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La Queste du Saint Graal/V

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Pauphilet.
Éditions de la Sirène (p. 103-116).

V

PERCEVAL
L’Épreuve

L’Épreuve.


Ne pouvant éloigner de sa pensée le souvenir troublant de ses aventures, Perceval allait par les pays, suivant les caprices des chemins. Un soir qu’il traversait une forêt, il vit soudain devant lui une petite troupe armée. L’un des cavaliers se détacha et lui demanda qui il était ; il répondit qu’il était de la maison du roi Artus. « Or donc sus à lui ! » crièrent les autres en s’élançant à l’attaque. Perceval, tout de suite serré de trop près pour pouvoir se servir de sa lance, tire l’épée et frappe à droite et à gauche en désespéré. Mais ils sont plus de vingt ; son cheval est tué, il roule à terre et, pendant qu’il se relève, il reçoit sur la tête, sur les épaules, tant de coups qu’il retombe à genoux. Les assaillants frappent, martèlent en poussant des cris féroces ; son heaume est arraché, il est perdu. Perceval, l’enfant des forêts galloises, le héros insoucieux du danger, à qui était promise la gloire suprême du Saint Graal, Perceval va mourir, massacré par une bande de ribauds au coin d’un bois !

Alors le Bon Chevalier parut.

Droit dans son armure vermeille, la lance haute, à l’orée de la futaie ; il voit le chevalier accablé sous le nombre, il voit les agresseurs ignobles. Il fond sur eux, transperce le premier qu’il atteint, puis frappe de l’épée quand sa lance est brisée ; aucun n’est touché par lui sans voler à terre. Bientôt blessés, épouvantés, tous s’enfuient et se dispersent dans les grands bois. Trois restaient étendus, morts, parmi les tronçons de lances et les heaumes fendus : Perceval en avait tué un et Galaad les deux autres.

Dès qu’il eut mis Perceval hors de danger, Galaad se rejeta vivement au plus épais de la forêt, comme pour éviter d’être reconnu. Mais Perceval avait bien vu que son sauveur était celui-là même dont il désirait la compagnie plus que toute chose au monde. Il l’appela à grands cris, Galaad ne se retourna pas. Passait un valet à cheval et tenant à la main un beau destrier. Perceval lui demande de le lui prêter, le valet répond qu’il faudrait le prendre de force. Mais Perceval ne commet pas de telles vilenies, il n’attaque pas des valets sans armes. Perdra-t-il donc le Chevalier ? À cette pensée le cœur lui manque ; pâle il tombe au pied d’un arbre… Puis, brusquement, il arrache son casque, tend son épée à l’homme et lui crie : « Tue-moi donc, car je ne puis vivre avec ce chagrin ! Et peut-être que le Bon Chevalier saura un jour que je suis mort pour l’amour de lui, qui m’avait sauvé ! » Le valet hausse les épaules et s’éloigne.

Ainsi tout espoir est perdu de rejoindre le Bon Chevalier, qui là-bas s’en va vers l’aventure splendide du Graal. Perceval se lamente et se désole ; nulle infortune n’est comparable à la sienne ; parce qu’il ne peut obtenir ce qu’il désirait si ardemment, son âme enfantine regrette la mort…

Perceval s’est couché, le visage contre terre. Cependant le jour baisse ; lentement les ombres du crépuscule se glissent entre les grands arbres et resserrent autour de Perceval leur cercle magique.

La nuit. Soudain un bruit léger le tire de sa torpeur ; il lève la tête : une femme est devant lui. Un rayon de lune la pare d’une beauté féerique, et sa voix est douce.

― Perceval, que fais-tu là ?

― Ni mal ni bien, mais si j’avais un cheval je ne resterais pas ainsi !

― C’est donc là la cause de ta tristesse ? Eh bien, si tu me promettais de faire ma volonté quand je te le demanderai, je te donnerais, moi, un bon et beau cheval qui te conduise où tu veux aller.

Il promit tout, sans hésiter. Elle s’écarta sous bois et presque aussitôt revint, tenant par la bride un grand cheval très fort, mais noir à faire peur. Perceval, un instant surpris à l’aspect effrayant de la bête, y monta pourtant hardiment.

Le cheval part à vive allure ; peu à peu son galop s’accélère, devient surnaturel ; la forêt immense a déjà disparu et Perceval, cavalier effaré, voit sous le clair de lune les plaines et les monts, les landes et les vallées glisser au long de sa course. Soudain il voit devant lui reluire à perte de vue des eaux tumultueuses : la mer ! Son cheval s’y précipite : alors, devant les hautes vagues qui se recourbent pour l’engloutir, Perceval, pour la première fois de sa vie, connaît l’épouvante. Il lâche les rênes, se signe et ferme les yeux…

Quand il les rouvrit, il était couché sur un rivage inconnu, battu de flots furieux où son cheval s’engloutissait, dans des jaillissements qui flamboyaient comme le feu ; les vagues semblaient les flammes d’un incendie, on eût dit que toute la mer brûlait. Il comprit enfin qu’il avait été le jouet du Démon ; il souhaita le jour, la douce lumière de Dieu, et, s’agenouillant, il pria avec ferveur…

Une lueur paraît à l’orient, et bientôt c’est le jour, clair et beau. Perceval regarde en quelle contrée il a été jeté ; le rivage où il se trouve est escarpé, il le gravit et découvre qu’il est dans une île. La mer tout autour s’étend, large et déserte ; nulle terre n’y apparaît, sauf peut-être en un point, tout au fond de l’horizon où traînent encore les brumes matinales. Sur l’île il n’y a ni château ni village, aucune habitation humaine ; mais des bêtes sauvages errent dans les gorges et sur les pentes incultes : des ours, des léopards, des lions, des dragons. Au milieu de l’île est un haut rocher ; Perceval s’y dirige, pensant qu’il pourra mieux s’y garder des bêtes et qu’il verra mieux, de là, si quelque navire au large passe…

Comme il allait y atteindre, il aperçut à quelque distance un dragon qui dans sa gueule emportait un lionceau ; au loin un lion accourait en rugissant. Perceval comprit que ce lion se lamentait pour son petit et en eut pitié. Il attaque le dragon, qui vomit sur lui feu et flamme ; avec son écu il se garantit de son mieux, et frappe à la tête s’il peut. Son épée était bonne et tranchante, elle finit par entailler la carapace de la bête ; un second coup, tombé par bonheur dans la plaie ouverte, trancha aisément les os du monstre ; il retombe flasque, mort.

Le lion s’approcha alors de Perceval, remuant la queue et marquant sa joie à la façon des chiens. Et Perceval lui parlait, lui caressait de la main la tête et le col. Tout le jour le lion lui tint compagnie ; et quand le soir tomba, il alla porter son lionceau à son repaire et revint se coucher auprès de son ami.

Perceval dort, la tête appuyée sur le lion. Il rêve. Il lui semble que devant lui sont deux femmes, belles comme des fées ; toutes deux lui demandent d’être leur champion ; elles sont rivales et se disputent son amitié, il ne sait que faire…

Il ne s’éveilla que quand le soleil, déjà chaud et ardent, le baignait de ses rayons ; et son âme était encore troublée de ces visions confuses. Il courut au sommet de son rocher, scruta l’île et la mer : nulle forme humaine dans l’île, nulle voile sur la mer…

Enfin, vers midi, une voile paraît au loin. C’est une nef qui cingle vers l’île. Elle vient au vent arrière, si rapide qu’on voit l’eau jaillir des deux côtés de la proue ; bientôt elle accoste. Perceval a dévalé de son rocher jusqu’à la rive ; à l’arrière de la nef est assise une femme d’une grande beauté, somptueusement vêtue ; mais, ô merveille, il croit reconnaître en elle l’une des figures de son rêve. Dès qu’elle le voit, elle se lève et lui dit :

― Perceval, que faites-vous dans cette île sauvage ? Vous n’y trouverez ni manger ni boire et y mourrez promptement sous la dent des bêtes, si d’aventure on ne vous en tire.

― Dame, si j’y mourais, ce serait la preuve que je suis un mauvais serviteur. Car le Maître à qui j’appartiens ne laisse nul des siens dans le besoin. Il dit : Demandez et vous obtiendrez, frappez et il vous sera ouvert.

― Laissez cela, Perceval, et dites-moi si vous avez mangé aujourd’hui.

Il répond que depuis deux jours il n’a rien mangé.

― Vous voyez bien que personne ne se soucie de vous, sauf moi ! Écoutez, Perceval. Le soleil de midi est brûlant, et j’ai en cette nef le plus beau pavillon du monde. Nous allons le faire tendre et nous nous y reposerons jusqu’à ce que tombe la chaleur du jour. Voulez-vous ?

Il accepte. En un instant le pavillon est dressé sur la rive ; les serviteurs désarment Perceval et le font asseoir sur de riches tapis. Pour lui et pour la dame un festin abondant et exquis est servi. Assis l’un près de l’autre, ils mangent et devisent. Quand Perceval demande à boire, on lui apporte du vin à son grand étonnement, car en ce temps-là c’était un luxe presque inconnu en Bretagne. Il le trouve si délicieux qu’il en boit sans mesure ; sa tête s’échauffe. Il regarde la dame et la trouve plus belle encore qu’à son arrivée : jamais, pense-t-il, on n’a vu de créature comparable : sa parure, son doux langage achèvent le charme ; brusquement le désir s’empare de lui. Il la prie d’amour, elle refuse ; il devient plus pressant, elle se défend plus mollement ; enfin elle consent, à condition qu’il promette d’être tout à elle, de ne faire jamais que ce qu’elle lui demandera. Perceval promet tout.

Discrètes, des chambrières s’empressent de dévêtir la dame, de la coucher en un lit magnifique. Perceval allait l’y rejoindre… Mais voici qu’il aperçut à terre son épée, jetée au hasard parmi les hardes. Par habitude de combattant, il voulut la ramasser, la placer près de lui, contre le lit. La poignée est en forme de croix, et dans le pommeau sont de saintes reliques. Un scrupule lui vient-il à cette vue ? Toute droite, la poignée vers le ciel, il élève devant ses yeux la loyale épée, et soudain le lit, le pavillon, tout s’écroule dans une fumée et une puanteur horribles…

Sur la mer soulevée en tempête la nef s’enfuit dérivant, chavirant dans la rafale, cependant que debout sur la poupe, échevelée, la femme crie : « Perceval, tu es un traître ! »

Ainsi toute cette scène était une machination du démon ; la promesse d’amour fidèle était un pacte avec Satan ! Perceval s’en aperçoit enfin. D’avoir été si près de succomber, de n’avoir échappé à la tentation qu’après tant de faiblesses, sa honte et sa douleur sont extrêmes. Hélas ! soupire-t-il, serai-je donc toujours le simple d’esprit dont on se joue ? » Il tire son épée et se fait à la cuisse gauche une large blessure, par pénitence. Longuement il se lamenta et, agenouillé vers l’orient, il implorait le pardon divin.

À l’aube du jour suivant, Perceval, encore à demi endormi, entendit que quelqu’un près de lui parlait. Il ouvrit les yeux et ne vit personne. Mais si doux était le son de cette voix que son âme en était emplie de suavité et que la douleur de son corps blessé en était apaisée. Et le consolateur invisible murmurait : « Heureux les simples ! Heureux ceux qui ont le cœur pur ! Perceval, tu es pardonné. Va au rivage, et monte en la nef que tu y trouveras. Partout où tu iras désormais, je serai avec toi. »

C’était une jolie nef toute blanche, aux voiles de soie, sans équipage. Perceval bondit ; aussitôt qu’il est à bord, la brise gonfle la voile et la nef glisse sur la mer paisible.

Mais ici le livre interrompt l’histoire de Perceval pour conter celle de Bohort.

Une gargouille