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La Marine à vapeur dans les guerres continentales

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LA
MARINE A VAPEUR
DANS
LES GUERRES CONTINENTALES

I. Général Niel : Siège de Sébastopol. — II. Bazancourt : l’Expédition de Crimée. — III. Russel : The War. — IV. Sir Howard Douglas: Naval warfare with Steam[1].



On n’apprendra rien à personne en disant qu’un changement considérable est en voie de s’opérer dans l’art de la guerre. Le XIXe siècle, qui a vu dans ses premières années s’accomplir les faits d’armes les plus prodigieux peut-être dont l’histoire ait conservé le souvenir, voit à cette heure l’intelligence humaine dans son progrès continu faire chaque jour des découvertes destinées à fournir de nouvelles combinaisons et à donner de nouvelles règles au grand jeu des batailles. Si ce fut toute une révolution il y a trois ou quatre cents ans que l’invention de la poudre et des armes à feu, n’en peut-on pas dire autant de l’emploi actuel de nos carabines et de nos canons, dont la justesse et la portée sont si extraordinaires? n’en peut-on pas dire autant de l’application du télégraphe électrique, des chemins de fer et de la marine à vapeur aux opérations militaires? Les ignorans comme les savans sont à même de comprendre l’effet que doivent avoir ces dernières découvertes, de donner à la direction et aux mouvemens des armées une rapidité et une précision inconnues jusqu’ici, et dont tous les peuples ne peuvent pas également profiter. Des entreprises de guerre regardées il y a peu d’années comme impraticables deviennent non-seulement possibles, mais faciles. L’imagination a libre carrière pour enfanter des combinaisons sans exemple, aussi sûres qu’inattendues, et de nature à renverser tout l’édifice de prévoyance élevé par l’expérience du passé pour la défense des empires. Déjà même ces nouveaux moyens commencent à avoir pour eux, du moins dans une certaine mesure, la sanction de l’expérience. Si les canons récemment inventés, dont on vante les prodigieux effets, en sont encore à faire leurs preuves sur le champ de bataille, les carabines ont fait les leurs en Afrique, à Rome, en Crimée et dans l’Inde, et il est hors de doute que l’une et l’autre de ces innovations exerceront désormais sur la composition des armées et sur leurs opérations une grande influence. Les chemins de fer ont montré à plusieurs reprises ce qu’on peut attendre d’eux pour la rapide concentration des troupes sur les points où leur présence est nécessaire. Et, pour mettre en un instant celui qui commande en communication avec ceux qui obéissent, le télégraphe à l’avenir sera un puissant et indispensable auxiliaire; à l’avenir le fil électrique suivra partout les armées, comme il a déjà suivi les faibles colonnes anglaises perdues au milieu de l’insurrection indienne : conquête précieuse à la civilisation, qui sur ce vaste théâtre a fait presque autant pour la victoire que l’héroïsme même des soldats, en liant les uns aux autres et en faisant coopérer au même résultat de petits corps dont les mouvemens isolés, ou mal combinés à cause des distances, eussent laissé aux masses ennemies tous leurs avantages.

Mais parmi tous les nouveaux moyens acquis de nos jours à l’art de la guerre, il n’en est pas, selon nous, de plus puissant, de plus fécond que le concours prêté aux armées de terre par les flottes à vapeur, et c’est sur ce concours, sur l’importance immense qu’il peut avoir, que nous voudrions arrêter ici nos réflexions et appeler l’attention du lecteur. Eût-on cru, il y a quarante ans, qu’il fût possible à une armée d’aller à l’improviste tomber sur le point du littoral européen le moins préparé à la recevoir, d’y porter des coups prompts et décisifs, ou bien de s’y maintenir, appuyée sur la mer et sur les ressources inépuisables qu’elle fournit, tenant ainsi en échec les forces de l’empire le plus puissant? Ce fait, si grand et si nouveau, on l’a vu se réaliser dans la guerre de Crimée, et le souvenir en est présent à tous les esprits. Mais parmi les incidens journaliers de cette lutte gigantesque et les péripéties d’un drame si émouvant, peut-être l’extraordinaire intérêt du spectacle a-t-il détourné l’attention publique du mode même de guerre pratiqué sur des rivages si éloignés de ceux de la France et de l’Angleterre; peut-être ne s’est-on pas assez occupé d’en saisir les traits caractéristiques et d’en déduire les conséquences. Rassembler ces traits, tirer ces conséquences, sera la première partie de notre tâche : nous le ferons aussi brièvement que possible. Il est bien loin de notre pensée de recommencer ici une histoire si souvent et si bien racontée: la parole, au lendemain des événemens, n’appartient pour les redire qu’à ceux qui les ont vus, et nous n’avons pas eu cet avantage; mais si nous n’avons pu être ni acteur, ni témoin, nous avons essayé d’être attentif observateur, et toutes nos réflexions ont abouti à nous convaincre que l’emploi combiné des forces de terre et de mer dans les guerres européennes peut devenir pour la France un incomparable élément de succès et de gloire, comme il peut être aussi pour elle une cause de péril sur laquelle on ne saurait trop l’éclairer. Et pour mettre dans toute sa lumière un fait de cette importance, nous avons cru qu’on nous pardonnerait de revenir sur quelques-uns des événemens, quoique bien connus, de l’expédition de Crimée. Nous ne les mentionnerons que pour tâcher d’en faire sortir des conclusions pratiques et d’utiles enseignemens. Notre seconde partie sera consacrée à développer ces conclusions et à généraliser ces enseignemens.


I.

Laissant de côté tous les préambules, nous prenons les faits au moment décisif où les forces alliées réunies à Varna étaient à la veille de commencer les hostilités. Pour l’Angleterre, la situation n’était pas nouvelle; sa position insulaire l’avait habituée de longue main à transporter au loin les armées avec lesquelles elle prend part aux luttes du continent. C’est ainsi qu’au commencement de ce siècle elle avait, avec des chances de succès très diverses, envoyé ses soldats en Portugal, en Espagne et aux Pays-Bas. Il en était autrement pour la France. Puissance continentale de premier ordre, on ne l’avait pas encore vue prendre la route des mers pour aller chercher au loin le point vulnérable d’une autre puissance du continent. Il y avait bien eu l’expédition d’Egypte et celle d’Alger, qui avaient été comme des essais, comme un heureux apprentissage de ce mode de guerre ; mais ces entreprises, dirigées contre des peuples barbares, semblaient appartenir à la vieille tradition des guerres de l’Occident contre l’islamisme, et elles n’avaient point préparé l’Europe, ni surtout nos adversaires, à voir employer contre eux de pareils moyens. La preuve évidente de ce fait a été trouvée à Sébastopol même. Pourquoi cette ville, fortifiée du côté de la mer avec un luxe de précautions fait pour décourager toute pensée d’attaque, était-elle du côté de la terre sans aucune défense? C’est que les Russes, à cette frontière de leur empire, ne croyant avoir à combattre que l’Angleterre, savaient que cette puissance n’aurait jamais à elle seule d’armée assez nombreuse pour la débarquer devant Sébastopol. Quant à la France, ils s’étaient peut-être préparés à la recevoir sur les frontières de la Pologne; mais sur leurs côtes, devant leur grand arsenal de la Mer-Noire, ils n’y avaient pas songé.

La seule présence des alliés à Varna était donc quelque chose de nouveau, d’imprévu et par conséquent de très menaçant pour la Russie, et nous étions redevables de cet avantage au récent développement de notre marine, à l’expérience des mouvemens de troupes acquise dans nos vingt ans d’expéditions en Algérie, à l’excellence de notre personnel naval, et surtout aux facilités nouvelles données par la vapeur. Mais nous avions fait mieux que de prendre ainsi dès le début une position menaçante en face de l’ennemi; nous avions évité deux énormes difficultés. La première était celle des neutres. Jusqu’ici, l’Allemagne avait été le théâtre ordinaire des guerres entre la France et la Russie, parce qu’elle est la barrière qui sépare les deux contrées. Pouvait-on se flatter, en présence du souvenir de nos grandes guerres de l’empire et des traités encore subsistans de 1815, que mille obstacles diplomatiques et d’autres peut-être ne s’élevassent pas pour empêcher une armée française d’aller chercher les Russes au travers du territoire germanique? D’un seul bond, l’obstacle était franchi. Ce n’était pas tout : il y avait à compter avec la France aussi bien qu’avec l’Allemagne, et si nos armées eussent dû se porter au-delà du Rhin, le pays n’eût pas vu sans de vives alarmes l’empire renaissant recommencer cette carrière de guerres continentales auxquelles nous avions dû, il y a quarante ans, les calamités de deux invasions successives. Au lieu de cela, nous laissions entre la Russie et nous l’Allemagne, barrière pour elle comme pour nous infranchissable, et la guerre maritime entreprise de concert avec l’Angleterre pouvait nous donner plus ou moins de gloire, mais ne nous menaçait d’aucun danger. C’était d’ailleurs là quelque chose d’assez semblable, quoique dans de bien autres proportions, à ce que nous faisions depuis bien des années en Afrique, et il n’y avait dans la guerre ainsi circonscrite rien qui pût troubler les imaginations. Aussi est-il digne de remarque que, malgré la grandeur de la lutte qui s’engagea sous les murs de Sébastopol,j amais l’opinion ne ressentit en France les anxiétés qui accompagnaient les guerres du premier empire; la Crimée n’était pour nous qu’une grande Algérie : avantage immense, qui, en préservant nos populations des alternatives extrêmes de confiance et de découragement, a permis de déployer avec calme nos ressources nationales.

Ainsi la France allait assister sans alarme à cette querelle lointaine, et l’Europe se trouvait affranchie de la nécessité d’y prendre part. L’Europe depuis 1830 était accoutumée à regarder l’union de la France et de l’Angleterre comme irrésistible; elle avait vu cette union, malgré les engagemens de la sainte-alliance, fonder la nationalité belge et établir en Espagne et en Portugal des institutions libérales. Il n’y avait que péril à se heurter contre cette entente cordiale, devenue plus intime que jamais. On ne voulait pas davantage s’attaquer au colosse russe, devant lequel on était depuis si longtemps accoutumé à trembler. La Prusse, l’Autriche, et à leur suite tous les petits états, se firent donc neutres, avec des sympathies et des vœux qui se portaient d’un côté ou de l’autre, suivant qu’ils écoutaient leurs affections ou leurs intérêts. Disons toutefois que parmi ces neutralités il y en eut une, celle de l’Autriche, qui fut peut-être plus funeste pour l’empire russe que ne l’eussent été des hostilités déclarées. Si en effet l’Autriche, dès le premier jour de la lutte, se fût unie à la France et à l’Angleterre, il eût été possible au tsar de reculer avec l’honneur sauf devant une disproportion de forces aussi évidente, ou, s’il eût persisté dans la guerre, la guerre eût nécessairement eu alors un autre théâtre et peut-être aussi d’autres chances. Mais ceci n’appartient pas à notre sujet.

Avec l’Europe ainsi neutralisée, avec le choix libre de leur champ de bataille, où les alliés allaient-ils porter leurs coups?

Composées de troupes excellentes, de l’élite des forces britanniques et des vieilles bandes formées dans nos longues guerres d’Afrique, commandées par des chefs éprouvés, qui avaient leur confiance, les armées réunies à Varna étaient prêtes à agir au premier signal. Dans la baie se trouvait une flotte capable de les transporter d’un seul coup sur n’importe quel point du littoral ennemi avec une rapidité et une précision mathématiques assurées par l’emploi des navires et des remorqueurs à vapeur. Jamais pareils moyens d’action n’avaient été rassemblés. Quel usage allait-on en faire? On le sut bientôt, au moins dans les camps alliés, et aussi, il faut bien le dire, partout ailleurs qu’en Russie, où l’on avait une sorte de bandeau sur les yeux. L’Autriche occupant les principautés et les bouches du Danube, il devenait clair que les forces alliées n’agiraient que par mer. Ce simple raisonnement eût dû être pour le tsar un trait de lumière. En même temps se formait en Angleterre une opinion chaque jour plus puissante et plus hautement exprimée pour que l’expédition se portât sur Sébastopol. A Sébastopol, disaient les Anglais, se trouvait la flotte qui en 1833 avait déjà une fois amené les Russes à Constantinople. Favorisée par les vents et les courans, cette flotte était toujours à quarante-huit heures de ce but de toutes les ambitions moscovites. En la détruisant, en ruinant du même coup l’arsenal où elle s’équipait, on rendait difficile, sinon impossible, toute nouvelle tentative de se saisir par un coup de main du Bosphore. Là était le motif public d’attaquer Sébastopol, motif parfaitement raisonnable et conséquent avec le but avoué de la guerre. Mais ce n’était pas uniquement dans la pensée de maintenir l’intégrité de l’empire turc que l’Angleterre s’était alors aussi étroitement unie à la France. Il y avait moins d’un an que le peuple anglais s’était cru à la veille d’une invasion française, et en avait conçu des alarmes sans doute exagérées. N’était-ce pas le plus sûr moyen de l’affranchir de ces alarmes que de faire fraterniser les soldats des deux armées et les marins des deux flottes, sous le feu des Russes, dans une commune et lointaine expédition? Et quelle inappréciable faveur de la fortune de pouvoir donner comme but à cette expédition la rade formidable où s’abritait une escadre qui, menaçante dans le présent pour Constantinople, pouvait dans l’avenir s’allier à d’autres vaisseaux pour menacer l’indépendance britannique! Plus heureuse que sa sœur de Cronstadt, la flotte russe de la Mer-Noire n’était jamais emprisonnée par les glaces, et elle avait fait preuve à Sinope d’un assez grand esprit d’entreprise. La détruire était diminuer d’autant les chances futures d’une coalition maritime contre l’Angleterre. Que ce calcul ait été justifié ou non par les événemens, cela n’importe pas ici : ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se faisait tout haut alors; c’est que c’était une des mille raisons alléguées par le public pour faire de la Crimée le théâtre de la guerre. Ces raisons n’étaient pas pour nous tout à fait aussi déterminantes que pour l’Angleterre; mais le gouvernement français, aussi jaloux que le gouvernement britannique d’assurer l’intégrité de l’empire ottoman, portait dans cette guerre des motifs tirés de sa situation particulière, qui le rendirent facilement accessible aux vues de nos alliés. Notre armée, transportée en Orient, avait besoin d’y faire quelque chose, et tout bien pesé, l’expédition de Crimée était la seule chose faisable. On avait vaguement parlé de débarquer les troupes à Odessa, et d’en faire le point de départ d’une invasion des provinces méridionales de l’empire russe; mais ce n’était pas un projet qui pût soutenir la discussion. C’eût été perdre le souvenir bien récent de la Dobrutcha, et recommencer à plaisir les désastres de 1812. Chose singulière! c’est là, dit-on, ce qu’attendait l’empereur Nicolas, et l’on attribue à cette erreur de son jugement la faute qu’il commit de laisser la Crimée presque sans défense. C’est que l’empereur Nicolas, malgré la fermeté de son esprit et la hauteur de son caractère, avait fini par subir l’inévitable infatuation du pouvoir absolu et de la bonne fortune. Depuis trente ans, les hommes ni les choses ne le contredisaient plus ; il ne croyait que ce qu’il désirait, et rien de ce qui eût dû l’éclairer sur les projets véritables des alliés n’ébranla la conviction obstinée qu’il s’était faite.

Ici du reste apparaît dans tout son jour un des premiers avantages de ce système d’expéditions mixtes auquel s’applique si bien la devise du soldat de marine anglais : Per mare, per terram, et qui fait l’objet particulier de cette étude. On a devant soi un ennemi aussi redoutable à la guerre qu’ordinairement avisé dans sa politique, aussi bien pourvu de sûrs moyens d’information que de puissans moyens de défense, et avec le bras levé pour le frapper, on peut lui laisser ignorer jusqu’à la dernière heure le point sur lequel il doit aller parer les coups qu’on lui destine. Ainsi arriva-t-il qu’au lieu de trouver en Crimée la masse imposante des forces russes, nos soldats, en y débarquant, n’eurent en face d’eux qu’une des armées de ce vaste empire. C’en était assez pour leur donner une victoire glorieuse à remporter et un nom nouveau à inscrire sur leurs drapeaux.

L’expédition était donc résolue; inutile de répéter que nous n’en rappellerons ici que ce qui est en rapport direct avec notre sujet. C’était la première fois depuis des temps bien reculés qu’un débarquement de vive force en pays ennemi allait s’opérer sur une aussi grande échelle. Les préparatifs furent laborieux : tout était à prévoir, à créer; les précédons manquaient, les traditions de l’expédition d’Alger en 1830 pouvaient seules fournir quelques données applicables à l’occasion présente. Hâtons-nous d’ajouter toutefois que dans l’armée et la flotte françaises ces traditions ne s’étaient pas perdues, que depuis lors au contraire elles avaient été entretenues par le mouvement continuel des troupes à expédier dans la colonie, et c’était beaucoup qu’une pareille expérience. L’idée de s’embarquer sur un navire pour être jetés tout à coup sur une plage ennemie et avoir à s’y tirer d’affaire avec les seules ressources de leur intelligence et de leur courage était devenue familière à nos soldats et leur semblait toute naturelle. C’était ainsi qu’ils avaient appris à faire la guerre en Algérie, c’est ainsi qu’ils allaient la faire en Crimée. Il y avait donc en eux quelque chose qui s’appropriait merveilleusement à l’entreprise projetée. Malgré tout ce qu’on pouvait attendre d’eux, la tâche n’en fut pas moins très ardue pour les officiers chargés d’organiser cette expédition à la fois de terre et de mer, et de lui donner toute la précision militaire. Il fallut se livrer à beaucoup d’essais et de tâtonnemens avant d’en venir à formuler avec la netteté et la vigueur nécessaires les ordres et les règlemens qui ont servi de base à la partie matérielle d’une aussi grande opération. Peut-être sans y penser nos officiers jetaient-ils là les fondemens de tout un nouveau système de guerre, système qui avait pu déjà être entrevu, mais qui pour la première fois revêtait une forme pratique. On sait maintenant ce que chaque espèce de navires peut porter de soldats, de chevaux, de canons, de vivres; on sait en combien de temps tout cela peut être embarqué et débarqué ; on sait combien d’hommes peuvent être mis en même temps à terre. On a enfin des données exactes et positives sur ce que permet de faire à une nation l’alliance de ses forces de terre et de mer, et sur la portée des coups que cet assemblage peut frapper. Mais n’anticipons pas.

D’après les états qui ont été publiés et que nous avons lieu de croire exacts, la flotte française à son départ de Baltchick pour la Crimée se composait de :

15 vaisseaux de ligne à voiles ou à vapeur;
25 frégates ou corvettes à vapeur;
5 frégates à voiles ou transports;
3 vapeurs de commerce;
49 navires marchands à voiles.

Cette flotte avait été distribuée de manière à ce qu’elle pût se mouvoir tout entière à la vapeur, les bâtimens pourvus de machines remorquant ceux qui n’avaient que leurs voiles. Quelques navires de commerce chargés pour l’intendance devaient seuls naviguer à la voile et isolément, de manière à ne pas retarder l’armée; mais leur présence immédiate sur le lieu du débarquement n’était pas indispensable.

Cette flotte portait :

29,000 soldats français ;
68 bouches à feu de campagne;
2,900 chevaux ou mulets.

Nous enregistrons ici ces chiffres; ils nous serviront plus tard pour rechercher ce que la France pourrait faire le jour où elle aurait besoin de développer toutes ses ressources.

A côté de l’armée française, les Anglais transportaient :

28,000 hommes,
74 bouches à feu,


et un nombre de chevaux supérieur au nôtre, puisqu’ils emmenaient de plus que nous une brigade de cavalerie. 57 navires de commerce à voiles remorqués par 35 grands steamers également de commerce étaient consacrés au transport de leur armée proprement dite. Leur intendance emmenait en outre un nombre considérable de transports à voiles et à vapeur.

La flotte de guerre ne portait rien qui appartînt au personnel ou au matériel de l’armée.

Enfin 7,000 Turcs, sans artillerie, étaient embarqués sur des vaisseaux de leur escadre que remorquaient des frégates à vapeur alliées.

C’étaient donc de 60 à 70,000 combattans que cet immense armement naval allait jeter d’un seul coup sur la côte ennemie.

La navigation fut lente. On mit une semaine à parcourir la distance du golfe de Varna à la côte de Crimée : la flotte comptait beaucoup de navires à voiles lents dans leurs mouvemens, embarrassans à prendre à la remorque, lourds à traîner; mais il est bon de remarquer que cette navigation d’une semaine s’accomplit sans qu’aucun accident, aucune erreur, aucun désordre vînt troubler la marche de la nouvelle armada. Aujourd’hui, après les progrès faits depuis quatre ans, avec le vaste et rapide développement qu’a pris la marine à vapeur, on n’emploierait à un pareil service que des bâtimens pourvus de ce moteur ou au moins de puissans remorqueurs; le trajet alors se ferait en quarante-huit heures, ou dans le même espace de temps on irait trois fois plus loin. Arrivées au point qui leur avait été désigné, à quelques lieues au sud d’Eupatoria, les flottes jetèrent l’ancre dans un ordre parfait, et le débarquement se fit avec une précision et une célérité sans exemple. En moins d’une heure et demie, la première division française et son artillerie furent mises à terre. De huit heures du matin à midi, c’étaient trois divisions et dix-huit bouches à feu qui avaient été jetées sur le sol ennemi. Le soir, ces trois divisions avaient reçu leurs bagages, leurs chevaux, et n’avaient pas moins de cinquante-neuf pièces attelées. Les faibles détachemens de cavalerie attachés à l’expédition, le matériel du génie et enfin quatre jours de vivres pour toute l’armée étaient aussi débarqués. On avait ainsi, du matin au soir, mis à terre une armée complète, pourvue de tous ses moyens d’action. Pour qui sait le prix de chaque minute dans une opération de ce genre, exposée à tout ce que la mer et l’ennemi peuvent susciter d’obstacles, pour qui se représente l’extrême complication de tous les détails de l’immense machine qu’il y avait à mettre en mouvement, ce résultat, l’ordre et la célérité avec lesquels il fut obtenu attestent un véritable chef-d’œuvre d’organisation. Jamais, on peut le dire, le génie guerrier de notre nation, jamais la perfection des institutions spéciales auxquelles nous devons notre armée, notre marine et nos corps d’officiers, ne s’étaient montrés avec plus d’éclat. L’histoire rendra justice aux chefs qui avaient préparé ce résultat, et surtout à l’amiral Bouët, aux généraux de Martimprey et Trochu, auteurs du plan de cette merveilleuse opération, où tout était à imaginer et où tout avait été prévu.

Nos alliés débarquèrent en même temps que nous, mais avec moins de méthode et de rapidité. Si l’ennemi se fût trouvé sur le rivage, cette lenteur et cette confusion eussent pu entraîner de graves inconvéniens. « A dix heures, écrit un de leurs officiers, les Français avaient six mille hommes à terre, et nous soixante-dix[2]. » Le retard des troupes anglaises tenait à un embarras de richesses en même temps qu’à un louable calcul de prudence. La magnifique flotte de transport dont disposaient les Anglais leur avait suffi pour porter leur armée. Ils n’avaient pas été obligés comme nous d’entasser leurs soldats sur leurs navires de guerre, et avaient pu ainsi conserver leur escadre disponible pour combattre la flotte russe, si elle avait tenté de venir troubler le débarquement. Il y avait sagesse à se conduire ainsi; mais les transports n’ayant en équipages et en embarcations que de faibles ressources pour opérer le débarquement, il en résulta dans cette opération une lenteur inévitable. Quelques heures plus tard, lorsqu’il fut évident que les vaisseaux russes restaient immobiles dans Sébastopol, les moyens de l’escadre de guerre anglaise vinrent coopérer à la mise à terre de l’armée, et le temps perdu fut alors si bien réparé que le 14 au soir il y eut vingt-trois mille Anglais et dix-neuf bouches à feu en ligne à côté de nos soldats.

On pouvait donc à cette heure regarder la grande opération du débarquement en pays ennemi d’une armée de soixante mille hommes comme accomplie, et ç’avait été l’affaire d’une demi-journée, sans que les Russes eussent rien fait ni par terre ni par mer pour l’entraver. Cette inaction en face de l’invasion de leur territoire dut coûter beaucoup aux hommes énergiques qui commandaient la flotte russe. Ils devaient brûler du désir de sortir de leur port avec leur excellente escadre, et de venir fondre sur celles des alliés pour y jeter au moins le trouble et la confusion. Si l’amiral Nachimof avait eu des vaisseaux à vapeur, nul doute qu’il ne l’eût essayé; il aurait probablement péri sous le nombre, mais avant de périr il eut fait éprouver aux alliés entassés sur leurs navires des pertes énormes; il eût mis le désordre dans l’expédition et en eût rendu la continuation impossible; tout au moins eût-il donné au prince Menchikof le temps d’organiser sa défense. Tenter une pareille entreprise avec des vaisseaux à voiles, quand même le vent eut été favorable, n’offrait aucune chance de succès. On était certain, avant de parvenir au milieu du convoi des alliés, d’avoir à combattre les forces supérieures de leurs escadres, et surtout leurs vaisseaux à vapeur, auxquels il aurait été impossible d’échapper. Comme l’événement l’a prouvé, les marins russes servirent mieux leur pays en se réservant pour la défense de Sébastopol. Mais ce que la flotte était impuissante à faire, pourquoi les troupes de terre ne l’entreprirent-elles pas ? Nous avons déjà en partie répondu à cette question, en signalant tout à l’heure l’excellence de ce système d’expéditions mixtes qui dérobe à l’ennemi la connaissance du lieu où il va être attaqué. L’invasion de la Crimée n’était pas entrée dans les calculs de l’empereur Nicolas trois mois auparavant, lorsqu’il lui eût été possible de la rendre funeste aux alliés. À l’heure même où elle allait s’accomplir, il y avait encore incertitude dans les conseils de la politique russe sur le point où allait fondre le formidable armement parti de Varna. Il n’y avait ni télégraphe, ni éclaireurs qui pussent à l’avance en signaler l’approche, et l’orage attendu sur une partie du littoral pouvait, par une feinte habile, aller en quelques heures tomber à cinquante lieues plus loin. À la fois tenu en échec par l’Autriche sur la frontière de Moldavie et par les alliés sur toutes les côtes de la Mer-Noire, l’ennemi avait rassemblé en face des Autrichiens et aux environs d’Odessa des masses de troupes qui allaient lui manquer cruellement en Crimée, et qui, malgré toute la célérité possible, ne devaient arriver que deux mois plus tard pour se faire exterminer à Inkerman.

La Crimée, quoique imparfaitement défendue, avait cependant assez de troupes pour qu’il fût possible à des gens de cœur d’y faire une énergique résistance. Le prince Menchikof commandait à trente mille hommes environ, et, au cas où on dût l’attaquer, il avait su, avec une clairvoyance qui lui fait honneur, deviner le lieu, quoique bien soigneusement caché, du débarquement. Alors que les chefs alliés hésitaient encore entre la côte ouest et la côte est de la Crimée, le général russe les attendait entre Sébastopol et Eupatoria ; mais cette côte était trop étendue pour qu’il pût connaître l’endroit précis où s’accomplirait la descente. Il avait réuni ses troupes dans des camps que les alliés aperçurent de la mer, ce qui leur permit de se porter sur un point assez éloigné de ces campemens pour qu’ils fussent assurés de n’avoir rien à redouter dans la journée même où ils prendraient terre. La cavalerie russe aurait pu seule arriver à temps pour jeter quelque trouble dans l’opération ; encore cette cavalerie, peu entreprenante par nature, eût déjà trouvé les Français en armes sur le rivage, tant ils y étaient descendus avec célérité. Il est probable aussi que le prince Menchikof, malgré son caractère résolu, craignit d’exposer ses soldats à l’artillerie des flottes, dont les feux, sur une plage au loin découverte, eussent été très meurtriers. Ce motif de prudence et d’autres peut-être qui nous échappent déterminèrent les Russes à laisser le débarquement s’opérer sans coup férir. Une fois les deux armées mises à terre, leur supériorité numérique, l’excellence de leur composition, la haute renommée des chefs et des soldats faisaient une loi au général ennemi de ne rien risquer contre elles, et de chercher dans la connaissance qu’il avait du pays des chances qui lui fussent favorables. De là le choix fait par Menchikof de la forte position de l’Alma pour y recevoir l’attaque des alliés.

Il est généralement reconnu aujourd’hui que le succès de la bataille de l’Alma fut dû au mouvement par lequel le général Bosquet tourna la gauche de l’armée russe. Sans rien ôter de l’immense part de gloire qui appartient au courage et à toutes les qualités guerrières des troupes alliées, le grand fait, le fait décisif de la journée fut l’arrivée de l’artillerie française sur le flanc gauche des Russes, qui jusque-là résistaient pied à pied à nos colonnes, en même temps que le feu de leurs canons menaçait d’écraser les divisions anglaises l’une après l’autre sur les plateaux inclinés en forme de glacis qu’elles étaient chargées d’enlever. On a reproché aux Russes d’avoir laissé sans défense ce côté de leur position; on leur a reproché de n’avoir pas soupçonné tout ce que pouvaient faire l’intrépidité et l’élan de nos artilleurs se lançant avec leurs pièces à travers des ravins qui semblaient impraticables. Il eût été plus juste d’observer que toutes les défenses élevées sur ce point se fussent trouvées sous le canon des escadres, et que les Russes, avec toute leur fermeté, n’eussent pu résister au feu de sept ou huit navires à vapeur qui, avec leurs gros obus lancés à des portées extraordinaires, balayaient tout le plateau : important service que, dans la journée de l’Alma, les armées de terre durent à la coopération de la marine; service ingrat toutefois, car, rendu sans danger, il ne rapportait pas de gloire! Ce n’est point un motif pour qu’il soit oublié de ceux qui demandent aux événemens d’utiles leçons. Ajoutons qu’il ne fut pas le seul rendu ce jour-là par les flottes; elles approvisionnèrent l’armée, elles la débarrassèrent de ses blessés et de ses malades, puis elles accompagnèrent sa marche le long de la mer, continuant à lui prêter avec efficacité leur appui moral et matériel, en même temps qu’elles détachaient quelques-uns de leurs navires pour aller chercher à Varna des renforts.

Il n’est pas dans notre sujet de suivre l’armée victorieuse dans sa marche de l’Alma au plateau de Chersonèse, non plus que d’aborder la question si controversée de savoir si les alliés eussent dû se porter alors sans retard sur Sébastopol. Ce qu’il y a de certain, c’est que s’il y eut un instant la chance d’y entrer, cet instant fut bien court. Il eût fallu savoir qu’après la retraite de l’armée russe sur Batchi-Séraï, il n’y avait dans la place que deux bataillons, et, selon le langage d’un officier russe, deux bataillons revenus de l’Alma, c’est-à-dire sous la fâcheuse impression d’une défaite. Au défaut de cette information positive, qu’on ne pouvait guère avoir, il eût fallu chez les alliés une promptitude, une décision, un ensemble difficiles à espérer au moment où venait de disparaître l’influence prépondérante du chef de l’armée française. Le concert nécessaire pour ordonner cette entreprise hardie n’eut pas le temps de s’établir entre le noble vétéran qui commandait les troupes anglaises et le jeune général, brave et intelligent, mais trop modeste peut-être, qui avait succédé au maréchal Saint-Arnaud. Déjà les marins de la flotte russe étaient à l’œuvre pour mettre Sébastopol à l’abri d’un coup de main, et le défendre contre les forces alliées jusqu’à l’arrivée des renforts attendus de l’intérieur de l’empire. Chose étrange, il semblerait que dans cette grande expédition aucun exemple ne dût manquer pour mettre en lumière le rôle important que flottes et marins peuvent jouer dans la guerre de terre. Les marins russes avaient débuté, le lendemain même de l’Alma, par fermer l’entrée du port de Sébastopol en y coulant une partie de leurs vaisseaux, acte de résolution aussi sage qu’énergique, dont les utiles résultats se manifestèrent aussitôt. Au lieu de venir en aide aux armées dans une attaque de vive force qui, tentée de tous côtés à la fois, eût probablement réussi, les deux flottes durent se borner à un bombardement passager, lointain et inefficace. Ainsi, tranquilles du côté de la mer, les matelots russes se firent soldats et terrassiers, et assistés de leurs familles, qui formaient la population de la ville, ils jetèrent les fondemens de ces admirables défenses qui ont supporté pendant un an les assauts les plus terribles. Le spectacle était nouveau et fait pour donner à réfléchir; nous venions par mer, mais avec des soldats, attaquer la flotte russe et son grand arsenal, et la flotte russe se défendait sur terre, mais avec des matelots. C’est qu’aujourd’hui il existe entre les armées de terre et de mer un tel lien qu’elles sont appelées les unes comme les autres à agir sur l’élément qui n’est pas le leur et à y faire sentir toute leur puissance.

Mais les marins russes ne se bornèrent pas à élever ces remparts improvisés, ils y traînèrent les canons de gros calibre employés sur leurs vaisseaux, et l’on sait comment cette puissante artillerie pulvérisa le 17 octobre les batteries de siège des alliés, construites et armées suivant les anciennes traditions de l’art des sièges. Nous n’avons pas besoin de signaler cette autre innovation du gros calibre des vaisseaux appliqué d’abord à la défense et puis à l’attaque de Sébastopol. L’exemple en a paru si concluant que l’on a vu depuis les Anglais traîner des pièces de cette force à travers l’Inde tout entière au siège de Lucknow, dont elles ont ouvert les murailles; mais les changemens apportés journellement dans la science militaire sont si profonds que peut-être à cette heure est-on en possession de pièces d’artillerie moins lourdes et destinées cependant à agir avec plus de puissance.

Sébastopol ayant été ainsi sauvé dans la journée du 17 octobre par les canons de la flotte russe et l’intrépidité de ses équipages, les assiégés purent attendre avec confiance cette autre journée du 5 novembre qui, dans leur espoir, devait être si fatale aux alliés.

Je ne parle jamais de la bataille d’Inkerman sans éprouver le regret qu’elle n’ait pas été reproduite sur la toile par le pinceau d’un grand artiste. Au lieu de ces banales illustrations partout étalées, j’aurais voulu qu’un tableau comme celui de la défaite des Cimbres ou de la bataille d’Eylau fît revivre le spectacle vraiment sublime de cette journée. Il n’y a que la peinture en effet pour donner une idée de cette lutte immense, de cette mêlée gigantesque pareille à celle des batailles antiques, au milieu d’une brume épaisse qui annulait les combinaisons des chefs pour ne laisser place qu’à la valeur des soldats. Jamais je n’oublierai l’impression que j’ai ressentie en parcourant trois ans après ce plateau couvert de broussailles, où mes pieds heurtaient à chaque pas des ossemens blanchis, des boulets, des débris d’accoutrement... Le soleil baissait au moment où j’atteignis la batterie des gardes anglaises, et ses rayons éclairaient magnifiquement les ruines d’Inkerman et les hauteurs de Mackensie. Placé près d’une vaste tombe que surmonte une croix de bois et un fut de colonne de marbre, débris emprunté à quelque monument, j’embrassais d’un même coup d’œil Inkerman et Traktir. Ici les gardes anglaises avaient fait leur héroïque et immortelle résistance. Là, dans ce ravin profond qui se précipite vers la Tchernaïa, avait été décimée la division Cathcart et s’était passé le touchant épisode de la mort de son général. C’est ici enfin que le général Bourbaki seul, à vingt pas en avant de sa brigade, le chapeau au bout de son sabre, se précipita au plus épais des bataillons russes, où il pénétra avec ses soldats comme un coin de fer, aux acclamations enthousiastes de nos alliés, qu’il venait arracher au péril. Quels momens et quelle émotion que d’y repenser! Nous sommes assuré qu’on nous pardonnera cette digression; notre sujet ne nous en offrira plus de pareille.

Après Inkerman, la guerre change d’aspect; le grand effort des Russes pour chasser les alliés de la Crimée a échoué, et ceux-ci ont pris racine sur le sol ennemi d’une manière inébranlable. Il ne peut plus être question pour eux de rembarquement avant la victoire; aussi pouvons-nous regarder le rôle protecteur des flottes comme terminé. Elles n’auront plus à concourir militairement aux opérations de l’armée; quelques compagnies de matelots, mises à terre avec leurs canons, prendront seules quelque part aux glorieux travaux du siège. Du côté des Russes, le rôle de la marine fut plus considérable, et leurs navires à vapeur, enfermés dans le port, ne cessèrent de seconder puissamment la défense. Conduits avec habileté et hardiesse, toujours en mouvement, et par conséquent difficiles à atteindre, on les voyait tout à coup quitter l’abri des hautes terres derrière lesquelles ils se cachaient, et, se démasquant à l’ouvert d’un ravin, troubler les opérations du siège avec leurs projectiles. Aux jours d’assaut, leur concours n’était pas moins utile aux assiégés, et plus d’une fois nos soldats, obligés de traverser sous leur feu des espaces découverts, leur durent des pertes cruelles. De leurs mouillages lointains de Kamiesh et de Balaclava, les escadres alliées ne pouvaient rendre de pareils services; elles en rendirent d’un autre genre. Entre les assaillans, établis dans des positions inexpugnables, et les assiégés, chaque jour resserrés de plus près dans leur vaste camp retranché, la fin de la lutte n’était plus qu’une question de temps. Loin, bien loin de nous, en écrivant ces mots, la pensée de venir ici diminuer en rien les mérites de nos admirables soldats ! Pendant leur long séjour sur le plateau de Chersonèse, ils ont montré qu’aucune vertu guerrière ne leur était étrangère. A ce courage bouillant et intelligent, à cet élan irrésistible, qui en font pour l’attaque les premiers soldats du monde, ils ont su joindre une fermeté et une patience dans les privations dont se sont étonnés ceux qui les connaissaient le mieux, ceux même qui les commandaient. La noble et austère école de nos guerres d’Afrique a été pour quelque chose dans ce résultat, qui a trompé les espérances de l’ennemi, et les braves régimens qui ont supporté avec tant de constance l’hiver de 1855 en Crimée se souvenaient des garnisons de Tlemcen, de Milianah, et du camp de la Tafna. C’étaient tou- jours les hommes héroïques auxquels un des généraux[3] qui ont eu l’honneur de les commander portait en 1839 ce toast qu’on nous permettra de rappeler :

A L’ARMEE D’AFRIQUE!

……………

« A cette armée qui, maniant tour à tour la pioche et le fusil, combattant alternativement les Arabes et la fièvre, a su affronter avec une résignation stoïque la mort sans gloire de l’hôpital, et dont la brillante valeur conserve dans notre jeune armée les traditions de nos légions les plus célèbres !

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« À cette armée qui, loin de la patrie, a le bonheur de ne connaître les discordes intestines de la France que pour les maudire, et qui, servant d’asile à ceux qui les fuient, ne leur donne à combattre, pour les intérêts généraux de la France, que contre la nature, les Arabes et le climat! »………………….

Ce n’est pas nous assurément qui contesterons à notre armée de Crimée le titre de glorieuse héritière de nos armées d’Afrique; mais avec tout leur héroïsme, avec tous les prodiges de leur énergie morale, les soldats français, non plus que leurs vaillans alliés, ne pouvaient suffire à tout ce que réclamait une lutte aussi prolongée et aussi étendue. La grande affaire était de savoir qui, des assiégeans ou des assiégés, pourrait amener le plus vite et le plus longtemps des hommes et des munitions sur le vaste champ clos où il s’en faisait une si effrayante consommation. La position des belligérans n’était pas sans quelque analogie avec celle où se trouvaient en Portugal, pendant l’hiver de 1811, les armées de Masséna et de Wellington. Seulement les rôles étaient renversés; les Anglais, retranchés dans leurs lignes de Torres-Vedras, avaient la mer derrière eux, et les ressources que cette route, dont ils étaient maîtres, ne cessa de leur amener finirent par leur donner la victoire sur la meilleure de nos armées. Ici, au contraire, c’étaient les assaillans qui disposaient de la voie maritime, et cette voie, surtout depuis l’emploi de la vapeur, est si rapide, si large, si sûre, si indépendante de mille accidens auxquels les communications d’une armée sont exposées sur terre, qu’aujourd’hui comme en 1811 elle allait assurer le succès de ceux à qui elle était ouverte. En Crimée même, sur le théâtre où la guerre était circonscrite, on eut une démonstration évidente de la supériorité des communications par eau, comparées aux transports par terre. Si l’armée anglaise, pendant le rude hiver de 1855, passa par des souffrances inouïes, si elle eut à endurer des misères bien plus cruelles que celles auxquelles fut exposée l’armée française, la cause en doit être attribuée en grande partie à ce que la distance du dépôt de Balaclava au camp anglais était plus considérable que celle de Kamiesh au camp français. Les Russes ont mille fois exprimé le regret de n’avoir pas eu un chemin de fer pour alimenter leur vaste camp retranché de Sébastopol. Eh bien! nous croyons pouvoir affirmer que cette voie, si rapide pourtant, n’aurait pu soutenir la lutte avec la voie maritime. Le moindre accident peut interrompre la marche d’un chemin de fer, qui ne porte que peu à la fois, et tire son principal avantage de la continuité de ses mouvemens. Sur mer, au contraire, les transports s’opèrent par masses, et l’accident qui arrive à un navire n’est qu’un fait isolé et presque imperceptible. Mais la lutte n’eut pas à s’établir entre le chemin de fer et la navigation à la vapeur. Aux ressources sans nombre que la mer nous procurait, les Russes n’avaient à opposer qu’un seul avantage : c’est qu’ils étaient chez eux, et qu’ils trouvaient dans Sébastopol même tout le matériel d’un immense arsenal pour préparer leurs moyens de défense. A part cela, tout était contre eux; condamnés à perdre plus d’hommes que nous sous le redoutable effet de nos feux concentriques, donnant moins de soin que nous à leurs blessés et à leurs malades, séparés par d’immenses distances des renforts qu’ils avaient besoin de tirer du cœur même de leur empire, il était impossible qu’ils ne se trouvassent pas en nombre inférieur devant nos bataillons chaque jour renouvelés. Et nous ne disons rien de tout ce que ces renforts, appelés de si loin au secours de Sébastopol, eurent à souffrir de l’état affreux des routes et de l’âpreté du climat, tandis que la mer amenait aux alliés des troupes qui n’avaient rien perdu de leur effectif, et qui pouvaient faire le service de la tranchée ou monter à l’assaut le jour même de leur arrivée.

Ce n’était pas assez pour nos flottes d’alimenter nos armées avec une rapidité et une sûreté si admirables. On va les voir, profitant de la configuration géographique de la Crimée, intervenir dans la lutte d’une manière plus directe et plus immédiate, en coupant les vivres à l’ennemi.

Les Russes avaient trois routes pour aller de l’intérieur de l’empire à Sébastopol. L’une, par Pérékop, traverse dans son long parcours des déserts où l’on souffre horriblement de la chaleur et de la soif pendant l’été, des rigueurs extrêmes du froid pendant l’hiver; la seconde, par le pont de Tchongar et la Mer-Putride, offre les mêmes inconvéniens; la troisième enfin était celle de la mer d’Azof, et c’était de beaucoup la plus importante et la plus fréquentée. Par la mer d’Azof, sur laquelle ils avaient une flottille considérable, et par les fleuves qui s’y jettent, les Russes recueillaient quelques-uns de ces avantages des voies maritimes dont nous parlions tout à l’heure. Les marines alliées se chargèrent de les leur enlever. Pénétrant dans cette mer, elles détruisirent les dépôts de vivres accumulés sur ses rives aussi bien que la flottille qui servait à les transporter, et interrompirent non-seulement les communications maritimes, mais celles mêmes qui auraient pu se continuer sur terre, le long de la flèche d’Arabat, partout commandée par le canon de nos bâtimens à vapeur : nouvelle et merveilleuse appropriation de notre flottille à vapeur, qui faisait là, sur une grande échelle, le service de cavalerie légère que nos hussards portés à Eupatoria pratiquaient sur la ligne de Pérékop. On sent tout le mal que dut causer à l’ennemi cette irruption si habilement faite sur la plus importante de ses communications. Ce fut pour assurer la libre navigation de nos croiseurs dans la mer d’Azof, en occupant le détroit qui en ferme l’entrée, que fut entreprise l’expédition de Kertch, — reproduction en miniature de la grande expédition de Crimée. Quinze mille hommes des troupes alliées furent embarqués, transportés, rappelés, transportés de nouveau, et enfin débarqués avec une facilité dont ceux qui dirigeaient les mouvemens de nos armées se faisaient un jeu, tant on était familiarisé avec ce mode d’opérations. Après avoir heureusement mis à terre soixante mille hommes, en jeter quinze mille sur la côte ennemie n’était plus qu’une sorte d’amusement. Le succès de l’expédition était d’ailleurs infaillible. Les gros canons de marine étaient là pour intimider ou foudroyer les troupes qui au premier moment auraient pu s’opposer au débarquement. Sous la protection de cette puissante artillerie, on descendit à terre sans coup férir, et quand on y fut établi, il n’eût fallu rien moins qu’une armée pour jeter à la mer ceux qui venaient de faire ce hardi coup de main. Et d’où fût venue cette armée? Le prince Gortchakof n’avait pu l’envoyer à l’avance, ignorant le projet des chefs alliés, et sur le vague soupçon qu’il en aurait pu concevoir, il ne se fût point risqué à faire un détachement d’au moins vingt mille hommes en face d’un ennemi dont les forces étaient supérieures aux siennes. Le coup une fois frappé, l’imprudence de dégarnir Sébastopol devenait plus grande encore, et le succès plus douteux pour les troupes détachées. Là comme au départ de Varna, la voie de mer avait donné à l’expédition une célérité et un secret qui avaient empêché l’ennemi de rien savoir et de rien prévenir. Une partie des régimens débarqués suffit, avec le canon des navires, à la garde des détroits, où l’on s’était fortement retranché, et le reste de la flotte put en un clin d’œil remmener le reste des troupes sous les murs de Sébastopol. Il pourra souvent arriver dans le cours d’une grande guerre que l’emploi de la marine à vapeur donne les moyens d’opérer une de ces diversions autrefois impossibles. Des points aussi importans que celui de Kertch pourront être assaillis et gardés avec succès, pendant que le gros des forces nationales fera face à l’ennemi sur les frontières. C’est à chaque état de reconnaître avec soin toutes les parties vulnérables de son territoire et de les fortifier par des ouvrages qui puissent tenir assez longtemps pour attendre des secours ; mais pour opposer une telle résistance, il ne faudrait pas se fier à d’anciennes fortifications, regardées en d’autres temps comme inexpugnables. Les Russes, avec leur forteresse de Kinburn, si renommée au siècle dernier, en ont fait une assez triste expérience. Vers la fin de la guerre d’Orient, les alliés dirigèrent contre cette place une de ces expéditions mixtes auxquelles nous croyons tant d’avenir. Kinburn était une fortification régulière, maçonnée, que l’on croyait capable d’une défense prolongée, et l’on se souvient qu’elle ne put tenir que quelques heures sous l’action combinée des forces de terre et de mer, sous l’écrasante concentration des feux d’une flotte, et surtout sous les coups de ces navires cuirassés dont on a fait là une première et favorable épreuve. On nous permettra d’ajouter qu’il n’est guère de contrée en Europe qui n’ait aujourd’hui son Kinburn, et qui n’ait à se défendre d’y placer trop de confiance.

Ici s’arrête la première partie de notre étude. L’expédition de Crimée vient de nous offrir des exemples aussi concluans que complets de ce qui peut être entrepris aujourd’hui par l’union des forces de terre et de mer. Il nous reste à en faire découler des conséquences qui, partout où l’on a une marine ou seulement un littoral, pourront donner matière à réflexion.


II.

Le fait principal que nous avons voulu mettre en lumière dans notre courte revue de la guerre de Crimée est la facilité avec laquelle une armée nombreuse a pu être embarquée, transportée au loin et jetée sur le sol ennemi. Soixante mille Anglais, Français et Turcs ont été installés à bord pendant une navigation de plus d’une semaine, c’est-à-dire pendant le temps que l’on emploierait aujourd’hui pour aller de Toulon à Alexandrie ou de Cherbourg dans la Baltique. La flotte qui les portait a navigué sans embarras, sans accident, et les a déposés sur les plages ennemies avec une promptitude, un ordre et une sûreté admirables. Ce qui a été fait là avec des flottes et des armées combinées de trois nations différentes, ce qui a réussi du premier coup, malgré tous les inconvéniens attachés au partage du commandement, pourra évidemment se renouveler quand on le voudra, avec d’autant plus de chances de succès que l’on agira avec une flotte et une armée homogènes, obéissant à une seule volonté, aidées de l’expérience du passé et pourvues de moyens d’action de plus en plus perfectionnés. Il y a là pour les nations qui, comme la France, disposent d’une force militaire et d’une force navale considérables, un immense avantage, et en même temps il y a pour les peuples sans marine une cause manifeste d’infériorité. Qu’on repasse l’histoire de nos anciennes guerres continentales, et l’on verra l’action navale se borner toujours à quelques dégâts causés aux villes maritimes par des bombardemens plus effrayans que dangereux et à des dommages plus ou moins sérieux infligés au commerce. En supposant par exemple une guerre engagée entre la France et la maison d’Autriche dans les conditions où elle se faisait Aux deux derniers siècles, notre flotte aurait tout au plus servi à bloquer Trieste et Raguse. Quelques milliers de tonnes de sucre auraient dû pénétrer en Autriche par des ports neutres et à un prix proportionné aux difficultés et aux risques du transport; le Lloyd autrichien, s’il avait existé, aurait été obligé de suspendre ses services de paquebots, et tout aurait été dit. Tout cela aurait été sans la moindre influence sur le sort de la guerre. Il en est tout autrement du jour où la force navale s’ajoute à la force militaire en lui fournissant la possibilité d’aller à de lointaines distances frapper des coups imprévus et décisifs. Dès lors, qu’on nous passe cette comparaison, entrent en jeu sur l’échiquier militaire des pièces nouvelles, dont la marche soudaine, secrète, irrégulière, bouleverse tous les calculs, et assure à celui qui possède de semblables moyens d’action des avantages incontestables. Nous n’ignorons pas que la proposition peut se retourner, et que si la France, avec ses escadres unies à ses armées, peut faire à ses ennemis des maux incalculables, elle en a autant à attendre, si l’on est pourvu contre elle des mêmes armes. Nous examinerons tout à l’heure les chances diverses que ce nouvel état de choses fait à chacune des grandes puissances européennes; pour le moment, nous nous bornons à rechercher les moyens d’agression dont la France dispose, et, sur ce qu’elle a fait dans la guerre de Crimée, nous voulons mesurer jusqu’où elle pourrait porter l’application du système de guerre qui nous occupe.

On a vu plus haut comment 60,000 hommes purent être transportés de Varna à Old-Fort en une semaine, et comment l’assemblage nombreux de bâtimens qui les transportaient navigua tout ce temps avec ordre et sûreté. Il nous est donc permis de poser en principe qu’une flotte suffisante pour porter une armée de 60,000 hommes peut être réunie et maniée sans grave difficulté, qu’un tel armement n’a rien d’excessif. Réduisons maintenant de 60 à 50,000 le chiffre des soldats mis à bord, et remplaçons les 10,000 hommes ainsi supprimés par le nombre de chevaux nécessaires pour donner à l’armée embarquée sa proportion ordinaire de cavalerie, qui manquait entièrement à notre armée de Crimée. Il est évident que ce détachement de 50,000 hommes, infanterie, artillerie, cavalerie, pourra toujours être fait par la France dans une grande guerre continentale. Vingt fois il s’en est fait d’aussi nombreux, de plus nombreux même dans les guerres de l’empire. Point de difficulté donc à cette opération du côté de l’armée. Reste à examiner ce qui concerne la marine et ses moyens de transport.

Il est sur ce point assez difficile d’établir des calculs d’une précision absolue, parce que la marine de 1859 ne ressemble guère à celle de 1854: nous étions à cette époque dans une période de transition, d’incertitude et de tâtonnemens; la marine à voiles expirait pour faire place à la marine à vapeur, et les nécessités de la guerre étaient venues nous surprendre au milieu de toutes les hésitations entraînées par l’abandon d’un système qui avait fait ses preuves, et qui était familier à tout le monde. De plus nous avions envoyé nos soldats en Orient un peu au hasard et sans plan arrêté, et nos forces navales de la Mer-Noire, assemblage incohérent de navires à voiles et à vapeur, n’avaient été nullement préparées pour une expédition qui fut décidée sur les lieux et à l’improviste. Nous étions enfin bien loin d’avoir rassemblé là toutes nos ressources. Pendant que nos soldats débarquaient en Crimée, nous avions une escadre qui prenait sa part du succès de Bomarsund, nos stations navales restaient complètes sur tous les points du globe, nombre de nos vaisseaux gisaient désarmés dans nos ports, et nous n’avions pas distrait de son service un seul des paquebots à vapeur que nos compagnies emploient dans la Méditerranée et l’Océan. Il faut ainsi calculer que c’est malgré cet ensemble de circonstances, toutes peu favorables, qu’il nous avait été possible de porter de Varna en Crimée vingt-neuf mille hommes.

Aujourd’hui qu’on nous suppose un peu de temps pour nous préparer, et il est hors de doute que la marine française trouverait des ressources bien plus puissantes. D’abord la transformation de notre flotte à voiles en flotte à vapeur est à peu de chose près accomplie, et nous devons à cette métamorphose non-seulement nos vaisseaux à hélice de construction nouvelle, mais un accroissement soudain dans le nombre de nos bâtimens disponibles. Autrefois en effet notre flotte à voiles se divisait en deux parties presque égales, les bâtimens à flot, employés aux divers services de paix, et la réserve de guerre, composée de vaisseaux et de frégates, que par mesure de conservation on laissait, quoique terminés, sur les chantiers, où on les regardait comme suffisamment disponibles. Dès qu’il fut reconnu qu’un navire, sans l’aide de la vapeur, n’était plus propre à la guerre, l’ordre fut donné de pourvoir de machines tous ceux de nos navires à flot qui en valaient la peine, aussi bien que la réserve en chantier. Et comme on ne tarda pas à s’apercevoir que l’opération du montage des machines, impossible à bord d’un grand navire avant sa mise à l’eau, était trop lente pour qu’on pût, au début d’une guerre, lancer les bâtimens de la réserve et leur donner leurs machines en temps utile, on a été conduit à renoncer au principe de la réserve en chantier, et à mettre à l’eau la plus grande partie des navires qui la composaient. De là cet accroissement rapide des forces disponibles de la marine française dont nous parlions tout à l’heure, et qui s’est accompli en grande partie pendant l’expédition de Crimée. L’Europe voyait alors nos progrès sans en prendre ombrage, et elle ignorait le secret de tous ces armemens nouveaux à si bon marché. En cela, comme en bien d’autres choses, le gouvernement actuel, servi par les événemens, recueillait les fruits de la prévoyance de ceux qui l’avaient devancé.

Dans cette flotte de réserve, les vaisseaux, en recevant leurs machines, sont restés vaisseaux de guerre ; mais il en a été autrement des frégates. Leurs formes étant impropres aux grandes vitesses demandées aujourd’hui aux frégates à vapeur, elles ont été pourvues d’appareils d’une force modérée, et changées en vastes transports capables de recevoir des masses d’hommes considérables, de les porter à Civita-Vecchia, sur les côtes d’Afrique, partout enfin où, en paix comme en guerre, le service de l’état peut l’exiger. En même temps des fonds étaient consacrés à construire des vaisseaux et des frégates spécialement destinés à atteindre de grandes vitesses, aussi bien qu’une flottille de corvettes de charge à hélice, pour le transport des hommes, des chevaux et du matériel. Une partie de ces derniers navires est déjà employée au service de nos garnisons coloniales et à notre expédition de Cochinchine. Nous ne voulons pas dire que toutes ces transformations et toutes ces constructions nouvelles soient terminées; mais il y en a assez de fait pour qu’il soit permis d’affirmer que notre matériel fournirait aisément aujourd’hui plus du double de vaisseaux et plus du triple de frégates, corvettes et transports, tous à vapeur, que nous n’en avions en Crimée. Qu’on joigne à cela les paquebots de nos diverses lignes, et tout le monde tombera d’accord avec nous que le transport par mer d’une armée de 50,000 hommes serait à cette heure une chose très simple et très facile pour la France, sans qu’on fût même obligé de traîner à la remorque un seul navire à voiles. Encore un peu de temps, et un résultat bien autrement considérable aura été atteint : nous aurons alors des moyens suffisans pour porter notre armée expéditionnaire sans y employer nos vaisseaux, qui seront ainsi rendus à leur rôle naturel d’escorte, ou qui pourront être affectés ailleurs à toute autre destination que la guerre leur commandera.

Vient maintenant la question du personnel. Si nous ne craignions de fatiguer le lecteur avec des chiffres, nous démontrerions avec une évidence surabondante que, pas plus que le matériel, il ne fera défaut à la France le jour où un armement comme celui dont nous venons de parler lui deviendra nécessaire. Nous espérons être cru sur parole quand nous affirmerons qu’avec le double élément dont se composent nos équipages, deux tiers de matelots fournis par l’inscription maritime, et l’autre tiers par le recrutement, le nombre des marins requis pour armer notre flotte tout entière ne s’élèverait pas à la moitié de l’effectif valide dont nous disposons. Il n’y a donc rien d’exagéré, avec ce que la France compte de matelots, comme avec ce qu’elle a de navires, à admettre la possibilité pour elle de transporter une armée de cinquante mille hommes au-delà des mers. On peut même ajouter que si le but de l’expédition n’était pas très distant de nos ports, le même armement naval pourrait sans difficulté donner passage à un nombre de troupes beaucoup plus considérable.

Le chapitre des possibilités ainsi épuisé, je prends comme accorde le fait de cinquante mille hommes embarqués, et de la flotte qui les porte prête à prendre la mer.

Que le lecteur se représente la nouvelle d’un armement comme celui-là porté à nos ennemis par les cent voix de la renommée. Quel effet ne produirait-elle pas ! Est-ce trop dire que de présumer qu’elle répandrait la terreur ? Chaque jour et sur tous les points ne s’attendrait-on pas à voir paraître cette flotte redoutable, et ne serait-ce point déjà un mal très réel pour l’ennemi que cette attente ? Si les populations qui avoisinent le littoral sont dévouées et amies de leurs gouvernemens, elles se consumeront dans une douloureuse anxiété ; si elles sont mécontentes et peu affectionnées, elles attendront l’arrivée de l’armée française comme un signal de leur délivrance. Dans l’un et l’autre cas, tout sera en proie à l’agitation, et le gouvernement menacé ne pourra rien faire qui ne tende à l’accroître. Que peuvent en effet des concentrations de troupes, seul moyen de parer à un semblable danger, sinon abandonner les habitans livrés à eux-mêmes, soit à leurs alarmes, soit à leurs mauvais sentimens ? Il n’y a guère en Europe que la Russie qui, devant une partie de ses côtes, voie s’ouvrir de vastes déserts affranchis de la menace d’une invasion : partout ailleurs, où la population est plus resserrée et plus riche, les côtes offrent mille points vulnérables. Et l’on a vu tout à l’heure, dans notre étude de l’expédition de Crimée, comment, malgré les raisons qui semblaient désigner cette contrée comme but nécessaire du grand armement de Varna, malgré l’évidence qu’il devait y avoir pour le tsar que les alliés ne pouvaient songer à aller partout ailleurs porter leurs coups dans le vide, les Russes jusqu’au dernier moment restèrent dans le doute sur le lieu où irait fondre l’orage qui les menaçait, et furent surpris presque sans défense. Là cependant, il faut bien le répéter, il ne s’agissait pas d’un de ces coups mystérieusement préparés, dont nul indice ne peut avertir. Le nom de Sébastopol était depuis plusieurs mois dans toutes les bouches, et la presse anglaise surtout démontrait chaque jour avec la plus claire évidence l’attaque de cette ville comme la chose la plus importante et la seule possible qu’il y eût à faire pour les alliés en Orient : preuve, soit dit en passant, qu’en temps de guerre tout n’est pas danger dans la libre discussion des journaux. Cette fois peut-être eut-elle le mérite de mettre en défaut la clairvoyance d’un monarque absolu, qui ne put croire à la réalité d’un projet divulgué à l’avance par une indiscrète publicité. Quoi qu’il en soit, si l’on fut trompé, ou si du moins l’on fut incertain alors avec tous les moyens qu’avait la Russie d’être bien informée, il est bien permis de supposer la même incertitude ou la même erreur aux approches d’une expédition française se dirigeant vers des côtes partout également attaquables. Le télégraphe, qui dit tout aujourd’hui, n’a plus rien à dire sur les mouvemens d’une flotte en mer. Autant vaudrait lui demander, quand un orage se forme au ciel, le lieu où doit tomber la foudre. On aura cru voir le chef de l’expédition gouverner sur tel point de la côte; on l’y attend, et l’on apprendra que vingt-quatre heures après il est allé débarquer là où il faudra sept ou huit journées de marche pour l’atteindre. Se garder contre un pareil mode d’attaque est impossible, à moins de disséminer ses forces à l’infini et de la manière la plus périlleuse, car nous supposons toujours que le corps d’armée ainsi transporté n’est qu’un détachement, et que pendant ce temps le gros des forces françaises est aux prises avec l’ennemi sur le principal théâtre de la guerre. Dans une autre hypothèse, ce pourrait être un corps auxiliaire envoyé pour concourir aux opérations d’une armée alliée, ou bien encore le débarquement pourrait avoir eu pour objet de se saisir par surprise d’une position militaire et maritime, de s’y fortifier et d’attendre là, dans une espèce de tête de pont, des événemens ou des renforts; mais ce ne seraient là que des opérations secondaires auxquelles nous ne voulons pas nous arrêter: nous n’insistons que sur le grand rôle joué par une flotte qui viendrait jeter cinquante mille hommes sur le flanc d’un ennemi ayant déjà en tête une armée.

Nous avons écarté la possibilité de voir venir un pareil armement. Que faire alors dans l’attente de ce péril inévitable? Ou se concentrer de manière à arrêter, si l’on peut, l’invasion dans sa direction la plus menaçante, ou se porter rapidement contre elle dès que l’on aura connu le lieu du débarquement; mais des rassemblemens de troupes ne peuvent se dérober aux regards comme les mouvemens d’une escadre, et il sera toujours facile, ainsi que nous l’avons indiqué, d’opérer le débarquement à une telle distance que ce rassemblement soit inutile. En supposera-t-on plusieurs au lieu d’un seul ? Il faudrait pour cela qu’il y eût en Europe des états assez puissans pour détacher de leur armée principale un nombre indéfini de corps partiels, capables de battre cinquante mille Français. Hypothèse inadmissible !

Nous avons donc le droit de dire que notre armée expéditionnaire débarquera librement, sans crainte d’être troublée, et surprendra l’ennemi comme elle l’a surpris en Crimée. On nous objectera peut-être les chemins de fer et les rapides moyens de défense qu’ils peuvent fournir contre une attaque de ce genre. Nous demandons à notre tour si ces chemins, si bien organisés qu’on les suppose, sont en état d’amener hommes, chevaux et canons avec la vitesse d’une escadre qui jette quinze mille hommes à l’heure sur la côte ennemie ; nous demandons quelles ressources ils offrent contre l’écrasante masse de feux dont une flotte peut couvrir la plage. Continuant à nous fonder sur l’expérience faite en Crimée, nous voyons notre armée, deux jours après qu’elle a pris terre, se mettre en marche appuyée sur la base d’opérations la plus solide et la plus sûre, la mer, qui lui apporte tous ses approvisionnemens, toutes ses munitions, tous ses renforts, avec une célérité, une exactitude impossibles à atteindre sur terre. Nous la voyons pénétrer au cœur du pays ennemi, en arrière de toutes ces chaînes de forteresses qui, au nord et au sud, ont été élevées contre nous depuis les malheurs attirés sur notre patrie par le premier empire, et à travers ce réseau de chemins de fer combinés autant dans une pensée hostile à la France que dans une pensée de libre et pacifique communication. Ne serait-ce pas quelque chose de bien nouveau à la guerre qu’une trouée aussi menaçante faite à travers le territoire ennemi, alors que les grandes armées seraient en présence aux frontières ? Qu’on se figure l’effet de ce corps arrivant sur les communications de nos adversaires, marchant sur leur capitale si elle était accessible, ou se jetant au milieu de populations mal affectionnées pour les soulever. Ou nous nous trompons, ou les hasards de la guerre seraient singulièrement multipliés pour une puissance exposée à de pareils coups. Elle serait toujours et en tout cas obligée d’abandonner une partie de ses provinces aux ravages de l’ennemi, dont la plus mauvaise chance serait de se retirer sous le canon de ses vaisseaux, mais non sans avoir fait auparavant un mal immense. Si, pour rendre toute notre pensée, on nous permettait une comparaison qui nous semble assez juste dans sa bizarrerie, nous dirions qu’une armée de débarquement telle que nous venons de la représenter est destinée à former désormais une sorte de cavalerie gigantesque montée sur des vaisseaux avec lesquels elle peut pendant une semaine faire cinquante lieues en vingt-quatre heures, douée de la faculté de se rendre invisible pendant sa marche, et destinée ainsi à tourner les empires, à les frapper sur les points les moins prévus, à assurer le succès des combinaisons stratégiques les plus extraordinaires, à répandre enfin la terreur et le désordre partout où l’ennemi n’aurait pas réuni toutes ses forces.

Nous n’avons pas tout dit lorsque nous avons montré comment nos flottes pourront coopérer avec nos armées en les transportant subitement, à la façon des génies des contes arabes, d’un point à un autre, en nettoyant les plages avec leur puissante artillerie, et en assurant par leur présence sur le littoral la plus solide peut-être de toutes les bases d’opérations. Il nous reste à signaler un autre genre de service qu’elles peuvent encore rendre, un autre important secours qu’elles peuvent prêter à nos troupes de terre. On n’a pas oublié la nouvelle et formidable apparition des canonnières à vapeur dans la Baltique il y a cinq ans. Leur rôle ne sera pas moindre sur les fleuves, et de la sorte le concours de la marine suivra l’armée jusqu’au cœur du pays ennemi. Des canonnières du même genre, construites à faible tirant d’eau et armées de grosse artillerie, remonteront très aisément les grands cours d’eau comme le Rhin, l’Elbe, la Vistule, le Pô, et à une heure donnée on les verra renouveler ce que firent à l’Alma les navires à vapeur dont le feu protégea la belle manœuvre du général Bosquet. Sur les fleuves, comme il y en a quelques-uns, dont le cours encaissé dans des digues serait plus élevé que le niveau des campagnes environnantes, une semblable flottille pourrait former de redoutables batteries. Rien de plus simple que de faire également remorquer par ces canonnières une partie des approvisionnemens de l’armée, que de leur donner à traîner de grands chalands propres à tous les transports et pouvant en même temps servir à former rapidement de larges ponts. L’expérience seule fera connaître les diverses ressources plus ou moins puissantes que cet auxiliaire nouveau pourra fournir dans le cours d’une campagne. C’est à peine s’il est possible de soupçonner aujourd’hui quelques-unes des mille combinaisons que produirait à la première occasion la marine de la France mise au service de ses armées. Plaise à Dieu que cette occasion se fasse longtemps attendre !

Il faut néanmoins sortir des généralités, et placer la France, avec son double moyen d’action guerrière, en face des adversaires que depuis soixante ans elle a pu rencontrer en Europe. Voyons dans quelle mesure est changé le rapport de ses forces avec les leurs.

Prenons d’abord la Prusse et l’Autriche. Rien de plus défavorable à cet égard que la condition de chacune de ces deux puissances. La Prusse dans la Baltique, l’Autriche sur la mer Adriatique, ont une étendue de côtes assez considérable pour prêter le flanc à des attaques comme celles que nous venons de décrire, et en même temps ni l’une ni l’autre n’ont une force maritime proportionnée à leur importance continentale. La Prusse et l’Autriche ont pu s’approprier nos nouvelles carabines, nos canons et tous nos perfectionnemens de détail, peut-être y ont-elles ajouté; mais elles n’ont et de longtemps elles ne sauraient avoir une marine et des marins qui les mettent en état de lutter à armes égales avec la France. On a vu quelquefois le génie d’un homme improviser une armée, jamais une marine; c’est une création qui doit être essentiellement l’œuvre du temps. Nous répétons donc que la Prusse ni l’Autriche ne sont à la veille de posséder ce grand et nouvel élément de la force militaire, quoique l’une et l’autre peut-être, en dépit des limites restreintes de leur littoral, entrevoient à cette heure la nécessité de compléter leurs puissantes armées par le développement aussi étendu que possible de leur force navale. En attendant qu’elles aient accompli cette œuvre, leurs côtes sont ouvertes à une invasion de la marine française, et il est manifeste que, sous cette menace redoutable, l’une comme l’autre, obligée de diviser ses forces, s’affaiblirait nécessairement sur tous les points, et s’exposerait à de graves chances de revers. Si on les suppose réunies et entraînant à leur suite tout le corps germanique, le cours des événemens peut être tout différent, et la supériorité du nombre compenser la faculté d’initiative; mais dans la première hypothèse que nous posions, celle d’une lutte corps à corps avec la France, en admettant des chances du reste égales, il nous paraît hors de doute que le poids de nos flottes, combinant leurs opérations avec celles de nos armées de terre et faisant sentir le contre-coup de leur puissance jusqu’à Vienne et à Berlin, rendrait notre supériorité irrésistible.

La Russie, qui, depuis son grand revers de Sébastopol, se construit avec activité une flotte à vapeur de guerre et de transport, ne tardera pas à cet égard à se trouver dans les mêmes conditions que la France. Ce qui nous est possible le sera aussi pour elle, et s’il arrivait que ses forces se combinassent avec les forces françaises, on n’entrevoit pas les limites de leur action en Europe. Que si au contraire la guerre éclatait entre les deux empires, les tentatives d’invasion maritime deviendraient des deux côtés ou impossibles ou au moins hasardeuses, jusqu’au jour où un conflit décisif aurait donné à l’un ou à l’autre des deux rivaux la libre possession de la mer. On n’a pas été accoutumé jusqu’à ce jour à considérer la Russie comme une puissance maritime de premier ordre, et cela était fondé; mais elle est en train de profiter des avantages que l’emploi de la vapeur donne aujourd’hui aux nations où la marine est une nécessité politique sans être une nécessité d’existence, et tout annonce que bientôt sa flotte pourra compter à l’égal de la nôtre. Les chefs, à en juger par ses héros de Crimée, Nachimof, Kornilof, Istomine, ne lui manqueront pas, et elle nous a prouvé, sur le lointain théâtre des mers de Tartarie, qu’elle peut unir dans ses entreprises le bonheur et l’habileté[4]. Pour le moment, elle n’a de ports et de flottes que pendant la période de l’année où les uns et les autres ne sont point enfermés dans les glaces. C’est là une cause grave d’infériorité, mais cela ne suffirait pas pour empêcher ses escadres de venir, à leur moment, se mesurer avec les nôtres, et si le sort des armes se tournait contre nous, nous serions exposés à voir un débarquement de Cosaques sur l’endroit le moins gardé de nos côtes. Se figure-t-on la perturbation que causerait un pareil événement, s’il survenait par exemple pendant que la France serait engagée dans quelque grande lutte sur le Rhin ou en Italie? Cette simple hypothèse, les réflexions qu’elle suggère, dispensent de tout raisonnement pour faire comprendre l’étendue des maux que ce système d’expéditions mixtes peut produire. La marine à vapeur, avec sa faculté de s’éloigner des rochers et des bancs quand elle le veut, aborde partout où elle trouve une profondeur d’eau suffisante pour flotter et pour jeter l’ancre. Elle n’a plus besoin de ports ni d’abris; si peu que le temps soit maniable, tout endroit lui est bon, et elle peut débarquer des soldats sur une foule de points regardés dans nos guerres passées comme inaccessibles, et par conséquent laissés sans défense. Combien y a-t-il de ces points d’attaque que l’on ne soupçonne pas, et qu’il suffirait de nommer pour causer de vives alarmes! Avec une promenade de touriste sur le littoral européen, ou même avec la simple étude des cartes, un œil un peu exercé découvrira des combinaisons de guerre dont il n’existe aucune trace dans le passé, malgré les luttes séculaires dont notre continent a été le théâtre. C’est que le passé n’avait même pas entrevu les moyens d’exécution dont nous disposons aujourd’hui. Que n’aurait pas donné Napoléon pour qu’il lui fût possible de faire trouver à un jour nommé 50,000 hommes sur tel point inconnu des côtes de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie! Napoléon ne pouvait songer à de pareilles combinaisons, non pas seulement parce que la vapeur n’existait point, et qu’il était impossible de donner des bases certaines à des calculs soumis aux caprices des vents, mais aussi, mais surtout, parce que la mer entière lui était hostile, nos flottes, désorganisées par la révolution et partout vaincues, ayant dû céder l’empire des flots au pavillon britannique. Napoléon, il est vrai, avait su tenter l’expédition d’Egypte et se dérober aux croisières anglaises; mais l’expédition d’Egypte, audacieux calcul d’une ambition impatiente, ne se liait à aucune opération de guerre sur le continent : elle ne pouvait servir, et ne servit en effet qu’à augmenter la réputation du général Bonaparte, et les troupes qui la composaient, enfermées dans une impasse, puis abandonnées par leur chef, ne tardèrent pas à tomber, avec les vaisseaux qui les avaient apportées, aux mains de l’Angleterre.

Ceci nous amène tout naturellement à parler de cette puissance, dont nous n’avons rien dit jusqu’ici, et à examiner la situation qui peut lui être faite par l’alliance des forces de terre et de mer dans les guerres continentales.

Nous disions tout à l’heure, à propos de la Russie, que si elle nous était ennemie et qu’elle tînt la mer avec la grande flotte à vapeur qu’elle est en train de créer, nos expéditions maritimes deviendraient impossibles, ou tout au moins chanceuses, tant qu’une des deux marines n’aurait pas pris un ascendant décidé sur l’autre. Ce qui est vrai de la Russie l’est à bien plus forte raison de l’Angleterre, et il est certain qu’aucune expédition navale ne saurait se mettre en marche aujourd’hui sans sa permission avouée ou tacite. Nul doute que le rôle de plus en plus considérable que les flottes sont appelées à jouer dans les guerres continentales n’ajoute singulièrement à l’importance de la marine anglaise; mais ici, comme il arrive souvent, la question a deux faces, et elle peut se retourner. S’il est vrai que le système, chaque jour pratiqué davantage, d’employer aux mêmes opérations la marine et l’armée réunies a pour résultat de faire sentir sur terre la puissance des flottes, il a pour résultat aussi de faire sentir sur mer la puissance des armées. L’Angleterre, nul ne l’ignore, a des ressources immenses, et de toute nature, pour lutter avec avantage sur mer; elle a dans le personnel, comme dans le matériel, la supériorité du nombre; elle a le génie de sa population, née pour la mer, et la longue habitude de vaincre sur un élément qu’elle regarde comme le sien; elle a les incomparables richesses que lui donnent son commerce et son industrie; elle a par-dessus tout l’énergie patriotique d’un peuple resté toujours libre. Mais l’emploi de la vapeur fera perdre de plus en plus aux guerres maritimes leur caractère spécialement naval pour leur donner le caractère militaire, et le jour ne saurait être éloigné où l’on verra s’établir entre les marines des différens peuples une sorte d’uniformité assez semblable à celle qui existe entre les grandes armées du continent, dans lesquelles le génie particulier de chaque peuple va s’effaçant tous les jours devant la perfection des moyens mécaniques.

Pourvus également de carabines à longue portée, instruits et exercés avec le même soin, un bataillon français, un bataillon russe ou autrichien, se ressemblent beaucoup aujourd’hui, surtout là où l’on agit par masses, et où l’intelligence et les qualités individuelles du soldat disparaissent dans l’ensemble des combinaisons. Si je ne me trompe, les vaisseaux à vapeur anglais, français ou russes, auront avant peu la même ressemblance. Les bâtimens, les machines, l’artillerie, tout le matériel enfin sera sur les plans les plus perfectionnés, sur les mêmes peut-être, car le secret des inventions et des perfectionnemens, s’il se garde encore, ne se garde plus pour longtemps. La machine sera conduite par des mécaniciens habiles, tels que l’emploi général des appareils à vapeur les forme en grand nombre et par tous pays, et ceux-ci, à l’abri du boulet dans leur machine, manœuvreront le vaisseau à la voix du chef avec un sang-froid que rien ne troublera. Quant à l’équipage, il se composera d’officiers choisis, instruits et formés à la longue, de pointeurs et de tirailleurs marins exercés avec soin, d’un nombre restreint, mais suffisant, de matelots proprement dits, et enfin de jeunes gens vigoureux, braves et disciplinés pour la manœuvre des canons. Sans doute, l’avantage sera grand pour qui pourra, comme l’amirauté britannique, former des équipages tout entiers d’hommes de mer expérimentés; mais le jour du combat, cette supériorité serait beaucoup moindre que par le passé. Il faut considérer d’ailleurs que la marine à vapeur permet de faire les arméniens avec une promptitude inconnue au temps de la marine à voiles, et de là pour les nations maritimes la nécessité de modifier les institutions sur lesquelles repose leur force navale, de manière à leur faire produire avant tout les plus rapides résultats. L’Angleterre, grâce à son immense commerce, dispose d’un nombre de matelots supérieur à celui d’aucune autre marine; mais ces matelots sont dispersés sur sa flotte marchande, et si elle devait les attendre pour armer sa flotte de guerre, elle serait exposée à être surprise sans défense. Les coups seront aujourd’hui trop prompts et trop décisifs pour qu’on puisse donner le même temps que jadis à former des équipages. Si les puissances continentales en arrivent à armer leurs flottes militairement et du jour au lendemain, il faudra bien que l’Angleterre les suive dans cette voie. Malgré le respect qu’elle conserve pour toutes ses vieilles traditions, il est impossible qu’elle n’en vienne pas à recruter ses équipages selon le système employé sur le continent. Déjà même on peut dire qu’elle est sortie de ses anciennes voies, soit par l’extension continuelle et forcée qu’elle donne à son corps de soldats de marine, soit par l’essai d’institutions analogues à notre inscription maritime, qu’elle tente sous les noms de coast volunteers et de continuons service men.

Aujourd’hui enfin que la vapeur ne subordonne plus au vent tous les mouvemens des navires, le mode de combat à pratiquer sur mer, la tactique navale, pour l’appeler par son nom, n’est plus que de la tactique militaire, comme l’a fort bien démontré sir Howard Douglas dans son récent ouvrage, et il est évident que Français, Anglais et Russes sont également aptes à en appliquer les principes. Ainsi que dans les batailles de terre, toute la question reviendra à être le plus fort et le plus nombreux sur un point donné, à un moment donné, et pour atteindre ce but, l’emploi de la vapeur, avec la célérité et la précision de mouvemens qu’elle assure, procurera des facilités jusqu’ici inconnues. Aussi, pour conserver la supériorité navale nécessaire à sa sécurité, l’Angleterre ne se fie-t-elle plus tant à la qualité qu’à la quantité de son personnel, et nous la voyons occupée à se créer une force permanente (channel fleet) capable de fournir instantanément les cadres d’une grande armée navale, tout comme les puissances continentales sont obligées d’entretenir en temps de paix les cadres de leurs armées de terre. Elle ne veut pas se laisser surprendre, et elle emploie en même temps ses grandes ressources financières à se garder pour le matériel une supériorité numérique qui lui est plus que jamais indispensable. Ajoutons que par les tendances de sa politique extérieure l’Angleterre se rapproche de celles des puissances du continent qui ont de grandes armées sans marine, tant elle a le sentiment de l’importance capitale qui s’attache aujourd’hui à l’union des forces de terre et de mer. Si ces puissances lui donnent ce qui lui manque, le concours de nombreux bataillons, elle, de son côté, leur prête la redoutable assistance de ses vaisseaux, et cette alliance peut remporter sur terre des avantages tels qu’ils fassent avorter l’entreprise maritime la mieux combinée contre elle. Mais malgré le sens si droit et si pratique, malgré le courage si résolu avec lequel le peuple anglais se prépare à un avenir dont les chances sont nouvelles pour tout le monde, il ne s’aveugle point sur les périls qu’il ne courait pas il y a cinquante ans, et qu’il peut courir aujourd’hui. Sa presse et ses meetings l’avertissent chaque jour de ne pas s’endormir sur la foi de ses anciens triomphes.

On nous ferait une grande injustice si l’on supposait ici dans nos observations un sentiment hostile à l’Angleterre. Nous faisons naturellement passer avant tout l’honneur et l’intérêt de la France, mais nous regarderions comme un immense malheur la nécessité politique qui forcerait notre pays à tourner ses armes contre un peuple si fidèle au sentiment de la dignité humaine, si sagement et si fermement attaché à des institutions qui font sa grandeur et notre admiration. Ce serait d’ailleurs sortir du cadre de cette étude que de nous arrêter sur les chances d’une lutte entre la France et l’Angleterre. Si nous avons été conduit à parler de cette dernière puissance, c’est uniquement par rapport au rôle qu’elle peut jouer à l’aide de sa marine dans une guerre continentale.

Dans cette hypothèse, deux cas se présentent : ou l’Angleterre est l’alliée d’une ou de plusieurs des puissances maritimes du continent, et le poids de son alliance est alors décisif. Appuyés sur elle et sur l’immensité de ses ressources, il n’est rien à quoi ses alliés ne puissent prétendre, aucun but, si hors de leur portée qu’il paraisse, qu’il ne leur soit donné d’atteindre, aucune pensée ambitieuse qui ne puisse être justifiée par le succès. Ou bien l’Angleterre est en guerre avec un ou plusieurs des états maritimes du continent: il est évident dans ce cas qu’elle ne peut porter la guerre chez eux qu’après avoir, d’une manière ou d’une autre, ruiné leur puissance navale; mais son ascendant une fois établi, nul doute qu’elle ne leur inflige alors des maux dont il est nécessaire de savoir mesurer l’étendue. Ces maux, c’est évidemment avec sa marine et non avec ses forces de terre que l’Angleterre les infligera. Débarquer une armée serait pour elle une entreprise trop hasardeuse. Il est manifeste en effet que, si la marine britannique peut fournir des ressources illimitées pour le transport des troupes, les troupes elles-mêmes dont dispose l’Angleterre sont en nombre trop restreint pour lui permettre de soutenir une lutte seule à seule contre une des grandes armées européennes. Que serait devenue l’armée du duc de Wellington en Espagne sans les contingens portugais et allemands qui la grossissaient, sans le soulèvement général des Espagnols, et surtout sans l’appui que lui prêtait l’Europe armée contre nous? Que serait-elle devenue à Waterloo sans les Hollandais et les Belges, et surtout sans les Prussiens?

Avec leur marine seule, ce qui serait possible aux Anglais, ce serait uniquement de faire une guerre de détail, de multiplier les petites expéditions sur tous les points des côtes exposés au canon de leurs vaisseaux, dévaster le littoral, incendier les villes maritimes. On verrait leurs canonnières pénétrer partout dans les fleuves à la façon des anciens Normands, et porter bien loin leurs ravages, pour se retirer peut-être aussi impunément qu’elles seraient venues; car, il faut bien se l’avouer, il est peu de barrières que les navires à vapeur ne puissent aujourd’hui franchir. On forcera l’entrée d’une rivière, d’un port, d’une rade, en passant rapidement, et avec des pertes insignifiantes, sous les batteries qui y seront accumulées, et le passage une fois forcé, si une sage prévoyance n’a préparé contre l’ennemi des moyens de défense intérieure, les maux qu’il fera seront incalculables. Cependant tout cela ne serait que de la guerre navale, où ne seraient employés que des moyens purement maritimes. Le rôle de l’armée anglaise, si elle était engagée, se bornerait à tenir garnison, sous la protection du canon de ses vaisseaux, dans quelque position fortifiée, quelque Kinburn, dont l’occupation aurait été jugée nécessaire. Elle ne pourrait agir par elle-même et jouer un rôle important que sur un théâtre étroit, isolé et proportionné à ses moyens d’action. Si c’était avec la France, par exemple, que l’Angleterre fût en guerre, peut-être se risquerait-elle à choisir l’Algérie pour champ de bataille, et à tenter de nous arracher la seule de nos conquêtes que nous ayons gardée depuis soixante ans. Montées sur une escadre que nous supposons pour un moment maîtresse incontestée de la mer, ses troupes iraient peut-être attaquer notre colonie, séparée des secours de la métropole. Une telle entreprise, nous croyons pouvoir le dire sans trop d’amour-propre national, aurait peu de chances de succès devant une armée accoutumée à vaincre, énergiquement commandée, appuyée sur toutes les ressources que notre longue occupation a développées.

Mais c’est le possible, et non le probable, que cette guerre de l’Angleterre seule à seule avec une des grandes puissances militaires de l’Europe. Ce qui est plus vraisemblable comme plus conforme à l’expérience du passé, c’est qu’elle n’entrerait en lutte qu’après s’être assuré sur le continent des alliés au service desquels elle mettrait ses vaisseaux, et dont ses propres soldats deviendraient alors les redoutables auxiliaires. Il ne s’agirait plus dans ce cas de rapides incursions, ni de ravages maritimes, ni d’expéditions contre des colonies; le danger serait plus sérieux, et pendant que les alliés de l’Angleterre attireraient à la frontière toutes les forces ennemies, on verrait son armée arriver par mer pour tenter à l’improviste une de ces entreprises décisives dont nous parlions tout à l’heure. Ce ne serait pas pour la France que pareille chose serait à craindre avec l’énergie guerrière de sa population et les défenses dont la sage prévoyance de son gouvernement a su en 1840 entourer la capitale; mais en serait-il ainsi de toutes les capitales de l’Europe?

On le voit, plus nous avançons et plus le rôle de la force navale s’agrandit, plus l’action des flottes paraît devoir être considérable dans les luttes dont notre globe sera le théâtre. Il y a là matière à réfléchir pour tout le monde, grands et petits états, nations maritimes ou exclusivement continentales. Pour nous, Français, c’est un pressant motif de donner plus que jamais notre attention à cette branche du service national et de ne point interrompre les améliorations que nous poursuivons depuis vingt ans. Puissance continentale de premier ordre, la France ne saurait prétendre en même temps sur mer à la supériorité du nombre; mais au moins aujourd’hui que la force navale joue un si grand rôle dans la défense nationale, ne négligeons rien pour suppléer au nombre par la qualité. Notre matériel est bon, et nous avons pu, pendant la guerre de Crimée, lui donner un accroissement dont l’Angleterre, notre alliée, ne devait prendre aucun ombrage. Attachons-nous à conserver cet avantage, et en même temps ayons l’œil ouvert sur tout ce qui se fait ailleurs pour en profiter. Peut-être n’avons-nous pas assez songé à l’importance de nos petits navires, canonnières et autres, auxquels les progrès gigantesques de l’artillerie donnent une si puissante efficacité pour la guerre offensive ou défensive sur le littoral : il y a là, nous le croyons, une lacune à remplir dans notre matériel.

Du côté du personnel, nous avons réparé les malheurs causés par notre première révolution et corrigé bien des erreurs, mais nous avons encore quelques pas à faire. Si nos officiers forment une élite d’hommes bons à offrir aux amis comme aux ennemis, il est à regretter qu’ils n’aient point la haute situation qui appartient au corps combattant vis-à-vis des corps non combattans. Le personnel administratif occupe une place trop grande dans les cadres de notre marine, et il y aurait simplification, économie, en même temps que convenance, à en diminuer le nombre et l’importance. Notre artillerie et notre infanterie de marine, corps coûteux et inutiles, devraient se fondre dans l’armée de terre, dont ils ne sont qu’une dépendance, et ils seraient avantageusement remplacés par des canonniers et des fusiliers destinés à servir à bord des vaisseaux sous le commandement d’officiers de marine attachés à eux comme les officiers de l’état-major du génie sont attachés aux régimens de sapeurs. Ces mesures et d’autres, qu’il serait trop long d’indiquer, sont aujourd’hui indispensables, si l’on veut conserver un corps de marine dont la force soit réelle, et ne pas se faire une illusion volontaire sur ses ressources en prenant les mots pour les choses.

Il est temps de nous arrêter. Notre pensée n’a pas été de rédiger ici une sorte de mémoire à consulter sur la marine française; nous avons voulu seulement faire ressortir dans cette étude les avantages aussi bien que les dangers nouveaux qui naissent pour la France de l’emploi des flottes à vapeur comme auxiliaires des armées dans les guerres continentales. Si nous étions parvenu à faire entrevoir quelque moyen nouveau d’ajouter à la puissance et à la grandeur de notre pays, nos vœux seraient comblés. Ils le seraient bien davantage, si la pensée des maux que les grandes guerres traînent toujours après elles, et qui s’accroîtraient aujourd’hui dans une proportion si redoutable, contribuait à faire mieux apprécier les bienfaits de la paix à ceux qui nous auront lu. Nous ne sommes pas assurément de ceux qui chérissent la paix plus que l’honneur, et nous croyons que, pour défendre le sien, un peuple doit toujours être prêt à tirer l’épée. Autant que personne nous comprenons et nous ressentons l’émotion du combat, l’attrait du danger et les séductions de la gloire ; mais nous en avons assez vu pour avoir appris à connaître toutes les calamités de la guerre. Les succès de nos soldats en Crimée nous ont fait battre le cœur, et pourtant que de fois ne nous ont-ils pas paru trop payés du sang de tous ces jeunes hommes, l’élite de notre génération, morts là-bas, à la voix de l’honneur et du devoir! Leur absence a laissé parmi nous des vides irréparables. Cette pensée m’a saisi de la manière la plus poignante lorsqu’il m’est arrivé de parcourir les cimetières dont l’armée française a couvert le plateau de la Chersonèse. Un soir surtout, accompagné d’un officier russe, je cherchais au cimetière du Clocheton le nom d’un ami parmi ceux qui se pouvaient lire encore sur les croix et les pierres funéraires. Beaucoup de croix étaient renversées, et nous essayâmes en vain, mon compagnon et moi, d’en relever quelques-unes. Le bois était pourri et emportait avec lui dans un éternel oubli le nom qui lui avait été confié. Les inscriptions faites sur la pierre étaient mieux conservées, et en écartant les scabieuses et les pieds-d’alouette sauvages près des monumens du colonel Guérin et de M. de Cargoüet, je lus sur une simple pierre ces mots : Aux officiers du 14e de ligne morts en Crimée ! — Je me rappelai aussitôt l’un de ces grands récits dont les vieux soldats de l’empire avaient nourri mon enfance, celui de la destruction du carré du 14e à la bataille d’Eylau et de la sépulture donnée au corps d’officiers tout entier dans une même fosse, avec cette inscription : Ci-git le corps d’officiers de l’infortuné 14e ! — Eylau! la Crimée, vastes et glorieuses hécatombes, à quoi avez-vous servi?...


Une question comme celle qui est traitée dans les pages qu’on vient de lire a pour longtemps sa place marquée au premier rang des préoccupations de notre siècle. Aussi aimerait-on à voir l’attention des hommes spéciaux se porter de plus en plus sur les nouveaux problèmes qui se posent dans l’art de la guerre. Si d’utiles études se continuaient sur ce grave sujet, on s’applaudirait ici d’avoir aidé à les provoquer, et de pouvoir les mettre en lumière.


V. DE MARS.

  1. L’emploi de la marine à vapeur dans la guerre est un objet d’étude qui, dans ces derniers temps, a occupé plus d’un militaire et d’un marin. On nous adresse à ce sujet des notes et des considérations qu’on nous autorise à nous approprier pour les communiquer à nos lecteurs sous la forme qui nous semblera la plus convenable. La question est grave en effet, elle est digne de tout l’intérêt du pays, et nous avons ainsi l’espoir de continuer la série des remarquables études que la Revue a publiées sur la marine en diverses circonstances. (N. d. D.)
  2. Letters from Head quarters.
  3. Le duc d’Orléans.
  4. Voyez la Revue du 1er août et du 1er septembre 1858.