Aller au contenu

La Princesse Maleine (Maeterlinck)/03

La bibliothèque libre.
Georges Crès et Cie (p. 83-126).


ACTE TROISIÈME

 


Scène I


UN APPARTEMENT DU CHÂTEAU
On découvre le Roi. — Entre le prince Hjalmar.

HJALMAR.


Mon père ?

LE ROI.

Hjalmar ?

HJALMAR.

J’aurais à vous parler, mon père.

LE ROI.

De quoi voulez-vous me parler ?

HJALMAR.

Vous êtes malade, mon père ?

LE ROI.

Oui ; je suis malade, et voyez comme je deviens vieux ! Presque tous mes cheveux sont tombés ; voyez comme mes mains tremblent ; et je crois que j’ai toutes les flammes de l’enfer dans la tête !

HJALMAR.

Mon père ! mon pauvre père ! Il faudrait vous éloigner ; aller ailleurs, peut-être… je ne sais pas…

LE ROI.

Je ne puis pas m’éloigner ! — Pourquoi êtes-vous venu ? J’attends quelqu’un.

HJALMAR.

J’avais à vous parler.

LE ROI.

De quoi ?

HJALMAR.

De la princesse Maleine.

LE ROI.

De quoi ? — Je n’entends presque plus.

HJALMAR.

De la princesse Maleine. La princesse Maleine est revenue.

LE ROI.

La princesse Maleine est revenue ?

HJALMAR.

Oui.

LE ROI.

Mais elle est morte !

HJALMAR.

Elle est revenue.

LE ROI.

Mais je l’ai vue morte !

HJALMAR.

Elle est revenue.

LE ROI.

Où est-elle ?

HJALMAR.

Ici.

LE ROI.

Ici, dans le château ?

HJALMAR.

Oui.

LE ROI.

Montrez-la ! Je veux la voir !

HJALMAR.

Pas encore. — Mon père, je ne peux plus épouser Uglyane.

LE ROI.

Vous ne pouvez plus épouser Uglyane ?

HJALMAR.

Je n’ai jamais aimé que la princesse Maleine.

LE ROI.

Ce n’est pas possible, Hjalmar !… Hjalmar !… Mais elle va s’en aller !…

HJALMAR.

Qui ?

LE ROI.

Anne !

HJALMAR.

Il faudrait l’y préparer peu à peu.

LE ROI.

Moi ? — l’y préparer ? — Écoutez… je crois qu’elle monte l’escalier. Mon Dieu !… Mon Dieu ! que va-t-il arriver ? — Hjalmar, attendez !…

Il sort.
HJALMAR.

Mon père ! mon pauvre père ! — Elle le fera mourir avant la fin du mois !

Rentre le Roi.
LE ROI.

Ne lui dites rien aujourd’hui !

Il sort.
HJALMAR.

Mon Dieu ! mon Dieu ! — Je crois que je l’entends dans l’oratoire. — Elle va venir ici. — Depuis quelques jours elle me suit comme mon ombre.

Entre la reine Anne.

Bonsoir, Madame.

ANNE.

Ah ! c’est vous, Hjalmar. — Je ne m’attendais pas…

HJALMAR.

J’avais à vous parler, Madame.

ANNE.

Vous n’aviez jamais rien à me dire… Sommes-nous seuls ?

HJALMAR.

Oui, Madame.

ANNE.

Alors venez ici. Asseyez-vous ici.

HJALMAR.

Ce n’est qu’un mot, Madame. — Avez-vous entendu parler de la princesse Maleine ?

ANNE.

De la princesse Maleine ?

HJALMAR.

Oui, Madame.

ANNE.

Oui, Hjalmar ; mais elle est morte.

HJALMAR.

On dit qu’elle vit peut-être.

ANNE.

Mais c’est le roi lui-même qui l’a tuée.

HJALMAR.

On dit qu’elle vit peut-être.

ANNE.

Tant mieux pour elle.

HJALMAR.

Vous la verrez peut-être.

ANNE.

Ah ! ah ! ah ! dans l’autre monde alors ?

HJALMAR.

Ah !…

— Il sort. —
ANNE.

OÙ allez-vous, Seigneur ? et pourquoi fuyez-vous ? — Mais pourquoi fuyez-vous ?

Elle sort.

 


Scène II


UNE SALLE D’APPARAT DANS LE CHÂTEAU
On découvre le Roi, la reine Anne, Hjalmar,
Uglyane, Angus, des dames d’honneur, des seigneurs, etc.
On danse. Musique.

ANNE.


Venez, ici, Monseigneur ; vous me semblez transfiguré ce soir.

HJALMAR.

Ma fiancée n’est-elle pas près de moi ?

ANNE.

Laissez-moi mettre un peu la main sur votre cœur. Oh ! il bat déjà des ailes comme s’il voulait voler vers je ne sais quel ciel !

HJALMAR.

C’est votre main qui le retient, Madame.

ANNE.

Je ne comprends pas… je ne comprends pas. Vous m’expliquerez cela plus tard.

Au Roi.

Vous êtes triste, Seigneur ; à quoi songez-vous ?

LE ROI.

Moi ? — Je ne suis pas triste, mais je deviens très vieux…

ANNE.

Voyons, ne dites pas cela un soir de fête ! Admirez plutôt votre fils ; n’est-il pas admirable ainsi en pourpoint de soie noire et violette ? et n’ai-je pas choisi un bel époux pour ma fille ?

HJALMAR.

Madame, je m’en vais retrouver Angus. Il jettera de l’eau sur le feu, tandis que vous n’y versez que de l’huile…

ANNE.

Mais ne nous revenez pas tout transi de la pluie de ses sages paroles…

HJALMAR.

Elles tomberont en plein soleil !

ANGUS.

Hjalmar ! Hjalmar !

HJALMAR.

Oh ! je sais ce que vous allez dire ; mais il n’est pas question de ce que vous croyez.

ANGUS.

Je ne vous reconnais plus ; — mais que vous est-il donc arrivé hier soir ?

HJALMAR.

Hier soir ? — Oh, il est arrivé d’étranges choses hier soir ! — Mais j’aime mieux ne pas en parler à présent. Allez une nuit dans le bois du parc, près du jet d’eau ; et vous remarquerez que c’est à certains moments seulement, et lorsqu’on les regarde, que les choses se tiennent tranquilles comme des enfants sages et ne semblent pas étranges et bizarres ; mais dès qu’on leur tourne le dos, elles vous font des grimaces et vous jouent de mauvais tours.

ANGUS.

Je ne comprends pas.

HJALMAR.

Moi non plus ; mais j’aime mieux être au milieu des hommes ; fussent-ils tous contre moi.

ANGUS.

Quoi ?

HJALMAR.

Ne vous éloignez pas.

ANGUS.

Pourquoi ?

HJALMAR.

Je ne sais pas encore.

ANNE.

Avez-vous bientôt fini, Monseigneur ? On n’abandonne pas ainsi sa fiancée !

HJALMAR.

J’accours, Madame.

À Uglyane.

Angus vient de me raconter une étrange aventure, Uglyane.

UGLYANE.

Vraiment ?…

HJALMAR.

Oui. — Il s’agit d’une jeune fille ; une pauvre jeune fille qui a perdu tous les biens qu’elle avait…

UGLYANE.

Oh !

HJALMAR.

Et elle veut l’épouser malgré tout. Elle l’attend au jardin tous les soirs ; elle le poursuit au clair de lune ; il n’a plus un instant de repos.

UGLYANE.

Que va-t-il faire ?

HJALMAR.

Il n’en sait rien. Je lui ai dit de faire lever les ponts-levis et de mettre un homme d’armes à chaque porte, afin qu’elle ne puisse plus entrer ; il ne veut pas…

UGLYANE.

Pourquoi ?

HJALMAR.

Je n’en sais rien. — Oh ! ma chère Uglyane !

ANGUS,
À Hjalmar.

Ne grelottez-vous pas en entrant dans les grottes de glace du mariage ?

HJALMAR.

Nous en ferons des grottes de flammes !

LE ROI,
très haut.

Je ne vois pas du tout danser d’ici.

ANNE.

Mais vous êtes à trois pas des danseurs, Monseigneur.

LE ROI.

Je croyais en être très loin.

ANGUS,
À Hjalmar.

Avez-vous remarqué comme votre père a l’air pâle et fatigué depuis quelque temps ?

HJALMAR.

Oui, oui…

ANGUS.

Il vieillit étrangement.

LE ROI,
très haut.

Je crois que la mort commence à frapper à ma porte !

Ils tressaillent tous. — Silence.
La musique cesse subitement et on entend frapper à une porte.
ANNE.

On frappe à la petite porte !

HJALMAR.

Entrez !

La porte s’entr’ouvre et on aperçoit,
dans l’entre-bâillement, la princesse Maleine
en longs vêtements blancs de fiancée.
ANNE.

Qui est-ce qui entre ?

HJALMAR.

La princesse Maleine !

ANNE.

Qui ?

HJALMAR.

La princesse Maleine !

LE ROI.

Fermez la porte.

TOUS.

Fermez la porte !

HJALMAR.

Pourquoi fermer la porte ?

Le Roi tombe.
ANGUS.

Au secours ! le roi se trouve mal !

HJALMAR.

Mon père ! — Aidez-moi !…

UNE DAME D’HONNEUR.

Allez chercher un prêtre !

UN SEIGNEUR.

Ouvrez les fenêtres !

ANGUS.

Écartez-vous ! Écartez-vous !

HJALMAR.

Appelez un médecin ! Portons-le sur son lit ! Aidez-moi !

ANGUS.

Il y a une étrange tempête au-dessus du château.

Ils sortent tous.

 


Scène III


DEVANT LE CHÂTEAU
Entrent le Roi et la reine Anne.

LE ROI.


Mais on pourrait peut-être éloigner la petite ?

ANNE.

Et la revoir le lendemain ? — ou bien faut-il attendre une mer de misères ? faut-il attendre que Hjalmar la rejoigne ? — faut-il…

LE ROI.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que voulez-vous que je fasse ?

ANNE.

Vous ferez ce que vous voudrez ; vous avez à choisir entre cette fille et moi.

LE ROI.

On ne sait jamais ce qu’il pense…

ANNE.

Je sais qu’il ne l’aime pas. Il l’a crue morte. Avez-vous vu couler une larme sur ses joues ?

LE ROI.

Elles ne coulent pas toujours sur les joues.

ANNE.

Il ne se serait pas jeté dans les bras d’Uglyane.

LE ROI.

Attendez quelques jours. — Il pourrait en mourir…

ANNE.

Nous attendrons. — Il ne s’en apercevra pas.

LE ROI.

Je n’ai pas d’autre enfant…

ANNE.

Mais c’est pourquoi il faut le rendre heureux. — Attention ! il arrive avec sa mendiante de cire ; il l’a promenée autour des marais, et l’air du soir l’a déjà rendue plus verte qu’une noyée de quatre semaines.

Entrent le prince Hjalmar et la princesse Maleine.

Bonsoir, Hjalmar. — Bonsoir, Maleine ! vous avez fait une belle promenade ?

HJALMAR.

Oui, Madame.

ANNE.

Il vaut mieux cependant ne pas sortir le soir. Il faut que Maleine soit prudente. Elle me semble un peu pâle déjà. L’air des marais est très pernicieux.

MALEINE.

On me l’a dit. Madame.

ANNE.

Oh ! c’est un véritable poison.

HJALMAR.

Nous n’étions pas sortis de toute la journée ; et le clair de lune nous a entraînés ; nous avons été voir les moulins à vent le long du canal.

ANNE.

Il faut être prudente au commencement ; j’ai été malade moi aussi.

LE ROI.

Tout le monde est malade en venant ici…

HJALMAR.

Il y a beaucoup de malades au village.

LE ROI.

Et beaucoup de morts au cimetière !

ANNE.

Voyons ! n’effrayez pas cette enfant !

Entre le Fou.
HJALMAR.

Maleine, le fou !

MALEINE.

Oh !

ANNE.

Vous ne l’aviez pas encore vu, Maleine ? N’ayez pas peur, n’ayez pas peur ; il ne fait pas de mal. Il erre ainsi tous les soirs.

HJALMAR.

Il va, toutes les nuits, creuser des fosses dans les vergers.

MALEINE.

Pourquoi ?

HJALMAR.

On ne sait pas.

MALEINE.

Est-ce moi qu’il montre du doigt ?

HJALMAR.

Oui, n’y fais pas attention.

MALEINE.

Il fait le signe de la croix !

LE FOU.

Oh ! oh ! oh !

MALEINE.

J’ai peur !

HJALMAR.

Il a l’air épouvanté.

LE FOU.

Oh ! oh ! oh !

HJALMAR.

Il s’en va.

— Sort le Fou. —
ANNE.

À quand les noces, Maleine ?

HJALMAR.

Avant la fin du mois, si mon père y consent.

LE ROI.

Oui, oui…

ANNE.

Vous savez que je reste ici jusqu’à vos noces ; et Uglyane aussi ; oh ! la pauvre Uglyane ! Hjalmar, Hjalmar, l’avez-vous abandonnée !

HJALMAR.

Madame !…

ANNE.

Oh ! n’ayez pas de remords, il vaut mieux vous le dire aujourd’hui ; elle obéissait à son père plus qu’à son cœur ; elle vous aimait cependant ; mais que voulez-vous ? elle a été élevée et elle a passé son enfance avec le prince Osric, son cousin, et cela ne s’oublie pas ; elle a pleuré toutes les larmes de son pauvre petit cœur en le quittant, et j’ai dû la traîner jusqu’ici.

MALEINE.

Il y a quelque chose de noir qui arrive.

LE ROI.

De qui parlez-vous ?

HJALMAR.

Quoi ?

MALEINE.

Il y a quelque chose de noir qui arrive.

HJALMAR.

OÙ donc ?

MALEINE.

Là-bas ; dans le brouillard, du côté du cimetière.

HJALMAR.

Ah ! ce sont les sept béguines.

MALEINE.

Sept béguines !

ANNE.

Oui ; elles viennent filer pour vos noces.

Entrent la Nourrice et les Sept Béguines.
LA NOURRICE.

Bonsoir ! Bonsoir, Maleine !

LES SEPT BÉGUINES.

Bonsoir !

TOUS.

Bonsoir, mes sœurs !

MALEINE.

Oh ! qu’est-ce qu’elle porte ?

HJALMAR.

Qui ?

MALEINE.

La troisième, la vieille.

LA NOURRICE.

C’est de la toile pour vous, Maleine.

Sortent les Sept Béguines. — On entend sonner une cloche.
HJALMAR.

On sonne les vêpres ; — viens, Maleine.

MALEINE.

J’ai froid !

HJALMAR.

Tu es pâle, rentrons !

MALEINE.

Oh ! comme il y a des corbeaux autour de nous !

— Croassements. —
HJALMAR.

Viens !

MALEINE.

Mais qu’est-ce que toutes ces flammes sur les marais ?

Feux follets sur les marais.
LA NOURRICE.

On dit que ce sont des âmes.

HJALMAR.

Ce sont des feux follets. — Viens.

MALEINE.

Oh ! il y en a un très long qui va au cimetière !

HJALMAR.

Viens ; viens.

LE ROI.

Je rentre aussi. — Anne, venez-vous ?

ANNE.

Je vous suis.

Sortent le Roi, Hjalmar et Maleine.
Maleine m’a l’air un peu malade. Il faudra la soigner.
LA NOURRICE.

Elle est un peu pâle, Madame. Mais elle n’est pas malade. Elle est plus forte que vous ne le croyez.

ANNE.

Je ne serais pas étonnée si elle tombait malade…

Elle sort avec la Nourrice.

 


Scène IV


UNE CHAMBRE DANS LA MAISON DU MÉDECIN
— Entre le Médecin. —

LE MÉDECIN.


Elle m’a demandé du poison ; il y a un mystère au-dessus du château et je crois que ses murs vont tomber sur nos têtes ; et malheur aux petits qui sont dans la maison ! Il y a déjà d’étranges rumeurs autour de nous ; et il me semble que de l’autre côté de ce monde on commence à s’inquiéter un peu de l’adultère. En attendant, ils entrent dans la misère jusqu’aux lèvres ; et le vieux roi va mourir dans le lit de la reine avant la fin du mois… Il blanchit étrangement depuis quelques semaines et son esprit commence à chanceler en même temps que son corps. Il ne faut pas que je me trouve au milieu des tempêtes qui vont venir, il serait temps de s’en aller, il serait temps de s’en aller, et je n’ai pas envie d’entrer aveuglément avec elle en cet enfer ! Il faut que je lui donne quelque poison presque inoffensif, qui lui fasse illusion ; et j’ouvrirai les yeux avant qu’on ne ferme un tombeau. En attendant, je m’en lave les mains… Je ne veux pas mourir en essayant de soutenir une tour qui s’écroule !

Il sort.

 


Scène V


UNE COUR DU CHÂTEAU
Entre le Roi.

LE ROI.


Mon Dieu ! mon Dieu ! Je voudrais être ailleurs ! Je voudrais pouvoir dormir jusqu’à la fin du mois ; et que je serais heureux de mourir ! Elle me conduit comme un pauvre épagneul ; elle va m’entraîner dans une forêt de crimes, et les flammes de l’enfer sont au bout de ma route ! Mon Dieu, si je pouvais revenir sur mes pas ! Mais n’y avait-il pas moyen d’éloigner la petite ? J’ai pleuré ce matin en la voyant malade ! Si elle pouvait quitter ce château vénéneux !… Je voudrais m’en aller n’importe où ! n’importe où ! Je voudrais voir les tours s’écrouler dans l’étang ! Il me semble que tout ce que je mange est empoisonné ; et je crois que le ciel est vénéneux ce soir ! — Mais ce poison, mon Dieu, dans ce petit corps blanc !… oh ! oh ! oh !

Entre la reine Anne.

Ils arrivent ?

ANNE.

Oui, ils viennent.

LE ROI.

Je m’en vais.

ANNE.

Quoi ?

LE ROI.

Je m’en vais ; je ne puis plus voir cela.

ANNE.

Qu’est-ce que c’est ? vous allez rester. Asseyez-vous là. N’ayez pas l’air étrange !

LE ROI.

J’ai l’air étrange ?

ANNE.

Oui, Ils s’en apercevront. Ayez l’air plus heureux.

LE ROI.

Oh ! oh ! heureux !

ANNE.

Voyons, taisez-vous ; ils sont là.

LE ROI.

Mon Dieu ! mon Dieu ! comme elle est pâle !

Entrent le prince Hjalmar, Haleine et le Petit Allan.
ANNE.

Eh bien, Maleine, comment allez-vous ?

MALEINE.

Un peu mieux ; un peu mieux.

ANNE.

Vous avez meilleure mine ; asseyez-vous ici, Maleine. J’ai fait apporter des coussins ; l’air est très pur ce soir.

LE ROI.

Il y a des étoiles.

ANNE.

Je n’en vois pas.

LE ROI.

Je croyais en voir là-bas.

ANNE.

Où sont vos idées ?

LE ROI.

Je ne sais pas.

ANNE.

Êtes-vous bien ainsi, Maleine ?

MALEINE.

Oui, oui.

ANNE.

Êtes-vous fatiguée ?

MALEINE.

Un peu, Madame.

ANNE.

Je vais mettre ce coussin sous votre coude.

MALEINE.

Merci, Madame.

HJALMAR.

Elle est si résignée ! Oh ! ma pauvre Maleine !

ANNE.

Voyons, voyons ; ce n’est rien. Il faut du courage ; c’est l’air des marais. Uglyane est malade elle aussi.

HJALMAR.

Uglyane est malade ?

ANNE.

Elle est malade comme Maleine ; elle ne quitte plus sa chambre.

LE ROI.

Maleine ferait mieux de quitter le château.

ANNE.

Quoi ?

LE ROI.

Je disais que Maleine ferait peut-être mieux d’aller ailleurs…

HJALMAR.

Je l’ai dit également.

ANNE.

Où irait-elle ?

LE ROI.

Je ne sais pas.

ANNE.

Non, non, il vaut mieux qu’elle reste ici ; elle se fera à l’air des marais. J’ai été malade moi aussi ; où la soignera-t-on mieux qu’ici ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux qu’elle reste ici ?

LE ROI.

Oh ! oh !

ANNE.

Quoi ?

LE ROI.

Oui ! oui !

ANNE.

Ah ! — Voyons, Allan ; qu’as-tu donc à nous observer ainsi ? Viens m’embrasser ; et va-t’en jouer à la balle.

LE PETIT ALLAN.

Est-ce que Ma-aleine est ma-alade ?

ANNE.

Oui, un peu.

LE PETIT ALLAN.

Très, très, très ma-alade ?

ANNE.

Non, non.

LE PETIT ALLAN.

Elle jouera plus a-avec moi ?

ANNE.

Si, si, elle jouera encore avec toi ; n’est-ce pas, Maleine ?

LE PETIT ALLAN.

Oh ! le mou-oulin il s’est a-arrêté !

ANNE.

Quoi ?

LE PETIT ALLAN.

Le mou-oulin il s’est a-arrêté !

ANNE.

Quel moulin ?

LE PETIT ALLAN.

Là-à, le mou-oulin noir !

ANNE.

Eh bien, c’est que le meunier est allé se coucher.

LE PETIT ALLAN.

Est-ce qu’il est ma-alade ?

ANNE.

Je n’en sais rien ; allons, tais-toi ; va jouer.

LE PETIT ALLAN.

Pourquoi Ma-aleine ferme les yeux ?

ANNE.

Elle est fatiguée.

LE PETIT ALLAN.

Ou-ouvrez les yeux, Ma-aleine !

ANNE.

Allons, laisse-nous tranquilles maintenant ; va jouer…

LE PETIT ALLAN.

Ou-ouvrez les yeux, Ma-aleine.

ANNE.

Va jouer ; va jouer. Ah ! vous avez mis votre manteau de velours noir, Maleine ?

MALEINE.

Oui, Madame.

HJALMAR.

Il est un peu triste.

ANNE.
Il est admirable.
Au Roi.

L’avez-vous vu, Seigneur ?

LE ROI.

Moi ?

ANNE.

Oui, vous.

LE ROI.

Quoi ?

ANNE.

OÙ êtes-vous ? Je parle du manteau de velours noir.

LE ROI.

Il y a là un cyprès qui me fait des signes !

TOUS.

Quoi ?

LE ROI.

Il y a là un cyprès qui me fait des signes !

ANNE.

Vous vous êtes endormi ? est-ce que vous rêvez ?

LE ROI.

Moi ?

ANNE.

Je parlais du manteau de velours noir.

LE ROI.

Ah ! — oui, il est très beau…

ANNE.

Ah ! ah ! ah ! il s’était endormi ! — Mais comment vous trouvez-vous, Maleine ?

MALEINE.

Mieux, mieux.

LE ROI.

Non, non, c’est trop terrible !

HJALMAR.

Qu’est-ce qu’il y a ?

ANNE.

Qu’est-ce qui est terrible ?

LE ROI.

Rien ! rien !

ANNE.

Mais faites attention à ce que vous dites ! Vous effrayez tout le monde !

LE ROI.

Moi ? J’effraye tout le monde ?

ANNE.

Mais ne répétez pas ce que l’on dit ! Qu’avez-vous donc ce soir ? Vous êtes malade ?

HJALMAR.

Vous avez sommeil, mon père ?

LE ROI.

Non, non, je n’ai pas sommeil !

ANNE.

À quoi songez-vous ?

LE ROI.

Maleine ?

MALEINE.

Sire ?

LE ROI.

Je ne vous ai pas encore embrassée ?

MALEINE.

Non, Sire.

LE ROI.

Est-ce que je puis vous embrasser ce soir ?

MALEINE.

Mais oui, Sire.

LE ROI,
l’embrassant.

Oh, Maleine ! Maleine !

MALEINE.

Sire ? — Qu’est-ce que vous avez ?

LE ROI.

Mes cheveux blanchissent, voyez-vous !

MALEINE.

Vous m’aimez un peu aujourd’hui ?

LE ROI.

Oh ! oui, Maleine !… Donne-moi ta petite main ! — Oh ! oh ! elle est chaude encore comme une petite flamme…

MALEINE.

Qu’y a-t-il ? — Mais qu’est-ce qu’il y a ?

ANNE.

Voyons ! voyons ! Vous la faites pleurer…

LE ROI.

Je voudrais être mort !

ANNE.

Ne dites plus de pareilles choses le soir !

HJALMAR.

Allons-nous-en.

Ici on frappe étrangement à la porte.
ANNE.

On frappe !

HJALMAR.

Qui est-ce qui frappe à cette heure ?

ANNE.

Personne ne répond.

On frappe.
LE ROI.

Qui peut-ce être ?

HJALMAR.

Frappez un peu plus fort ; on ne vous entend pas !

ANNE.

On n’ouvre plus !

HJALMAR.

On n’ouvre plus. Revenez demain !

On frappe.
LE ROI.

Oh ! oh ! oh !

On frappe.
ANNE.

Mais avec quoi frappe-t-il ?

HJALMAR.

Je ne sais pas.

ANNE.

Allez voir.

HJALMAR.

Je vais voir.

Il ouvre la porte.
ANNE.

Qui est-ce ?

HJALMAR.

Je ne sais pas. Je ne vois pas bien.

ANNE.

Entrez !

MALEINE.

J’ai froid !

HJALMAR.

Il n’y a personne !

TOUS.

Il n’y a personne ?

HJALMAR.

Il fait noir ; je ne vois personne.

ANNE.

Alors c’est le vent ; il faut que ce soit le vent !

HJALMAR.

Oui, je crois que c’est le cyprès.

LE ROI.

Oh !

ANNE.

Est-ce que nous ne ferions pas mieux de rentrer ?

HJALMAR.

Oui.

Ils sortent tous.


— fin du troisième acte —