnes à ordonner ait été soumis au gouvernement et par lui agréé[18] ; aucune fête ne pourra être établie[19], aucune chapelle ouverte[20], aucune fondation acceptée[21] sans l’autorisation du gouvernement. Il n’y aura qu’un catéchisme et une liturgie pour toutes les églises de France[22]. D’autres articles, concernant la vacance des sièges[23], sont destinés à empêcher le gouvernement pontifical de profiter de l’interrègne pour faire des actes d’administration ou des bénéfices. On ne pourra donner la bénédiction nuptiale qu’à ceux qui justifieront, en bonne et due forme, avoir contracté mariage devant l’officier civil[24]. Cette réforme, d’un intérêt capital, remontait à l’Assemblée constituante. La cour de Rome ne la vit pas consacrer de nouveau sans une amère douleur[25]. Le costume même des évêques, celui des prêtres[26], les titres que pourront s’attribuer les évêques[27], tout est réglé, jusqu’au son des cloches[28]. Le pape ne cessa de réclamer contre ces articles organiques ; tantôt il se bornait à combattre les stipulations nouvelles ; quelquefois ses doléances portaient jusque sur la fameuse déclaration de 1682. Il se plaignait avec raison que ces articles, qui, sous prétexte d’interpréter le concordat, ne faisaient que l’aggraver contre lui, eussent été promulgués à son insu. Il y avait là, suivant lui, et on ne peut guère en disconvenir[29], une violation de la foi des traités. Le gouvernement français se défendait par l’article 1er du concordat qui lui donnait, sans aucune restriction, le droit d’exercer la police des cultes[30].

Un autre point important du concordat était l’article 3, par lequel le pape s’obligeait à demander aux évêques une démission volontaire, et à les déposer s’ils refusaient leur démission. Le premier consul avait exigé qu’on lui fît ainsi table rase, pour n’avoir pas à compter avec d’anciens évêques ennemis de la révolution et opposés à ses propres plans. Il faut d’ailleurs se souvenir que les 139 évêchés de l’ancienne monarchie n’en formaient plus, en tout, que 60, d’après les circonscriptions nouvelles. Le pape n’en sentait pas moins très-vivement combien il serait embarrassant d’avoir à prononcer la destitution d’un évêque orthodoxe et innocent de toute faute. Il y avait deux catégories d’évêques : les évêques réfractaires, qui avaient couru le risque de la mort, subi l’exil et la pauvreté par attachement à l’Église de Rome, et auxquels on venait demander, à cette époque d’apaisement et de régénération, de donner eux-mêmes leur consentement à leur ruine ; et les évêques constitutionnels, que le pape n’avait jamais reconnus, qu’il refusait encore de reconnaître dans le bref qu’il leur adressait dans cette occasion solennelle, puisqu’il affectait de leur demander, non l’abdication de leurs sièges, mais l’abjuration de leurs erreurs. N’était-il pas dur pour le pape de destituer les évêques fidèles au profit des évêques rebelles ? Il le fit pourtant ; car il fallait se courber sous la main de l’empereur. Les évêques constitutionnels, offensés jusque dans le bref qui les réhabilitait, consentirent à subir la volonté de Rome, en prenant les précautions nécessaires pour sauver leur dignité, et ne pas condamner leur passé ; les évêques non assermentés se divisèrent. Il y en avait sept à Paris, huit dans les départements, en tout quinze qui étaient rentrés en France, et qui consentirent sans hésiter. Les évêques réfugiés en Allemagne, en Italie et en Espagne suivirent cet exemple. Restaient les dix-huit évêques réfugiés en Angleterre. Treize refusèrent leur adhésion ; il fallut passer outre, suivant la décision qui avait été prise. En somme, on pouvait regarder un tel résultat comme favorable.

Le cardinal Caprara, qui avait remplacé Consalvi en France, espérait au moins qu’aucun évêque constitutionnel ne serait nommé aux évêchés nouveaux, ou que, si quelques-uns étaient nommés, ils ne recevraient l’institution canonique qu’après avoir confessé leur erreur et s’être réconciliés avec la cour de Rome. Mais le premier consul ne l’entendait pas ainsi. La faute des constitutionnels était une faute purement théologique ; à ses yeux, la querelle entre les constitutionnels et les orthodoxes était une querelle de sacristie, dans laquelle il ne lui convenait pas d’entrer. Après tout, ces prétendus schismatiques professaient le même symbole, suivaient la même liturgie que l’église de Rome, et ne ceseaient de déclarer en toute occasion qu’ils voulaient demeurer dans sa communion. Leur unique tort était d’avoir reconnu le gouvernement républicain que Rome ne voulait pas reconnaître, et d’avoir obéi à la loi de leur pays. Si Bonaparte avait été catholique, il aurait pu penser autrement ; mais il n’avait d’autre religion que la politique, et il pesait à ce poids toutes les affaires humaines. Il se sentait même un certain mépris pour ceux qui étaient arrêtés par des raisons de conscience. Ces scrupules n’étaient pour lui qu’étroitesse de vues. Il écrivait à son oncle, le cardinal Fesch : « Vous ne devez point vous dissimuler que cette question de constitutionnels et de non-constitutionnels, qui est parmi le grand nombre des prêtres une question religieuse, n’est pour les chefs qu’une question politique[31]. » Cet homme, qui unissait, par un rare assemblage, un esprit très-fin à une volonté très-forte, et qui bravait les difficultés en les comprenant, comprit tout en effet, excepté une seule chose : le scrupule en matière de foi et en matière de morale. On peut dire en ce sens qu’il ne méritait pas d’avoir à traiter les plus grandes affaires du monde avec des hommes tels que Pie VII et Consalvi. Il les brutalisa et il les joua ; mais il ne les comprit jamais. Cela ne veut pas dire qu’il n’avait pas raison, lui, chef d’un gouvernement sorti de la Révolution, de défendre les constitutionnels, et que le pape n’avait pas tort, lui qui signait le concordat, de se montrer inflexible pour des hommes qui n’avaient pas cédé beaucoup plus, et qui avaient reculé devant des périls bien plus grands. Enfin, le cardinal Caprara, que le premier consul avait choisi lui-même, parmi tous les cardinaux, pour être le premier légat à latere, fut sa dupe jusqu’au bout. Il le cajola et le terrifia tour à tour ; il se servit de lui pour endormir la cour de Rome, et le contraignit, au dernier moment, à faire toutes ses volontés. En voici deux exemples frappants : Caprara, se conformant à ses instructions, avait refusé de prêter, dans son audience solennelle, le serment autrefois exigé des légats à latere. Le lendemain, le Moniteur inséra, dans sa partie officielle, la formule du serment qu’il était censé avoir prononcé et signé[32]. On étouffa ses réclamations, qu’on traita de scrupules sans importance. L’autre aventure du légat fut encore plus cruelle. Il avait sacré solennellement à Notre-Dame, le dimanche des Rameaux, quatre nouveaux évêques : du Belloy, promu de l’évêché de Marseille à l’archevêché de Paris ; Cambacérès, frère du conventionnel, nommé à l’archevêché de Rouen ; Bernier, nommé à l’évêché d’Orléans, et Pancemont, curé de Saint-Sulpice, nommé à l’évêché de Vannes[33]. Il était charmé de la pompe de la cérémonie et de l’excellence des sujets. « Plût à Dieu, écrivait-il à sa cour, que ceux qui restent à nommer fussent entièrement semblables ! » Mais dès le lendemain, il apprenait la nomination de vingt-deux nouveaux évêques, parmi lesquels sept constitutionnels. « J’ai aussitôt réclamé auprès du premier consul, écrit-il au cardinal Consalvi ; j’ai parlé, j’ai fait parler : mes observations, mes prières, mes larmes, tout a été infructueux[34]. »

Restait une troisième question : celle des biens du clergé en France, et du domaine de Saint-Pierre en Italie. Consalvi n’avait introduit ses réclamations au sujet des trois légations qu’après la conclusion du traité et au moment même de prendre congé du premier consul. Caprara était spécialement chargé d’insister sur ce point. Pie VII écrivit de sa main au premier consul : « Nous vous prions de penser à l’absolue impossibilité de subsister ou se trouve la souveraineté de notre principat temporel, oppressée comme elle l’est par des charges immenses, privée presque entièrement des subsides avec lesquels l’étranger contribuait autrefois au maintien et à l’honneur du chef de la religion…. Les subventions à donner à soixante-dix cardinaux, aux nonces accrédités à l’étranger, aux nombreux prélats qui sont nécessaires à l’expédition des affaires ecclésiastiques, nous mettent dans la plus grande pénurie… » Ni cette lettre, ni les instances de Caprara ne purent rien obtenir. Le pape et le légat furent payés en belles paroles. « Le pape doit avoir confiance en moi, » disait Bonaparte. Il fut plus franc dans la question des biens du clergé français, qui, en effet, ne pouvaient être rendus. Il ne fit jamais de promesses, et s’en tint strictement à l’article 13 du concordat.

Le bon accord n’en subsista pas moins pendant quelque temps entre la cour de Rome et celle des Tuileries. Bonaparte offrait de l’argent, il faisait évacuer Ancône et Otrante, il obligeait le roi de Naples à restituer Ponte-Corvo et Bénévent, il envoyait en présent au Saint-Père deux beaux bricks complètement armés. Le pape, de son côté, nommait cinq cardinaux français[35], protégeait à Rome la famille du premier consul, consentait à venir sacrer le nouvel empereur[36], et recevait à Notre-Dame son serment de maintenir le Concordat[37]. Tout changea les années suivantes. Napoléon ne ménageait plus, dans le Pape, ni le prince temporel dont la souveraineté le gênait, ni le pontife dont il dédaignait les scrupules et qu’il voulait asservir à sa politique. « Vous êtes le souverain de Rome, lui écrivait-il, mais j’en suis l’empereur ; » empereur par le seul droit du plus fort, mais empereur qui voulait être obéi à Rome comme à Paris. Chacun des deux pouvoirs en vint assez promptement aux extrémités : le Pape excommunia l’Empereur ; l’Empereur emprisonna le Pape, qui fut conduit à Grenoble, puis à Savone. Rome, déjà envahie en 1808 par le général Miollis, fut réunie à la France par un sénatus-consulte, et l’Empereur assembla un concile pour aviser au moyen de donner l’institution canonique sans le Pape[38]. Cette tentative de retour à la constitution civile du clergé avorta[39]. Pie VII, qui, d’abord s’était laissé entraîner comme le concile lui-même, retira son consentement et fut amené à Fontainebleau, où il entra le 10 juin 1813. Ce fut là que Duvoisin, évêque de Nantes, lui lut de la part de l’Empereur les propositions suivantes :

1o Le Pape et les futurs pontifes, avant d’être élevés au pontificat, devront promettre de ne rien ordonner, de ne rien exécuter qui soit contraire aux quatre articles de la Déclaration de 1682 ;

2o Le Pape et ses successeurs n’auront à leur nomination qu’un tiers du Sacré-Collége ; il sera pourvu aux deux autres tiers par les princes catholiques ;

3o Le Pape, par un bref public, désapprouvera et condamnera la conduite des cardinaux qui ont refusé d’assister au mariage de Napoléon avec l’impératrice Marie-Louise[40].

Pie VII opposa à ces propositions une résistance passive. Il vivait dans la plus profonde retraite, ne voyant que son médecin et son chapelain, entouré pourtant, dans sa captivité, de la splendeur royale. Le capitaine de gendarmerie qui le gardait portait l’habit et le titre de chambellan. Napoléon, à son retour de la campagne de Russie, et au moment de commencer une nouvelle campagne qui devait être décisive, ne voulut pas laisser derrière lui ce qu’il appelait une guerre de dévots, et résolut d’en finir, ou surtout de paraître en avoir fini avec la question religieuse. Il se rend inopinément à Fontainebleau, court chez le pape, le serre dans ses bras en l’appelant son père, l’environne pendant quelques jours de bruit et d’hommages, et lui arrache un nouveau Concordat. On convint que le pape exercerait le pontificat en France et dans le royaume d’Italie de la même manière et avec les mêmes formes que ses prédécesseurs. Il fut seulement entendu que ce serait à Avignon ; l’empereur avait d’abord insisté pour Paris. Il fut ajouté ensuite en termes formels que le pape recevrait auprès de lui les ambassadeurs des puissances chrétiennes, revêtus de la plénitude des privilèges diplomatiques, qu’il recouvrerait la jouissance et l’administration des biens non vendus dans les États romains, qu’il toucherait deux millions de revenu en dédommagement des biens aliénés, qu’il nommerait à tous les sièges suburbicaires (Napoléon les avait abolis) et à dix évêchés qui seraient désignés plus tard soit en France soit en Italie, que les anciens évêques de l’État romain conserveraient leur titre avec un traitement égal à leur ancien revenu, que le pape aurait auprès de lui les diverses administrations composant la chancellerie romaine ; que de nouveaux diocèses seraient créés en Hollande et dans les départements anséatiques, et qu’enfin l’empereur rendrait ses bonnes grâces aux cardinaux et évêques compromis à la suite du dernier concile[41]. Il fut stipulé ensuite que l’institution canonique serait donnée aux évêques nommés par la couronne dans les formes et délais adoptés par le concile de Paris, et consentis par le pape dans le bref signé à Savone, c’est-à-dire dans six mois à partir de la nomination par l’autorité temporelle, et qu’à défaut par la cour pontificale d’avoir prononcé dans ce délai, le plus ancien prélat de la province pourrait conférer l’institution refusée ou différée[42]. Cette dernière clause, qui paraissait alors moins importante que la renonciation au pouvoir temporel, était, au fond, l’abandon du pouvoir spirituel. La Convention terminée et signée, l’empereur se hâta d’en publier partout la nouvelle. Il combla de faveurs les prélats domestiques du saint-père et laissa revenir auprès de lui les cardinaux noirs. Mais, dès que le pape eut ses conseillers auprès de lui, il comprit qu’il venait de tout livrer à l’empereur et résolut de reprendre sa parole. Napoléon, qui tenait plus en ce moment à l’apparence qu’à la réalité d’une conclusion, n’en publia pas moins partout que l’affaire était terminée à la satisfaction des deux parties.

Les désastres de la campagne mirent ce concordat à néant et ramenèrent le pape à Rome, où il s’empressa de casser tout ce que les Français avaient fait de meilleur sous le rapport administratif, de punir ceux qui les avaient servis, prêtres ou laïques, d’annuler les ventes des biens d’Église et de rétablir les jésuites[43]. La plus grande affaire de la cour pontificale fut dès lors d’obtenir la restitution des légations.



  1. M. Thiers, Histoire, du Consulat et de l’Empire, I, 20.
  2. Art. 1 et 3.
  3. Art. 2.
  4. Art. 4.
  5. On peut citer entre autres preuves du constant usage du gouvernement français :
     Pour la publication des actes de la cour de Rome, l’arrêt du 26 février 1768, « portant inhibition et défense à tous archevêques et évêques, officiaux et autres, comme aussi à toutes personnes de quelque condition et qualité qu’elles soient, de recevoir, faire lire, publier et imprimer, ni autrement mettre à exécution aucunes bulles, brefs, rescrits, décrets, mandats, provisions ou autres expéditions de la cour de Rome, même ne concernant que les particuliers, à l’exception néanmoins des brefs de pénitence pour le for intérieur seulement, sans avoir été présentés en la cour, vus et visités par icelle, à peine de nullité desdites expéditions et de ce qui s’en serait suivi. »
     Pour la convocation des conciles et synodes nationaux ou diocésains, un arrêt du conseil d’Étal du 10 novembre 1640, qui défend au clergé de faire aucune assemblée générale ou particulière sans la permission du roi.
     Pour la nécessité de l’exsequatur, les art. 44, 58, 59, 60 des Libertés gallicanes recueillies par P. Pithou en 1594.
     Pour les appels comme d’abus, l’ordonnance civile de 1667.
     La collation des bénéfices dut être l’objet d’une convention nouvelle en 1804, puisque le concordat ne reconnaissait que les bénéfices utiles et supprimait toutes les communautés religieuses d’hommes. Mais on sait que, sous l’ancien régime, toutes les dignités épiscopales et la presque totalité des bénéfices étaient dévolus à la nomination royale.
  6. Art. 14 et 15
  7. Art. 9 et 30
  8. Art. 10. Sous l’ancien régime il y avait des ordres religieux soustraits à l’autorité de l’ordinaire. Exemple, les Jésuites, Tout récemment, les Jésuites de Paris ont invoqué leurs droits d’exception. L’archevêque, Mgr Darboy, ayant voulu visiter ou faire visiter leurs établissements par son grand vicaire, l’un des supérieurs refusa de le recevoir et protesta en cour de Rome. Le supérieur fut désavoué par le provincial, qui écrivit à l’archevêque une lettre d’excuse et de soumission le 15 février 1864. (Voir dans le Moniteur du 16 mars 1865, la séance du Sénat, et le discours de l’archevêque de Paris.) Il faut remarquer les dispositions par lesquelles les articles organiques suppriment les franchises des ordres privilégiés, et ces ordres mêmes, interdisent toute fonction aux ecclésiastiques, même français, qui n’appartiennent à aucun diocèse, soumettent les curés aux évêques, et les évêques aux archevêques. C’est le système de la centralisation appliqué à l’Église. Grâce à cette organisation régulière et savante, le premier consul gouverne toute l’Église en gouvernant 10 archevêques.
  9. Art. 19
  10. Ib.
  11. Art. 21. Les évêques « pourront » nommer des vicaires généraux ; ils a pourront » fonder des séminaires ; ils « pourront » se donner un chapitre. Ce qui était autrefois la règle devient une faculté subordonnée à diverses conditions. Ils « ne pourront » ordonner qu’un nombre de prêtres fixé par le gouvernement. Enfin, il n’y aura pas d’ordres religieux en dehors du clergé diocésain. Toutes les précautions sont prises pour que le gouvernement puisse restreindre à son gré l’extension du personnel ecclésiastique.
  12. Art. 23.
  13. Ib.
  14. Art. 24. Ce serment est demeuré obligatoire. Depuis 1801 jusqu’à nos jours, l’Église de Rome et une grande partie du clergé français ne cessent de protester contre les articles organiques et contre la déclaration de 1682.
  15. Art. 36.
  16. Art. 11.
  17. Art. 33.
  18. Art. 26.
  19. Art. 41. L’Assemblée constituante avait notablement diminué le nombre des jours fériés, ce qui diminuait l’importance du clergé en diminuant les prescriptions du culte.
  20. Art. 44. Cet article donne au pouvoir civil, contre la religion catholique dans tous les lieux ou elle n’est pas déjà établie, les mêmes droits qu’il exerce contre les religions non autorisées. C’est une mesure préventive, inconciliable avec la liberté de conscience.
  21. Art. 76. C’est une précaution prise contre l’accroissement excessif des biens de main morte. M. Bonjean, sénateur et président de chambre à la cour de cassation, a constaté, dans un discours déjà cité, que le personnel du clergé s’accroît plus rapidement que ses revenus, ce qui tient probablement à ce que l’art. 73 est mieux observé que l’art. 26. D’après ses calculs, les propriétés du clergé s’élevaient, en 1863, à 16 385 hectares représentant un revenu de 4 millions environ ; auxquels il faut ajouter des valeurs mobilières qui élèvent la fortune du clergé à un capital de 260 millions, pour les congrégations autorisées seulement. Pour les congrégations non autorisées, on est réduit aux conjectures. M. Bonjean, pour ne pas exagérer, suppose qu’elles ne sont pas plus riches que les congrégations autorisées, ce qui lui permet de fixer les biens du clergé à un chiffre total de 520 millions, dont le revenu s’ajoute au budget des cultes. L’accroissement du personnel est beaucoup plus rapide. Le recensement de 1866 donnait un chiffre de 64 393 personnes engagées dans la vie religieuse ; le recensement de 1856 n’en donne pas moins de 108 449. Encore M. Bonjean a-t-il lieu de croire que ce chiffre est inférieur à la vérité, puisqu’on a recensé seulement 1 085 jésuites, tandis qu’à Rome un document officiel porte le nombre des jésuites résidant en France à 2 329. (Voir le Moniteur du 16 mars 1805.)
  22. Art. 39
  23. Art. 35, 36, 37, 38.
  24. Art. 64.
  25. La même disposition ayant été introduite dans le royaume d’Italie, voici comment le pape Pie IX l’a jugée dans le consistoire secret du 26 octobre 1866 ; « Ce gouvernement n’a pas hésité à promulguer une loi touchant le mariage civil, comme nous l’appelons, loi non-seulement très-contraire à la doctrine catholique, mais encore au bien de la société civile. Une telle loi foule aux pieds la dignité et la sainteté du mariage ; elle en détruit l’institution ; elle encourage un concubinage tout à fait honteux. En effet, il ne peut pas y avoir entre des fidèles un mariage sans qu’il y ait eu, en un seul et même temps, sacrement. Aussi est-ce au pouvoir de l’Église qu’appartient exclusivement le droit de décréter tout ce qui peut concerner le sacrement du mariage. »
  26. Art. 42 et 43.
  27. Art. 42 : « Il sera libre aux archevêques et évêques d’ajouter à leur nom le titre de citoyen ou celui de monsieur. Toutes autres qualifications sont interdites.
  28. Art. 48.
  29. « Nous nous apercevons qu’avec le susdit concordat on a publié d’autres articles qui ne nous étaient pas connus. » Allocution de Pie VII. 24 mai 1802.
  30. Des plaintes s’étaient élevées dans le sein même du clergé français sur quelques points de détail des articles organiques. L’empereur y dérogea par le décret du 28 février 1810, dont voici les dispositions principales :
     « Art. 1. Les brefs de la pénitencerie, pour le for intérieur seulement, pourront être exécutés sans aucune autorisation.
     Art. 5. La disposition de l’art. 36 des lois organiques portant que « les vicaires généraux des diocèses vacants continueront leurs fonctions, même après la mort de l’évêque, jusqu’à remplacement, » est rapportée.
     Art. 6. En conséquence, pendant les vacances des sièges, il sera pourvu, conformément aux lois canoniques, au gouvernement des diocèses. Les chapitres présenteront à notre minisire des cultes les vicaires généraux qu’ils auront élus, pour, leur nomination, être reconnue par nous… »
  31. Cf. les lettres no 6121, 6122, 6136, 6214, du tome VII de la Correspondance de Napoléon 1er.
  32. Moniteur du 20 germinal an X, p. 805 (9 avril 1802).
  33. L’abbé Bernier et M. de Pancemont, employés tous deux à négocier la démission des anciens évoques, reçurent secrètement, le premier 20 000 fr., le second 50 000. {fiorresyondance de Napoléon Ier, l. VII, p. 269 et t. VIII, p. 99.) L’abbé Bernier devait eu outre obtenir le chapeau de cardinal, mais on n’osa pas le comprendre dans la promotion de 1802.
  34. Lettre du 18 avril 1802.
  35. MM. de Belloy, archevêque de Paris, Fesch, archevêque de Lyon, oncle du premier consul, Cambacérès, archevêque de Rouen, frère du second consul, Boisgelin, archevêque de Tours, de Bayonne, doyen du tribunal de Rote. L’abbé Fesch ne comptait pas parmi les prêtres constitutionnels. En effet, il avait jeté le froc aux orties sous la Révolution, s’était fait fournisseur d’armée, et avait tenu dans cette position une conduite fort peu édiflante. Il rentra dans l’Église quand il vit l’élévation et les projets de son neveu, fit pénitence dans un séminaire, et en sortit pour être archevêque, cardinal et ambassadeur à Rome.
  36. « Le seul bruit vague de la possibilité du voyage du pape a provoqué un déluge de critiques, à commencer par les ministres étrangers qui donnent au Saint-Père le titre de Chapelain de l’Empereur. » Le cardinal Consalvi au cardinal Caprara, dépêche chiffrée du 5 juin 1804. Sur tout ce qui a précédé et suivi le sacre de Napoléon Ier, voyez M. d’Hausson-Ville, Revue des Deux-Mondes du 1er janvier 1807, p. 32 sqq.
  37. L’empereur jura de maintenir la liberté des cultes et les lois du concordat. Ce serment ne satisfaisait nullement la cour de Rome. « Respecter et faire respecter les lois du Concordat, disait le cardinal Consalvi (lettre chiffrée au cardinal Caprara, du 5 juin 1804), n’est autre chose que de dire qu’on respectera et fera respecter les articles organiques. Respecter et faire respecter la liberté des cultes, suppose l’engagement, non de tolérer et de permettre, mais de soutenir et de protéger, et s’étend non-seulement aux personnes, mais à la chose, c’est-à-dire à tous les cultes. Or, un catholique ne peut protéger l’erreur des faux cultes. »
  38. « Que ceux qui avaient imaginé la constitution civile du clergé et créé la république romaine, en agissent ainsi, dit M. Thiers, rien n’était plus simple et ne pouvait plus honorablement se justifier, puisqu’ils étaient convaincus ! Mais l’auteur du Concordat se conduire de la sorte ! » L, 1., tome XI, p. 304.
  39. Vingt-sept sièges étaient devenus vacants dans l’empire, et le pape refusait d’instituer de nouveaux évèques. L’Empereur de son côté songeait à exiger des papes futurs un serment de fidélité à l’Empire, et à les faire résider alternativement à Rome et à Paris. Il leur donnait d’ailleurs des palais, de belles résidences, et une dotation de deux millions…. À la suite de ces décisions, il ordonna immédiatement des travaux à l’archevêché de Paris, au Panthéon, à Saint-Denis, pour y recevoir le gouvernement pontifical et le pontife lui-même. » M. Thiers, 1. 1., t. XII, p. 73.
  40. « L’Empereur avait réuni auprès de lui vingt-huit cardinaux de toutes nations, qui assistaient presque tous les dimanches à la messe de sa chapelle, bien qu’il fût excommunié. Le jour de son mariage, treize cardinaux sur vingt-huit manquèrent à la cérémonie… L’Empereur, le soir même, avait mandé le ministre de la police, et avait ordonné d’arrêter les treize cardinaux, de les dépouiller de la pourpre (d’où ils furent de puis désignés sous le nom de cardinaux noirs), de les disperser dans différentes provinces, de les y garder à vue, et de séquestrer non-seulement leurs biens ecclésiastiques, mais leurs biens personnels, » M. Thiers, L 1., t. XII, p. 60 sqq.
  41. M. Thiers, l. I., t. XV, p. 301, sqq.
  42. Id., ibid.
  43. M. Thiers, l. I., t. XVIII, p. 400 sqq.