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La Mare au diable/Appendice 4

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Quantin (p. 177-189).


IV

LE CHOU



On remonta à cheval et on revint très vite à Belair. Le repas fut splendide et dura, entremêlé de danses et de chants, jusqu’à minuit. Les vieux ne quittèrent point la table pendant quatorze heures. Le fossoyeur fit la cuisine et la fit fort bien. Il était renommé pour cela, et il quittait ses fourneaux pour venir danser et chanter entre chaque service. Il était épileptique pourtant, ce pauvre père Bontemps. Qui s’en serait douté ? Il était frais, fort, et gai comme un jeune homme. Un jour nous le trouvâmes comme mort, tordu par son mal dans un fossé, à l’entrée de la nuit. Nous le rapportâmes chez nous dans une brouette et nous passâmes la nuit à le soigner. Trois jours après il était de noce, chantait comme une grive et sautait comme un cabri, se trémoussant à l’ancienne mode. En sortant d’un mariage, il allait creuser une fosse et clouer une bière. Il s’en acquittait pieusement, et quoiqu’il n’y parût point ensuite à sa belle humeur, il en conservait une impression sinistre qui hâtait le retour de son accès. Sa femme, paralytique, ne bougeait de sa chaise depuis vingt ans. Sa mère en a cent quarante et vit encore. Mais lui, le pauvre homme si gai, si bon, si amusant, il s’est tué l’an dernier en tombant de son grenier sur le pavé. Sans doute, il était en proie au fatal accès de son mal, et, comme d’habitude, il s’était caché dans le foin pour ne pas effrayer et affliger sa famille. Il termina ainsi, d’une manière tragique, une vie étrange comme lui-même, un mélange de choses lugubres et folles, terribles et riantes, au milieu desquelles son cœur était toujours resté bon et son caractère aimable. Mais nous arrivons à la troisième journée des noces, qui est la plus curieuse et qui s’est maintenue dans toute sa rigueur jusqu’à nos jours. Nous ne parlerons pas de la rôtie que l’on porte au lit nuptial ; c’est un assez sot usage qui fait souffrir la pudeur de la mariée et tend à détruire celle des jeunes filles qui y assistent. D’ailleurs, je crois que c’est un usage de toutes les provinces, et qui n’a chez nous rien de particulier.

De même que la cérémonie des livrées est le symbole de la prise de possession du cœur et du domicile de la mariée, celle du chou est le symbole de la fécondité de l’hymen. Après le déjeuner du lendemain de noces commence cette bizarre représentation d’origine gauloise, mais qui, en passant par le christianisme primitif, est devenue peu à peu une sorte de mystère, ou de moralité bouffonne du moyen âge.

Deux garçons (les plus enjoués et les mieux disposés de la bande) disparaissent pendant le déjeuner, vont se costumer et enfin reviennent escortés de la musique, des chiens, des enfants et des coups de pistolet. Ils représentent un couple de gueux, mari et femme, couverts des haillons les plus misérables. Le mari est le plus sale des deux : c’est le vice qui l’a ainsi dégradé ; la femme n’est que malheureuse et avilie par les désordres de son époux.

Ils s’intitulent le jardinier et la jardinière et se disent préposés à la garde et à la culture du chou sacré. Mais le mari porte diverses qualifications qui toutes ont un sens. On l’appelle indifféremment le pailloux, parce qu’il est coiffé d’une perruque de paille ou de chanvre, et que, pour cacher sa nudité mal garantie par ses guenilles, il s’entoure les jambes et une partie du corps de paille. Il se fait aussi un gros ventre ou une bosse avec de la paille ou du foin cachés sous sa blouse. Le peilloux, parce qu’il est couvert de peille (guenilles). Enfin, le païen, ce qui est plus significatif encore, parce qu’il est censé, par son cynisme et ses débauches, résumer en lui l’antipode de toutes les vertus chrétiennes.

Il arrive, le visage barbouillé de suie et de lie de vin, quelquefois affublé d’un masque grotesque. Une mauvaise tasse de terre ébréchée, ou un vieux sabot pendu à sa ceinture par une ficelle, lui sert à demander l’aumône du vin. Personne ne lui refuse, et il feint de boire, puis il répand le vin par terre, en signe de libation. À chaque pas, il tombe, il se roule dans la boue ; il affecte d’être en proie à l’ivresse la plus honteuse. Sa pauvre femme court après lui, le ramasse, appelle au secours, arrache les cheveux de chanvre qui sortent en mèches hérissées de sa cornette immonde, pleure sur l’abjection de son mari et lui fait des reproches pathétiques.

— Malheureux ! lui dit-elle, vois où nous a réduits ta mauvaise conduite ! J’ai beau filer, travailler pour toi, raccommoder tes habits ! tu te déchires, tu te souilles sans cesse. Tu m’as mangé mon pauvre bien, nos six enfants sont sur la paille, nous vivons dans une étable avec les animaux ; nous voilà réduits à demander l’aumône, et encore tu es si laid, si dégoûtant, si méprisé, que bientôt on nous jettera le pain comme à des chiens. Hélas ! mes pauvres mondes (mes pauvres gens), ayez pitié de nous ! ayez pitié de moi ! Je n’ai pas mérité mon sort, et jamais femme n’a eu un mari plus malpropre et plus détestable. Aidez-moi à le ramasser, autrement les voitures l’écraseront comme un vieux tesson de bouteille, et je serai veuve, ce qui achèverait de me faire mourir de chagrin, quoique tout le monde dise que ce serait un grand bonheur pour moi.

Tel est le rôle de la jardinière et ses lamentations continuelles durant toute la pièce. Car c’est une véritable comédie libre, improvisée, jouée en plein air, sur les chemins, à travers champs, alimentée par tous les accidents fortuits qui se présentent, et à laquelle tout le monde prend part, gens de la noce et du dehors, hôtes des maisons et passants des chemins pendant trois ou quatre heures de la journée, ainsi qu’on va le voir. Le thème est invariable, mais on brode à l’infini sur ce thème, et c’est là qu’il faut voir l’instinct mimique, l’abondance d’idées bouffonnes, la faconde, l’esprit de repartie et même l’éloquence naturelle de nos paysans.

Le rôle de la jardinière est ordinairement confié à un homme mince, imberbe et à teint frais, qui sait donner une grande vérité à son personnage et jouer le désespoir burlesque avec assez de naturel pour qu’on en soit égayé et attristé en même temps comme d’un fait réel. Ces hommes maigres et imberbes ne sont pas rares dans nos campagnes, et, chose étrange, ce sont parfois les plus remarquables pour la force musculaire.

Après que le malheur de la femme est constaté, les jeunes gens de la noce l’engagent à laisser là son ivrogne de mari et à se divertir avec eux. Ils lui offrent le bras et l’entraînent. Peu à peu elle s’abandonne, s’égaye et se met à courir, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, prenant des allures dévergondées : nouvelle moralité, l’inconduite du mari provoque et amène celle de la femme.

Le païen se réveille alors de son ivresse ; il cherche des yeux sa compagne, s’arme d’une corde et d’un bâton, et court après elle. On le fait courir, on se cache, on passe la femme de l’un à l’autre, on essaye de la distraire et de tromper le jaloux. Ses amis s’efforcent de l’enivrer. Enfin il rejoint son infidèle et veut la battre. Ce qu’il y a de plus réel et de mieux observé dans cette parodie des misères de la vie conjugale, c’est que le jaloux ne s’attaque jamais à ceux qui lui enlèvent sa femme. Il est fort poli et prudent avec eux, il ne veut s’en prendre qu’à la coupable, parce qu’elle est censée ne pouvoir lui résister.

Mais au moment où il lève son bâton et apprête sa corde pour attacher la délinquante, tous les hommes de la noce s’interposent et se jettent entre les deux époux. Ne la battez pas ! ne battez jamais votre femme ! est la formule qui se répète à satiété dans ces scènes. On désarme le mari, on le force à pardonner, à embrasser sa femme, et bientôt il affecte de l’aimer plus que jamais. Il s’en va bras dessus, bras dessous avec elle, en chantant et en dansant, jusqu’à ce qu’un nouvel accès d’ivresse le fasse rouler par terre : et alors recommencent les lamentations de la femme, son découragement, ses égarements simulés, la jalousie du mari, l’intervention des voisins et le raccommodement. Il y a dans tout cela un enseignement naïf, grossier même, qui sent fort son origine moyen âge, mais qui fait toujours impression, sinon sur les mariés, trop amoureux ou trop raisonnables aujourd’hui pour en avoir besoin, du moins sur les enfants et les adolescents. Le païen effraye et dégoûte tellement les jeunes filles, en courant après elles et en feignant de vouloir les embrasser, qu’elles fuient avec une émotion qui n’a rien de joué. Sa face barbouillée et son grand bâton (inoffensif pourtant) font jeter les hauts cris aux marmots. C’est de la comédie de mœurs à l’état le plus élémentaire, mais aussi le plus frappant.

Quand cette farce est bien mise en train, on se dispose à aller chercher le chou. On apporte une civière sur laquelle on place le païen armé d’une bêche, d’une corde et d’une grande corbeille. Quatre hommes vigoureux l’enlèvent sur leurs épaules. Sa femme le suit à pied, les anciens viennent en groupe après lui d’un air grave et pensif ; puis la noce marche par couples au pas réglé par la musique. Les coups de pistolet recommencent, les chiens hurlent plus que jamais à la vue du païen immonde, ainsi porté en triomphe. Les enfants l’encensent dérisoirement avec des sabots au bout d’une ficelle.

Mais pourquoi cette ovation à un personnage si repoussant ? On marche à la conquête du chou sacré, emblème de la fécondité matrimoniale, et c’est cet ivrogne abruti qui, seul, peut porter la main sur la plante symbolique. Sans doute il y a là un mystère antérieur au christianisme, et qui rappelle la fête des Saturnales, ou quelque bacchanale antique. Peut-être ce païen, qui est en même temps le jardinier par excellence, n’est-il rien moins que Priape en personne, le dieu des jardins et de la débauche, divinité qui dut être pourtant chaste et sérieuse dans son origine, comme le mystère de la reproduction, mais que la licence des mœurs et l’égarement des idées ont dégradée insensiblement.

Quoi qu’il en soit, la marche triomphale arrive au logis de la mariée et s’introduit dans son jardin. Là on choisit le plus beau chou, ce qui ne se fait pas vite, car les anciens tiennent conseil et discutent à perte de vue, chacun plaidant pour le chou qui lui paraît le plus convenable. On va aux voix, et quand le choix est fixé, le jardinier attache sa corde autour de la tige et s’éloigne autant que le permet l’étendue du jardin. La jardinière veille à ce que, dans sa chute, le légume sacré ne soit point endommagé. Les Plaisants de la noce, le chanvreur, le fossoyeur, le charpentier ou le sabotier (tous ceux enfin qui ne travaillent pas la terre, et qui, passant leur vie chez les autres, sont réputés avoir, et ont réellement plus d’esprit et de babil que les simples ouvriers agriculteurs), se rangent autour du chou. L’un ouvre une tranchée à la bêche, si profonde qu’on dirait qu’il s’agit d’abattre un chêne. L’autre met sur son nez une drogue en bois ou en carton qui simule une paire de lunettes : il fait l’office d’ingénieur, s’approche, s’éloigne, lève un plan, lorgne les travailleurs, tire des lignes, fait le pédant, s’écrie qu’on va tout gâter, fait abandonner et reprendre le travail selon sa fantaisie, et le plus longuement, le plus ridiculement possible dirige la besogne. Ceci est-il une addition au formulaire antique de la cérémonie, en moquerie des théoriciens en général que le paysan coutumier méprise souverainement, ou en haine des arpenteurs qui règlent le cadastre et répartissent l’impôt, ou enfin des employés aux ponts et chaussées qui convertissent des communaux en routes et font supprimer de vieux abus chers au paysan ? Tant il y a que ce personnage de la comédie s’appelle le géomètre, et qu’il fait son possible pour se rendre insupportable à ceux qui tiennent la pioche et la pelle.

Enfin, après un quart d’heure de difficultés et de momeries, pour ne pas couper les racines du chou et le déplanter sans dommage, tandis que des pelletées de terre sont lancées au nez des assistants (tant pis pour qui ne se range pas assez vite ; fût-il évêque ou prince, il faut qu’il reçoive le baptême de la terre), le païen tire la corde, la païenne tend son tablier, et le chou tombe majestueusement aux vivat des spectateurs. Alors on apporte la corbeille, et le couple païen y plante le chou avec toutes sortes de soins et de précautions. On l’entoure de terre fraîche, on le soutient avec des baguettes et des liens, comme font les bouquetières des villes pour leurs splendides camélias en pot ; on pique des pommes rouges au bout des baguettes, des branches de thym, de sauge et de laurier tout autour : on chamarre le tout de rubans et de banderoles ; on recharge le trophée sur la civière avec le païen, qui doit le maintenir en équilibre et le préserver d’accident, et enfin on sort du jardin en bon ordre et au pas de marche.

Mais là quand il s’agit de franchir la porte, de même que lorsque ensuite il s’agit d’entrer dans la cour de la maison du marié, un obstacle imaginaire s’oppose au passage. Les porteurs du fardeau trébuchent, poussent de grandes exclamations, reculent, avancent encore et, comme repoussés par une force invisible, feignent de succomber sous le poids. Pendant cela, les assistants rient, excitent et calment l’attelage humain. « Bellement ! bellement, enfant ! La, la, courage ! Prenez garde ! patience ! Baissez-vous. La porte est trop basse ! Serrez-vous, elle est trop étroite ! un peu à gauche ; à droite à présent ! allons, du cœur, vous y êtes ! »

C’est ainsi que dans les années de récolte abondante, le char à bœufs, chargé outre mesure de fourrage ou de moissons, se trouve trop large ou trop haut pour entrer sous le porche de la grange. C’est ainsi qu’on crie après les robustes animaux pour les retenir ou les exciter ; c’est ainsi qu’avec de l’adresse et de vigoureux efforts on fait passer la montagne des richesses, sans l’écrouler, sous l’arc de triomphe rustique. C’est surtout le dernier charroi, appelé la gerbaude, qui demande ces précautions, car c’est aussi une fête champêtre, et la dernière gerbe enlevée au dernier sillon est placée au sommet du char, ornée de rubans et de fleurs, de même que le front des bœufs et l’aiguillon du bouvier. Ainsi l’entrée triomphale et pénible du chou dans la maison est un simulacre de la prospérité et de la fécondité qu’il représente.

Arrivé dans la cour du marié, le chou est enlevé et porté au plus haut de la maison ou de la grange. S’il est une cheminée, un pignon, un pigeonnier plus élevé que les autres faîtes, il faut, à tout risque, porter ce fardeau au point culminant de l’habitation. Le païen l’accompagne jusque-là, le fixe et l’arrose d’un grand broc de vin, tandis qu’une salve de coups de pistolet et les contorsions joyeuses de la païenne signalent son inauguration.

La même cérémonie recommence immédiatement. On va déterrer un autre chou dans le jardin du marié pour le porter avec les mêmes formalités sur le toit que sa femme vient d’abandonner pour le suivre. Ces trophées restent là jusqu’à ce que le vent et la pluie détruisent les corbeilles et emportent le chou. Mais ils y vivent assez longtemps pour donner quelque chance de succès à la prédiction que font les anciens et les matrones en le saluant. « Beau chou, disent-ils, vis et fleuris, afin que notre jeune mariée ait un beau petit enfant avant la fin de l’année ; car si tu mourais trop vite, ce serait signe de stérilité, et tu serais là-haut sur sa maison comme un mauvais présage. »

La journée est déjà avancée quand toutes ces choses sont accomplies. Il ne reste plus qu’à faire la conduite aux parrains et marraines des conjoints. Quand ces parents putatifs demeurent au loin, on les accompagne avec la musique et toute la noce jusqu’aux limites de la paroisse. Là, on danse encore sur le chemin et on les embrasse en se séparant d’eux. Le païen et sa femme sont alors débarbouillés et rhabillés proprement, quand la fatigue de leur rôle ne les a pas forcés à aller faire un somme.

On dansait, on chantait et on mangeait encore à la métairie du Belair, ce troisième jour de noce, à minuit, lors du mariage de Germain. Les anciens, attablés, ne pouvaient s’en aller, et pour cause. Ils ne retrouvèrent leurs jambes et leurs esprits que le lendemain au petit jour. Alors, tandis que ceux-là regagnaient leurs demeures, silencieux et trébuchants, Germain, fier et dispos, sortit pour aller lier ses bœufs, laissant sommeiller sa jeune compagne jusqu’au lever du soleil. L’alouette, qui chantait en montant vers les cieux, lui semblait être la voix de son cœur rendant grâce à la Providence. Le givre, qui brillait aux buissons décharnés, lui semblait la blancheur des fleurs d’avril précédant l’apparition des feuilles. Tout était riant et serein pour lui dans la nature. Le petit Pierre avait tant ri et tant sauté la veille, qu’il ne vint pas l’aider à conduire ses bœufs ; mais Germain était content d’être seul. Il se mit à genoux dans le sillon qu’il allait refendre, et fit la prière du matin avec une effusion si grande que deux larmes roulèrent sur ses joues encore humides de sueur.

On entendait au loin les chants des jeunes garçons des paroisses voisines, qui partaient pour retourner chez eux, et qui redisaient d’une voix un peu enrouée les refrains joyeux de la veille.