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La Lumière luit dans les ténèbres

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La lumière luit
dans les ténèbres

Pièce en 4 actes et 8 tableaux du Comte L.-N. Tolstoï
adaptée par
F. Nozière et J.-W. Bienstock[1]


PERSONNAGES

Nicolas Ivanovitoh Sarintzeff.

Stepa
Vania
ses fils

Pioth Semionovitch Kokovtzeff.

Prince Boris Tcheremshanoff.

Vassili Nicanorovitch, jeune pope.

Le père Guérassime.

Starkovsky.

Ivan Ziableff.

Pierre, un paysan.

Alexandre Petrovitch, chemineau.

Le Centenier.

Un domestique.

Ephrain.

Sébastien.

Un Mendiant.

Un Menuisier.

Un Général.

Un Colonel.

Un Aide de camp.

Un Expéditionnaire.

Un Officier de gendarmerie.

Premier Docteur.

Deuxième Docteur.

Un Officier.

Le Pianiste.

Soldats, Infirmiers, Paysans.


Maria Ivanovna Sarintzeff.

Luba, sa fille.

Alina Ivanovna Kokovstzeff.

Lise, sa fille.

La Princesse Tcheremtshanoff.

Tania, sa fille.

La petite Groucha.

La Femme de Pierre.

Paysannes.



ACTE PREMIER[2]

Chez les Sarintzeff.

La terrasse couverte d’une belle habitation de campagne. Devant la terrasse, grand jardin avec tennis et jeu de croquet. Des enfants jouent au croquet. Maria Ivanovna Sarintzeff, sa sœur Alina Ivanovna Kokovtzeff et Piotr Séménovitch Kokovtzeff sont assis autour d’une table, sur laquelle se trouvent servis le café et le samovar.


Alina. — Si tu n’étais pas ma sœur et si Nicolas Ivanovitch n’était pas ton mari, je trouverais sa conduite très originale. Comment donc ! Ça me paraîtrait charmant. Mais quand je pense que c’est ton époux, mon beau-frère, qui fait ces folies !… Ah non ! C’est trop fort ! Je lui dirai ce que je pense… Il ne me fait pas peur… Et toi, non plus !

Maria. — Oh ! ne te gêne pas pour moi ! Je suis tout à fait de ton avis.

Alina. — Alors ?

Maria. — Mais je crois que tu t’exagères la gravité…

Alina. — Vraiment ? Ce n’est pas grave ? Vous allez être réduits à la mendicité, tout bonnement !

Piotr. — À la mendicité ! Avec leur fortune !

Alina. — Parfaitement, à la mendicité ! Mais, naturellement, tu le soutiens. Les hommes se soutiennent toujours.

Piotr. — Mais, ma bonne amie, moi, je ne sais pas… je dis…

Alina. — Oui… Tu ne sais jamais ce que tu dis ! Et dire que j’ai épousé un tel homme !

Piotr. — J’en remercie le ciel, tous les jours !

Alina. — Enfin, a-t-on idée d’une telle démence ? Un homme marié, un père de famille qui distribue tout son bien, qui fait le généreux à droite et à gauche ! Comment voulez-vous que ça finisse ? La mendicité, je vous dis ! La mendicité !

Piotr. — Expliquez-moi donc, Maria, ce qui le pousse à agir comme il fait. Je comprends bien des choses, sans d’ailleurs les admettre. Le libéralisme, par exemple, la constitution, l’instruction des classes populaires, les cours du soir… Tout cela est fâcheux, mais enfin, je comprends… Je ne suis pas un esprit borné. Tenez ! les socialistes, les grèves, la journée de huit heures, ça me répugne, mais enfin, c’est clair ! Vous voyez que j’ai réfléchi. Mais les idées de Nicolas Ivanovitch, ça me dépasse. Expliquez-moi.

Maria. — Il vous a lui-même longuement expliqué cela hier.

Piotr. — Oui… oui… Mais je dois avouer que je n’ai rien compris. J’avais l’air… je hochais la tête… Mais je n’ai rien compris…

Alina. — Cependant, tu es très intelligent.

Piotr. — N’est-ce pas ? Que voulez-vous ? On s’y perd ! Il parle de l’Évangile, du Sermon sur la montagne et il montre un grand enthousiasme…

Alina. — Une foi ardente, presque trop ardente…

Piotr. — Jusqu’à présent, ça va bien. Mais, tout à coup, il dit du mal de l’Église. Alors, quoi ? Comment peut-on prier, avoir de la religion et nier l’Église ?

Maria. — C’est le grand malheur ! Il détruit tout !

Alina. — Et il ne met rien à la place !

Piotr. — Mais comment ça lui a-t-il pris ?

Maria. — Je crois bien que c’est la suite de sa fièvre typhoïde…

Piotr. — Peut-être !

Maria. — L’année dernière, quand il a perdu sa sœur, il est devenu très sombre. Il ne songeait plus qu’à la mort, vous vous rappelez ? Il est tombé malade…

Alina. — Oui, mais quand il a été guéri, il est venu à Moscou, et il était très convenable. Il faisait des parties de cartes avec nous. Il bavardait… Il était très bien… comme tout le monde…

Maria. — Non ! Il était déjà tout autre.

Piotr. — Nous ne nous sommes pas aperçus…

Maria. — Déjà il n’avait plus aucun attachement pour sa famille. Il ne pensait qu’à l’Évangile. Pendant des journées entières, il lisait. La nuit, il ne dormait pas. Il se levait pour lire encore, pour prendre des notes.

Piotr. — Ce n’est pas normal de penser ainsi tout le temps !

Maria. — Et il s’est mis à consulter sur la religion des archevêques…

Alina. — Il n’y a pas grand mal !

Maria. — Et des ermites.

Alina. — Ah ?

Maria. — Oui.

Alina. — Mais il accomplissait régulièrement ses devoirs religieux ?

Maria. — Depuis notre mariage il ne les accomplissait jamais. Et, tout à coup, il s’est rendu régulièrement dans un monastère…

Alina. — Il avait entendu la voix de Dieu !

Maria. — Bientôt il déclara qu’il n’y mettrait plus les pieds et qu’il était inutile d’entrer dans les églises…

Alina. — Oui… Il n’a pas de suite dans les idées.

Maria. — Je n’en revenais pas ! Il était assidu à tous les offices, il observait tous les jeûnes… Tout à coup, plus rien !

Alina. — Il faut absolument qu’il s’explique.

Piotr. — Oh !… Est-ce bien nécessaire ?

Alina. — Indispensable !

Piotr. — Mais…

Alina. — En voilà assez ! Les hommes n’ont pas de religion !

Maria. — Cependant il dit qu’il faut vivre selon l’Évangile, selon le Sermon sur la montagne.

Alina. — C’est pourquoi il donne des poignées de main aux domestiques ? Je voudrais bien qu’il me montrât, dans le Sermon sur la montagne, le passage où l’on prescrit de donner des poignées de main aux domestiques.

Maria. — Ça, ce n’est rien. Mais il prétend aussi qu’il faut donner tout ce que l’on possède.

Alina. — Quelle hérésie ! Ce n’est pas dans le Sermon sur la montagne, j’en suis sûre.

Piotr. — Donner tout ce que l’on possède ! Mais comment vivre alors ?

Alina. — Ce sont des idées terriblement dangereuses !

Maria. — J’espère que, dans quelques mois, il n’y pensera plus. C’est un emballé. Il s’est emballé pour la musique, puis pour les écoles… Je compte bien que cette nouvelle fantaisie sera de courte durée…

Piotr. — Qu’est-il allé faire à la ville ?

Maria. — Il ne me l’a pas dit. Mais c’est certainement pour ce vol de bois…

Piotr. — Il y a eu un vol ?

Maria. — Les paysans nous ont volé du bois !

Piotr. — Il n’y a plus de morale !

Maria. — N’est-ce pas ?

Alina. — Est-ce dans la nouvelle sapinière ?

Maria. — Oui…

Piotr. — Dans la nouvelle sapinière !!!

Maria. — Naturellement, on les a condamnés à la prison et à des dommages-intérêts. Mais aujourd’hui, l’affaire vient en appel, et certainement…

Alina. — Certainement, il s’est efforcé de les faire acquitter !…

Maria. — Je le crois !

Alina. — Et demain, ils viendront abattre les arbres du parc.

Maria. — Ils ont déjà commencé. Ils secouent tous les pommiers ; ils piétinent les champs de blé ; ils ne sentent plus la main du maître. Il leur passe tout.

Alina. — Il est temps que la famille prenne des mesures.

Maria. — Quelles mesures ?

Alina. — Comment ? Mais tu dois t’opposer… lui faire comprendre. Enfin, tu as des enfants : l’exemple que leur donne leur père est pernicieux.

Maria. — Les enfants ? Il ne les aime plus.

Piotr. — Oh !… Mais c’est monstrueux…

Maria. — Hier ! Je lui disais que Vania ne travaille pas bien et qu’il ne passera pas son examen.

Alina. — Alors ?

Maria. — Il m’a répondu que Vania devrait quitter le lycée…

Piotr. — Quitter le lycée ! Pour aller où ?

Maria. — Nulle part.

Piotr. — Quand on trouve qu’une chose ne va pas bien, on indique, au moins, le remède.

Alina. — Vraiment ! Mais les hommes critiquent tout et ne proposent rien.

Maria. — Et notre aîné, Stepa ! Il doit choisir une carrière. Il voulait entrer dans les bureaux du ministère.

Alina. — Excellent projet !

Maria. — Son père l’en a détourné.

Piotr. — Je ne lui donne pas tort.

Maria. — Alors Stepa a parlé de prendre du service dans les chevaliers-gardes.

Piotr. — J’aime mieux cela.

Maria. — Son père ne l’a pas approuvé davantage. Stepa lui a demandé : « Que dois-je faire ? » Son père lui a répondu : « Pourquoi n’irais-tu pas labourer ? »

Alina. — Il est malade !

Maria. — C’est moi qui tomberai malade, si ça ne change pas !

Alina. — Il faut que ça change. S’il ne veut pas accomplir ses devoirs de père de famille, qu’il te cède son autorité, et qu’il te remette la gestion de la fortune !

Maria. — Oh ! C’est bien pénible !

Alina. — Possible ! Mais il faut réagir. Si tu n’as pas le courage de lui parler, je lui dirai son fait, moi !

Le Pope, (entrant timidement). — Je vous demande pardon. Je venais rapporter, pour ainsi dire, ce livre que Nicolas Ivanovitch a eu la… je dirai la bonté… de me prêter…

Maria. — Mon mari est à la ville, mais il ne peut tarder… Si vous voulez me donner le livre, je vais le ranger dans la bibliothèque. (Elle prend le livre et sort.)

Alina. — Quel est ce livre ?

Le Pope. — C’est… si vous voulez bien… un livre de Renan : La Vie de Jésus.

Alina. — Mon beau-frère vous a prêté cela ? Eh bien ! Êtes-vous d’accord avec lui et avec son monsieur Renan ?

Le Pope. — Non… Non… Je ne suis pas d’accord… si j’étais… pour ainsi dire… d’accord, je ne serais pas alors… je vous en fais juge… un serviteur de l’Église…

Alina. — Et si vous êtes… je vous en fais juge… un fidèle serviteur de l’Église, ne devriez-vous pas convaincre mon beau-frère ?

Le Pope. — Chacun a sa conviction, pour ainsi dire… Nicolas Ivanovitch a raison sur bien des points !…

Alina. — Vraiment ?

Le Pope. — Mais il se trouve dans l’erreur, on peut le dire… au sujet de l’Église…

Piotr. — Et vous trouvez que, sur bien des points, il a raison ?

Alina. — Vous l’approuvez sans doute de vouloir distribuer ses biens aux étrangers et réduire sa famille à la mendicité ?

Le Pope. — La famille… pour ainsi dire… est chère à l’Église.

Piotr. — C’est bien heureux !…

Le Pope. — L’Église… si l’on peut dire… la sainteté et les prières de l’Église, l’ont bénie… oui… Cependant la suprême perfection… rien n’est plus certain… exige qu’on renonce aux biens terrestres.

Alina. — Ça, c’est une morale pour les saints. Mais nous ne sommes que de simples mortels, nous ! Il ne faut pas être prétentieux !

Le Pope. — Nul ne peut savoir à quelle destinée il est appelé.

Alina. — Vous êtes marié, vous ?

Le Pope. — Mais oui…

Alina. — Vous avez des enfants ?

Piotr. — Comme tous les popes !

Le Pope. — J’en ai deux.

Alina. — Eh bien ! Vous ne m’avez pas l’air de renoncer aux biens terrestres, hein ? Vous fumez même des cigarettes…

Le Pope. — Je suis… pour ainsi dire… un faible, un indigne…

Alina. — Je le vois bien… Je vois aussi que vous devriez donner à mon beau-frère la conscience de sa faiblesse, de son indignité ! Mais non ! Vous le soutenez ! Vous le laissez croire qu’il est un saint ! ce n’est pas bien !

Le Pope. — Je n’ai aucune influence, je vous affirme…

Piotr. — Vous devriez être plus attaché à cette maison. Voyons… Rien n’est plus néfaste pour une famille que d’avoir pour chef un saint.

Le Pope. — Mais ce n’est pas moi…

Alina. — Allons donc ! Vous avez inventé ensemble cette nouvelle religion…

Le Pope. — Je ne comprends pas…

Alina. — Cessez donc de ruser avec moi. Jolie invention, cette religion qui permet aux paysans de couper les bois, qui oblige à leur distribuer de l’argent pour se saouler et qui prêche l’abandon de la famille !

Le Pope. — Mais j’ignore…

Alina. — Et il faut donner des poignées de main aux domestiques, n’est-ce pas ? C’est ça que vous appelez le christianisme, vous qui êtes un prêtre orthodoxe. C’est pour favoriser le vol et l’ivrognerie que vous portez de longs cheveux et une soutane ? Mais répondez donc !

Le Pope. — Jamais je n’ai rien dit…

Alina. — Mais avouez que vous êtes d’accord avec mon beau-frère. Tenez ! Hier il m’a dit et répété qu’il est écrit dans l’Évangile : « Donne à celui qui demande. »

Le Pope. — Rien n’est plus vrai…

Alina. — Je le sais bien. Mais dans quel sens devons-nous entendre ces mots ?

Le Pope. — Dans quel sens ?

Alina. — Oui…

Le Pope. — Dans le sens le plus simple.

Alina. — Vous voyez bien que vous êtes d’accord avec lui.

Le Pope. — Mais…

Alina. — Alors il suffit qu’on demande, et nous devons donner ?

Piotr. — Si l’on appliquait ce principe, il n’y a pas un patrimoine qui subsisterait, voyons !

Alina. — Et par conséquent, il n’y aurait plus de famille.

Le Pope. — Que voulez-vous ?…

Alina. — Vous acceptez ça, sans indignation ? Vous admettez aussi qu’il ne faut pas aller à l’église, hein ?

Le Pope. — Moi ?

Alina. — Et vous vous moquez des sacrements ?

Le Pope. — Moi ?

Alina. — Ah ! si j’étais archevêque, c’est moi qui vous apprendrais à lire Renan, et à fumer des cigarettes !

Piotr. — Vous allez un peu loin, je vous affirme…

Alina. — Oh ! Pas d’observation, hein ! Je dis ce que je pense. J’ai horreur de l’hypocrisie. Vous ne pouvez que m’approuver, mon père !

Le Pope. — Certainement… C’est sans doute moi qui me suis mal exprimé… Je vous prie de m’excuser…

Luba (entrant avec Lise). — Où donc est maman ?

Alina. — Elle est montée dans la bibliothèque.

Luba. — Et redescendra certainement à l’office…

Alina. — Dame ! La maison est lourde !!… Vous ne dites pas bonjour au père ?

Le Pope. — J’ai déjà salué ces demoiselles !

Alina. — Et vous sortez, mes enfants ?

Lise. — Oui, maman. Nous allons au bois chercher des champignons.

Piotr. — Une fillette en a rapporté ce matin de superbes. J’irais bien avec vous…

Lise. — Viens donc, papa !

Alina. — Mais oui… ça te fera du bien… Tu deviens trop gros.

Piotr. — Je vous accompagne mes petites. Le temps de prendre quelques cigarettes. (Il sort.)

Alina. — Où donc est toute la jeunesse ?

Luba. — Les petits jouent au croquet. Vania s’amuse avec les chiens. Stepa est allé jusqu’à la gare à bicyclette.

Alina. — Tiens…

Luba. — Oui… Il est allé lui-même porter au train poste sa demande pour le volontariat.

Lise. — Ça ne va pas faire plaisir à mon oncle !

Alina. — Que voulez-vous ? Les jeunes gens doivent songer à vivre.

Luba. — Stepa pourrait cependant montrer plus de déférence envers papa.

Alina. — Ce n’est certes pas moi qui engagerai un enfant à oublier le respect qui est toujours dû aux parents. N’est-ce pas, Lise ?

Lise. — Oui, maman !

Alina. — Mais il faut reconnaître que la situation de Stepa est difficile. Il doit songer à sa carrière.

Luba. — Eh bien ?

Alina. — Eh bien ! On lui dit d’aller labourer à ce garçon !

Luba. — Les choses ne se sont point passées ainsi. Il a été d’une insolence révoltante envers papa. (À ce moment entre Stepa.)

Alina. — Ah ! te voilà, toi ! Il paraît que tu as mal répondu à ton père ?

Stepa. — C’est Luba qui t’a rapporté cela. Elle ne comprend rien. Papa m’a dit son opinion ; je lui ai fait connaître la mienne : c’est tout.

Alina. — Enfin qu’a décidé ton père ?

Stepa. — Je l’ignore, et il ne le sait sans doute pas lui-même.

Luba. — Oh ! Stepa !

Stepa. — Mais quoi ? J’ai demandé d’entrer aux chevaliers-gardes comme engagé volontaire. Il faut que j’accomplisse mon service militaire, je ne me soucie pas de vivre avec des soldats et des officiers ivrognes et grossiers. Je choisis un corps d’élite où j’ai des amis. Voilà !

Alina. — Ça me paraît assez raisonnable. Pourquoi ton père s’opposerait-il ?…

Stepa. — Papa ! On ne peut plus discuter avec lui. Il dit que le service militaire est le service le plus vil et que, par conséquent, il ne faut pas l’accomplir. Tu vois où ça me mènerait ?

Luba. — Il n’a pas dit cela. J’étais là. J’ai entendu. Il a dit que si l’on ne peut éviter le service, il faut le faire dans les mêmes conditions que tout le monde et attendre l’appel. Il dit que s’engager, c’est approuver ce service.

Stepa. — Enfin, c’est moi qui fais mon service militaire et non pas lui. Et puis il a servi, lui aussi. Tout ça c’est un prétexte pour ne pas me donner d’argent.

Luba. — Il veut bien te donner de l’argent, mais pas pour t’engager, parce que c’est contraire à ses convictions.

Stepa. — Il ne s’agit pas de convictions : il faut faire son service, et voilà tout !

Luba. — Mais je dis ce que j’ai entendu.

Stepa. — Oh ! toi, tu approuves toujours papa ! Vous l’avez remarqué, ma tante ? Luba est toujours d’accord avec papa.

Luba. — Mais enfin…

Alina. — Oui, ma fille. Dès qu’une pensée est contraire au bon sens tu es là pour la cueillir. C’est une fleur dont tu sens de loin le parfum.

Tu as un flair tout particulier.
(Entre Vania avec une dépêche.)

Vania, à Luba. — Qui nous arrive ? Devine !

Luba. — Comment veux-tu ? Allons ! Donne la dépêche !

Vania. — Non ! Tu ne l’auras pas ! C’est de quelqu’un… Devine ! Devine ! Tu rougis !

Luba. — C’est absurde ! De qui ?

Vania. — Elle rougit ! N’est-ce pas, tante Alina ? Elle a rougi… (Il donne la dépêche à Alina.)

Luba. — Oh ! que tu es bête ! De qui est-ce, tante ?

Alina. — Des Tcheremshanoff !

Luba. — Ah !

Vania. — Na ! Tu rougis encore !

Alina, lisant. — « Arrivons train poste tous les trois ».

Luba. — Tous les trois ! La princesse, Boris et Tania ! ça me fait plaisir !

Vania. — Ça se voit. Hein, Stepa ? Elle a l’air d’être heureuse !

Stepa. — Laisse-la tranquille. C’est assommant, cette éternelle plaisanterie…

Vania. — Ah ! oui ! J’oubliais que, toi, tu fais la cour à Tania.

Stepa. — Ah ! Assez !

Lise. — S’ils arrivent par le train poste, ils seront bientôt ici.

Luba. — Alors ! Ne sortons pas ?

(Entre Plotr.)

Piotr. — Je suis prêt ! On part ?

Luba. — Non, mon oncle. On reste

Piotr. — Pourquoi ?

Luba. — Les Tcheremshanoff vont arriver. En les attendant, on va faire un tennis, hein ?

Stepa. — Je veux bien.

Luba. — Moi et Vania contre toi et Lise. Ça va ? Je vais chercher les balles.

Stepa. — Amène aussi les gamins pour les ramasser.

(Stepa, Luba, Lise et Vanta sortent.)

Le Pope. — Je m’en vais prendre congé…

Alina. — Tiens ! Où donc étiez-vous, mon père ?

Le Pope. — J’ai craint… pour ainsi dire… de troubler ces épanchements de famille.

Alina. — Mais non ! Ne partez pas ! Mon beau-frère ne saurait tarder…

Le Pope. — Ce sera peut-être un peu long…

Alina. — Il ne faut pas le priver de votre conversation, voyons !

Piotr. — Qui sont ces Tcheremschanoff ? S’agit-il de la princesse qui est née Galitzine ?

Alina. — Oui, c’est cette charmante princesse que vous avez jadis rencontrée à Rome avec sa tante.

Piotr. — Elle chantait des duos avec moi !

Alina. — C’est touchant !

Piotr. — Elle avait une voix agréable. Moi aussi !

Alina. — Aujourd’hui, elle a deux grands enfants.

Piotr. — Comme le temps passe !

Alina. — Vous la connaissez, mon père, cette princesse ?

Le Pope. — Je l’ai vue ici.

Alina. — Souvent ?

Le Pope. — Quelquefois.

Piotr. — Il faut qu’elle soit très intime avec notre beau-frère et notre belle-sœur pour arriver ainsi à l’improviste ?

Le Pope.Mlle Luba aime beaucoup Mlle Tania, qui est d’ailleurs une parfaite musicienne ; M. Stepa se plaît dans la société de M. Boris qui, autant que je peux le dire… est un charmant jeune homme.

Piotr. — Ne serait-il pas plus juste de dire que M. Boris se plaît avec Mlle Luba et M. Stepa avec Mlle Tania ?

Le Pope. — Excusez-moi… Je n’ai pas remarqué…

Alina. — Au moins, vous êtes discret !

Le Pope. — Mais… pardonnez-moi de vous interroger… la princesse est-elle veuve ? Je n’ai jamais vu le prince ?

Alina. — Il vit, rassurez-vous !

Le Pope. — Oh ! Je n’étais pas très inquiet.

Alina. — Mais il a perdu sa fortune au jeu, et, pour se consoler, il boit. La princesse a sauvé quelques miettes de sa dot. Elle élève ses enfants. Elle a eu bien du mérite.

Piotr. — C’est une femme d’une grande intelligence.

Alina. — C’est une fine mouche et qui voudrait établir richement son fils et sa fille.

Le Pope. — N’est-ce point… si l’on peut dire… le vœu que forment toutes les mères ?

Nicolas, entrant. — Bonjour Alina ! Bonjour Piotr Semionovitch ! Ah ! Vassili Nicaronovitch ! Où est Maria ?

Alina. — Elle donne des ordres ; elle surveille la maison.

Nicolas. — Elle va bien ?

Alina. — Oui, oui. Eh bien, tu as terminé tes affaires ?

Nicolas. — Oui, je les ai terminées. Ah ! s’il reste encore un peu de thé, veux-tu m’en verser ? (Alina sonne.)

Nicolas, au pope. — Et alors ?

Le Pope. — Je vous ai rapporté le livre.

Nicolas. — Ah ! Vous l’avez lu ?
(Un domestique entre, salue. Nicolas lui serre la main. Alina lève les épaules.)

Alina, au domestique. — Remettez un peu de charbon dans le samovar s’il vous plait.

Nicolas. — Non, c’est inutile, Alina. Si je veux prendre du thé, je le boirai comme il est.

Stepa, entrant avec une raquette de tennis. — Luba n’est pas ici ?

Nicolas. — Bonjour.

Stepa. — Ah ! je ne t’avais pas vu, bonjour. (Il fait mine de s’en aller.)

Alina. — Eh bien ! Le tribunal a-t-il condamné ton paysan ? (Stepa s’arrête. Nicolas commence à se verser du thé et à manger sans répondre.) L’a-t-on condamné ?

Nicolas. — Oui, on l’a condamné. D’ailleurs il avait avoué. (Au pope.) Eh bien ! avez-vous été convaincu par Renan ?

Alina. — Et ce jugement t’a mécontenté, hein !

Nicolas. — Bien entendu. (Au pope.) La question essentielle c’est la base même de l’Église, n’est-ce pas ?

Alina. — Alors, vous lui aurez presque donné un démenti ? Vous lui aurez prouvé qu’il n’avait pas volé, malgré son aveu ?

Nicolas. — Alina, laisse-moi en repos. Assez de coups d’épingle. Assez d’allusions.

Alina. — Mais je ne comprends pas ?…

Nicolas. — Il ne me paraît pas nécessaire d’expliquer pourquoi je ne veux pas poursuivre des paysans qui ont coupé du bois dont ils avaient besoin.

Alina. — À ce compte-là, ils pourraient avoir besoin de ce samovar.

Nicolas. — Il s’agit de sapins, de dix sapins. Faut-il que des gens fassent de la prison pour les avoir coupés dans un bois que l’on considère comme ma propriété ?

Alina. — Que l’on considère est charmant.

Piotr. — Oh ! si vous commencez à vous disputer, j’aime mieux aller dans le jardin. (Il s’en va.) Tu viens, Stepa ?

Stepa. — Non, ça m’intéresse. (Piotr sort.)

Nicolas. — Admettons que ce bois m’appartienne, et je sais bien qu’il ne m’appartient pas ; il y a neuf cents hectares de bois. Chaque hectare supporte environ cinq cents arbres. Cela fait donc, si je compte bien, quatre cent cinquante mille arbres. Ils m’en ont coupé dix ! tu entends ? Dix ! C’est-à-dire un quarante-cinq millième. Et c’est pour ça qu’on va arracher un homme à sa famille et le mettre en prison.

Stepa. — Oui. Mais si on ne punit pas pour ce un quarante-cinq millième, bientôt les autres quarante quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf quarante-cinq millièmes seront également abattus.

Nicolas. — Ce raisonnement, je viens de le faire pour convaincre ta tante. Mais à toi, je tiens à dire que nous n’avons absolument aucun droit sur ce bois. La terre appartient à tout le monde, c’est-à-dire qu’un morceau de terrain ne peut appartenir à personne. Seul le travail justifierait peut-être la propriété et tu sais bien que nous n’avons rien fait pour posséder ce bois.

Stepa. — Tu as administré, tu as surveillé.

Nicolas. — Non ! Ce n’est pas moi qui administre. Ce n’est pas moi qui surveille la forêt. J’ai un régisseur, j’ai des gardes.

Stepa. — Je ne comprends pas.

Nicolas. — Je n’essayerai pas de te faire comprendre. Suppose qu’un homme ne soit pas honteux d’en avoir battu un autre. Tu ne pourras pas lui prouver qu’il devrait ressentir de la honte.

Stepa. — Personne ne bat. Personne n’a été battu.

Nicolas. — C’est cependant la même chose. Mais les hommes ne sont pas honteux de profiter du travail d’autrui sans travailler eux-mêmes.

Stepa. — Ce que tu dis là n’est pas tout à fait d’accord avec les données modernes.

Nicolas. — Oui, oui ! Je sais qu’à l’Université, tu as étudié l’économie politique. C’est une belle science. Elle sert à justifier l’injustice dans laquelle nous vivons. D’ailleurs, ce qui m’importe, c’est la situation du paysan qu’on a condamné. Si j’étais à sa place, j’aurais agi comme lui et j’aurais été au désespoir d’être mis en prison. Aussi je fais ce que je peux pour lui éviter une condamnation. Il faut agir envers les autres comme nous voudrions qu’on agît envers nous.

Stepa. — S’il en est ainsi, il est impossible de posséder quelque chose.

Alina, en même temps que Stepa. — Alors il vaut mieux voler que travailler ?

Nicolas, souriant. — Doucement ! Doucement ! Je ne sais plus à qui répondre. En effet, mon garçon, on ne doit rien posséder.

Alina. — Mais alors, il est impossible de vivre.

Nicolas. — En effet, il ne faut pas vivre comme nous vivons.

Stepa. — C’est-à-dire qu’il faut mourir. C’est une jolie doctrine et qui encourage à vivre.

Nicolas. — C’est sans doute le seul moyen de vivre heureux. Oui ! il faut tout donner et non seulement donner le bois dont nous ne profitons pas et que nous n’avons jamais vu, mais il faut donner aussi son vêtement et son pain.

Alina. — Et le pain et les vêtements de ses enfants ?

Nicolas. — Oui ! Et plus encore. Il faut se donner soi-même. C’est l’enseignement du Christ. Il faut faire, comme lui, tous ses efforts pour arriver à se donner soi-même !

Stepa. — C’est entendu. Cela s’appelle mourir.

Nicolas. — Précisément. Si tu meurs comme lui, pour ton prochain, ce sera très bien pour les autres, et pour toi-même. D’ailleurs ce qui mourra en toi, ce sera l’appétit de la bête… Mais l’esprit deviendra plus vif. Ne crains pas de lui donner tout son rayonnement, et l’animal se débrouillera toujours.

Alina. — Mon Dieu ! que c’est compliqué !

Nicolas. — Oui. Ça ne s’explique guère. On le sent. D’ailleurs en voilà assez.

Stepa. — En effet. En voilà assez.

Nicolas, à Alina. — Vous devez aussi avoir besoin de prendre l’air. Je crois que vous avez mal à la tête.

Alina. — Je vais avec toi, Stepa. (Elle sort avec Stepa.)

Nicolas, au pope. — Eh bien ? Quelle impression a faite sur vous ce livre ?

Le Pope. — Que voulez-vous ? Les recherches d’un historien ne peuvent démontrer que le Christ est ou n’est pas d’essence divine. Il n’y a qu’une preuve indiscutable.

Nicolas. — L’Église, hein ?

Le Pope. — Mais oui. L’Église, c’est-à-dire le témoignage des saints, n’est-ce pas ? Des saints reconnus. Il faut toujours en revenir à la foi, à la seule foi. La raison peut tromper.

Nicolas. — Ça, c’est un horrible blasphème. Dieu nous a donné cette arme sacrée pour reconnaître la vérité. C’est la raison qui peut mettre d’accord l’humanité.

Le Pope. — Cependant, si nous sommes tous réunis, c’est par une foi unique, dont le Christ…

Nicolas. — Voilà par quoi les Églises sont terribles. Elles désunissent parce qu’elles affirment qu’elles sont en possession de la vérité complète, indiscutable, infaillible, exclusive. Si je dis qu’il y a un Dieu ou un principe divin, tout le monde sera vite d’accord avec moi. Mais si je dis qu’il y a un Dieu Brahma, ou un Dieu juif ou une Trinité, ce sera aussitôt le désaccord. Les hommes disent qu’ils veulent arriver à l’union, mais ils dédaignent le seul moyen d’y parvenir qui est de rechercher loyalement la vérité. C’est tout à fait comme si, dans un très grand édifice où la lumière tomberait d’en haut, au milieu, les hommes se réunissaient en bas, dans les coins, au lieu d’aller vers la lumière.

Le Pope. — Mais pour guider la foule, il faut bien avoir des vérités déterminées.

Nicolas. — Hélas ! Chacun de nous doit sauver son âme, et cette tâche ne nous suffit pas ! Nous nous préoccupons encore d’instruire les hommes. Et que leur enseignons-nous au commencement du vingtième siècle ! Nous n’avons point honte de dire aux simples que Dieu a créé le monde en six jours, qu’il a fait le déluge, qu’il a mis dans l’arche tous les animaux. Nous répétons sans rougir toutes les sottises, toutes les vilenies de l’Ancien Testament. Nous proclamons que le Christ a ordonné d’asperger d’eau tous les hommes. Nous lui prêtons le dogme stupide et abominable de la Rédemption sans laquelle on ne peut être sauvé. Nous racontons qu’il s’est envolé au Ciel et qu’il s’est assis, dans ce ciel qui n’existe pas, à la droite du Père. L’enfant au cœur frais, qui aspire à la bonté, à la vérité, demande ce qu’est l’univers, quelles sont ses lois, et nous lui répondons par ces histoires sottes et terrifiantes que nous me craignons pas d’attribuer à Dieu. Mais c’est affreux cela ! C’est le plus grand de tous les crimes, et c’est vous qui le commettez avec votre Église. Oh ! Pardonnez-moi.

Le Pope. — Mais, n’est-ce pas, il ne faut peut-être pas considérer l’enseignement du Christ de cette façon… rationnellement ?

Alina, rentrant. — Allez, mon père, il vous tournerait la tête. Ne l’écoutez pas.

Le Pope. — Il y a les saintes écritures. Il faut examiner les écritures. C’est un point essentiel, n’est-ce pas ? (Il sort.)

Alina. — Vraiment, Nicolas, tu n’as pas pitié de lui. C’est un enfant.

Nicolas. — Dois-je le laisser s’abrutir dans le mensonge ?

Alina. — Mais que deviendrait-il, si tu le persuadais ?

Nicolas. — S’il voit la vérité, ce sera très bon pour lui et pour tout le monde.

Alina. — Peut-être, mais il faudrait convaincre tout le monde, et tu ne convaincras personne. Ta femme elle-même est rebelle à ton enseignement.

Nicolas. — Elle te l’a dit ?

Alina. — Elle ne comprendra jamais qu’il faille s’intéresser aux étrangers et abandonner ses enfants.

Nicolas. — Elle comprendrait sans doute si elle ne subissait pas des influences étrangères.

Alina. — Tu es fâché contre moi. Tu n’as pas honte ? Comment veux-tu qu’une mère consente à dépouiller ses enfants au profit de paysans ivrognes ! C’est impossible, voyons !

Nicolas. — Eh bien, je vais essayer de la convaincre. J’y pensais en revenant de la ville. Ce que tu viens de me dire me décide et tu verras qu’elle sera d’accord avec moi, parce qu’elle est intelligente et bonne.

Alina. — Permets-moi de n’avoir pas confiance dans le résultat.

Nicolas. — Et toi aussi, tu comprendras.

Alina. — Jamais.

(On entend au dehors les cris des enfants qui jouent au tennis. « Play ! » « Ready ! » « Out ! »)

Maria, entrant. — Bonjour. Es-tu content de ton voyage ?

Nicolas. — Très content. Je ne t’ai pas éveillée, ce matin ?

Maria. — Non. Pourquoi prends-tu ton thé froid ? À propos, tu sais, les Tcheremshanoff arrivent tout à l’heure.

Nicolas. — Ah bien ! si cela te fait plaisir, c’est parfait.

Maria. — Mais oui, je les aime bien.

Alina. — Nicolas a quelque chose à te dire. Je vais aller regarder les joueurs de tennis. (Un silence. Elle sort.)

Maria. — Oui nous avons besoin de parler.

Nicolas. — En effet, je voulais te dire…

Maria. — Quoi donc ?

Nicolas. — Non, parle, toi.

Maria. — C’est à propos de Stepa. Il faut bien prendre une décision.

Nicolas. — Cela ne me regarde pas. Qu’il fasse ce qu’il veut.

Maria. — Voyons. Tu sais qu’il veut s’engager comme volontaire dans la garde impériale. Ton autorisation est nécessaire. Et puis il doit s’entretenir et tu ne veux rien lui donner.

Nicolas. — Je t’en prie, sois calme. À mon avis celui qui s’engage au service militaire de son plein gré commet un acte stupide, insensé : il agit comme un sauvage s’il ne comprend pas l’horreur de cet acte ; s’il agit par calcul, alors, c’est une lâcheté.

Maria. — Maintenant, tout te paraît stupide et sauvage. Pourtant il a besoin de vivre, ce petit. Tu as vécu.

Nicolas. — J’ai vécu parce que je ne comprenais pas, parce que personne ne m’avait dit. Mais il ne s’agit pas de moi. Il s’agit de lui.

Maria. — Ne lui refuse pas l’argent qui lui est nécessaire ?

Nicolas. — Je ne puis donner le labeur des paysans qui travaillent de toutes leurs forces pour entretenir les débauches des hussards de la garde. Tant que c’est moi qui dirige mon bien j’en userai comme le commande ma conscience. Prenez la fortune, prenez, et je n’en serai plus responsable.

Maria. — Tu sais bien que je ne le veux pas, et que je ne le puis pas.

Nicolas. — Maria, ma chérie. Essaye de me comprendre, de te comprendre aussi, de comprendre la vie, car il ne faut pas vivre ainsi sans savoir pourquoi.

Maria. — Nous avons vécu ainsi, nous avons vécu très bien. (Mouvement de contrariété de Nicolas.) Eh bien j’écoute.

Nicolas. — Oui, j’ai vécu ainsi, mais un moment est venu, où j’ai compris. Songe donc, nous vivons en faisant travailler les autres pour nous. Nous mettons au monde des enfants, et nous les élevons pour qu’ils agissent comme nous. Donc ; j’ai vécu pour multiplier des parasites tels que moi-même. Ah ! cette vie n’est pas gaie.

Maria. — Mais tout le monde vit ainsi.

Nicolas. — Et tout le monde est malheureux.

Maria. — Mais pas du tout.

Nicolas. — Moi, j’ai senti tout à coup que j’étais affreusement malheureux. J’ai vu que je faisais ton malheur et le malheur de tes enfants et je me suis demandé pourquoi donc Dieu nous a-t-il créés.

(Maria a sonné un domestique qui entre.)

Maria. — Refaites du thé et vous apporterez du lait et quelques gâteaux.

(Le domestique sort.)

Maria. — Tu disais ?

(Nicolas ne répond pas.)

Maria. — Ah ! oui. Mais nous savons tout cela.

Nicolas. — Eh bien, si nous le savons, nous ne pouvons continuer à vivre comme nous vivons.

Maria. — Mais nous ne faisons de mal à personne.

Nicolas. — Vraiment ? Pense qu’on ne vit qu’une fois. Faut-il donc perdre cette vie unique ?

Maria. — Je n’ai pas le temps de réfléchir, de penser. Je dirige toute la maison et les Tcheremshanoff vont arriver.

Nicolas. — Nous finirons par nous mettre d’accord, n’est-ce pas ?

Maria. — Mais certainement. Si tu voulais seulement redevenir aussi gentil que tu l’étais autrefois.

Nicolas. — Ça, je ne pourrai pas. Mais, dis-moi…

(On entend le bruit d’une voiture qui approche.)

Maria. — Ah ! je n’ai pas le temps, il faut que j’aille au-devant d’eux.

(Nicolas, reste seul, et va de long en large, plongé dans des réflexions.)

Vania, au dehors. — Ne t’en va pas, Luba. La partie n’est pas finie.

Luba, au dehors, gaiement. — Elle est finie pour moi.

Alina, entrant. — Eh bien ? L’as-tu persuadée ?

Nicolas. — Ne raille pas. C’est si triste qu’elle ne comprenne pas dès aujourd’hui. Et si elle ne comprend pas demain ?… Qui sait… Nous avons si peu de temps…

Piotr, apparaissant bruyamment. — Ils sont arrivés ! J’ai hâte de les voir. Je ne l’ai pas revue depuis dix-huit ans. La dernière fois que nous nous sommes vus, nous avons chanté ensemble La ci da rem la mana

Alina. — Allons, va vite. Cours la saluer.

Piotr. — Oh ! ne crois pas…

Alina. — Va, va !…

(Piotr sort.)

Alina, à Nicolas. — Tu as peut-être eu tort de choisir pour la convaincre le moment précis où elle avait décidé de te demander une explication.

Nicolas. — Peut-être. Ah ! les voilà ! Je monte chez moi. Qu’on veuille bien ne pas me déranger.

(Il se hâte de sortir, tandis qu’arrivent par le fond, en courant, Luba, Boris, Tania, Stepa et Vania.)

Vania, tirant Boris par la main et tenant de l’autre un jouet. — Tante ! Tante Alina ! Regarde ce que Boris m’a apporté !…


Rideau


ACTE II


PREMIER TABLEAU


Une rue du village. On aperçoit, tout près, l’église. Ivan Ziableff, est étendu sur le sol auprès de sa chaumière ; il est recouvert d’un manteau de peau de mouton. Il dort. Groucha, dix ans, debout sur le seuil de la chaumière. Paraît le centenier.

Le Centenier. — Est-ce qu’il n’y a personne ?

Groucha. — Ma mère est allée traire la vache, et Fedka travaille dans la cour des maîtres.

Le Centenier. — Alors, tu diras à ta mère que le centenier est venu, que c’est la troisième fois qu’il lui rappelle et qu’il lui ordonne d’apporter sans faute l’argent des impôts dimanche : sans quoi, il prendra la vache.

Groucha. — Comment, tu prendras la vache ! Es-tu un voleur ? Nous ne la donnerons pas.

Le Centenier, souriant. — En voilà une petite futée… Comment t’appelles-tu ?

Groucha. — Groucha !

Le Centenier. — Tu es une brave petite fille, Groucha. Mais dis-le bien a ta mère : quoique je ne sois pas un voleur, je prendrai la vache.

Groucha. — Mais pourquoi prendras-tu la vache si tu n’es pas un voleur ?

Le Centenier. — Parce qu’il faut payer ce qui est fixé… Je prendrai pour payer les impôts…

Groucha. — Qu’est-ce que c’est que les impôts ?

Le Centenier. — Quelle teigne, cette gamine ! Qu’est-ce que les impôts ? Les impôts sont fixés par le tzar pour que le peuple les paie.

Groucha. — Mais est-ce qu’il est pauvre, le tzar ? C’est nous qui sommes pauvres. Le tzar est riche. Pourquoi donc prendre chez nous ?…

Le Centenier. — Ce n’est pas pour lui qu’il prend. C’est pour nous autres, pour nos besoins, pour payer les chefs… C’est pour notre bien.

Groucha. — Quel bien ça nous fait-il que tu prennes la vache ?

Le Centenier. — Quand tu seras grande, tu comprendras… Alors dis-le à ta maman. (Il s’éloigne en murmurant ;) La sacrée gamine !…
xxx(À ce moment on entend les cris d’un enfant dans la chaumière. Groucha rentre. Ivan s’éveille.)

Ivan. — Oh ! que j’ai soif ! Quelle soif ! Groucha !

Groucha, reparaît sur le seuil de la chaumière. — Quoi ?

Ivan. — De l’eau… à boire !

(Groucha rentre, puis revient apportant de l’eau. On entend de nouveau les cris d’un enfant.)

Ivan. — Pourquoi frappes-tu le petit à le faire crier ? Je le dirai à ta mère.

Groucha. — Tu lui diras si tu veux. Il pleure parce qu’il a faim.

Ivan. — Tu aurais pu demander du lait aux voisins.

Groucha. — J’y suis allée, il n’y a personne chez eux. D’ailleurs ils n’en ont pas.

Ivan. — Ah ! si la mort venait plus vite !…

(Paraît un chemineau, sa besace au dos et un bâton à la main.)

Groucha. — Tiens, voilà quelqu’un !

Ivan, au chemineau. — Qu’est-ce qui t’amène par ici ?

(On entend de nouveau des cris d’enfants. Groucha rentre dans l’izba.)

Le Chemineau. — Il n’y a pas de train. Celui que je puis prendre ne part que demain, et la gare est si étroite… Alors j’ai pensé qu’on me donnerait peut-être asile quelque part.

Ivan. — C’est bon… Attends… ma bru ne va pas tarder…

Le Chemineau. — Merci… Eh bien ? Comment ça va ?

Ivan. — Aussi mal que possible… Ah ! si la mort venait plus vite !

Le Chemineau. — Tu es malade ?

Ivan. — Malade, oui…

(Silence.)

Le Chemineau. — Quelle maladie ?

Ivan. — La misère… on manque de tout… nous sommes cinq… tous veulent manger et nous n’avons récolté en tout et pour tout que quatre boisseaux de blé !… Et il faut vivre avec cela ! Naturellement on est obligé d’aller travailler chez les autres… et quand beaucoup vont se louer, le prix diminue… Et les riches font de nous ce qu’ils veulent… La population augmente, mais la terre, elle, n’augmente pas…

Le Chemineau. — Et moi qui pensais que les paysans maintenant vivaient très bien…

Ivan. — On pense ça, quand on est malheureux à la ville.

Le Chemineau. — On raconte qu’ils dépensent maintenant beaucoup d’argent.

Ivan. — Qui ?… Les paysans meurent de faim et tu dis qu’ils dépensent de l’argent…

Le Chemineau. — Je dis ce qu’impriment les journaux. J’ai lu que l’année dernière les paysans ont bu 700 millions de roubles d’eau-de-vie… Et un million, c’est mille fois mille roubles !

Ivan. — Mais est-ce nous seuls qui buvons cette eau-de-vie ? Regarde les popes, de rudes buveurs ! Et les riches aussi ne boivent pas mal !

Le Chemineau. — Sans doute.

Ivan. — Alors quoi ! Il ne faut plus boire ? Mais qu’on boive ou qu’on ne boive pas c’est la même chose, on n’a pas de quoi vivre, on n’a pas de terre… Ah ! si on avait de la terre, on pourrait vivre, mais il n’y en a pas !…

Le Chemineau. — Comment, il n’y en a pas. Regarde autour de toi : partout, de la terre…

Ivan. — Oui, elle est tout près, mais elle n’est pas à nous : le coude est près de la bouche, mais on ne peut pas le mordre.

Le Chemineau. — La terre n’est pas à vous ? À qui donc est-elle ?

Ivan. — À qui ? Belle question !… Un de ces diables pansus a accaparé pour lui seul 1 700 déciatines et encore il trouve que c’est peu… Et nous autres, nous avons même cessé d’élever des poules, faute de place. Bientôt on n’aura même plus de bétail… il n’y a pas de quoi le nourrir. Et si un veau ou un cheval entre dans son champ, tout de suite une amende. Il faut vendre jusqu’au dernier morceau pour la payer…

Le Chemineau. — Et pourquoi lui faut-il tant de terres ?

Ivan. — Pourquoi ? Mais c’est connu… Il sème, récolte, vend et met l’argent à la banque.

Le Chemineau. — Mais comment peut-il cultiver un si grand espace ?

Ivan. — Tiens, tu raisonnes comme un enfant. Puisqu’il a de l’argent, il loue des ouvriers qui labourent et récoltent.

Le Chemineau. — Et ces ouvriers, il les prend parmi vous ?

Ivan. — Oui, il y a des nôtres, et aussi des étrangers.

Le Chemineau. — Qui sont aussi des paysans ?

Ivan. — Bien entendu, qui, excepté le paysan, travaille ?

Le Chemineau. — Et si les paysans n’allaient pas travailler chez lui ?

Ivan. — Bah ! on n’en serait pas plus avancé, la terre resterait inculte mais il ne la donnerait pas : le chien du jardinier ne mange pas de choux, mais il empêche les autres d’en manger.

Le Chemineau. — Mais comment pourrait-il, seul, garder sa terre ? Elle a bien six kilomètres de long…

Ivan. — Tu es amusant ! Il est couché sur le côté et laisse pousser son ventre… Pour surveiller sa terre, il a des gardiens.

Le Chemineau. — Et ces gardiens sont aussi pris parmi vous ?

Ivan. — Sans doute.

Le Chemineau. — Alors ce sont les paysans qui travaillent la terre pour le maître et qui la gardent contre les leurs ?

Ivan. — Et comment faire autrement ?

Le Chemineau. — Comment faire ? Il ne faut pas aller travailler pour lui, pas se louer comme gardiens, et alors la terre sera libre. La terre vient de Dieu et les hommes aussi. Que celui qui en a besoin laboure, sème, récolte.

Ivan. — C’est-à-dire la grève ! Oh ! pour cela, mon cher, il y a les soldats. On enverra des soldats, un ou plusieurs paysans seront fusillés, les autres emprisonnés. Avec les soldats, la conversation n’est pas longue.

Le Chemineau. — Mais les soldats sont aussi pris parmi vous. Pourquoi donc tirent-ils sur les leurs ?

Ivan. — Parce qu’ils sont soldats, et ont juré d’obéir

Le Chemineau. — Et pourquoi ont-ils juré ?

Ivan. — À cause…

Le Chemineau. — À cause de quoi ?

Ivan. — À cause que les autorités ont le pouvoir…

Le Chemineau. — Mais les autorités n’ont le pouvoir que parce que vous leur obéissez. Cessez d’obéir, et il n’y aura plus de pouvoir

Ivan. — Tu dis de drôles de choses. Les autorités… mais sans les autorités, rien n’est possible. (Il est pris d’une toux violente.) À boire… de l’eau.

Le Chemineau. — Je vais aller t’en chercher.

Ivan. — C’est pas la peine. Groucha ! Toi, va te débarrasser de ton sac dans l’izba.

(Groucha sort de la chaumière et apporte l’eau.)

Groucha. — Ah ! voilà monsieur qui vient !

Nicolas. — Pourquoi es-tu là ?

Ivan. — Dedans, il y a des mouches et il fait chaud.

Nicolas. — Tu as trop chaud maintenant ? Hier tu grelottais !

Ivan. — Aujourd’hui, je brûle comme si j’étais dans le feu

Nicolas. — Où donc est Pierre ? il n’est pas là ?

Ivan. — Vous ne voudriez pas, par un temps pareil. Il est allé dans les champs charger des gerbes.

Nicolas. — Ah ! j’aime mieux ça ! On m’avait dit qu’on allait le conduire en prison.

Ivan. — C’est vrai, le centenier a dû aller le chercher aux champs.

(À ce moment survient une paysanne dans une position intéressante ; elle porte une gerbe d’avoine et un rateau ; aussitôt elle se met à frapper Groucha sur la nuque.)

La Paysanne. — Pourquoi as-tu laissé le petit ? L’entends-tu qui crie ? Tu ne penses qu’à aller courir dans la rue.

Groucha. — Je viens de sortir. Grand-père a demandé à boire.

La Paysanne. — Je te ferai voir !… (Apercevant le maître.) Bonjour, notre maître, Nicolas Ivanovitch. Ah ! quel destin. Je me tourmente, je suis seule pour tout faire. Et voilà que l’on conduit en prison l’unique travailleur, pendant que ce fainéant reste couché.

Nicolas. — Que dis-tu ? Il est malade !

La Paysanne. — Il est malade !! Et moi je ne suis pas malade ? Quand il faut travailler, il est malade. Mais il n’est pas malade quand il s’agit de faire la noce, ou de me traîner par les cheveux. Qu’il crève comme un chien, que m’importe !

Nicolas. — N’as-tu pas honte. ?

La Paysanne. — Je sais que c’est un péché, mais j’en ai assez ! Je suis enceinte, et je travaille pour deux ! Les autres ont terminé la moisson, et chez nous il reste encore beaucoup à faucher. Il faudrait en finir, mais c’est impossible : il faut que je revienne à la maison pour voir ce que deviennent les mioches.

Nicolas. — On te fauchera l’avoine, je payerai pour cela, et je la ferai lier.

La Paysanne. — Ça, c’est rien de lier, je le ferai bien moi-même, pourvu qu’on la coupe. Eh bien, Nicolas Ivanovitch, est-ce qu’il va mourir ? Il me paraît bien bas.

Nicolas. — Je ne sais pas. Ah ! vraiment, il paraît bien bas ! vaudrait mieux le mener à l’hôpital.

La Paysanne. — Oh ! Seigneur ! (Elle se met à hurler.) Ne l’emmenez pas ; qu’il meure ici. (À son beau-père.) Que veux-tu ?

Ivan. — Je voudrais aller à l’hôpital. Ici on est traité plus mal qu’un chien.

La Paysanne. — Je ne sais plus que faire. Je perds la tête. Groucha, prépare le dîner !

Nicolas. — Qu’avez-vous pour le dîner ?

La Paysanne. — Que voulez-vous que nous ayons ? Des pommes de terre et du pain. Il n’y a seulement pas à manger.

(Elle entre dans la chaumière, on entend le grognement du porc, les cris des enfants.)

Ivan, gémissant. — Oh, Seigneur, pourvu que la mort me prenne plus vite !

Boris, entrant. — Ne pourrais-je vous être utile ?

Nicolas. — Ici, il n’y a pas moyen d’être utile aux autres. Le mal est trop enraciné. On ne peut être utile qu’à soi-même, en voyant sur quoi nous édifions notre bonheur. Voilà une famille : cinq enfants, la femme enceinte et le père malade ; il n’y a rien à manger que des pommes de terre ; et en ce même moment se décide cette question : va-t-on avoir à manger l’année prochaine ou non ? Il est impossible de leur venir en aide. Je vais leur donner un ouvrier. Mais qui sera cet ouvrier ? Un malheureux pareil à celui-là, qui abandonne sa propre culture par ivrognerie, par misère.

Boris. — Pardonnez-moi. Mais, alors, que venez-vous faire ici ?

Nicolas. — Je viens reconnaître ma propre situation : apprendre qui jardine pour moi, qui construit ma maison, qui fait mes vêtements, qui me nourrit, qui m’habille.

(Des paysans viennent avec leurs faux, des paysannes avec des rateaux. Tous saluent.)

Nicolas, s’adressant à l’un des paysans. — Voyons, Ephraïm, ne voudrais-tu pas te louer pour faucher chez eux ?

Ephraïm, secouant la tête. — Je le voudrais de tout mon cœur, mais je ne puis pas ; le mien n’est pas charrié. Nous nous pressons de le faire. Mais est-ce qu’Ivan va mourir ?

Un autre Paysan. — Peut-être le vieux Sébastien voudrait-il s’en charger ? Eh ! grand-père ! On veut louer pour faucher.

Sébastien. — Loue-toi si tu veux. La journée d’aujourd’hui nourrit toute l’année

Nicolas. — Ils sont tous à moitié affamés, nourris de pain arrosé d’eau, malades, souvent vieux. Tiens, ce vieux là-bas, il a une hernie qui le fait souffrir ; il travaille depuis quatre heures du matin jusqu’à dix heures du soir, et il respire à peine. Mais nous ! peut-on enfin, ayant compris cela, vivre tranquilles, se considérer comme chrétiens, mais peut-on simplement se considérer comme supérieur à la brute ?

Boris. — Mais que faire ?

Nicolas. — Ne prendre aucune part à ce mal. Ne pas posséder de terre, ne pas vivre de leur travail. Mais comment organiser cela ? moi je n’en sais rien.

Pierre, se présentant devant Nicolas Ivanovitch. — Pardonne-moi pour l’amour du Christ, je suis perdu ! Comment la femme pourra-t-elle se tirer d’affaire ? Si on pouvait répondre pour moi ?

Nicolas. — J’irai en ville. J’écrirai. (Au Centenier.) Ne pourrait-on le laisser à présent ?

Le Centenier. — J’ai l’ordre de le conduire au poste.

Nicolas. — Va donc, je louerai quelqu’un, je ferai ce qu’il sera possible de faire. N’est-ce pas vraiment moi le coupable. Comment vivre ainsi ! Il faudrait…

Le Chemineau, paraissant sur le seuil de l’izba. — Il faudrait vivre comme si tous les hommes étaient nos frères. Il faudrait vivre selon la loi de Dieu…

Nicolas. — Qui donc es-tu ?

Le Chemineau. — Un homme !


Rideau


DEUXIÈME TABLEAU


Décor du premier acte.
xxxLe lendemain. Le couvert est mis sur la table. Samovar, thé et café.

Piotr. — Ah ! oui, princesse, vous êtes toujours aussi jeune… Il me semble que c’était hier que vous chantiez Rosine, tandis que moi… Maintenant je ne serais seulement pas capable d’être Basile.

La Princesse. — C’est au tour des enfants, maintenant. Mais ils ne chantent pas, nous sommes à une autre époque.

Piotr. — Oui, une époque positive. D’ailleurs votre fille joue bien du piano, très sérieusement. Mais est-ce qu’ils dorment tous encore ?

Maria. — Hier soir ils sont allés faire une promenade à cheval au clair de lune, ils sont rentrés très tard.

Piotr. — Et vers quelle heure ma digne épouse va-t-elle rentrer ? Avez-vous déjà envoyé la voiture pour la ramener ?

Maria. — Oh ! oui, on est parti de bonne heure. Elle ne tardera pas à arriver

La Princesse. — Est-il possible qu’Alina Ivanovna ait fait ce voyage seulement pour ramener le père Guérassime ?

Maria. — Oui, cette idée lui est venue hier, et elle est partie tout de suite

La Princesse. — Quelle énergie ! Je l’admire !

Piotr. — Oh ! l’énergie, ce n’est pas ce qui lui manque. (À ce moment, s’approche un mendiant encore jeune.) Que veux-tu ?

Le Mendiant. — C’est connu… Ayez pitié d’un malheureux sans travail, qui n’a pas de quoi manger… J’étais à Moscou et maintenant je m’en retourne au village… Venez en aide à un pauvre homme

Piotr. — Et pourquoi es-tu pauvre ?

Le Mendiant. — Pourquoi ? C’est connu… la misère.

Piotr. — Si tu travaillais, tu ne serais pas dans la misère.

Le Mendiant. — Je ne demanderais pas mieux… mais on ne trouve pas de travail maintenant.

Piotr. — Comment se fait-il donc que les autres aient de l’ouvrage et que toi tu n’en trouves pas ?

Le Mendiant. — Je vous jure sur mon âme que je serais heureux de travailler, mais on n’embauche pas… Ayez pitié, monsieur… Voilà deux jours que je n’ai pas mangé…

Piotr. — Je regrette… Je n’ai pas de petite monnaie

Maria, à Vania. — Va, mon chéri, dans mon sac, sur le guéridon, près du lit, tu trouveras mon porte-monnaie, prends-le, et apporte-le-moi.

(Vania, sans écouter sa mère, ne détache pas les yeux du mendiant et ne bouge pas.)

Maria. — Vania ! M’entends-tu ? (Elle le tire par la manche.) Vania ! va me chercher mon porte-monnaie, il est dans mon sac, sur le guéridon, près du lit…

Vania. — Tout de suite. (Il sort en courant.)

Piotr, au mendiant. — Attends… (Le mendiant se met à l’écart.) C’est effrayant comme il en passe de ces sans-travail… Ah ! la paresse.

La Princesse. — On dit que c’est la même chose à l’étranger. J’ai lu qu’à New-York, il y a cent mille sans-travail.

Maria, à Piotr Semionovitch. — Encore une tasse de thé ?

Piotr. — Volontiers… Mais très léger…

(Le mendiant les regarde, hoche la tête et toussote pour attirer l’attention.)

Vania, accourt avec le porte-monnaie qu’il remet à sa mère et, de nouveau, reste le regard fixé sur le mendiant. — Voilà !

Maria, elle prend dix kopek qu’elle tend au mendiant. — Tiens, prends…

Le Mendiant, salue et prend la monnaie. — Merci… merci d’avoir eu pitié d’un pauvre homme.

Piotr. — C’est bien, mais si vous aviez travaillé, vous ne seriez pas dans cette misère. Celui qui travaille n’est jamais pauvre.

Le Mendiant, prend son bonnet et, en s’éloignant, dit. — Le travail, ça ne rend pas riche, mais bossu… voilà la vérité.

Vania. — Que dit-il ?

Piotr. — Un proverbe de paysan : « Le travail, ça ne rend pas riche, mais bossu. »

Vania. — Qu’est-ce que cela signifie ?

Piotr. — Cela signifie que si on travaille on devient bossu, mais on ne devient pas riche.

Vania. — Ce n’est pas vrai ?

Piotr. — Mais non ! Ce n’est pas vrai ! Ceux qui vagabondent, comme celui-ci, et ne veulent pas travailler sont toujours pauvres. Il n’y a de riches que ceux qui travaillent.

Vania. — Alors, pourquoi, nous qui ne travaillons pas, sommes-nous riches ?

Maria, riant. — Pourquoi dis-tu que ton papa ne travaille pas ?

Vania. — Je ne sais pas. Mais nous sommes très riches, alors papa doit travailler énormément. Est-ce qu’il travaille tant ?

Piotr. — Il y a travail et travail. Ainsi, moi, tout le monde ne pourrait peut-être pas faire le travail que je fais…

Vania. — Ah ! Quel travail fais-tu donc ?

Piotr. — Mais je prends soin des miens, je veille à leur bien-être… (Il prend une cigarette.) Et puis, je vais aller fumer et promener les chiens dans le parc, en attendant que la jeunesse soit levée. Vania, viens avec moi. (Il sort avec Vania.)

La Princesse. — Vous ne trouvez pas que votre sœur exagère ?

Maria. — Comment ?

La Princesse. — Était-il si nécessaire d’aller chercher le père Guérassime ?

Maria. — Il faut qu’une autorité intervienne auprès de mon mari. Ça ne peut pas durer ainsi.

La Princesse. — Chère Maria Ivanovna, il me semble que vous prenez tout cela trop à cœur. Il a raison d’avoir pitié des pauvres. Nous songeons bien trop à nous-mêmes.

Maria. — S’il se contentait d’avoir pitié… mais il donne…

La Princesse. — Vous aussi…

Maria. — Oh ! moi… je ne me permets que des aumônes raisonnables

La Princesse. — Je ne voudrais pas m’immiscer dans votre vie de famille, mais, si vous permettez…

Maria. — Parlez… je vous considère comme de la famille… surtout à présent.

La Princesse. — Eh bien ! Qu’avez-vous besoin d’un intermédiaire comme le père Guérassime ? Pourquoi ne pas avoir une explication intime avec votre mari ?

Maria, d’une voix émue. — Mais on ne peut pas causer avec lui. Il veut tout donner, vous entendez ! Tout !

La Princesse. — Ça, c’est grave !

Maria. — Il veut qu’à mon âge je devienne une cuisinière, une laveuse…

La Princesse. — Non ?

Maria. — Il m’a fait connaître son pieux projet : donner toutes nos terres aux paysans, garder seulement cinquante hectares et tout le jardin potager, et aussi le bas pré ; cultiver nous-mêmes : ça nous rapportera environ cinq cents roubles.

La Princesse. — Sept enfants ! Vivre avec cinq cents roubles ! Et une fille à doter ! Mais c’est fou ! J’espère bien que vous vous êtes révoltée.

Maria. — J’ai dit que cela m’était impossible.

La Princesse. — Il fallait être plus énergique, comme votre sœur.

Maria. — Mais tout à l’heure vous disiez…

La Princesse. — Oh ! tout à l’heure… je ne me figurais pas qu’il allât si loin. Tout son bien ! Ah ! non !

Maria. — Hier il a renoncé à recevoir le fermage des paysans de Dmitrovka… il veut leur donner la terre.

La Princesse. — Il faut vous défendre. S’il ne veut pas posséder la terre, qu’il vous la donne !

Maria. — Oh ! Je serais honteuse…

La Princesse. — N’ayez pas de honte. Vous accompliriez ainsi un devoir sacré, le devoir maternel. Vous êtes obligée de faire cela pour vos enfants. Qu’il fasse mettre les propriétés à votre nom !

Maria. — Ma sœur le lui a dit : mais il a répondu qu’il n’en avait pas le droit ; que la terre est à ceux qui la cultivent, et qu’il est forcé de la remettre aux paysans.

La Princesse. — Ah mais ! c’est inquiétant ! Mon mari était un joueur et un débauché, mais le vôtre est plus terrible encore. On échappe parfois aux excès de table ou de baccara ; mais les excès de charité, ça ne pardonne pas.

Maria. — Et notre pope partage ses idées.

La Princesse. — Oui, je l’ai remarqué hier. Votre sœur a eu bien raison d’aller à Moscou.

Maria. — Elle voulait consulter un notaire.

La Princesse. — C’est très sage !

Maria. — Et ramener le père Guérassime afin qu’il l’exhorte.

La Princesse. — Il démontrera, j’espère, à votre mari, que le christianisme n’a jamais eu pour but de détruire la famille.

Maria. — Oh ! il ne voudra pas écouter le père Guérassime, ou bien il lui tiendra tête… Ce qui est affreux, c’est qu’il me semble toujours avoir raison.

La Princesse. — Vous vous laissez persuader parce que vous l’aimez.

Maria. — Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi.

La Princesse. — Ah ! voici Boris.

Maria. — Avec Luba ! Les chers enfants !

La Princesse. — Ils ne demandent qu’à être heureux !… Tania et Stepa aussi…

Maria. — Je n’ai pas remarqué.

La Princesse. — Moi je suis sûre.

Maria. — Ah ! Tant mieux ! Ma chère amie !

La Princesse. — Il ne faut pas que la manie de votre mari vienne briser leur bonheur.

Maria. — Vous avez raison ! Je vais agir.

Luba. — Papa n’est pas là ?

Maria. — Voilà ! Tout de suite tu demandes où est ton père. Eh bien ! Et ta mère ?

Luba. — Mais, maman, je ne peux pas demander où tu es ; je te vois.

Maria. — Tu pourrais au moins m’embrasser.

Luba. — Avec plaisir ! Mais je t’ai embrassée tout à l’heure.

La Princesse. — Ta mère a un si grand besoin de ta tendresse, Luba…

Luba. — Elle sait bien que je l’aime tendrement… Où donc est papa ?

Maria Ivanovna. — Dès l’aube, il est sorti… Il doit être encore au village, chez ses chers paysans.

Boris. — Ils sont dignes d’intérêt, je vous assure.

Maria. — Oui, mon mari vous entraîne là-bas avec lui, je sais…

La Princesse. — Oh ! Boris ! Tu ne vas pas encourager Nicolas Ivanovitch.

Boris. — Il n’a pas besoin de mes encouragements.

Maria. — Venez, chère amie… nous irons faire un petit tour dans le parc.

La Princesse. — Avec plaisir. (La princesse et Maria sortent.)

Luba. — C’est gentil de nous laisser seuls. (Elle s’installe devant le samovar.) Thé ou café ?

Boris. — Comme vous voudrez.

Luba. — Maman n’est pas contente, n’est-ce pas ?

Boris. — En effet.

Luba. — Et ta mère paraît inquiète.

Boris. — Elle craint que ton père n’ait sur moi une influence dangereuse. Pense donc !… Il pourrait m’apprendre la pitié !

Luba. — Tu l’aimes, papa, hein ? Tu l’aimes ?

Boris. — Profondément. Mais il exagère un peu. Je sais que le peuple est pauvre, ignorant, qu’il faudrait lui venir en aide. Nous pouvons consacrer toute notre intelligence à le servir ; mais il ne faut pas donner notre vie.

Luba. — Mais papa prétend que c’est précisément cela qui est nécessaire.

Boris. — Je ne le comprends pas ainsi ; on peut servir le peuple sans perdre sa vie. On peut renoncer au superflu. C’est ce que je souhaiterais si toi-même…

Luba. — Je veux ce que tu veux, je ne crains rien.

Boris. — Mais ces boucles d’oreille, cette toilette ?

Luba. — Les boucles d’oreille, on peut les vendre ; la toilette peut être simple sans être hideuse.

Boris. — Crois-tu que je n’aie pas été indiscret en allant avec lui au village ?

Luba. — Pas du tout. Je vois qu’il s’est pris d’affection pour toi, et j’en suis bien heureuse ! C’est à toi qu’il s’adressait le plus souvent, hier.

(À ce moment, on entend jouer une mélodie de Schumann dans la pièce voisine.)

Luba. — C’est Tania qui joue !

Boris. — Du Schumann !

(Silence. Musique, des applaudissements, puis entrent Tania, Stepa, Lise. Tous sont émus.)

Luba. — Bravo, Tania !

Lise. — C’est beau, hein ?

Stepa. — Je ne vous soupçonnais pas un tel talent. C’est un véritable jeu de maître. On voit que les difficultés n’existent pas pour vous. Vous ne songez qu’à l’expression, et vous exprimez d’une façon si merveilleusement délicate…

Luba. — Et noble.

Tania. — Cependant ce n’est pas ce que je voudrais, il manque encore bien des choses.

Lise. — Que voulez-vous de plus ?… C’est merveilleux !

Luba. — Schumann est beau ; mais Chopin vous poigne davantage.

Stepa. — Il a plus de lyrisme.

Tania. — On ne saurait les comparer.

Luba. — Te souvient-il de son prélude ?

Tania. — Celui qui porte le nom de George Sand.

Luba. — Non i Il est admirable, mais trop rabâché : joue donc l’autre, celui en ré mineur.

Tania. — Ah ! oui ! Il fait songer aux éléments avant la création du monde.

Stepa, riant. — Rien que ça.

Tania, se levant et regardant dans le jardin. — Ah ! Encore des paysans.

Luba. — Savez-vous ? Je comprends Saül qui se guérissait en écoutant la lyre de David. Le démon ne me tourmente pas ; mais je comprends. Aucun art au monde ne nous fait oublier tout, comme la musique.

Tania. — Et tu te maries avec un homme qui ne comprend rien à la musique !

Luba. — Mais si ! Boris la comprend.

Boris, d’un air distrait. — La musique ! Mais si ! j’aime la musique. Je n’y attache pas une telle importance d’ailleurs, et je suis un peu vexé que dans l’existence des autres elle puisse avoir une telle place.

(Des bonbons se trouvent servis sur la table. Tous en prennent.)

Luba. — Des bonbons !

Lise — Il y a un fiancé, les bonbons paraissent aussitôt.

Boris. — Ah ! moi je n’y suis pour rien, c’est ma mère.

Tania. — Elle fait très bien. (Elle descend dans le jardin.) Qui demandez-vous ? Ce sont des paysans. Ils viennent voir Nicolas Ivanovitch.

Luba. — Il est sorti, attendez-le.

Tania. — Ah ! tu préfères la musique à la poésie ?

Luba. — Oui, la musique s’empare de nous, nous enveloppe et nous emporte hors de la réalité. Tout était sombre : tu as joué et tout s’est éclairci. Vraiment, tout s’est éclairci. Les valses de Chopin ont beau être connues, connues…

Tania. — Tiens, celle-ci…

(Elle passe dans le salon attenant à la véranda, et joue.)

Nicolas, entrant. — Où est votre mère ?

Luba. — Je crois qu’elle est dans le parc. Hein, papa ? Tania joue admirablement ! Et toi, où étais-tu ?

Nicolas. — Au village !

Stepa, appelant le domestique qui entre. — Apporte un autre samovar.

Nicolas, donnant une poignée de main au domestique. — Bonjour !

(Le domestique sort, confus. Nicolas Ivanovitch sort aussi.)

Stepa. — Malheureux Athanase ! Il est profondément troublé. Il n’y comprend goutte ! Il lui semble que nous devons nous être rendus coupables de quelque chose.

Nicolas, revenant dans la salle. — J’allais chez moi et je n’avais pas songé à vous dire ce que je pense. Je crois que j’ai eu tort. (À Tania.) Pardonnez-moi si ce que je dis vous offense, mais je ne puis m’empêcher de le dire. Tu disais, Luba, que Tania joue très bien. Vous voilà ici, cinq jeunes hommes et jeunes femmes bien portants ; vous avez dormi jusqu’à dix heures, vous avez bu et mangé, vous croquez encore des bonbons, et vous jouez et vous causez de musique, tandis qu’au village d’où j’arrive à l’instant, on s’est levé à trois heures du matin : certains n’ont même pas dormi la nuit. Des vieux, des malades, des faibles, des enfants, des femmes enceintes travaillent tous de toutes leurs forces, afin que nous vivions ici de leur labeur. Bien plus, hier, l’un d’eux, le dernier, l’unique travailleur de la famille a été mis en prison, parce que, ce printemps, il a coupé dans le bois, qui est soi-disant à moi, un des cent mille sapins qui y poussent. Nous sommes ici bien lavés, bien vêtus, ayant laissé dans nos chambres nos malpropretés aux soins de nos esclaves, nous mangeons, nous buvons, nous discourons sur Schumann et Chopin, afin de décider lequel nous touche davantage, et chasse le mieux notre ennui. J’ai eu ces pensées en passant près de vous et je vous le dis. Songez donc ! peut-on vivre ainsi. (Il se lève agité.)

Luba. — C’est vrai, c’est bien vrai.

Lise. — Si l’on pense ainsi, on ne peut plus vivre.

Stepa. — Je ne vois pas pourquoi on ne parlerait pas de Schumann parce que le peuple est pauvre. L’un n’exclut pas l’autre.

Nicolas, avec colère. — Si quelqu’un n’a pas de cœur, si quelqu’un est de bois…

Stepa. — Il vaut mieux que je me taise.

Luba. — La question est terrible, c’est la question de notre temps ; il ne faut pas la craindre, mais il faut regarder la réalité en face, pour trouver une solution.

Nicolas. — Chacun de nous peut mourir aujourd’hui, demain ; comment vivre sans souffrir de cette injustice ?

Boris. — Il n’y a qu’un moyen : c’est de n’y prendre aucune part.

Nicolas. — Allons, pardonnez-moi si je vous ai offensés. Il m’était impossible de ne pas dire ce que je ressens. (Il sort.)

Stepa. — Ne pas prendre part à l’injustice ? Tu vas bien, Boris. Toute notre existence en dépend, voyons.

Boris. — C’est précisément ce qu’il dit, aussi il faut avant tout ne rien posséder, changer toute sa vie, vivre non pour être servi, mais pour servir.

Tania. — Allons, je vois que tu as tout à fait adopté les idées de Nicolas Ivanovitch.

Boris. — J’essaie de comprendre… je viens de le comprendre pour la première fois… Et puis d’ailleurs, ce que j’ai vu au village… Il n’y a qu’à enlever ces lunettes à travers lesquelles nous regardons la vie du peuple. Nous verrons clairement le rapport de leurs souffrances avec nos joies. Voilà tout.

(Tania passe de nouveau dans le salon et joue au piano un nocturne.)

Stepa. — Oui, ça vaut mieux !

Boris. — Ça empêche de penser, n’est-ce pas ?

(On entend le bruit des grelots.)

Luba. — C’est ma tante !

(Elle va à sa rencontre. La musique continue. Alina entre avec le père Guérassime et la princesse.)

Le père Guérassime. — Continuez, je vous en prie ; c’est bien agréable.

(La musique cesse Maria entre.)

Alina. — J’ai fait ce que je m’étais proposé de faire. Je suis allé trouver le père Guérassime, et il a bien voulu consentir à m’accompagner. Il se rend à Koursk. Et j’ai là aussi les papiers que m’a préparés le notaire : il n’y a qu’à signer.

Maria. — Je vous suis bien reconnaissante, mon père.

Le père Guérassime. — Que voulez-vous ? Ce n’est pas tout à fait mon chemin, mais j’ai considéré que mon devoir de chrétien me commandait de venir.

(Alina Ivanovna dit quelques mots à voix basse aux jeunes gens. Toute la jeunesse se concerte et tous vont dans le jardin, excepté Boris.)

Alina, s’approchant. — Voilà, père Guérassime, vous seul pouvez nous aider et le convaincre. C’est un homme intelligent, savant, mais vous savez que la science est plutôt nuisible. Il souffre d’une espèce d’aberration. Il prétend, que selon la doctrine chrétienne, l’homme ne doit rien posséder. Cela est-il possible ?

Le père Guérassime. — Séduction, orgueil de l’esprit, insubordination. Les pères de l’Église l’ont assez expliqué.

Maria. — C’est effrayant. Il a entièrement changé son genre de vie ; il s’est mis à travailler lui-même ; il ne permet plus aux domestiques de le servir, et surtout il distribue sa fortune. Hier, il a fait le don d’un bois et d’une terre. J’ai peur, j’ai sept enfants. Parlez-lui. Je vais lui demander s’il désire vous voir. (Elle sort)

Le père Guérassime. — De nos jours on s’éloigne de l’Église… La fortune est-elle à lui ou à son épouse ?

Alina. — À lui. C’est là le malheur.

Le père Guérassime. — Quel grade avait-il dans l’armée ?

La Princesse. — Il n’avait pas un grade très élevé. Je crois qu’il a été capitaine.

Le père Guérassime. — On s’éloigne de l’Église. J’ai connu à Odessa une dame qui s’était passionnée pour le spiritisme. Elle commençait à faire beaucoup de mal. Mais Dieu l’a ramenée dans le sein de l’Église.

La Princesse. — La question est grave. Mon fils doit épouser sa fille. J’ai donné mon consentement. Mais la jeune fille est habituée au luxe et doit avoir son existence assurée. Il ne faut pas qu’elle soit une charge trop lourde pour mon fils, bien que ce soit un jeune homme travailleur et remarquable sous tous les rapports.

Nicolas, entrant avec Maria. — Bonjour, princesse ! Bonjour. (Au prêtre.) Excusez-moi, quel est votre nom ?

Le père Guérassime. — Ne désirez-vous pas que je vous donne ma bénédiction ?

Nicolas. — Non, je ne le désire pas.

Le père Guérassime. — Je m’appelle Guérassime Féodorovitch. Très heureux. (Un domestique sert une collation et du vin.) Le temps est agréable et favorable à la moisson.

Nicolas. — Je suppose que vous êtes venu sur l’invitation d’Alina Ivanovna pour me détourner de mes erreurs et me remettre dans la bonne voie. S’il en est ainsi, il est inutile de prendre des chemins détournés : mieux vaut aller droit aux faits. Je ne nie pas que je suis en désaccord avec l’enseignement de l’Église. Autrefois, je croyais en cet enseignement, et ensuite j’ai cessé de croire ; mais je ne demande qu’à suivre la vérité et je l’accepterai sur l’heure, si vous me la montrez.

Le père Guérassime. — Comment pouvez-vous dire que vous ne croyez pas à l’enseignement de l’Église ? À quoi peut-on croire, sinon à l’Église ?

Nicolas. — À Dieu et à sa loi qui nous a été donnée dans l’Évangile.

Le père Guérassime. — L’Église enseigne cette loi.

Nicolas. — Si elle l’enseignait, j’y croirais ; mais elle enseigne précisément le contraire.

Le père Guérassime. — L’Église ne peut enseigner le contraire, car elle a été établie par le Seigneur lui-même.

Nicolas. — Si l’on reconnaît que le Christ a établi une Église, comment puis-je savoir que c’est précisément la vôtre ?

Le père Guérassime. — Comment peut-on renier l’Église ? Elle seul possède la grâce.

Nicolas. — Je l’ai reniée quand j’ai reconnu qu’elle soutient tout ce qui est contraire au christianisme.

Le père Guérassime. — La vérité n’est qu’en elle. Ceux qui se sont éloignés d’elle sont dans l’erreur : l’Église est sainte.

Nicolas. — Je vous ai dit que je ne reconnais pas cela, car il est dit dans l’Évangile…

Le père Guérassime. — L’Église ne permet pas à chacun d’expliquer l’Évangile ; c’est une source d’erreurs ; elle a souci de ses enfants comme une mère ; elle leur donne les explications qui conviennent à leurs moyens. Non, laissez-moi finir. L’Église ne surcharge pas ses enfants de fardeaux au-dessus de leurs forces, mais elle exige l’accomplissement des commandements ; aime, ne tue pas, ne dérobe pas, ne commets pas l’adultère.

Nicolas. — Oui, ne me tue pas, ne me dérobe pas… ce que j’ai dérobé. Nous tous, nous avons volé le peuple, nous lui avons volé la terre, et ensuite nous avons établi la loi, la loi qui défend de dérober. Et l’Église bénit tout cela !

Le père Guérassime. — L’Église reconnaît et sanctifie les autorités établies par Dieu. La séduction, l’orgueil de l’esprit parlent en vous.

Nicolas. — Mais non, je vous demande comment je dois agir selon la loi chrétienne. J’ai péché en dépouillant le peuple et en m’emparant de la terre. Que dois-je faire ? Dois-je continuer à posséder la terre, en profitant du travail des affamés, en les vouant à la servitude. (Il désigne le domestique qui sert la collation et le vin.) Ou bien faut-il la rendre aux descendants de ceux auxquels nos ancêtres l’ont enlevée ?…

Le père Guérassime. — Vous devez agir comme un fils de l’Église. Vous avez une famille, des enfants ; vous devez les entretenir et les élever selon leur rang.

Nicolas. — Pourquoi ?

Le père Guérassime. — Parce que Dieu vous a placé dans cette condition. Vous voulez faire du bien, naturellement… Donnez une part de votre richesse, visitez les pauvres…

Nicolas. — Cependant le riche ne peut entrer dans le royaume des cieux, n’est-ce pas ?

Le père Guérassime. — Il faudrait bien comprendre.

Nicolas. — C’est ce que je demande. Expliquez.

Le père Guérassime. — Vous ne pouvez être éclairé tant que l’esprit d’orgueil sera en vous.

Nicolas. — En quoi suis-je orgueilleux ? Je considère que je suis un homme comme les autres, que je dois vivre de mon travail, dans la même misère que mes frères. Les orgueilleux ne sont-ils pas plutôt ceux qui se considèrent comme des êtres à part, des prêtres par exemple qui croient connaître toute la vérité, qui ne peuvent se tromper et qui commentent à leur façon les paroles du Christ !…

Le père Guérassime, offensé. — Pardonnez-moi, je ne suis pas venu discuter avec vous, je ne suis pas venu non plus pour recevoir de vous une leçon. Vous connaissez tout mieux que moi ; il vaut bien mieux terminer notre entretien. Je vous dis une dernière fois, pour l’amour de Dieu revenez à vous, vous vous trompez cruellement, et vous vous perdez.

Maria. — Ne voudrez-vous pas prendre quelque chose ?

Le père Guérassime. — Je vous remercie. (Il sort avec Alina Ivanovna.)

Maria. — Qu’est-ce qui va arriver maintenant ?

Luba, qui s’est avancée peu à peu. — Papa a très bien parlé : le père Guérassime n’a pas trouvé un seul argument probant.

La Princesse. — On ne l’a pas laissé parler, et surtout il lui a déplu de voir que l’on avait organisé une espèce de tournoi. Tout le monde écoutait. Sa modestie l’a forcé à se retirer.

Boris. — Ce n’est pas du tout par modestie, mais tout ce qu’il dit est faux. Il est donc évident qu’il n’a rien à dire.

La Princesse. — Naturellement. Ta versatilité fait que tu commences à approuver Nicolas Ivanovitch. Si tu partages ses idées, tu n’as pas besoin de te marier.

Boris. — Ce qui est vrai, est vrai, et je ne saurais m’empêcher de le dire.

La Princesse. — Tu n’as pas le droit d’être le champion de la vérité.

Boris. — Pourquoi cela ?

La Princesse. — Parce que tu es pauvre.

(Elle sort : tous la suivent à l’exception de Nicolas Ivanovitch et de Maria Ivanovna.)

Nicolas, reste pensif, ensuite il sourit à ses pensées. — Maria, pourquoi cela ? Pourquoi avoir invité cet homme égaré et lamentable ? Cette femme agitée et ce prêtre, pourquoi prennent-ils part à notre vie intime ? Est-ce que nous ne pouvons débrouiller nos affaires tout seuls ?

Maria. — Que veux-tu que je fasse quand tu veux dépouiller entièrement les enfants ? Je ne puis supporter cela avec calme. Car, tu sais, je ne suis pas intéressée et je n’ai besoin de rien pour moi.

Nicolas. — Je le sais… Je le sais et je te crois. Mais le malheur est que tu ne crois pas à la vérité. Je sais que tu la vois, mais tu ne te décides pas à croire. Et tu ne crois pas en moi. Mais tu crois en tout le monde, la princesse et les autres.

Maria. — Je crois en toi. J’ai toujours eu confiance en toi, mais tu veux réduire tes enfants à la mendicité.

Nicolas. — Voilà ce qui prouve que tu ne crois pas. Penses-tu donc que je n’aie pas lutté ? Maintenant, je suis convaincu que c’est nécessaire et salutaire pour les enfants. Tu dis toujours que s’il n’y avait pas d’enfants, tu me suivrais ; mais moi, je te dis que si nous n’avions pas d’enfants, nous pourrions à la rigueur continuer à vivre comme par le passé. Nous ne perdrions que nous-mêmes. Mais songes-tu que nous les perdons ?

Maria. — Que faire si je ne comprends pas ?

Nicolas. — Et moi aussi, que dois-je faire ? Car je sais pourquoi vous avez fait venir cet homme misérable vêtu de cette soutane, cet homme qui porte la croix, et je sais aussi que ta sœur Alina a amené un notaire. Vous voulez que je transmette ma fortune. Je ne puis le faire. Tu sais bien que je t’aime depuis les vingt-cinq ans de notre vie commune ; mais si je me dessaisis de mon bien, ce doit être en faveur de ceux que l’on a dépouillés, en faveur des paysans. Je ne puis agir comme tu le désires, je dois leur rendre et je vais le faire. Le notaire vient à propos.

Maria. — Ah ! c’est affreux ! Pourquoi être si cruel ?

(Elle pleure.)

Nicolas. — Écoute ! Comprends bien ! Si je fais une donation en ta faveur, je ne pourrai plus vivre avec toi. Je devrai partir. Je ne puis continuer à vivre dans ces conditions. Je ne saurais voir qu’en ton nom, puisque ce ne sera plus au mien, on opprime les gens, on les mette en prison. Eh bien, choisis.

Maria. — Mais voyons ! Je ne puis pas vivre comme tu veux. Je ne puis pas arracher à mes enfants leur fortune et la donner à n’importe qui. C’est toi qui veux m’abandonner. Eh bien, pars. Je vois que tu as cessé de m’aimer, et je sais même pourquoi.

Nicolas. — C’est bien, je vais signer. (Il s’approche de la table et signe.) Tu l’as voulu ? Moi, je ne peux pas vivre ainsi.

(Il s’arrête, veut partir. Enfin, il s’enfuit, tenant sa tête entre ses mains.)

Maria, appelant. — Luba ! Alina ! (Elles accourent.) Il a signé et il est parti ! Il a dit qu’il partirait, et il partira. Retenez-le.

Luba. — Il est parti !


Rideau


ACTE III


PREMIER TABLEAU


La chambre de Nicolas Ivanovitch. — C’est une pièce très simplement aménagée : un établi de menuisier.

Nicolas. — Est-ce bien ?

Le Menuisier. — Vous n’avez pas peur de vous faire du mal ? Allez-y un peu plus fort, voyons ! Comme ça.

Nicolas. — Oui ! Je devrais… Mais il faut l’habitude.

Le Menuisier. — Pourquoi diable apprendre le métier de menuisier ? À votre âge ? Votre Seigneurie veut nous faire concurrence. Ah ! nous avons déjà assez de mal à gagner notre existence.

Nicolas. — C’est que… vois-tu, j’ai honte de vivre sans rien faire.

Le Menuisier. — Bah ! c’est votre sort ici-bas ! Ne vous en plaignez pas ! Remerciez plutôt Dieu qui vous a donné la fortune.

Nicolas. — Es-tu sûr que ce soit Dieu ? Ne le rends pas responsable de l’injustice. Ce sont les hommes qui se sont approprié les biens de leurs frères.

Le Menuisier. — Possible ! Mais si j’étais à votre place, je ne chercherais pas si loin. Je me donnerais du bon temps. Vous n’êtes pas bien ici ?

Nicolas. — Je comprends… Ça te paraît bizarre que j’habite une maison où il y a le superflu, et que je veuille travailler pour avoir le nécessaire.

Le Menuisier. — Mais non, c’est une fantaisie… Vous êtes assez riche pour vous la passer… Et puis, aujourd’hui, les maîtres veulent tout connaître. Allez ! Un coup de rabot, maintenant !

Nicolas. — Autrefois je n’avais pas honte, moi non plus… je trouvais naturel de vivre ainsi… Mais j’ai entendu la parole du Christ… Il a dit que nous sommes tous frères.

Le Menuisier. — Il y a, dans les familles, des frères riches et des frères pauvres.

Nicolas. — Il ne faudrait pas.

Le Menuisier. — Si ça vous fait tant souffrir, il y a un remède facile : distribuez votre bien.

Nicolas. — J’ai voulu le faire. Je n’ai pas eu le courage.

Le Menuisier. — Ah ! voilà !

Nicolas. — Il y a la femme, les enfants…

Le Menuisier. — Je sais ce que c’est : la mienne m’oblige à aller à l’office… La vôtre vous a forcé à garder votre argent. C’est moins dur.

Le Menuisier. — Je n’ai plus rien. Je lui ai fait une donation de tous mes biens. Je suis plus pauvre que toi.

Le Menuisier. — Oui… oui…

Nicolas. — Tu ne me crois pas ?

Le Menuisier. — Si ! Mais enfin, on ne vous laisse manquer de rien.

Luba, dehors. — Peut-on entrer ?

Nicolas. — Mais oui… toujours !…

Luba. — Bonjour, papa ! Bonjour, Jacques !

Le Menuisier. — Je vous souhaite le bonjour, Mademoiselle, et je m’en vais.

Nicolas. — Non ! Reste !

Le Menuisier. — Excusez-moi, mais il est temps d’aller chez moi, j’ai du travail sérieux…

Nicolas. — Oui… Ici, c’est plutôt un jeu, n’est-ce pas ?

Le Menuisier. — Oh !… Je n’ai jamais dit…

Nicolas. — Tu sais, Luba, il se moque un peu de nous !

Luba. — Mais il ne faut pas !

Le Menuisier. — Ne croyez pas, mademoiselle… Me moquer ! Pourquoi ? On me paie… On me donne du thé… Je serais un ingrat si je me moquais… À demain, n’est-ce pas ?

Nicolas. — C’est entendu.

Le Menuisier, en s’en allant. — Il n’y a pas de quoi se moquer… Ah ! non !…

Nicolas. — Eh bien… Qu’y a-t-il ?

Luba. — C’est au sujet de Boris.

Nicolas. — Alors !

Luba. — Je viens de recevoir de lui une lettre qui m’inquiète.

Nicolas. — Ma petite Luba, tu as toujours eu une âme tourmentée…

Luba. — Tu sais combien j’aime Boris…

Nicolas. — Oui ! oui ! Et il est naturel que tu trembles pour lui. Mais quoi ? Il n’est pas le premier qui fasse son service militaire. Et puis, il a un beau nom, de l’argent, il ne sera pas malheureux, va !

Luba. — Il m’écrit qu’il est très heureux.

Nicolas. — Tu vois bien.

Luba. — C’est si étrange.

Nicolas. — Qu’il soit heureux ? Ça prouve simplement qu’il est léger comme presque tous les jeunes gens. Il ne voit pas ce qu’on le contraint à faire, ou bien, il hausse les épaules en pensant que ce sera bientôt fini…

Luba. — Non ! Il me parle de sa conscience. Il est satisfait d’agir suivant sa conscience…

Nicolas. — Au régiment… Ça te paraît dangereux, hein ?

Luba. — J’ai peur.

Nicolas. — Tu veux me montrer sa lettre ?

Luba. — La voici.

(Il lit la lettre.)

Luba. — Qu’en penses-tu ?

Nicolas. — Ces idées-là, tu sais, je n’ai jamais cherché à les lui donner…

Luba. — Mais je ne t’accuse pas…

Nicolas. — Et puis… Ce sont des mots… Ce genre de vie lui paraît cruel, sauvage… Oui ! Oui !… Quoi encore ? Il trouve humiliant de se soumettre au premier venu sous prétexte qu’il a un galon… Naturellement… Tout le monde a la même opinion…

Luba. — J’ai peur…

Nicolas. — Mais si tous ceux qui ont eu de telles idées étaient devenus des insoumis, il n’y aurait plus d’armée en Russie, il n’y en aurait plus sur la terre depuis de longues années. Comme les autres, Boris obéira, tout en comprenant que son devoir serait de ne pas obéir.

Luba. — Tu sais bien que Boris n’est pas comme les autres.

Nicolas. — Je n’ai pas remarqué…

Luba. — Si ! Si ! Pendant les semaines qu’il a passées ici, tu t’adressais à lui, plutôt qu’à Stépa…

Luba. — Stépa ! Naturellement ! Il ne comprend rien !

Luba. — Tu le sentais plus près de ton esprit que Stépa qui cependant est ton fils ; c’est pourquoi sans doute j’ai aimé Boris : il me semble qu’il est de ta race.

Nicolas. — Ma petite Luba !

Luba. — C’est pourquoi j’ai peur.

Nicolas. — Eh bien ! tu peux te rassurer. S’il me ressemble, il ne commettra pas d’actes dangereux. Il raisonne d’une façon et il se conduira d’une autre. Regarde-moi : je me répète que mon devoir serait de quitter cette molle existence pour suivre le Christ, et cependant, je reste ici, dans le luxe. Je me dis que c’est humiliant et stupide. Je rougis de donner ce démenti à mes pensées. Boris fait comme moi, sois en sûre. Il flétrit le métier de soldat et il sera bientôt gradé.

Luba. — Non ! non !

Nicolas. — Tu le crois plus héroïque que ton père ?

Luba. — Je crains aussi toujours que tu ne nous abandonnes, je serais si malheureuse !

Nicolas. — Ma petite fille, je suis incapable de cet effort sublime.

Luba. — Je me dis en effet qu’il y a des liens qui te retiennent ici…

Nicolas. — Il y a surtout la confiance que tu as en moi. Je n’ai pas le droit de te quitter, puisque tu crois en moi.

Luba. — Mais Boris…

Nicolas. — Il sait que tu l’aimes.

Luba. — Et s’il voulait grandir pour être plus digne encore de cet amour ? Des jeunes gens ont accepté le martyre, parce que quelqu’un dans la foule les regardait.

Nicolas. — Il ne faut pas… Il ne faut agir que par une conviction sacrée. Il ne faut se laisser aller que si l’on se sent clairement appelé…

Luba. — Et s’il entendait cette voix surhumaine, effrayante

Nicolas. — Alors, ma chérie, tu devrais te réjouir…

Luba. — Non ! Non !

Nicolas. — Il va s’accomplir une des plus grandes œuvres divines. L’homme qui est choisi pour l’accomplir porte un terrible fardeau. Il ne faut point le troubler. Une émotion pourrait l’obliger à faire un faux mouvement qui lui casserait les reins. Laisse-le souffrir en espérant.

Luba. — Hélas ! Pourquoi souffrir ?

Nicolas. — C’est comme si la femme qui va être mère demandait : « Pourquoi souffrir ? » Rien ne peut naître sans douleur. La compagne sainte ne devrait pas pleurer au pied de la croix. Elle devrait chanter pour exalter le courage du crucifié. Si tu n’entrevois pas le but que poursuit ton ami, si tu ne crois pas dans la divinité qu’il contemple déjà, du moins, crois-en lui-même, et tu finiras peut-être par croire à son désir.

Luba. — J’ai peur ! J’ai peur !

Nicolas. — Mais nous n’en sommes point là, ma petite Luba ; Boris sera très sage.

(Le pope frappe à l’extérieur.)

Nicolas. — Entrez.

Luba. — Ah ! c’est vous, mon père ?

Le Pope. — Je ne mérite plus ce nom pour ainsi dire…

Nicolas. — Comment ?

Le Pope. — On m’a dit que je pourrais causer un instant avec vous… je tenais à vous expliquer…

Nicolas. — Veux-tu nous laisser, Luba ?

Le Pope. — Non ! non ! Je peux m’expliquer devant tout le monde. Je veux… Je m’en vais… Je me rends chez l’archevêque pour lui présenter ma démission…

Nicolas. — Vous en avez donc fini ?

Le Pope. — Je n’en puis plus !

Luba. — Dites-moi… Répondez-moi franchement… Est-ce la parole de mon père qui vous a conduit ?…

Le Pope. — Non ! non ! Ce n’est pas lui qui m’a poussé : c’est le Christ. Notre religion, voyez-vous, est trop loin du Christ. Alors, quand on a compris cela, on ne peut continuer, confesser, donner la communion… C’est impossible.

Nicolas. — Qu’allez-vous faire maintenant ?

Le Pope. — Je vous l’ai dit, je vais chez l’archevêque. Il me fera mettre à l’épreuve, il m’enfermera dans un couvent. Ça, c’est dur. J’ai bien pensé à me réfugier à l’étranger… J’ai bien songé à vous demander votre aide… Mais que faire hors du pays ? Et puis, je ne suis pas seul… j’ai une famille…

Luba. — Que va-t-elle devenir ?

Le Pope. — La femme est chez ses parents. Les petits aussi. C’est bien douloureux… j’aurais voulu… (Il ne peut continuer.) Mais il faut, vous comprenez, il faut !

(Un domestique entre.)

Le Domestique. — Un télégramme pour Votre Seigneurie.

(Il sort.)

Nicolas. — C’est un télégramme de la princesse.

Luba. — Ah ! qu’est-il arrivé ? Boris ?

Nicolas. — Voici ce qu’elle m’écrit : « Boris refuse de servir ; il vient d’être mis aux arrêts. Vous l’avez perdu, vous devez le sauver. Il est à la caserne de Krontitzk »

Luba. — Je le savais ! je le savais ! Que vas-tu faire ?

Nicolas. — Nous irons là-bas.

Luba. — Oui ! Oui ! Nous le sauverons.

Le Pope. — Pourquoi ? Pourquoi ? Vous ne lutterez pas contre le Christ, Nicolas Ivanovitch ! c’est le Christ qui l’a appelé, lui aussi ! Vous devriez vous réjouir. Dans la même journée, nous avons tous deux entendu sa voix. Loué soit le Seigneur ! Béni soit Nicolas Ivanovitch qui nous oblige à écouter son appel ! Ne troublez point l’œuvre de Dieu ! Laissez Boris dans son cachot et laissez-moi dans ma cellule. Loué soit le Christ !…

(Il sort.)


Rideau


DEUXIÈME TABLEAU


Bureau. — Un expéditionnaire. — Une sentinelle se promène de long en large devant la porte du fond.

Le Général, entrant, suivi de son aide de camp. — Où est le colonel ?

Le Secrétaire. — Il dicte le rapport à côté, Votre Excellence.

Le Général. — Bon. Priez-le de venir.

(Il sort.)

Le Secrétaire. — À vos ordres, Excellence.

Le Général, prenant la copie du secrétaire. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

L’Aide de camp. — Cela m’a l’air d’un tableau. Je dirais même d’un tableau synoptique.

Le Général. — Trop de paperasses ! trop de paperasses.

(Le colonel entre avec le secrétaire.)

Le Général. — Eh bien ? le conscrit ?

Le Colonel. — Le prince Boris Tcheremshanoff ?

Le Général. — Oui. Toujours la même chose ?

Le Colonel. — Oui, l’éternel refus d’obéissance.

Le Général. — Il n’est pas le premier qui raisonne. Si on m’écoutait, ça n’arriverait jamais. Ce qu’il faut, c’est déraciner le mal, le déraciner impitoyablement. Il ne faut pas que ces gaillards-là nous débauchent les hommes. Ça, c’est le danger. Vous n’avez rien pu en obtenir, vous, colonel ? Lui avez-vous parlé vous-même ?

Le Colonel. — Je ne fais que cela depuis deux jours, je l’ai sermonné. J’ai tout fait pour lui expliquer que son attitude est absurde, qu’il n’arrivera à rien en se refusant au service. Je lui ai parlé de sa famille en termes heureux. Il était très ému, mais il répétait toujours la même chose.

Le Général. — Vous avez eu tort de parler beaucoup. Nous sommes des militaires, nous ne discutons pas, nous agissons. Appelez-le !

(Le secrétaire sort.)

L’Aide de camp. — Je puis disposer, général ?

Le Général. — Allez, mon ami.

(L’aide de camp sort.)

Le Général, s’assied. — Non, colonel, vous n’y êtes pas. Ce n’est pas ainsi qu’il faut traiter de pareils individus. Il faut prendre des mesures décisives. On coupe le membre malade pour sauver le corps de la gangrène. Le danger, c’est la douceur. Qu’il soit prince, qu’il ait une mère, une fiancée, tout cela ne nous regarde pas. Nous avons devant nous un soldat, c’est tout.

Le Colonel. — J’ai pensé que le raisonnement…

Le Général. — On ne raisonne pas : on décide. J’en ai déjà eu un du même genre. Ça n’a pas traîné. Il faut qu’il sente qu’il n’est rien : un grain de poussière. Il n’arrêtera rien, il sera broyé…

Le Colonel. — On peut toujours essayer.

Le Général. — Essayer quoi ? Il n’est nul besoin d’essayer. Je ne suis pas à l’âge des essais. Je sers mon souverain depuis quarante-quatre ans. J’ai donné ma vie, je donnerais toute ma vie pour son service et un gamin viendrait me faire la leçon ? Il va me débiter des théories philosophiques, des textes religieux. Qu’il discute avec les professeurs et les popes ! Avec moi, c’est inutile, je ne connais qu’une chose : il est soldat, s’il veut servir, et prisonnier, s’il ne veut pas. Voilà !

(Entre Boris, entre deux gardiens et le secrétaire.)

Le Général. — Placez-le ici.

Boris. — On n’a pas besoin de me placer. Je me tiendrai où je voudrai, car je ne reconnais pas votre pouvoir, oui…

Le Général. — Silence ! Ah ! tu ne veux pas reconnaître mon pouvoir. Je te forcerai bien à le reconnaître.

Boris, s’asseyant. — Comme vous avez tort de crier !

Le Général. — Faites-le lever. Placez-le là.

(Les soldats le forcent à se mettre debout.)

Boris. — Vous pouvez faire cela. Vous pouvez même me tuer, mais non me forcer à vous obéir.

Le Général. — Silence ! Écoute bien ce que je vais te dire.

Boris. — Je ne veux pas du tout écouter ce que tu vas me dire, toi !

Le Général. — Il est fou ! Il est fou ! Il faut l’envoyer à l’hôpital, il n’y a rien de plus à faire.

Le Colonel. — Vous procédez à l’interrogatoire, mon général ?

Le Général. — Non ! non ! c’est votre affaire. J’écoute ; mais faites vite, pas de phrases.

Le Colonel, à Boris. — Pourquoi ne voulez-vous pas prêter serment ?

Boris. — Je ne prête pas serment, parce que je suis chrétien. L’Évangile défend expressément…

Le Général. — L’Évangile ! Vous feriez mieux de nous parler de la théorie. Continuez.

Le Colonel. — Pourquoi refusez-vous d’exécuter les ordres du gouvernement ?

Boris. — Je refuse d’exécuter les exigences des hommes qui s’intitulent le gouvernement…

Le Général. — Respect aux autorités !

Boris. — Parce que ces exigences sont criminelles et cruelles.

Le Général. — Vraiment ?

Boris. — On exige de moi que j’entre dans l’armée, que j’apprenne, que je me prépare à tuer. Cela est défendu par la religion et surtout par ma conscience.

Le Général. — Conscience ! Vous reprendrez votre conscience quand vous serez libéré.

Le Colonel. — Quels motifs vous ont porté ?…

Le Général. — Allons, ça suffit, nous n’avons pas besoin d’écouter tout ce bavardage. (À Boris.) Écoutez ce que je vais vous dire. Votre sort ne m’intéresse nullement. Mais, dans votre intérêt, je vous conseille de réfléchir. À quoi arriverez-vous ? À pourrir dans une forteresse ! Soyez raisonnable. Vous vous êtes emporté, moi aussi. (Il lui tape sur l’épaule.) Allons, prêtez le serment, qu’est-ce que ça peut vous faire ? (Au colonel.) Le prêtre est arrivé ? (À Boris.) Vous allez jurer, hein ? (Boris garde le silence.) Allons, pas d’entêtement. Allons, dites oui, cela vaut mieux. Le fouet ne brise pas la massue. Vos idées… gardez-les pour vous. Votre service se terminera, nous ne vous maltraiterons pas. Eh bien, répondez ?

Boris. — Je n’ai plus rien à dire, j’ai tout dit.

Le Général. — Vous allez parler avec le prêtre ; vous dites que dans l’Évangile se trouve tel ou tel verset. Ce sont les popes qui savent cela. Adieu ou plutôt au revoir. J’espère que je vous féliciterai bientôt d’être au service du tsar et d’avoir acquis la notion du patriotisme.

Boris. — Le patriotisme ! C’est un joli mot. C’est un mot d’amour, mais il ressemble à un délicieux bonbon que trop de personnes ont sucé. Il a passé par tant de vilaines bouches qu’on a le dégoût de le prononcer.

Le Général, un temps. — Envoyez le prêtre.

Le Colonel. — Excellence, il faut d’abord qu’il soit interrogé par la gendarmerie. Il y a là un officier qui attend.

Le Général. — Envoyez l’officier. (Il sort avec le colonel.)

Boris, à l’expéditionnaire et aux soldats. — Entendez-vous comme ils parlent ? Ils savent bien qu’ils vous trompent. Ne les écoutez pas. Abandonnez vos fusils et partez. Tout vaut mieux que d’être au service de ces menteurs.

Le Secrétaire. — Ça ne doit pas se faire. On ne peut pas se passer de soldats. C’est impossible.

Un Officier de gendarmerie, entre. Au secrétaire. — Le prince Tcheremenshanoff est-il là ?

Le Secrétaire. — Le voici.

L’Officier de gendarmerie. — Approchez. Est-ce bien vous, le prince Tcheremenshanof qui avez refusé de prêter serment ?

Boris. — C’est moi-même.

L’Officier, s’asseyant lui indique un siège en face. — Je vous prie de vous asseoir.

Boris. — Je pense que notre conversation sera tout à fait inutile.

L’Officier. — Je ne le crois pas, au moins pour vous. Voyez, il m’a été rapporté que vous refusez le service militaire et la prestation du serment. On soupçonne que vous appartenez au parti révolutionnaire. Et c’est ce que je dois examiner. Sinon, nous vous laisserons à l’Administration militaire. Voyez, je suis franc, je parle ouvertement, et j’espère que vous me marquerez la même confiance.

Boris. — D’abord, je ne puis avoir confiance en ceux qui portent cet habit. (Il indique son uniforme.) Ensuite, vous exercez des fonctions que non seulement je n’estime pas, mais pour lesquelles je ressens le plus profond dégoût. Mais je ne refuse pas de répondre à vos questions. Que voulez-vous savoir ?

L’Officier. — Si vous le permettez d’abord votre nom, votre état ?

Boris. — Vous le savez bien.

L’Officier. — Votre religion ?

Boris. — Il n’y en a qu’une pour moi. Je ne suis pas ce qu’on appelle orthodoxe.

L’Officier. — De quelle religion êtes-vous ?

Boris. — Je ne puis la définir.

L’Officier. — Mais enfin ?…

Boris. — Eh bien, mettez que c’est la religion chrétienne selon le Sermon sur la montagne.

L’Officier. — Écrivez. (Le secrétaire écrit. À Boris.) Vous reconnaîtrez bien que vous appartenez à quelque nation, à quelque classe sociale.

Boris. — Je reconnais que je suis un homme serviteur de Dieu.

L’Officier. — Pourquoi ne vous reconnaissez-vous pas comme membre de l’État russe ?

Boris. — Parce que je ne reconnais aucun État.

L’Officier. — Que voulez-vous dire ? Est-ce que vous désirez la destruction de l’État ?

Boris. — Sans doute, je la désire et j’y travaille.

L’Officier, à l’expéditionnaire. — Écrivez. De quelle façon y travaillez-vous ?

Boris. — En dénonçant la duplicité et le mensonge, en répandant la vérité. Tout à l’heure, quand vous êtes entré, je disais à ces soldats qu’ils ne devaient pas croire au mensonge dans lequel on les a entraînés.

L’Officier. — Mais admettez-vous d’autres moyens d’action ?

Boris. — Non seulement je n’en reconnais point, mais je considère chaque violence comme le plus grand péché. Non seulement la violence, mais la tromperie et la ruse.

L’Officier. — Bien, monsieur. Maintenant, permettez-moi de connaître les noms de vos amis. Connaissez-vous Ivachenkoff ?…

Boris. — Non.

L’Officier. — Connaissez-vous Klein ?

Boris. — J’ai entendu parler de lui, mais je ne l’ai jamais vu. (Entre le Père Guérassime.)

L’Officier. — Eh bien, je crois que ça suffit. Je reconnais que vous n’êtes pas dangereux et que vous ne présentez aucun intérêt pour notre administration. Je vous souhaite une prompte mise en liberté. Je vous salue. (Il lui donne une poignée de main.)

Boris. — Je voudrais vous dire quelque chose. Pardonnez-moi, mais je ne puis m’empêcher de vous le dire : pourquoi avez-vous choisi une profession aussi fâcheuse, aussi malfaisante ? Je vous donne le conseil d’y renoncer…

L’Officier, souriant. — Je vous remercie, mais j’ai mes raisons. Je vous salue. Mon père, je vous cède la place.
xxx(Le père Guérassime porte la croix et l’Évangile. — Le secrétaire lui demande sa bénédiction.)

Le père Guérassime. — Comment pouvez-vous donner tant de mal à vos supérieurs en refusant de faire votre devoir de chrétien, en refusant de servir le tzar et la patrie ?

Boris, souriant. — C’est précisément mon devoir de chrétien que je veux faire, et c’est pourquoi je ne veux pas être soldat.

Le père Guérassime. — Pourquoi pas ? Il est dit : « Celui qui donne sa vie pour les autres, celui-là est un véritable chrétien. »

Boris. — Oui, celui qui donne sa vie, mais non pas celui qui prend la vie des autres ; c’est précisément ce que je veux : donner ma vie.

Le père Guérassime. — Vous ne raisonnez pas bien, jeune homme. Jésus-Christ a eu une parole pour les guerriers…

Boris, souriant. — Oui, même dans ces temps-là les soldats pillaient et il le leur défendit.

Le père Guérassime. — Pourquoi donc ne voulez-vous pas prêter serment ?

Boris. — Vous savez que l’Évangile le défend.

Le père Guérassime. — Pas du tout. Quand Pilate dit : « Je t’adjure par le Dieu vivant, es-tu le Christ ? » Notre Seigneur Jésus-Christ répond : « Tu l’as dit. » Donc, il admet le serment. Le serment n’est pas défendu.

Boris. — N’avez-vous pas honte ? Vous, un vieillard !!

Le père Guérassime. — Ne vous obstinez pas, je vous le conseille. Nous ne changerons pas le monde. Prêtez serment, et vous serez tranquille. Si c’est un péché ou non, remettez-vous en à l’Église.

Boris. — À vous ? Mais n’avez-vous pas peur de prendre tant de péchés sur vous ?

Le père Guérassime. — Quels péchés ? J’ai été élevé dans la ferme croyance, j’ai vécu trente ans dans le sacerdoce, il ne peut y avoir de péchés pour moi.

Boris. — Qui donc aura commis le péché, quand vous trompez tant de gens ?

Le père Guérassime. — Nous n’avons pas à juger cela, jeune homme : ce qu’il nous faut c’est obéir à nos supérieurs.

Boris. — Laissez-moi, je vous plains, et je ne vous entends qu’avec dégoût. Vous parlez comme le général, tout à l’heure ! Mais vous, vous portez la croix, vous tenez à la main l’Évangile, et au nom du Christ vous venez me sermonner pour que je renonce au Christ. Allez ! Allez ! (Agité.) Allez, laissez-moi, allez. Emmenez-moi, afin que je ne voie personne. Je suis fatigué, je suis affreusement fatigué.

Le père Guérassime. — Alors, adieu.

(Entre le colonel. Boris s’assied au fond.)

Le Colonel. — Eh bien ?

Le père Guérassime. — Grande obstination, insoumission.

Le Colonel. — Alors il ne veut pas prêter serment et accomplir son service ?

Le père Guérassime. — Pour rien au monde.

Le Colonel. — Il n’y a plus qu’à le conduire à l’hôpital militaire.

Le père Guérassime. — Ah ! oui, on le fera passer pour fou. C’est le plus sage. Car l’exemple est quelquefois contagieux.

Le Colonel. — On le mettra dans la salle des maladies mentales, afin de l’observer. On en a donné l’ordre.

Le père Guérassime. — Très bien ! je vous salue.

Le Colonel, s’approchant de Boris. — Levez-vous, je vous prie, j’ai l’ordre de vous faire conduire…

Boris. — Où cela ?

Le Colonel. — À l’hôpital militaire pour un certain temps ; vous serez plus tranquille, et vous aurez le temps de réfléchir.

Boris. — J’ai réfléchi depuis longtemps. Allons, partons.

(Ils sortent.)


Rideau


TROISIÈME TABLEAU


Une salle d’hôpital.

Un Officier malade. — Je vous dis que c’est vous qui me rendez malade. Plusieurs fois déjà, je me sentais tout à fait bien… Mais vous êtes venu…

Le Docteur. — Ne vous agitez pas. Je ne demande pas mieux que de signer votre billet de sortie. Mais vous savez bien vous-même que la liberté est dangereuse pour vous. Si j’étais sûr de vous savoir bien soigné…

L’Officier malade. — Oui. Vous croyez que je vais me remettre à boire ? Non, j’ai reçu une leçon. Mais chaque journée que je passe ici me perd. Vous faites le contraire de ce que vous devriez faire. (S’échauffant.) Vous êtes cruel. Il vous faut des gens que vous puissiez faire souffrir, hein ? Vous êtes bien ici.

Le Docteur. — Calmez-vous.

(Il fait signe aux infirmiers qui s’approchent par derrière.)

L’Officier malade. — Si j’étais malade, je serais calme, je parlerais tranquillement ; mais ici, au milieu des fous… (Aux infirmiers.) N’approchez pas ! Arrière !

Le Docteur. — Je vous prie de vous calmer.

L’Officier malade. — Moi, je vous prie de me laisser sortir.
xxx(Il pousse un cri et se jette sur lui. Les infirmiers le saisissent. Lutte. On l’emmène.)

Le second Docteur. — Voilà que ça recommence. Il a failli vous toucher.

Le Docteur. — Alcoolique et… Il n’y a rien à faire. Cependant, je constate une légère amélioration.

Le second Docteur. — Il faudrait peut-être examiner le prince Tcheremenshanoff. On l’a amené tout à l’heure. C’est un sujet qui paraît assez intéressant. Il refuse d’accomplir son service militaire. Il invoque des raisons empruntées à l’Évangile.

Le Docteur. — Connu ! Connu !

Le second Docteur. — On lui a envoyé des officiers supérieurs, la gendarmerie, puis le prêtre, mais c’est en vain.

Le Docteur, riant. — Comme toujours, c’est à nous qu’on l’amène en dernière instance. Eh bien, nous allons voir !

Le second Docteur. — On dit que c’est un jeune homme fort instruit, qu’il est fiancé, que sa fiancée est très riche.

Le Docteur. — Sa place est bien chez nous.

(Le second docteur ouvre la porte à Boris.)

Le Docteur. — Soyez le bienvenu. Asseyez-vous, je vous en prie. Nous allons causer. Laissez-nous.

(Le second docteur sort.)

Boris. — Je vous prierai, si c’est possible, de m’enfermer au plus tôt si vous avez l’intention de m’enfermer ; j’ai grand besoin de me reposer.

Le Docteur. — Pardonnez-moi, mais il est indispensable d’observer les règlements. Seulement quelques questions. Que ressentez-vous ? Où souffrez-vous ?

Boris. — Je me porte très bien. Je vous remercie.

Le Docteur. — Cependant, vous n’agissez pas comme tout le monde.

Boris. — J’agis comme ma conscience me l’ordonne.

Le Docteur. — Anormal ! Anormal ! Vous refusez d’accomplir le service militaire. Pourquoi ?

Boris. — Je suis chrétien et je ne puis pas tuer.

Le Docteur. — Soyons sérieux ! il faut défendre la patrie contre les ennemis, vous le savez bien ; il faut aussi tenir en respect ceux qui troublent l’ordre public.

Boris. — Personne n’attaque la patrie. Ceux qui troublent l’ordre, ce sont les gens du gouvernement plutôt que ceux qu’ils poursuivent.

Le Docteur. — Bah ! Vous plairait-il de m’expliquer ?

Boris. — Par exemple, une grande cause de désordre, c’est l’alcool. Or, qu’est-ce qui vend l’alcool ? c’est le gouvernement. C’est lui encore qui répand une religion fausse, menteuse. Et le service militaire, ce service que l’on exige de moi ? n’est-ce pas la cause, la cause capitale de la dépravation ? C’est pourtant le gouvernement qui nous y oblige…

Le Docteur. — Il ne faudrait donc, selon vous, ni gouvernement, ni État ?

Boris. — Je n’en sais rien, mais je sais bien que je ne dois point participer au mal.

Le Docteur. — Que deviendrait le monde alors ? Car la raison nous est donnée afin de prévoir l’avenir.

Boris. — La raison nous est donnée également pour comprendre que l’organisation sociale doit être fondée non sur la violence, mais sur le bien. Il est clair aussi que le refus d’un seul de participer au mal ne présente aucun danger.

Le Docteur. — Eh bien, permettez-moi de vous examiner un peu maintenant. (Il l’ausculte.) Vous ne ressentez aucune douleur ici ?

Boris. — Non.

Le Docteur. — Ici non plus.

Boris. — Non.

Le Docteur. — Respirez ! Ne respirez pas. Je vous remercie. Permettez maintenant. (Il prend mesure du nez, du front.) Veuillez fermer les yeux. Marchez.

Boris. — Vous n’êtes pas honteux de faire tout cela ?

Le Docteur. — Quoi donc ?

Boris. — Toutes ces simagrées. Car vous savez que je suis bien portant et qu’ils m’ont envoyé ici parce que j’ai refusé de participer au mal qu’ils font. Ils n’ont rien à répondre à la vérité, alors ils font semblant de me considérer comme anormal, et vous leur prêtez votre concours. Ça, c’est laid, vil, honteux.

Le Docteur. — Je vous ai demandé de marcher ?

Boris. — Vous pouvez me torturer comme vous voudrez, mais je ne vous aiderai pas. (Avec chaleur.) Laissez-moi !

Le Docteur, il presse sur un bouton. Entrent deux infirmiers. — Calmez-vous. Je comprends que vos nerfs soient excités. Ne voulez-vous pas vous rendre dans votre chambre ?

(Entre le second docteur.)

Le second Docteur. — Des visiteurs demandent à voir Tcheremenshanoff.

Boris. — Qui donc ?

Le second Docteur. — M. Sarintzeff et sa fille.

Boris. — Je voudrais les voir.

Le Docteur. — Eh bien, recevez-les. Vous pouvez les recevoir ici.

Luba, va droit à lui, lui donne un baiser sur le front. — Pauvre Boris !

Boris. — Non, ne me plains pas. Je suis si bien, si heureux ! J’ai le cœur joyeux. Bonjour.

(Il embrasse Nicolas Ivanovitch.)

Nicolas. — Mon enfant… Je suis très ému… Je me sens un peu responsable… Enfin tu étais heureux dans le monde, ou tu croyais l’être… Luba devait t’épouser… Et puis, il y a ta mère qui a cruellement souffert dans la vie… Alors, prends garde… Il ne faut pas dépasser la mesure…

Boris. — C’est vous qui me prêchez la prudence ?

Nicolas. — Non ! Je tiens à te prévenir… Il faut que tu ne te laisses pas étourdir par l’ivresse du sacrifice… Ce serait un état indigne de notre croyance… N’oublie pas qu’il ne faut point préméditer les minutes héroïques… Pour agir en vrai chrétien, tu ne dois pas te dire qu’à tel moment tu t’efforceras à être sublime… Il faut seulement obéir au sentiment irrésistible qui nous pousse…

Boris. — C’est ce que j’ai fait. Je n’avais pas décidé de me refuser au service. Mais quand j’ai vu tous ces mensonges, cette parodie de la justice, cette police, je n’ai pu m’empêcher de dire ce que j’ai dit.

Nicolas. — Mon enfant…

Boris. — En arrivant à la caserne, je ne songeais pas à parler comme j’ai fait. J’avais plutôt peur. Mais, quand j’ai commencé, je me suis senti rassuré, et j’ai été bien heureux.

Nicolas. — Je vois bien que tu es sincère. Cependant, ne te sacrifie point pour acquérir la gloire…

Boris. — Ce n’est pas le moyen.

Nicolas. — Oui… La foule ne t’approuve pas. Mais tu pourrais tenir seulement à l’opinion de quelques-uns… Ne souffre pas pour mériter leur suffrage. Ce serait encore une vaine gloriole. Pour moi, je te le dis en toute vérité, si tu prêtes serment sans tarder, si tu accomplis ton service, je ne t’en aimerai et ne t’en estimerai pas moins. Tu me seras peut-être même plus cher encore. Car ce qui importe, c’est ce qui se passe dans le cœur et non ce qui se passe dans le monde… C’est ce que j’avais à te dire. Et puis, ta mère est ici. Elle est très triste. Si tu peux faire ce qu’elle te demande, fais-le. Voilà ! Je vais l’appeler.

Boris. — Il faut d’abord que je dise un mot à Luba.

Luba. — Je t’écoute.

Boris. — Tu n’es pas d’accord avec ma mère, n’est-ce pas ? Tu me comprends ? Tu sais que je fais mon devoir ? Tu me soutiendras de toute ta confiance, de tout ton amour ?
xxx(On entend des cris terribles dans le couloir. Un malade s’élance dans la salle ; les infirmiers l’arrêtent et l’emmènent de force.)

Luba. — J’ai peur, Boris ! J’ai peur ! C’est affreux ! Tu ne peux vivre ici !

Boris. — Je n’ai pas peur. Rien ne me fait peur aujourd’hui. Plutôt, je n’ai qu’une inquiétude : puis-je compter sur toi ?

Nicolas. — Réponds-lui !

Luba. — Que puis-je dire ? Comment voulez-vous, tous les deux, que je me réjouisse…

Nicolas. — Il n’est pas question de te réjouir. Moi non plus, je ne me réjouis pas. Je souffre avec lui. Quelle joie j’aurais à prendre sa place ! Ça me fait mal de le voir ainsi ; mais je sens que c’est bien.

Boris. — Merci !

Luba. — Mais quand le mettra-t-on en liberté ?

Boris. — Comment le prévoir ? Mais ne pensons pas à l’avenir Le présent me paraît si bon ! Tu peux le rendre meilleur encore, ma chère Luba…

Luba. — Et moi ?

Nicolas. — Comment ?

Luba. — Vous ne songez pas à moi. Vous êtes fidèles à l’idée, à la cause, à la religion. Je n’existe plus.

Boris. — Luba !

Nicolas. — Tu peux, tu dois t’associer à son effort.

Luba. — Être une sainte femme qui pleure au pied de la croix !

Boris. — Luba, je ne te reconnais plus !

Luba. — Tu t’étais fait de moi une image trop flatteuse. Il se peut que je n’aie pas l’âme d’une martyre. Je suis jeune. J’éprouve peut-être le désir de vivre.

Boris. — Tu me fais du mal.

Luba. — Et toi ! Crois-tu que tu ne me fasses pas souffrir ? N’es-tu pas impitoyable pour ta fiancée et pour ta mère ?

Nicolas. — Songe à toutes les fiancées, à toutes les mères pour qui il accepte aujourd’hui la douleur ! Songe à tous les fiancés, à tous les fils qu’on envoie à la mort et qu’il veut sauver.

Luba. — Son effort sera inutile. Et que m’importent ces femmes et ces hommes que je ne connais pas ? Il y a moi et mon bonheur…

Nicolas. — Tais-toi !

Luba. — Il y a celle-ci qui est douloureuse comme moi. (Elle ouvre la porte.)

La Princesse, entrant. — Vous l’avez persuadé, n’est-ce pas ? Il consent ! Boris ! Mon chéri ! Il faut que tu saches… Vraiment, je n’ai vécu que pour toi ! J’ai lutté pour t’élever. Tu es toute mon espérance. Si je te perds, tout ce que j’ai fait a été inutile. Mais parlez-lui, Nicolas Ivanovitch ! C’est vous qui l’avez amené là, c’est à vous de le sauver.

Boris. — Maman, écoute-moi !

La Princesse. — Non ! c’est toi qui dois m’écouter. Je ne veux pas que tu ailles en prison, que tu sois déshonoré. Il s’en moque bien, lui ! Il est tranquille. Son fils Stepa fera son service, va ! Ils vivent tous bien sagement dans le luxe et en respectant les lois. Mais parle-lui donc, Luba ! C’est ton fiancé.

Luba. — Il m’abandonne.

Boris. — Maman, Luba, essayez de me comprendre.

La Princesse. — Comprendre quoi ? Votre nouvelle religion ? Votre religion du diable ! Vous appelez ça le christianisme ! Ah ! Ah ! Une religion qui ordonne de désespérer les siens, ce n’est pas le christianisme. Non ! Non ! Il n’est pas possible que tu ne te laisses pas fléchir. Mon Boris chéri, aie pitié de moi ! Toute ma vie n’a été qu’un tourment. Tu me réserverais encore ce supplice ? Ce n’est pas possible ! Boris ! Aie pitié de moi !

Boris. — Maman ! Ta douleur me déchire. Mais je ne peux pas faire ce que tu me demandes. Je ne peux pas.

La Princesse. — Ne me repousse pas. Promets-moi de faire ton possible…

Nicolas. — Je t’en supplie, Boris : dis-nous que tu réfléchiras encore.

Boris. — Si vous voulez… Mais ayez pitié de moi, vous aussi… Laissez-moi… Je suis vraiment très fatigué… (Nouveaux cris dans le couloir.) Songez que je suis dans une maison de fous. Il ne faut pas m’imposer de trop violentes émotions… Il ne faut pas me surmener… On pourrait vraiment perdre la raison…

La Princesse. — Mon petit ! Mon petit ! Je ne dis plus rien ! Tu vois, je suis calme !

Le Docteur, entrant. — Je crois qu’il est nécessaire de vous retirer. Votre fils a besoin de repos. Vous pouvez le voir le jeudi, jusqu’à midi.

La Princesse. — C’est bien ! C’est bien ! Je m’en vais ! Au revoir, Boris ! Pense à moi, aie pitié ; jeudi, tu me donneras peut-être une bonne nouvelle…

Nicolas, lui serrant la main. — Que Dieu t’inspire ! Avant de prendre ta décision, médite comme si tu devais paraître devant lui. Ainsi, tu seras sur le chemin de la vérité. Au revoir !

Boris, à Luba. — Tu ne me dis rien.

Luba. — Que te dirais-je ? Je ne sais pas mentir. Je ne comprends pas pourquoi tu te tortures et pourquoi tu tortures les autres. Je ne comprends pas… Alors, que puis-je te dire ? (Elle pleure en s’éloignant avec la princesse et Nicolas.)

Boris. — Luba !… Maman !…

La Princesse. — À jeudi… À jeudi…

(La princesse, Luba, Nicolas sortent.)

Boris. — Ah ! que c’est dur ! Que c’est dur ! Seigneur, viens à mon aide !

(Il prie. Le capitaine malade entre doucement et il lui frappe sur l’épaule.)

Boris. — Quoi ? Que voulez-vous ?

Le Capitaine. — Jeune soldat ! Levez-vous ! Garde à vous ! Une ! Deux ! Le fusil sur l’épaule ! Allons ! Ne voulez pas manœuvrer ! Vous ferai marcher ! Vous mènerai au feu, moi ! Feu ! Feu ! Tiens ! Il est mort ! Celui-ci aussi ! À la baïonnette, maintenant ! Crève-les ! Crève-les donc ! Du sang ! Du sang ! Nous en avons jusqu’aux genoux ! Jusqu’à la ceinture ! Jusqu’à la bouche ! C’est bon ! Et quelle odeur de cadavres, hein ! Il y en a dix… vingt… Des tas… des tas… c’est beau, hein ? Tu entends le canon… Boum ! Boum !… Tu les vois, les drapeaux, hein ?… Et la musique… (Il murmure l’hymne russe.) Vive le tzar ! Vive le tzar ! (Des infirmiers se jettent sur lui et l’entraînent.) Défends-moi donc ! Lâche ! Lâche ! On m’a fait prisonnier ! Tue-les !… Mais tue-les donc !


Rideau


ACTE IV


PREMIER TABLEAU


À Moscou. Six mois après le 3e acte. Une salle dans la maison des Sarintzeff préparée pour une soirée dansante. Un domestique dispose des plantes auprès du piano à queue. Arbre de Noël.

Maria. — Un bal ? Ce n’est pas un bal, ce n’est qu’une petite soirée, une sauterie, une sauterie pour les jeunes gens. Voyons, mes enfants ne peuvent pas toujours danser chez les autres, assister à des comédies de salon ? Il faut bien rendre les politesses.

Alina. — J’ai bien peur que ce soit désagréable à Nicolas.

Maria. — Que veux-tu ? (Au domestique.) Posez les fleurs ici. Dieu sait que mon intention n’est pas de lui être désagréable. Et d’ailleurs il paraît maintenant beaucoup moins exigeant.

Alina. — Oh ! Il ne dit pas ce qu’il pense, voilà tout !

Maria. — Que faire ? Que faire ? Il faut bien vivre. Nos enfants sont jeunes. Si je ne leur procurais pas un peu de distraction à la maison, ils iraient en chercher je ne sais où… Et puis je n’ai pas trop mal manœuvré, hein ? Ma petite Luba va se marier.

Alina.M. Starkovsky a fait sa demande ?

Maria. — C’est tout comme. Il s’est déclaré à Luba et Luba a consenti.

Alina. — Ce sera encore un coup terrible pour ton mari.

Maria. — Mais il doit s’en douter.

Alina. — Il n’aime pas M. Starkovsky.

Maria. — Oh ! Il ne le connaît guère…

Alina. — Comment pourrait-il l’aimer ? Ce serait un démenti à toutes ses théories. M. Starkovsky est mondain, charmant, agréable. Il est évident que Nicolas doit le détester. Pourquoi soupires-tu ?

Maria. — Je songe, malgré moi, à ce pauvre Boris !

Alina. — Oh ! l’horrible cauchemar. Ne parlons pas de Boris… Il est toujours à l’hôpital, depuis six mois. Il paraît qu’il est bien changé : les médecins craignent pour sa raison, pour sa vie.

Maria. — Le pauvre enfant ! Il a été victime de mon mari, de ses idées. C’est Nicolas qui l’a perdu. Je ne m’en consolerai jamais. (Entre le pianiste.) Vous venez pour les danses ?

Le Pianiste. — Oui, madame, je suis le pianiste.

Maria. — Asseyez-vous, je vous prie. Voulez-vous prendre du thé ?

Le Pianiste. — Non, madame, je vous remercie.

(Il passe dans le salon voisin.)

Maria. — J’aimais bien Boris ; mais je n’ai jamais désiré ardemment l’avoir pour gendre ; ce n’est pas un parti qui convenait à Luba ; surtout quand il a adopté toutes les idées de Nicolas. J’en ai trop souffert de ces idées… Je n’aurais jamais voulu que ma fille…

Alina. — On ne peut se défendre d’admirer pourtant la force de leur conviction. Boris souffre. Il voit qu’on cherche sciemment à l’amener à la folie et à sa perte. On lui dit que s’il ne se soumet pas, on le laissera dans la maison des fous ou qu’on l’enfermera dans une forteresse. Il répond toujours la même chose. On m’a dit qu’il se proclame heureux et qu’il paraît même gai.

Maria. — Ce sont des fanatiques. Ah ! voilà M. Starkovsky.

(Alexandre Starkovsky se présente, en habit.)

Starkovsky. — J’arrive trop tôt. (Il baise les mains des deux dames.)

Maria. — Tant mieux !

Starkovsky, à Maria Ivanovna. — Où est votre charmante fille ? Elle avait l’intention de danser beaucoup ce soir pour rattraper le temps perdu. Je lui ai juré de l’aider.

Maria. — Elle met en ordre les accessoires du cotillon.

Starkovsky. — Je vais à son secours, vous permettez ?

Maria. — Certainement…

(Starkovsky se dirige vers la sortie. Luba paraît à sa rencontre. Elle porte un coussin, des étoiles, des rubans.)

Luba, en toilette de soirée, décolletée. — Ah ! vous voilà ! Parfait ! Là-bas dans le salon, il y a encore deux coussins, apportez-les. Bonjour, bonjour ! Vite ! Vite !

Starkovsky. — Je vole. (Il sort.)

Maria, à Luba. — Dis-moi, Luba, ce soir nous aurons ici tous nos amis ; certains ne manqueront pas de faire des allusions. On pourrait annoncer la grande nouvelle.

Luba. — Non, maman, non. Pourquoi ? Cela ferait trop de peine à papa.

Maria. — Mais, il sait, voyons ! Il a pénétré ce mystère. Tôt ou tard, il faudra bien le lui dire. Pourquoi ne pas le faire aujourd’hui ? C’est le secret de Polichinelle !

Luba. — Non, non, maman. Je t’en prie. Cela me gâterait toute la soirée. Il ne faut rien dire.

Maria. — Comme tu voudras.

Luba, parlant à Starkovsky dans la pièce voisine. — Eh bien, les apportez-vous ces coussins ?

Maria. — Il faut que j’aille dans le salon, on va bientôt arriver. (Elle sort avec Alina Ivanovna.)

Starkovsky, il porte trois coussins qu’il retient avec le menton, et les laisse tomber en route. — Luba, ne vous donnez pas la peine. Je vais les ramasser. Quel travail ! c’est une merveille d’organisation. Et Vania qui en apporte encore !

Vania, apportant d’autres coussins. — C’est tout, Luba, nous avons fait un pari avec Alexandre Mikhailovitch. Le gagnant sera celui qui obtiendra des dames le plus grand nombre de ces accessoires.

Starkovsky. — Tu as toutes les chances. Tu connais tout le monde. Mais moi je dois plaire comme ça, tout de suite, pour recevoir ces récompenses.

Vania. — Oui, mais tu es un jeune homme à marier, tandis que moi je ne suis qu’un gamin.

Luba. — Vania, va dans ma chambre, s’il te plaît, et apporte-moi mon sac que j’ai oublié sur l’étagère. (Vania sort.) Pour l’amour de Dieu, ne casse pas ma montre !

Vania. — Mais si ! Je casserai tout. (Il sort en courant.)

Starkovsky, prenant la main de Luba. — Luba, ma chère Luba !

Luba. — Prenez garde !

Starkovsky. — Je suis si heureux ! (Il lui baise la main.) — Vous m’avez accordé trois danses. Ça ne me suffit pas !

Luba. — Eh bien !

Starkovsky. — Je voudrais toutes les danses. J’ai un tel besoin d’être près de vous, de vous parler, de vous sentir un peu à moi…

Luba. — Puisque je dois être votre femme.

Starkovsky. — Ah ! Si vous vouliez, nous annoncerions notre accord.

Luba. — Oui… bientôt…

Starkovsky. — Vous ne voulez pas me permettre d’annoncer à ma famille ?

Luba. — Si ! Je vous le permets !

Starkovsky. — C’est vrai ? Je peux envoyer à mes parents une dépêche ?

Luba. — Oui !

Starkovsky. — Ah ! que vous êtes gentille. Que je suis heureux !

Luba. — Ça me fait plaisir de voir votre joie si sincère, si simple.

Starkovsky. — Mais vous êtes heureuse aussi, n’est-ce pas ?

Luba. — Voyons ! Puisque je consens…

Starkovsky. — Ma chérie ! Et vous avez parlé a votre père ?

Luba. — Pas encore !

Starkovsky. — Que dira-t-il ?

Luba. — Il dira : Fais comme tu veux…

Starkovsky. — C’est très bien, cela… Je n’aurais pas espéré…

Luba. — C’est ainsi qu’il prend part aux décisions de la famille.

Starkovsky. — Ça vous fait de la peine ?

Luba. — Je sens qu’il souffre si profondément !…

Starkovsky. — Oui ! Il ne m’aime pas. Il me reproche d’être gentilhomme de la chambre, maréchal de noblesse…

Luba. — Ce ne sont pas ces titres qui m’ont séduite…

Starkovsky. — Je le sais bien. Mais enfin ce n’est pas honteux, dites, de faire son chemin dans le monde ? Et, même si je dois augmenter encore sa haine, j’irai plus loin. Je veux vous faire une existence glorieuse, ma chère aimée. Je veux que toutes les femmes vous portent envie, comme tous les hommes seront jaloux de mon bonheur.

Luba. — C’est très gentil…

Starkovsky. — Oh ! vous vous moquez de moi ! Ça vous déplaît ?

Luba. — Non ! Franchement ! Ça ne me déplaît pas !

Starkovsky. — Vous êtes sincère ?

Luba. — Je ne mens jamais. Je rougis un peu d’envisager avec plaisir les satisfactions de luxe et d’amour-propre que vous me promettez.

Starkovsky. — Pourquoi rougir ? C’est la vie.

Luba. — Oui ! J’ai le désir de vivre !

Starkovsky. — Rien n’est plus légitime.

Luba. — J’aime profondément mon père. Je l’admire. Mais, si je l’écoutais, mon existence serait semblable à la mort. Je ne peux pas. Je ne veux pas.

Starkovsky. — Et votre père vous reproche… ?

Luba. — Oh ! Non ! Vous ne le connaissez pas. Il ne me blâme jamais. Il souffre.

Starkovsky. — Il est demeuré très attaché, n’est-ce pas, au prince Boris ?

Luba. — Oui ! Oui ! Il va le voir à l’hôpital. Depuis six mois, il n’a pas manqué un jour de visite…

Starkovsky. — Excusez-moi. Ce que je vais vous demander est très délicat. Vous ne me répondrez pas si vous jugez que je suis indiscret…

Luba. — Je vous répondrai…

Starkovsky. — Boris n’a-t-il pas été ?… Enfin n’y a-t-il pas eu entre vous et lui un projet de mariage ?

Luba. — C’est vrai.

Starkovsky. — Et… vous l’avez aimé ?

Luba. — J’ai cru l’aimer.

Starkovsky. — Parler !

Luba. — C’était seulement l’affection qu’une sœur peut éprouver pour un frère.

Starkovsky. — Vous êtes sûre ?

Luba. — Je l’ai bien senti quand j’ai véritablement aimé…

Starkovsky. — Luba !

Luba. — J’aime ! J’aime ! L’amour seul existe ! Boris, j’ai pitié de son malheur ; mais je ne songe même pas que je suis coupable envers lui. Mon père, je ne veux point suivre sa discipline. Je veux aimer Oui ! Je vous aime !

Starkovsky, la serrant dans ses bras. — Je t’adore.

Luba. — Oui ! Tiens-moi, serre-moi ! C’est le soir où tu m’as prise ainsi dans tes bras que j’ai senti que je t’aimais et que jamais je n’avais aimé.

Starkovsky. — Ma chérie ! Ma chérie !

Luba. — Assez ! Assez ! Je vous en prie… Il faut nous occuper du cotillon… Voici des invités qui arrivent.

Starkovsky. — Mais non ! il ne vient personne ! Luba ! Je t’adore. (Il l’étreint et baise ses lèvres.)

Vania, entrant. — Attention ! Attention !

Luba. — Oh ! Vania !

Vania. — Il est heureux que ce soit moi qui vous ai vus.

Luba. — Mais nous n’avons nulle raison de cacher… Nous sommes fiancés.

Starkovsky. — Ma chérie !

Vania. — C’est égal ! Si papa vous avait aperçus ainsi…

Luba. — Oh ! Il ne vient jamais dans les salons. Il reste toujours enfermé dans sa chambre.

Vania. — Pas ce soir !

Starkovsky. — Comment ?

Vania. — Il vient de faire son entrée avec l’un de ses amis, un monsieur très bien. C’est pourquoi je suis venu vous prévenir.

Luba. — Tu as bien fait. (À Starkovsky.) Vous feriez peut-être mieux d’aller dans la salle du buffet.

Starkovsky. — Mais non ! Je ne veux pas fuir. Je tiens à lui présenter mes devoirs.

Vania. — Le voici !

Nicolas, entrant avec Alexandre, Maria, Alina, et regardant les lumières, les fleurs. — C’est très joli, très joli ! Ces lumières, ces fleurs, vous avez fait des merveilles…

Maria. — Oh ! c’est une réunion très intime.

Nicolas. — Mais non ! Il ne faut pas être modeste ! C’est très bien. N’est-ce pas, Alexandre Petrovitch ?

Alexandre. — Tout à fait bien.

Nicolas. — Si tu as faim, mon ami, tu trouveras certainement dans la pièce voisine des viandes, des gâteaux, des fruits.

Alexandre. — Je te remercie.

Nicolas. — Si tu as soif, il y a du champagne et de l’alcool. Malheureusement nous ne sommes pas en costume de soirée. Vois-tu ? ce n’est pas ma faute : on ne m’avait pas prévenu.

Alexandre. — On m’aurait prévenu… ç’aurait été la même chose… Je n’ai que ce vêtement.

Nicolas. — Tu es superbe. On croira que tu t’es déguisé en vagabond. Nous dirons que nous pensions être invités à un bal masqué. Moi, d’abord, je porte toujours le travesti. Je vais dans l’existence vêtu en ouvrier. Mais ce n’est qu’une fantaisie de carnaval, un costume. Tu vois ! J’habite un palais où l’on donne des fêtes.

Maria. — Mon ami !

Nicolas, à Maria Ivanovna. — Il faut que je te présente mon ami Alexandre Petrovitch. Il ne mange pas tous les jours ; il dort à la belle étoile quand il fait chaud, et l’hiver sur le poêle de quelque paysan qui lui donne l’hospitalité. Mais c’est, un homme. Il sait pourquoi il vit. (À Alexandre Petrovitch.) Et ce jeune garçon élégant, c’est mon fils Vania. Il est charmant, n’est-ce pas ? Il suivra le glorieux exemple de son frère aîné qui se saoule dans le corps des chevaliers-gardes. Et en attendant, lui aussi va danser…

Luba. — Oh ! papa, je t’en prie…

Nicolas. — Quoi ? Je me trompe ? On ne donne pas un bal ce soir ? Voyons ! je ne rêve pas… Et d’ailleurs voici des objets pour le cotillon. (Il prend une décoration du cotillon.) Alexandre, tu risques d’être le seul dans cette maison qui ne soit pas décoré. Permets-moi de réparer cet oubli. (Il lui pique la décoration dans ses haillons.) Maintenant, tu es comme ce monsieur que je ne connais pas ?

Maria, présentant.M. Starkovsky.

Starkovsky. — Je suis très honoré, monsieur…

Nicolas. — Employé de l’État, n’est-ce pas ?…

Alina.M. Starkovsky est gentilhomme de la Chambre…

Nicolas. — Oui ! Oui ! Employé supérieur…

Luba.M. Starkovsky ne mérite pas vos railleries… Il a pour vous une profonde estime…

Starkovsky. — Oh ! oui, monsieur…

Nicolas. — Je vous en dispense.

Luba.M. Starkovsky, nous devons nous occuper encore du cotillon… Voulez-vous venir à côté, nous serons plus tranquilles.

Starkovsky. — Avec plaisir, mademoiselle. Dois-je emporter les coussins…

Luba. — Je vous en prie ! Venez ! Viens aussi Vania. (Luba, Starkovsky et Vania sortent.)

Maria. — Maintenant, permets-moi de te dire que ta conduite…

Nicolas. — Assez !

(Alina et Maria sortent en colère.)

Nicolas. — Elles sont bien heureuses de nous voir dans le bal.

Alexandre. — Je crois que tu exagères. D’ailleurs, il est tard… Il faut que je reprenne ma route…

Nicolas. — Pourquoi ? Tu es si pressé ?

Alexandre. — Je respirerais mieux dehors…

Nicolas. — Il fait très froid…

Alexandre. — Ça ne fait rien. Ici je me sens mal à l’aise.

Nicolas. — Moi aussi.

Alexandre. — Nicolas Ivanovitch, pourquoi ne viens-tu pas avec moi ?

Nicolas. — Je le voudrais bien.

Alexandre. — On respire mieux quand on est libre, quand on n’a plus de maison, plus d’argent, plus rien. Viens avec moi !

Nicolas. — Je le devrais. Il faut conformer ses actes à ses paroles et moi…

Alexandre. — Sais-tu ? Quand j’étais encore jeune, je suis allé une fois au théâtre ; les choristes chantaient : « Partons » ou « Pressons le pas ». Et ils restaient sur la scène…

Nicolas. — Je ressemble à ces choristes, hein, mon camarade ?

Alexandre. — Un peu.

Nicolas. — Que veux-tu ?

Luba, rentrant. — C’est maman qui m’envoie… Je voudrais te dire quelques mots…

Nicolas. — Eh bien ! Parle !

Luba. — Mais…

Nicolas. — Tu peux parler devant Alexandre Petrovitch…

Alexandre, s’éloignant. — Il vaut sans doute, mieux…

Nicolas. — Je te prie de rester. Je n’ai pas de secret. (À Luba.) Si tu as honte de parler devant lui il vaut mieux que tu te taises.

Luba. — Comme tu voudras. Maman craint que tu ne sois en colère. Elle regrette d’avoir donné cette soirée puisque tu en es irrite. Mais elle te supplie de ne point faire d’esclandre.

Nicolas. — Ce n’est pas mon intention. Et d’ailleurs, je ne suis pas en colère.

Luba. — Je t’en prie, papa. C’est grave.

Nicolas. — Bah ? Qu’y a-t-il de grave ?

Luba. — Je comprends très bien que tu veuilles vivre comme tu l’entends. Mais bien des familles en sont choquées… Oh ! elles ont tort, elles ont grand tort ! Il n’en est pas moins vrai qu’elles ont songé à rompre avec nous… Nous avons eu grand mal à conserver nos relations… Alors si, tout à l’heure…

Nicolas. — Crois-tu que je serais l’ami d’Alexandre Petrovitch s’il n’était pas un brave homme ?

Luba. — Ce n’est point la question. Mais par vos costumes, par vos manières, vous semblez blâmer ceux qui viennent ici. N’est-il pas naturel qu’ils s’en offensent ? Nous vivons dans un milieu social. Nous devons nous soumettre à ses lois, sinon, il faut établir son existence ailleurs…

Nicolas. — Tu l’as dit !

Alexandre. — À moins qu’on ne reste dans ce milieu pour montrer la vérité à ceux qui nous entourent.

Luba. — Cette conquête des âmes est bien dangereuse et elle est éphémère.

Nicolas. — Pas toujours !

Luba. — Cependant notre pope…

Nicolas. — Vassili !

Luba. — Il avait rompu avec l’Église ! Il était prêt à affronter le martyre ! Quelques mois de pénitence dans un couvent et il a imploré de l’archevêque son pardon.

Nicolas. — Est-ce bien vrai ?

Luba. — Il a fait sa soumission.

Alexandre. — Le malheureux !

Nicolas. — Oui, malheureux ! De nouveau ils l’ont séduit. Il n’a plus distingué la vérité du Mensonge ?

Luba. — Il avait sans doute le désir de vivre tranquille avec sa femme et ses enfants. Et qui pouvait le lui reprocher ?

Nicolas. — Dieu !

Luba. — Qu’en savons-nous ? Dieu nous a-t-il donné cette existence pour souffrir ? Ne nous a-t-il proposé des joies que pour nous amoindrir ? Est-il donc un père qui se plaît à prendre au piège ses enfants ?

Nicolas. — Tu ne comprends plus. Mais il y en a d’autres qui comprennent.

Luba. — Boris, n’est-ce pas ?

Nicolas. — Oui.

Luba. — C’est votre véritable enfant, c’est votre fils chéri : il est fidèle à votre enseignement…

Nicolas. — Il n’abandonne pas le chemin de lumière.

Luba. — Mais il souffre affreusement.

Nicolas. — Tu crois qu’il souffre. Il est heureux, il le proclame. Et regarde celui-ci, Alexandre Petrovitch, il est heureux aussi.

Alexandre. — C’est vrai.

La Princesse, entrant brusquement. — Je viens de votre appartement. On m’a dit que vous étiez ici, dans le bal. D’abord je ne voulais pas le croire. Mais c’est vrai. Eh bien ! Voici ! Je viens d’apprendre que Boris va partir pour les bataillons de discipline. Vous entendez bien ! Il était avec des fous, ce n’était pas assez. On va le faire vivre avec des criminels. Et, s’il refuse encore de servir, on le battra, on le déchirera à coups de fouet, on lui fera subir d’affreux supplices. Et il s’obstinera, j’en suis sûre, il mourra plutôt que de céder…

Nicolas. — Le pauvre enfant !

La Princesse. — Oui ! Vous pouvez le plaindre. Et vous pouvez aussi vous frapper la poitrine en gémissant : « C’est ma faute ! c’est ma faute ! » car c’est vous qui lui avez fait tant de mal. Mais vous ne semblez pas vous en douter. Tandis que le disciple va être livré aux bourreaux, le maître est dans un bal. Il porte un costume bizarre et il répète de belles phrases comme un acteur. Vous n’êtes qu’un cabotin qui veut se faire passer pour un apôtre. Celui-ci est votre compère, hein ? Vous vous faites du bon sang tandis que je pleure sur mon fils. Vous félicitez sa fiancée qui a eu le bon goût de le trahir pour épouser le riche et brillant Starkovsky.

Nicolas. — Que dites-vous ?

La Princesse. — Oui ! Oui ! Vous ignoriez tout, n’est-ce pas ? Oh ! c’est trop facile de dire qu’on ne sait rien. Ça ne prend pas ! Je ne suis plus votre dupe. Écoutez-moi ! Vous allez faire tout votre possible pour que Boris ne soit pas envoyé dans cet enfer. Vous allez tout tenter pour qu’on le mette en liberté. Allez voir les autorités, allez chez le tsar, allez chez qui vous voudrez. Vous êtes obligé de le faire. Sinon, je sais ce que je ferai, moi !

Nicolas. — Je voudrais de tout mon cœur sauver Boris.

Luba. — Oh ! oui, papa, je t’en prie…

La Princesse. — Vous… je ne veux rien vous devoir… Je vous tiens en mépris… Oh ! vous êtes bien sa fille. Toutes les apparences de la noblesse et l’âme la plus basse…

Nicolas. — Je vous prie de ne pas injurier Luba.

La Princesse. — Elle mérite toutes les insultes.

Luba. — Si vous n’étiez pas égarée par la douleur…

La Princesse. — Je souffre, mais je sais ce que je dis.

Nicolas, à Luba. — Réponds ! C’est vrai ? Tu veux épouser ce valet ?

Luba. — Je vous en supplie, ne le traitez pas de la sorte.

Nicolas. — Tu peux trahir ainsi Boris ?

Luba. — C’est lui qui m’a trahie le premier…

Nicolas. — Pour le Christ.

Luba. — Eh bien, non ! c’est pour l’orgueil !

La Princesse. — Vous l’entendez !

Nicolas. — Viens, Alexandre ! Je pars avec toi !

Luba. — Papa !

Nicolas. — Je quitte cette maison où j’étouffe. Laisse-moi ! Laisse-moi ! Va retrouver ton bellâtre ! Soyez heureux ! Faites des enfants qui vous ressemblent ! Qu’ils soient sans pitié et sans cœur ! Des enfants qui soient assurés d’une glorieuse carrière ! Moi je n’ai plus de famille puisque ma fille, a renié en même temps le fiancé auquel elle avait promis son cœur, et la vérité, puisqu’elle épouse un laquais, un menteur… Non, je n’ai plus de famille, je n’ai que Boris ! Je vais essayer de le sauver !

Alexandre. — Tiens ! Voici mon bâton ! Appuie-toi sur mon bras !

Nicolas. — Il faut le sauver ! Il faut le sauver. Et après, nous pourrons être heureux sur les routes, sous le ciel !

Starkovsky, entrant gracieusement. — C’est ma valse, mademoiselle Luba, c’est ma valse.

Nicolas. — Mais oui ! Mais oui ! Dansez ! Valsez. Vous êtes charmant, monsieur Starkovsky, tout à fait digne d’elle. Je vous la donne. Dansez ! Valsez ! Adieu !


Rideau


DEUXIÈME TABLEAU


Intérieur de l’Izba du deuxième acte,

La Paysanne. — Dépêchons-nous un peu. Nous serons encore en retard pour l’office ! Tiens ! On entend déjà les chants.

Pierre. — Nous avons bien le temps.

La Paysanne. — Toi, tu n’as plus de religion… Il faut te traîner à l’église, le dimanche.

Pierre. — Je suis fatigué.

La Paysanne. — Oui… Tu es fatigué tous les dimanches.

Pierre. — C’est peut-être parce que j’ai travaillé pendant la semaine.

La Paysanne. — Eh bien, et moi ! Je ne travaille peut-être pas ? Ça ne m’empêche pas, le septième jour, d’aller prier.

Pierre. — Je t’assure, j’ai besoin de repos.

La Paysanne. — Tu as une mine superbe. Non ! La vérité, c’est que tu as honte…

Pierre. — Moi ? Oh ! là ! là ! Honte de quoi ?

La Paysanne. — D’avoir été en prison. Mais tu n’as rien fait de mal, voyons ! Pour avoir coupé quelques arbres…

Pierre. — Eh bien, oui ! ça me fait mal de rencontrer les autres maintenant. Ils me regardent si drôlement…

La Paysanne. — Mais non… Tu te fais des idées… Et puis, même si c’est vrai, il ne faut pas avoir honte. Il faut les regarder en face… ça leur fera baisser les yeux.

Pierre. — Ah ! c’est bien dur !

La Paysanne. — Il le faut… Allons… Viens… (Elle appelle.) Groucha !

Groucha. — Eh bien ?

La Paysanne. — Nous allons à l’église.

(Pendant ce temps, Pierre se prépare.)

Groucha. — Je vais avec vous.

La Paysanne. — Non ! non ! Toi, tu veilleras ici…

Groucha. — Sur quoi veiller ? puisque la voisine garde les enfants avec les siens, alors je n’ai pas besoin de veiller. Les voleurs ne trouveraient rien à prendre.

La Paysanne. — Qui te parle des voleurs ? Tu feras attention au feu…

Groucha. — Le feu se garde bien tout seul.

La Paysanne. — En voilà une raisonneuse ! Je veux que tu restes ici, c’est compris !

Pierre. — Pourquoi ?

La Paysanne, bas. — Pour qu’elle n’entende pas les réflexions des imbéciles.

Pierre. — Ah ! Bon ! Eh bien, reste ici, Groucha ! En revenant, je te taillerai une belle poupée dans du bois.

Groucha. — Oh, oui ! Tu tailles si bien dans le bois.

Pierre. — Ce n’est que trop vrai !

La Paysanne. — Allons ! Allons ! Elle en a déjà, une poupée. Viens, toi.

(Elle sort avec Pierre.) (Quand ils sont sortis, Groucha va chercher dans un coin une petite poupée, très vulgaire. Elle rapproche du poêle pour la réchauffer. Ensuite elle la berce en chantonnant.)

Alexandre, entrant avec Nicolas. — Il fait froid dehors. Mon ami est gelé, hein ?

Nicolas. — Oui… Il fait froid.

Groucha. — Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Alexandre. — Tu ne me reconnais pas ? Je suis l’ami de ton grand-père.

Groucha. — Ah oui ! Je crois que je t’ai déjà vu. Mais lui je ne le connais pas !

Alexandre. — Tu ne le connais pas ? Tu l’as peut-être vu plus souvent que moi cependant. Et le grand-père n’est pas là ?

Groucha. — Il n’est plus là ! Il est mort.

Alexandre. — Ah ! Le pauvre vieux… Il appelait toujours la délivrance. Elle est venue. Tu n’as rien à nous donner pour nous réchauffer ?

Groucha. — Approchez-vous du poêle…

Alexandre. — Mais mon ami boirait bien quelque chose de chaud.

Groucha. — Mais je n’ai rien.

Nicolas. — Je n’ai besoin de rien.

Alexandre. — Reste près du poêle. Je vais essayer de trouver quelque chose dans le village.

Nicolas. — Je n’ai besoin de rien.

Alexandre. — Laisse donc. (Il sort.)

Groucha. — Tu as l’air bien fatigué, tu viens de loin, grand-père ?

Nicolas. — Oui… De loin.

Groucha. — Et tu es venu à pied, dans la neige. Tu n’as donc pas d’argent pour prendre le chemin de fer ?

Nicolas. — Non ! Je n’ai pas d’argent.

Groucha. — Tu es si malheureux !

Nicolas. — Je ne suis pas malheureux ?

Groucha. — Mais tu dis que tu n’as rien.

Nicolas. — C’est vrai.

Groucha. — Et tu n’es pas malheureux ?

Nicolas. — Non.

Groucha. — On n’est pourtant pas heureux quand on a rien.

(Silence.)

Nicolas. — Comment t’appelles-tu, mon enfant ?

Groucha. — Et toi ?

Nicolas. — Moi…

Groucha. — Tu ne veux pas me le dire, ton nom ?… Moi, je m’appelle Groucha.

Nicolas. — Ah !

Groucha. — Tu viens voir quelqu’un dans le village.

Nicolas. — Non.

Groucha. — Tu ne viens pas te louer pour les travaux des champs ? Ce n’est pas la saison.

Nicolas. — Non.

Groucha. — Tu n’es pas bavard. Peut-être tu parleras plus à papa… Il reviendra tout à l’heure. Il est à l’église..

Nicolas. — Comment s’appelle-t-il ?

Groucha. — Il s’appelle Pierre.

Nicolas. — Pierre ! J’ai connu, dans ce village, un Pierre… Oui ! Oui ! Maintenant je reconnais la maison. Il va bien, ton papa ?

Groucha. — Il paraît qu’il a été très malade. Moi, je ne trouvais pas qu’il avait mauvaise mine. Mais maman m’a dit qu’il devait aller se soigner à la ville pendant quatre mois.

Nicolas. — C’était l’été dernier, hein ?

Groucha. — Oui…

Nicolas. — Il est revenu avec le froid ?

Groucha. — Oh ! mais tu nous connais bien. Tu sais tout ce qui nous est arrivé.

Nicolas. — Maintenant il va mieux ?

Groucha. — Oui… Mais il est si triste ! Quand il est revenu, il avait l’air d’être bien plus malade que quand il est parti. Je ne le reconnaissais plus,

Nicolas. — Ton père, ma petite, c’est un brave homme.

Groucha. — Je le sais bien.

Nicolas. — Il faut l’aimer beaucoup, Groucha.

Groucha. — Mais je l’aime beaucoup.

Nicolas. — Alors, c’est bien…

Groucha. — Comme tu parles doucement, grand-père, et comme tu respires fort. Tu es donc très malade ? Mon grand-père était ainsi avant de…

Nicolas. — Avant de mourir, n’est-ce pas ?

Groucha. — Non ! non ! Avant de guérir.

Nicolas. — Tu es une bonne petite fille, Groucha.

Groucha. — Et toi, tu es un bon grand-père. Si tu n’étais pas si fatigué, je suis sûre que tu me raconterais de belles histoires. Ceux qui ont la barbe blanche savent de belles histoires.

Nicolas. — Tu connais l’histoire du paysan à qui le prince donna tout le terrain autour duquel il pouvait se promener pendant une journée ?

Groucha. — Il avait de la chance, le paysan ! Nous qui n’avons qu’un tout petit champ !

Nicolas. — Seulement, il fallait qu’au coucher du soleil il fût revenu à son point de départ. Sinon, il n’aurait rien.

Groucha. — Alors ?

Nicolas. — Il allait, il allait, et il se disait : « J’ai bien le temps ! Encore cette prairie ! Encore ce bois ! Encore cette terre à blé ! » Mais le soleil déclinait.

Groucha. — Et alors ?

Nicolas. — Alors, il se mit à courir, à courir pour revenir à l’endroit d’où il était parti. Et il se disait : « Je n’arriverai pas à temps. Je n’aurai rien ! » Et il courait plus vite, comme un fou. Il pouvait à peine respirer. Le prince, qui était là-bas et qui l’attendait, lui faisait des signes pour l’encourager : « Viens donc ! Plus vite ! Plus vite ! » Il faisait des efforts terribles. Il arriva enfin, et l’on apercevait encore un point rouge à l’horizon. Il avait gagné…

Groucha. — Il devint un grand seigneur ?

Nicolas. — Non ! Il devint un mort. La fatigue l’avait tué. On creusa aussitôt sa tombe. C’est tout ce qu’il faut de terre à un homme.

Groucha. — Il était trop gourmand, n’est-ce pas ? Tu étais gourmand, toi, quand tu étais petit.

Nicolas. — Oui… Et plus tard aussi…

Groucha. — Longtemps ?

Nicolas. — Jusqu’au jour où ma barbe est devenue blanche.

Groucha. — Et qui t’a guéri de la gourmandise ?

Nicolas. — La vue des affamés.

Groucha. — Tu étais peut-être riche, grand-père ?

Nicolas. — Oui !

Groucha. — Tu avais trois vaches ?

Nicolas. — Plus !

Groucha. — Quoi ? Quatre vaches ?

Nicolas. — Bien plus ! Des champs, des bois, des palais…

Groucha. — Et tu n’as plus rien ? Tu as tout bu ?

Nicolas. — Je n’ai plus rien.

Groucha. — Mais tu as sans doute une famille qui est riche ?

Nicolas. — Je n’ai plus de famille.

Groucha. — Tu es un pauvre vieux tout seul ?

Nicolas. — Oui !

Groucha. — Tu as l’air si bon, cependant.

Nicolas. — Pourquoi me regardes-tu ainsi ?

Groucha. — Tu ressembles au seigneur de ce village.

Nicolas. — Vraiment ?

Groucha. — Tu es plus vieux que lui ; mais tu lui ressembles. Tu es peut-être son frère, et il ne te donne pas d’argent. Cependant il n’est pas méchant. Il nous a envoyé de l’argent pendant l’absence de papa.

Nicolas. — Ma petite Groucha !

Groucha. — N’es-tu pas Nicolas Ivauovitch ?

Nicolas. — Oui !

Groucha. — Oh ! Pardonne-moi…

Nicolas. — Pourquoi ?

Groucha. — J’ai parlé avec toi comme si tu étais un paysan.

Nicolas. — Tu as bien fait.

Groucha. — Je t’ai appelé grand-père.

Nicolas. — Il faut encore m’appeler ainsi.

Groucha. — Je n’oserai plus.

Nicolas. — Tu veux donc me faire de la peine ?

Groucha. — Oh, non ! Mais alors ce n’est pas vrai ! Tu n’es pas malheureux ! C’est pour rire ?

Nicolas. — Si ! Je suis plus pauvre que toi.

Groucha. — Oh ! grand-père ! Ce n’est pas juste !

Nicolas. — Tu trouves ?

Groucha. — Ce n’est pas juste, parce que tu as toujours été si gentil ! Tu venais nous voir quelque fois. Tu nous parlais. Je me rappelle maintenant. Mais quel changement ! Et ce jeune seigneur qui est venu un jour avec toi ?…

Nicolas. — Qui donc ?

Groucha. — Je ne sais pas. C’était peut-être ton fils. Il est venu une fois, cet été. Comme un marchand passait, il m’a acheté une belle poupée. La voici. Je n’ai pas oublié…

Nicolas. — N’est-ce pas Boris ?

Groucha. — Oui… Oui… Tu l’appelais Boris…

Nicolas. — Il n’est plus.

Groucha. — Il a été malade ?

Nicolas. — Non ! Il a été soldat.

Groucha. — Il a été tué, lui aussi. C’est la guerre, hein, grand-père ?

Nicolas. — Même pas, Groucha : c’est la paix !

Groucha. — C’est pourquoi tu es triste et malade, grand-père ? Tu as perdu ton enfant ?

(Elle va vers la porte.)

Nicolas. — Où vas-tu ?

Groucha. — À l’église. Je veux prévenir papa que tu es ici.

Nicolas. — Ne le dérange pas.

Groucha. — Et puis je prierai aussi pour celui qui m’a donné ma poupée et pour toi.

Nicolas. — Tu peux prier ici aussi bien et mieux que dans l’église. (Groucha s’agenouille devant l’icone.) Peut-on savoir ce que tu demandes ?

Groucha. — Oh ! Je n’ose pas… Je ne sais pas les prières… Je prie comme si je parlais…

Nicolas. — C’est la meilleure prière.

Groucha, priant. — Seigneur, rends la santé à Nicolas Ivanovitch… Il a été bon pour nous…

Nicolas. — Je me sens mieux.

Groucha. — C’est vrai, grand-père ?

Nicolas. — Oui ! Oui ! Ce que tu dis là, Groucha, c’est tout ce que j’espérais de l’existence.

Groucha, priant. — Il a beaucoup souffert… Aie pitié de lui, Seigneur. Et reçois au ciel son fils Boris… Il est mort depuis longtemps, grand-père ?

Nicolas. — Quelques jours.

Groucha. — Il doit être déjà arrivé au ciel, alors… Comment va-t-on là-haut ? On s’envole comme un oiseau, dis ?… Et c’est vrai que les méchants sont punis ? C’est vrai que les bons sont récompensés ? Tu dois le savoir, toi… Réponds-moi, grand-père… Réponds-moi… mais pourquoi ne réponds-tu pas ?

(Elle remue doucement le bras de Nicolas qui a un mouvement de pantin cassé. Groucha se recule. Elle appelle tout bas, puis plus fort : « Grand-père ! Grand-Père ! » Saisie de frayeur, elle ouvre la porte de l’izba pour aller appeler quelqu’un. On entend les chants de l’église.)


Rideau


L.-N. Tolstoï
Adaptation de F. Nozière
et J.-W. Bienstock.
  1. Copyright by F. Nozière et J.-W. Bienstock, 1924. Tous droits de traduction, adaptation, reproduction, et représentation réservés pour tous pays, y compris la Russie.
  2. Pour simplifier la lecture nous avons désigné les personnages par le prénom seul sans y joindre les patronymiques comme il est d’usage, en Russie.