Aller au contenu

La Lorraine pendant l’armistice

La bibliothèque libre.
La Lorraine pendant l’armistice
LA LORRAINE


PENDANT L’ARMISTICE




Pauvre Lorraine ! Je ne l’avais pas revue depuis la fin du mois de juillet, depuis le temps où les soldats français y arrivaient pleins d’espoir, où la population se portait à leur rencontre avec beaucoup de patriotisme, mais non sans une vague inquiétude et de tristes pressentimens. Les gares du chemin de fer de l’Est étaient alors pavoisées, des guirlandes de feuillage couraient le long des bâtimens ; des tonneaux de vin préparés par la générosité publique, des piles de provisions, attendaient au passage les défenseurs du pays. Sans descendre des trains, les soldats tendaient leurs bidons, que des mains empressées remplissaient aussitôt. C’était à qui leur apporterait du pain, du fromage, du lard ; les femmes se distinguaient par leur activité généreuse, comme elles devaient se distinguer plus tard par leur sollicitude pour les blessés. Aujourd’hui l’uniforme français ne se voit plus dans nos provinces de l’est que sur le des de pauvres mutilés qu’il eût été impossible d’emmener en Allemagne. Des employés allemands occupent les gares, des soldats allemands y montent la garde, les trains n’emportent plus que des uniformes prussiens, bavarois, saxons. On n’entend parler autour de soi que la langue allemande ; on se croirait à 100 lieues de France. Quelques rares habitans apparaissent de loin en loin, et regardent passer sans pouvoir s’y accoutumer le flot toujours croissant de l’invasion étrangère ; il faut faire sur soi-même un effort énergique pour fixer sa pensée sur un spectacle si douloureux. On aimerait mieux arracher de son souvenir ces tristes images, effacer cette page de sa vie ; mais aucun de ceux qui aiment leur pays, et qui, au milieu des souffrances de la grande patrie, ressentent plus vivement encore ce que souffre le coin de terre où ils sont nés, ne doit se dérober au devoir nécessaire de dire publiquement ce qu’il a vu. Nous qui, après six mois de séparation, avons pu enfin remettre les pieds sur la terre natale, compter ses blessures, suivre sur son sein déchiré les traces sanglantes de la guerre, serré la main de nos compatriotes, entendu leurs récits, lu dans leurs yeux attristés, sur leurs fronts vieillis, tout ce qu’ils ont éprouvé d’humiliations et de douleurs, nous sommes les témoins d’un grand procès qui n’est point encore jugé, que l’histoire instruira. Nous devons rendre témoignage de ce qui se passe aujourd’hui dans les provinces envahies, de ce qu’y font les Français, de ce qu’y font les Allemands. On aura besoin de connaître un jour tous les détails de l’invasion et de l’occupation étrangère pour juger les deux armées et les deux peuples. Étouffons donc nos plus légitimes émotions, efforçons-nous de conserver le calme de l’historien et de laisser simplement parler les faits.

C’est par la Belgique et le grand-duché de Luxembourg que je rentrai en Lorraine le 6 février, après avoir passé par Amiens, Abbeville, Boulogne, Calais et Lille. Un détour de quatre jours ne me parut pas trop long pour éviter de me remettre à Lagny entre les mains des autorités prussiennes et d’attendre là leur bon plaisir. Les trains allemands, destinés uniquement au transport des troupes, ne prennent en effet des voyageurs français que s’il reste des places disponibles, et ne s’engagent ni à leur conserver les compartimens occupés par eux, ni à les conduire jusqu’à destination. Nous n’y sommes que tolérés, nous n’y jouissons d’aucun droit positif ; il dépend d’un officier de nous en faire descendre, et d’un chef de train de nous laisser en route. Aussi avec quel empressement, mes compagnons de voyage et moi, profitâmes-nous d’un train français de wagons vides qui allait chercher vers le nord des approvisionnemens pour Paris ! Nous avions la douleur de trouver Amiens en proie à l’ennemi, et de lire à la porte de la célèbre cathédrale une inscription allemande interdisant aux soldats d’y fumer, comme pour nous rappeler que quelques-uns d’entre eux avaient pris cette licence au commencement de l’occupation ; mais du moins nous ne dépendions pas d’une autorité étrangère, nous voyagions librement. À Abbeville d’ailleurs nous rentrions dans les lignes françaises, et de là jusqu’au département de la Moselle nous ne devions plus rencontrer d’uniformes allemands. Il était doux à Bruxelles et sur toute la route d’entendre exprimer les sympathies populaires pour notre cause, d’apprendre ce que la charité du peuple belge ne cesse de faire pour nos blessés, pour nos prisonniers, pour les réfugiés nécessiteux. On dit que le gouvernement et les classes supérieures ne nous aiment guère, ou plutôt qu’ils craignent trop la Prusse pour nous témoigner des sentimens sympathiques ; mais il est facile de voir que le peuple a le cœur français, et nous aime d’autant plus qu’il nous voit malheureux.

Je retrouvai le Luxembourg tel que je l’ai toujours connu, guéri de tout penchant pour la Prusse par le long séjour d’une garnison prussienne, peu disposé à sacrifier une indépendance qui assure sa tranquillité, et qui vient encore de le préserver des horreurs de la guerre, mais attaché à la France par les liens les plus intimes de bon voisinage et de cordial attachement, à la condition que la France ne prétende ni le dominer ni l’absorber. Les femmes surtout, qui ont toujours traité avec rigueur les soldats prussiens, ne dissimulent pas leurs préférences françaises. Que de fugitifs de nos armées n’ont-elles pas recueillis, habillés, nourris, après les capitulations de Sedan et de Metz ! Une collecte, faite pour les Français dans la petite ville de Luxembourg, réunit en une après-midi la somme de 7,000 fr. Vingt-quatre voitures de vivres, envoyées par les habitans du grand-duché aux habitans de Metz, attendaient à Uckange, le 28 octobre, que les autorités allemandes leur permissent d’entrer dans la ville. Les Luxembourgeois voulaient être les premiers à secourir nos misères, et ils se plaignent encore que leur envoi ait été retardé par la mauvaise volonté d’un colonel prussien.

Est-ce pour punir le grand-duché de ses sympathies pour la France que les Allemands ne rétablissent aucun service de chemin de fer entre Luxembourg et Thionville, au grand préjudice du commerce local et de l’industrie belge, qui empruntaient cette voie pour leurs relations avec la Suisse ? Un modeste omnibus remplace maintenant la locomotive internationale. À l’entrée en France, au premier village, la marque de l’occupation prussienne apparaît déjà sur les murs du bureau de poste, où pend l’aigle noir au-dessous d’une inscription allemande. Jusque-là, les champs sont ensemencés, cultivés, les sillons de blé et de seigle étendent leurs lignes vertes à droite et à gauche de la route. Plus loin, à mesure qu’on approche de Thionville, la dévastation et la désolation commencent. Landes incultes, maisons éventrées par les obus, murs à demi ruinés, arbres fracassés, tout ce qu’on voit offre l’aspect d’un champ de bataille. Le château de Lagrange reste cependant debout et en apparence intact au milieu de son parc désert. Tout autour de la ville, l’œil n’aperçoit que des troncs d’arbres coupés au ras du sol, des vestiges de haies arrachées, quelques débris de maisonnettes, quelques allées bordées de buis qui indiquent l’emplacement des anciens jardins. C’est là que les habitans venaient arroser quelques fleurs et chercher un peu d’ombre. Plates-bandes entretenues avec amour, rosiers parfumés, dahlias aux riches couleurs, tonnelles discrètes revêtues de vigne vierge et de chèvrefeuille, tout a disparu en même temps. La guerre a fait son œuvre et détruit tout ce qui servait aux joies innocentes de l’homme. L’homme lui-même, qu’est-il devenu ? Combien de ceux qui l’été dernier jouissaient en paix d’un jardinet sous les murs de Thionville n’ont-ils pas été frappés par la maladie, par le chagrin, par la mitraille !

L’intérieur de la ville n’est pas moins désolé. Cinquante-quatre heures d’un bombardement continu ont anéanti tout le quartier de la sous-préfecture, depuis les casernes jusqu’à la place. Des batteries que l’artillerie des assiégés ne pouvait démonter, installées sur des hauteurs à 1,500 mètres des remparts, couvraient les maisons de bombes à pétrole, et y allumaient des incendies inextinguibles. On a retrouvé des projectiles qui n’avaient point éclaté, et qui contenaient 16 litres de matières inflammables. Sous cette pluie de feu, les bâtimens les plus solides s’effondraient, et brûlaient jusqu’au ras du sol. Je cherche une maison amie ; il n’en reste qu’un pan de mur noirci par la fumée. Des fragmens de portes brisées, des morceaux de pierres de taille, jonchent çà et là la cour du château. D’aimables hôtes me reçoivent dans une vaste salle dont le plafond porte la marque des obus. Étrange manière de préparer une annexion que des politiques sans scrupules peuvent méditer, mais dont la seule pensée révolte jusqu’au fond de l’âme les habitans les plus inoffensifs ! Quoi qu’en disent à Berlin quelques professeurs d’ethnologie, les gens de Thionville n’ont rien d’allemand, et si quelques affinités les rapprochaient de la race germanique, le souvenir du bombardement les en éloignerait. Les premiers soldats allemands qui entrèrent dans la place croyaient y trouver, d’après les traités de géographie les plus populaires en Allemagne, l’usage de la langue allemande très répandu et très général ; ils reconnurent avec étonnement que la grande majorité de la population était française de langue aussi bien que de cœur. Le petit commerce seul parle allemand pour les besoins de la vente, afin de s’entendre plus facilement avec les paysans des environs. On aura beau débaptiser Thionville, la nommer officiellement Didenhofen, comme le fait dans tous les actes publics le gouverneur actuel de la Lorraine, on n’en fera point une cité germanique. Le nom obscur de Didenhofen ne rappellera jamais aux habitans du pays que des prétentions insupportables et une domination détestée, tandis que le noble nom de Thionville leur rappelle la gloire toute française du prince de Condé et l’héroïque campagne de 1792.

De Thionville à Longwy, la route de poste traverse les belles usines d’Hayange, le plus important des établissemens métallurgiques de notre pays après le Creusot. Les hautes cheminées, si actives jadis, ne lancent plus vers le ciel leurs noires colonnes de fumée ; un silence de mort règne sur la vallée, si bruyante d’ordinaire. Des milliers d’ouvriers trouvaient là le pain de chaque jour. Au prix de quels sacrifices MM. de Wendel leur procurent-ils encore un peu de travail ! Par quelles épreuves eux-mêmes n’ont-ils point passé depuis le commencement de la guerre, depuis le jour où les premiers boulets allemands éclataient sur leur usine de Styring, entre Sarrebruck et Forbach ! On dit que nos ennemis ne leur pardonnent point leur patriotisme, que l’un d’eux a été conduit dans une forteresse allemande pour expier le crime d’avoir détruit de ses propres mains sa fabrique de projectiles, avant qu’elle tombât au pouvoir des Prussiens ; on dit que le château d’Hayange, une des plus opulentes résidences de la Lorraine, reconstruit et décoré à neuf depuis quelques années, a été pillé en partie, et que des domestiques allemands, employés depuis longtemps par la famille de Wendel, ont guidé les recherches des pillards. Plus loin, à l’endroit même où le parti militaire de Berlin voudrait établir la frontière française, des sentinelles prussiennes, enveloppées de vêtemens si épais que l’uniforme tout seul se tiendrait debout, montent la garde d’un pas lent et méthodique au pied du viaduc de Knutange. Chaque gare du reste est soigneusement gardée par un poste de vingt-cinq hommes qui envoient d’une gare à l’autre de fréquentes patrouilles. À Fontoy, à Audun-le-Roman, les casques prussiens reparaissent ; au besoin, ces soldats, distribués avec ordre, seraient chargés des exécutions militaires dans le cas où les communes refuseraient de payer les énormes contributions de guerre que l’ennemi leur impose. L’armistice ne suspend ni les réquisitions ni le recouvrement de l’impôt établi par nos vainqueurs ; d’après les termes mêmes d’une dépêche envoyée de Versailles en Lorraine, la convention signée entre la France et la Prusse autorise simplement les Prussiens à employer des moyens plus doux avant de recourir, s’il le fallait, au pillage et à l’incendie. Le seul acte de propriété que feront cette année les propriétaires lorrains sera de payer à la Prusse un impôt triple de celui qu’ils payaient à la France.

La tour carrée de Longwy, qu’on découvrait autrefois, comme un phare, à quatre lieues de distance, penche maintenant sa tête mutilée ; des magnifiques ombrages qui entouraient les remparts et faisaient à la ville une verte ceinture, il ne reste plus que des arbres épars, isolés, comme des soldats qui resteraient debout au milieu d’un régiment fauché par la mitraille. Sur la route, des branchages accumulés, des pierres arrachées des murs et amoncelées rappellent que les Prussiens élevaient des barricades à l’entrée des villages pour se préserver des sorties de la garnison. On n’a même pas respecté deux petits monumens expiatoires, et les croix brisées gisent à terre. Retrouverai-je au pied de la forteresse, dans la riante vallée de Rehon, la maison où je suis né, où mes parens espéraient vieillir en paix ? Placée entre les batteries des assiégés et celles des assiégeans, aura-t-elle échappé à leur feu ? Tout à coup je pousse un cri de joie en apercevant, à un détour du chemin, du haut de la colline le toit d’ardoise intact et les blanches fenêtres à leur place accoutumée. M’y aura-t-on laissé une place au foyer maternel ? Des sentinelles gardent l’entrée du village, et annoncent qu’un corps ennemi l’occupe. Heureusement il ne reste plus chez ma mère que dix soldats polonais, fort doux, qui couchent tous ensemble sur de la paille dans une chambre du rez-de-chaussée. Pendant le siège, elle a logé, nourri, chauffé quatre-vingts hommes et sept officiers. Ces gens du nord, habitués à la forte chaleur de leurs poêles de faïence, mouraient de froid en face de nos cheminées. Nuit et jour, il fallait entretenir dans leurs chambres de véritables brasiers où les bûches s’engouffraient par centaines. Tous les marbres des cheminées ont éclaté, et la provision de bois de deux ans a disparu en quinze jours. Aucune violence du reste ; il semble même qu’il se soit trouvé parmi les officiers un ami secret qui a tenu à honneur de ménager la maison et de ne permettre dans le village aucune déprédation.

La prise de Longwy a coûté cher aux Prussiens. Les francs-tireurs et les volontaires enfermés dans la place ont souvent poussé leurs sorties jusqu’à trois lieues de distance, surpris des postes, enlevé des cavaliers, débusqué l’ennemi de ses positions. Dans ce pays montagneux et boisé, propice aux embuscades, on faisait la seule guerre qui permît à des troupes jeunes de lutter avec avantage contre des soldats plus nombreux et mieux disciplinés, la guerre de partisans. Dans la brume des brouillards d’automne, les hauteurs boisées cachaient quelquefois des tireurs invisibles qui attendaient l’ennemi au passage et le frappaient à coup sûr. Les chasseurs de la frontière sont renommés pour la précision de leur tir ; ils s’étaient faits soldats par patriotisme : quelques-uns même servaient les canons de la place et les servaient si bien qu’ils démontèrent les batteries prussiennes sur trois points, à Heumont, au bois du Chat, au-dessous de Mexy. Malheureusement, par une des plus sombres journées du mois de janvier, les assiégeans parvinrent à établir, sans être vus, leurs mortiers et leurs obusiers à une petite portée des remparts, sur le plateau de Romain. De là, ils écrasèrent la ville de projectiles incendiaires, et ils éteignirent le feu de toutes les pièces qui pouvaient leur répondre. Le bombardement dura neuf jours. Au bout de ce temps, l’église tombait en ruines, la toiture de l’hôtel de ville s’affaissait, un carré de bâtimens, dont un des côtés donne sur la place et l’autre sur la grande rue, brûlait tout entier, une partie des remparts et des casernes s’écroulait ; presque toutes les maisons avaient été atteintes par les projectiles. Pour éviter de nouveaux malheurs absolument inutiles, le commandant, voyant ses pièces démontées et reconnaissant l’impossibilité de se défendre sans artillerie, dut se décider à capituler, mais avec des regrets infinis, après avoir épuisé toutes les formes de la résistance. On ne lui reprochera pas de s’être rendu trop tôt quand on aura visité le champ de bataille ; les façades des maisons montrent de toutes parts leurs plaies béantes, et, si l’on entre par hasard dans celles qui paraissent le plus épargnées, qui ne portent extérieurement aucune marque de destruction, on aperçoit des toits percés à jour, des plafonds éventrés et des poutres branlantes. C’est cependant à cette pauvre ville si maltraitée que les autorités prussiennes, interprétant comme toujours à leur profit un article obscur de la capitulation, demandaient 60,000 fr. au moment où je l’ai traversée.

De Longwy à Metz, la route de voitures, la seule que puissent prendre maintenant les voyageurs, puisqu’il n’existe plus sur cette ligne aucun service régulier de chemin de fer, passe à quelque distance de Thionville, en vue des murs de la place, mais sans y entrer. La plaine de la Moselle, où la culture est si productive, où se faisaient chaque année de si magnifiques récoltes, paraît maintenant désolée et déserte. Nulle trace de semailles dans les champs, aucune apparence de vie dans les villages : çà et là, des maisons semblent vides d’habitans ; par les portes ouvertes, l’on voit les granges nues et les écuries abandonnées ; ni vaches ni chevaux au râtelier. Quelques troupeaux de moutons se dirigent vers Metz, venant d’Allemagne et conduits par des bergers à cheveux blonds. Tout ce qui se fait encore de commerce dans ce pays dévasté passe du reste entre les mains des Allemands. Ce sont leurs marchands qui fournissent des approvisionnemens à la ville et leurs voitures qui les y apportent. Une pauvre femme, que j’interroge et qui pleure la perte de tout ce qui lui appartenait, m’apprend qu’elle n’entend plus parler autour d’elle que la langue allemande, et qu’on ne rencontre sur les chemins que des étrangers. Pour qui connaît la facilité avec laquelle la race germanique s’expatrie, la pauvreté d’une partie des habitans de l’Allemagne et leur goût pour le négoce, nul doute que l’invasion civile n’ait suivi partout l’invasion militaire. Derrière l’armée s’avançaient des nuées de commerçans, de spéculateurs, de gens pauvres et avides qui allaient exploiter notre pays et prendre leur part du butin. Quelle proie que la France, que nos provinces de l’est surtout, si riches et si prospères, pour une population besoigneuse ! Quelle belle occasion de rapporter chez soi les dépouilles du vaincu, ou de vivre chez lui à ses dépens ! Qu’on ne l’oublie pas, — ce sera un des traits caractéristiques de cette guerre, — depuis le commencement de la campagne, les Allemands n’ont pas perdu de vue un instant leur intérêt commercial ; dans nos relations avec eux, nous n’avons point seulement affaire à des soldats qui usent rigoureusement des droits du vainqueur, mais à des trafiquans fort habiles et très retors qui tireront de nous tout ce que la France peut donner, pour qui chaque succès nouveau de leurs armes représente une série de bénéfices et d’opérations lucratives. Déjà en Lorraine une sorte de bande noire parcourt les villages, y compte le nombre des absens et des morts, de ceux qui, emmenés avec leurs chevaux par les troupes allemandes, n’ont jamais reparu, des victimes que la guerre, le chagrin ou la maladie ont faites, s’enquiert des terres abandonnées, des propriétés à louer ou à vendre, et commence à installer sur le sol français des cultivateurs allemands pour germaniser peu à peu le pays, comme on a germanisé le duché de Posen et le Slesvig. On sert du même coup ses intérêts et la politique de l’Allemagne. Des boutiques allemandes s’ouvrent à Metz, à Nancy, partout où les troupes séjournent, et cherchent à s’approprier le commerce local. Si on évalue à un million le nombre des soldats allemands qui ont pénétré en France, il ne faut pas estimer à un chiffre inférieur la population civile qu’ils traînent à leur suite. Tous les départemens envahis regorgent de visiteurs intéressés qu’y attire l’espoir d’y commencer ou d’y compléter leur fortune. La Moselle surtout en reçoit un grand nombre par les trois routes de Sierck, de Forbach et de Sarreguemines.

Au-delà du village dévasté et ruiné de Maizières commence la ligne d’investissement que l’armée prussienne avait tracée autour de Metz. L’œil cherche avec curiosité ces formidables retranchemens dont on a tant parlé, ce prétendu cercle de fer dans lequel le maréchal Bazaine se disait enfermé. Quelques accidens de terrain habilement utilisés, quelques fossés naturels ou creusés de main d’homme, derrière lesquels des épaulemens abritaient des batteries, voilà tout ce qu’on découvre, à une lieue de distance, au milieu de la plaine nue. Comparés aux terrassemens du génie français, ces travaux ressemblent à de simples ébauches, que nulle part on ne s’est donné la peine d’achever avec soin. La terre n’est ni tassée, ni coupée en compartimens symétriques, avec des angles et des talus irréprochables ; elle est simplement jetée à la pelle, sans que la corde et le niveau l’aient régularisée. Même dans les ouvrages militaires, nous poursuivons la beauté de la forme, nous cherchons le style ; les Prussiens, gens positifs, ne s’occupent que de ce qui est utile, et ne font que le nécessaire. Peu leur importe que leurs travaux paraissent sans art, pourvu qu’ils en tirent pour la guerre tout le parti qu’ils peuvent en attendre ; mais, si les retranchemens qu’on voit entre Maizières et Metz, depuis les bords de la Moselle jusqu’aux collines qui bordent la plaine, sont réellement des fortifications imprenables, il faut que nos officiers du génie changent de système. À quoi bon entretenir désormais à grands frais les remparts de nos forteresses, enfermer derrière des murs inutiles une population inoffensive que nous exposons au danger du bombardement ? Partout où l’on voudra, sur n’importe quel terrain désigné pour les besoins d’une campagne, quelques milliers d’hommes se retrancheront en quelques jours aussi aisément et aussi sûrement que les Prussiens s’étaient retranchés devant Metz. Il est vrai que les habitans de Metz ne croient pas à la force des positions prussiennes. Ils ont vu nos soldats enlever les batteries ennemies à Retonfay, à Flanville, à Sémécourt, et revenir en arrière, non parce qu’on rencontrait des obstacles insurmontables, mais uniquement parce que le général en chef n’envoyait aucun renfort aux troupes engagées et déjà victorieuses. Peut-être aussi découvrirons-nous qu’autour de Paris nos généraux ont été dupes de l’apparence de la force, qu’au commencement du siège ils ont pris des ouvrages insignifians et à peine ébauchés pour des retranchemens inexpugnables. Du moins les Prussiens déclarent-ils à Versailles que, pendant bien longtemps, il nous a été possible et même facile de nous frayer un chemin entre Clamart et Villejuif.

Les combats du 6 et du 7 octobre, les derniers qu’ait livrés le maréchal Bazaine, ont laissé leurs traces au village de Saint-Remy, où il ne reste plus que des pans de murs noircis, où les rares maisons qui se tiennent encore debout ne se composent que de quatre murailles sans portes, sans fenêtres, sans toit. On voit de loin, dans les fermes isolées des environs, les larges trous creusés par les boulets. Le rideau d’arbres épais sous lequel s’abritait le château de Ladonchamps a été traversé et percé par les obus comme un rempart dans lequel le canon aurait fait brèche. Ses vieux murs ont résisté à la pluie des projectiles ; mais le toit d’ardoise, défoncé, montre ses blessures béantes. Au-delà commence la zone de dévastation qui annonce le voisinage d’une place de guerre. Jusqu’aux moindres arbustes, tout a été rasé par nous-mêmes, comme si Metz avait à craindre une attaque de vive force entre les canons de ses remparts et les canons de ses forts. Cette campagne, autrefois peuplée de jardins, offre aujourd’hui une surface aussi nue qu’un champ de manœuvres. Que de sacrifices inutiles nous avons faits ainsi, que de vains efforts pour rendre les places imprenables en face d’un ennemi qui ne monte pas à l’assaut, et qui bloque les villes au lieu d’y lancer ses soldats ! L’illusion constante de nos généraux a été de croire qu’ils seraient attaqués, de prendre des précautions infinies pour se mettre en garde contre les opérations offensives des Allemands, tandis que ceux-ci ne songeaient au contraire qu’à nous user par la famine, à nous forcer, pour ne pas mourir de faim, à les attaquer eux-mêmes dans des positions choisies d’avance et fortifiées par eux.

Voici Metz avec ses glacis, avec le labyrinthe de ses fortifications savantes, avec les lignes brisées de ses remparts, avec ses poternes, ses ponts-levis, ses fossés profonds. Pas un boulet ennemi n’a effleuré son enceinte, et cependant des factionnaires prussiens montent la garde aux portes de la ville, les troupes prussiennes occupent les vastes casernes du Fort, l’école d’application, l’école régimentaire d’artillerie, la magnifique caserne du génie, le quartier Coislin. Ce simple rapprochement fera comprendre l’inconsolable douleur des habitans de Metz, l’indignation que leur inspire encore aujourd’hui la conduite du maréchal Bazaine. On ne l’accuse pas seulement d’avoir commis des fautes militaires, d’avoir gagné la bataille de Gravelotte sans s’en douter, sans profiter, comme il l’eût pu, de l’avantage qu’il devait à l’élan de ses soldats, d’avoir retenu la garde l’arme au pied pendant toute la bataille de Saint-Privat, et de s’être enfermé de sa personne dans le fort de Plappeville au lieu de marcher à l’ennemi ; on sait de plus que depuis le 18 août il n’a pas tenté une seule fois un effort vigoureux pour sortir de Metz, qu’aucune de ses attaques n’a été poussée à fond.

Que de souffrances avait supportées pendant ce temps la ville de Metz, et que cette noble population méritait peu le sort auquel on la condamnait malgré elle ! Dès le début de la campagne, les jeunes gens s’étaient organisés en corps de volontaires et de francs-tireurs, les hommes mûrs en bataillons de garde nationale. Les femmes de toute condition et de tout âge passaient leurs journées, leurs nuits, à soigner les blessés, qui encombraient tous les établissemens publics, et les maisons particulières, qu’il fallait installer jusque dans des wagons de la compagnie de l’Est sur la Place royale. Après la bataille de Saint-Privat, on en compta pendant quelques jours jusqu’à 22,000 dans l’étroite enceinte de la cité. Le linge, les médicamens, les médecins militaires, faisaient défaut. Les médecins civils, soutenus par le dévoûment et par la charité des particuliers, surtout par le zèle des gardes-malades improvisées, suppléèrent à cette insuffisance avec une admirable énergie. Des maladies contagieuses, la dyssenterie, la pourriture d’hôpital, des affections typhoïdes, la petite vérole, se déclarèrent au milieu de ces masses d’hommes agglomérées sans décourager aucun de ceux qui les soignaient. Des femmes délicates, des jeunes filles, vivaient dans cet air empesté, et ne quittaient leur poste que le jour où le mal les frappait à leur tour. Aussi le nombre des victimes fut-il considérable parmi les habitans. Il y eut des jours où le chiffre des décès s’éleva jusqu’à 40, tandis que dans les temps ordinaires il ne dépasse pas 4 ou 5. La faim à son tour fit sentir ses atteintes ; il y eut là des scènes lamentables, dont les témoins oculaires ne parlent encore qu’avec horreur. On voyait errans par la ville des soldats hâves, les yeux hagards, à la démarche chancelante, qui s’appuyaient le long des maisons pour ne pas tomber, et s’affaissaient tout à coup au seuil d’une porte en demandant d’une voix éteinte : du pain, du pain ! La population civile en manquait elle-même, et ne pouvait partager avec eux que des vivres insuffisans. Que de femmes du peuple ont rogné leur portion pour les empêcher de mourir de faim, que de gens leur ont apporté dans la rue le dîner de la famille, jusqu’à la part des enfans et de la vieille mère ! Les habitans de Metz oublient presque leurs propres souffrances, lorsqu’ils pensent à celles de l’armée. J’ai vu mes amis pleurer de douleur en se rappelant que, sous leurs yeux, les meilleurs soldats, les plus beaux hommes qu’eût la France, les zouaves, les cuirassiers, les grenadiers de la garde, des régimens de ligne admirables, pleins de vigueur et d’audace, auxquels on eût pu demander tous les genres d’héroïsme, qui se battaient comme des lions chaque fois qu’on les envoyait à l’ennemi, s’étaient fondus peu à peu dans l’inaction où leur chef les retenait, et avaient fini par mourir dans les angoisses de la faim. Sur 120,000 hommes de troupes que le maréchal Bazaine avait encore après la bataille de Saint-Privat, sans compter la garnison, les gardes nationaux et les volontaires, il avoue lui-même que le 28 octobre il ne lui restait plus que 65,000 hommes en état de porter les armes. Le reste était mort, non du feu de l’ennemi, mais de misère et de besoin, ou grelottait sans force dans la boue du bivouac.

Pour beaucoup, la capitulation fut le signal de nouvelles et intolérables souffrances. Avant de les emmener en Allemagne, on les laissa des nuits entières immobiles, sans manteaux, sans couvertures, sous une pluie battante. J’en connais un qui, atteint d’un commencement de fièvre typhoïde, tomba inanimé sur le sol, et ne retrouva plus la force de se relever. Des paysans qui passaient l’emportèrent, le mirent dans un lit chaud et le guérirent. Ces affreux spectacles ne s’effaceront pas de la mémoire des habitans de Metz. Toute leur vie, ceux qui en ont été les témoins se rappelleront les derniers jours du mois d’octobre de l’année 1870. Ils reverront par l’imagination les soldats se traîner de porte en porte ou se coucher épuisés sur la terre humide, — les chevaux, affamés comme leurs maîtres, manger les queues et les crinières de leurs voisins d’écurie, dévorer leurs mangeoires, dépouiller les arbres d’écorce et de branches aussi haut que leurs dents pouvaient atteindre. Beaucoup de personnes regrettent encore qu’on n’ait pas pris plus tôt un parti énergique, que le conseil municipal ne se soit pas entendu avec un certain nombre d’officiers pour enlever au maréchal Bazaine son commandement. Il y eut bien quelques tentatives de ce genre, une sorte d’entente entre les habitans et les soldats et comme un commencement de conspiration civile et militaire ; mais on ne réussit pas à trouver un général qui se mît résolument à la tête de l’entreprise. Les généraux Changarnier et Ladmirault, auxquels on avait songé, dont on sonda même les dispositions, se dérobèrent à la responsabilité qu’on voulait faire peser sur eux. Peut-être leur parut-il bien grave de tenter « un coup de main à l’espagnole en arrêtant leur supérieur hiérarchique pour se mettre à sa place ; peut-être aussi était-il trop tard lorsqu’on leur fit des ouvertures, et jugèrent-ils le mal sans remède. En tout cas, leur attitude ne permit même pas qu’on leur demandât nettement ce qu’on attendait de leur énergie, et il ne semble point qu’on soit jamais allé avec eux jusqu’à une proposition directe.

Si les Messins me peuvent oublier ce qu’a souffert sous leurs yeux une armée digne d’un meilleur sort, une armée qui, commandée par un autre chef, eût pu les sauver et sauver la France, ils n’oublieront pas non plus la conduite qu’ont tenue les troupes allemandes depuis leur entrée dans le département de la Moselle. Il y a des faits qui caractérisent une guerre. Une foule d’événemens s’effacent de la mémoire des hommes ; ceux-là survivent au contraire et se gravent dans les esprits, parce qu’ils peignent une époque et un peuple. Dans ce nombre compteront certainement les exécutions militaires qu’ont ordonnées les Prussiens sur le sol français en vertu de la loi par laquelle ils interdisent à la population civile de se mêler à la guerre, lui refusent absolument le droit de légitime défense, et, non contens de la traiter avec la dernière rigueur, si elle prend les armes, la rendent responsable de tout acte hostile qui se commet dans son voisinage. D’après ce code nouveau il ne suffit pas que les habitans d’une commune, pour être respectés, s’abstiennent de toute hostilité ; ils deviennent coupables et méritent le châtiment le plus dur, si, même malgré eux, même à leur insu, quelque fait de guerre s’accomplit sur leur territoire. Le village de Peltre en fit la cruelle expérience pendant le siège de Metz. Les assiégés, dans une sortie, l’avaient occupé, puis abandonné ; quand les Prussiens y rentrèrent, ils accusèrent les paysans de s’être entendus avec nos soldats, et décidèrent que le village entier serait brûlé. Deux jours de suite, on mit le feu à toutes les maisons froidement, systématiquement, et on n’en laissa subsister aucune. Un établissement restait, une maison religieuse occupée par vingt-trois sœurs qui y avaient soigné des blessés et des malades prussiens depuis le commencement du siège. On les fit sortir, et sous leurs yeux on alluma l’incendie dans des bâtimens que leur chants avait rendus sacrés. Cette scène ne serait pas complète, si l’on n’ajoutait qu’au moment même où le couvent brûlait un aide-de-camp du prince Frédéric-Charles venait demander six religieuses de Peltre pour donner des soins à ses blessés sur un autre point. Devant leur maison en flammes, les nobles sœurs répondirent simplement : « Nous irons. » Elles partirent sur-le-champ, et les Prussiens, qui venaient de détruire leur asile, acceptèrent leurs services. À la veillée, pendant les soirs d’hiver, les paysans lorrains se raconteront longtemps cette histoire.

On racontera aussi la destruction du village de Fontenoy, près de Toul, brûlé récemment parce que des francs-tireurs avaient fait sauter aux environs le pont du chemin de fer. À la tombée de la nuit les soldats prussiens chargés de l’exécution militaire envahirent toutes les maisons, en chassèrent les habitans à coups de crosse de fusil, sans leur permettre de rentrer chez eux et d’emporter même le plus mince objet, entassèrent dans les chambres des fagots, des bottes de paille, et mirent le feu partout. Les récoltes, les provisions, le mobilier, les vêtemens des pauvres gens, jusqu’au linge de corps, tout fut anéanti ; les chevaux, les vaches, les moutons les porcs, brûlèrent dans les écuries : on dit même qu’une femme infirme, qu’on n’avait pu transporter ailleurs, disparut sous les décombres de sa maison ! Mais la justice prussienne ne se borne pas en général à des punitions sans profit ; ses sentences se terminent presque toujours par une amende. Ici, on rendit cinq départemens responsables d’un acte de guerre commis à leur insu par des troupes venues de loin, qui n’avaient eu besoin pour le commettre ni de la complicité ni du secours des habitans, et on exigea de la Lorraine une contribution de 10 millions ; de plus il fallut que des travailleurs de Nancy vinssent rétablir le pont détruit par des soldats français. On en demanda d’abord 500, et comme personne ne s’était présenté pour ce travail, on défendit aux patrons et aux surveillant, sous peine d’être fusillés, de payer le moindre salaire à leurs ouvriers tant que le nombre de bras exigé ne serait pas complet. Il y eut même un jour à Nancy, sur la carrière de la place Stanislas, une sorte de presse ou de razzia pour emmener à Fontenoy et faire travailler au rétablissement du pont toutes les personnes, de quelque condition qu’elles fussent, qui passaient sur ces deux points de la ville à l’heure où il y vient le plus de monde.

L’armistice n’interrompt en Lorraine ni les réquisitions dans les villages, ni la perception des impôts levés par les autorités allemandes, ni même les mesures contre les personnes. La petite commune de Réméréville, près de Nancy, recevait récemment la visite de cavaliers et de gendarmes prussiens qui venaient y réclamer sur-le-champ une contribution de 2,600 francs. Les habitans n’y sont pas riches, et avaient déjà beaucoup donné ; quelques efforts que l’on fît, on ne put réunir que 2,500 francs. Les agens du fisc prussien refusèrent de recevoir 100 francs de moins qu’il ne leur était dû, et partirent en annonçant que, si la somme entière n’était pas payée dans un délai très rapproché, ils procéderaient à une exécution militaire. À Nancy, on se croit à chaque instant sous la menace des dernières rigueurs. Après y avoir perçu jusqu’ici près de 4 millions en argent, sans compter ce qui a été fourni en nature, le logement et la nourriture des troupes qui y passent tous les jours depuis six mois, les Allemands exigent de nouveau, sous différens prétextes, 1,400,000 francs, que la ville est hors d’état de payer. Si elle ne paie point, l’autorité allemande fait entrevoir des mesures sévères, et tient les habitans sous la terreur. À Metz, comme dans toutes les parties de la Lorraine que nos ennemis entendent annexer à l’Allemagne malgré la volonté des populations, les impôts en argent sont moins durs, quoique pendant l’armistice le roi de Prusse vienne d’accorder aux officiers allemands 15 francs d’indemnité de campagne par jour au lieu de 6, et que les contribuables français soient tenus de les payer ; mais en revanche on traite les personnes plus sévèrement pour faire acte de domination et exercer d’avance les droits de souveraineté. Il faut préparer le terrain pour l’annexion, écarter par conséquent les élémens de résistance. On établit peu à peu en principe que tous les chefs de service, tous les fonctionnaires, même d’un ordre inférieur, qui ne sont point du pays, qui n’y possèdent point de propriétés, doivent quitter les lieux. En plein armistice, le président du tribunal civil, deux présidens de chambre à la cour d’appel, un conseiller, ont reçu l’ordre de s’éloigner avec leurs familles dans le délai de trois jours. D’autres se savent menacés. Une police vigilante les surveille, et au moindre symptôme d’opposition les enverra en exil. Les journaux, dont le patriotisme n’a pas failli depuis l’occupation prussienne, sentent toujours quelque épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de ceux qui les rédigent. Le rédacteur de l’Indépendant de la Moselle a même payé son courage de sa liberté et passé quelque temps en Allemagne comme prisonnier. Pour chacun du reste, la prison commence aux portes mêmes de Metz.

Nulle trace de découragement ne se manifeste néanmoins, même chez ceux qui ont le plus souffert. Les visages expriment plus de tristesse que d’abattement ; une résolution indomptable survit au fond de tous les cœurs aux plus dures épreuves. Après avoir supporté les malheurs du passé, on défie intrépidement ceux de l’avenir. Quel que soit le sort réservé à la ville par les traités, les habitans savent qu’il ne dépend d’aucun article diplomatique de changer leurs sentimens, qu’ils resteront Français de cœur jusqu’au dernier jour, et qu’ils élèveront leurs enfans dans l’amour de la France. L’Allemagne ne peut se faire à cet égard aucune illusion. Les nombreux officiers, les administrateurs et les agens de police qu’elle entretient à Metz doivent lui dire, s’ils sont clairvoyans et sincères, que tous les esprits sans exception y résistent énergiquement à toute tentative de propagande germanique. On y loge, on y nourrit les fonctionnaires allemands par ordre ; mais, quoique beaucoup d’entre eux se piquent d’une politesse raffinée et témoignent même aux habitans des égards importuns, la vie de famille où ils espéraient être admis, où ils expriment quelquefois le désir discret de pénétrer, leur reste impitoyablement fermée. Il y a, il y aura toujours un mur infranchissable entre la population française et la garnison étrangère. Les femmes, plus libres que les hommes de laisser voir ce qu’elles pensent, le disent assez haut pour que toute oreille allemande ait pu l’entendre. À ceux qui leur demandent de les traiter en amis, elles répondent invariablement que la loi prussienne peut disposer de leurs appartemens et de leurs tables, mais non de leurs affections, et que tout ce qu’elles ont d’amour, elles le gardent pour la patrie française. Toujours vêtues de noir, dans le costume le plus simple et le plus sévère, elles portent ostensiblement, sous les yeux de nos vainqueurs, le deuil de notre défaite. Ce n’est là, il est vrai, qu’une force morale ; mais la force morale prépare les instrumens de l’avenir, et l’on reconnaît les peuples dont les malheurs ne dureront pas à la dignité avec laquelle ils supportent les coups inattendus qui les frappent.

Les sentimens individuels des Messins ont été résumés du reste avec beaucoup de force et de noblesse dans un mémoire que le conseil municipal de Metz adressait le 11 février au gouvernement de la défense nationale. Après avoir établi qu’à Metz, même au temps où la ville faisait partie du saint-empire romain, on parlait et on écrivait uniquement le français, que la langue et les origines de la cité la rattachent à la France en la séparant de l’Allemagne, qu’aujourd’hui encore presque personne n’y sait l’allemand, et que le petit groupe germanique qui y résidait avant l’invasion ne se composait que de gens de service et d’employés de commerce, la municipalité messine conclut en des termes qui doivent rester comme l’expression de l’opinion publique et la protestation anticipée du droit contre la force. « Nous affirmons, dit-elle, qu’à Metz tous les habitans, sans distinction de croyances religieuses ou d’opinions politiques, sont unis dans un sentiment commun, et que rien au monde ne peut altérer leur volonté de conserver la nationalité française. Personne, nous en avons la certitude, ne contestera l’évidence de ce fait, et si, de quelque côté que ce fût, il pouvait s’élever le moindre doute, le vœu des populations librement exprimé répondrait avec un mouvement unanime. » La cité dont les représentans naturels parlent ainsi en face de l’étranger, sous la main de ceux qui la convoitent, peut attendre avec calme la réponse des événemens ; quoi qu’il arrive, elle aura dit nettement ce qu’elle veut, et n’aura rien cédé de ce qu’il lui appartient de revendiquer comme son droit.

A. Mézières.