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La Terre (Ernest Choquette)/21

La bibliothèque libre.
La maison de librairie Beauchemin (p. 157-166).

XXI


— « Ah ! si Yves l’eut su », avait exprimé le père de Beaumont.

L’eut-il su qu’il n’aurait pas mis grand cœur à la tâche, à ce moment-là, car d’autres soucis — que depuis quelque temps il parvenait de plus en plus péniblement à déguiser sous son masque souriant de jeunesse — avaient fini par le terrasser.

Aussi, pendant qu’il pleuvait là-bas sur les moissons abandonnées, il pleuvait pareillement, et bien plus amèrement encore, à l’intérieur du laboratoire de la Poudrerie, sur les projets, les espérances, les illusions, sur tout le cœur de Yves. Et alors qu’un rayon de soleil pouvait à la rigueur suffire pour sécher le foin trempé de pluie de Lucas, le rayon d’amour qui seul peut-être eût réussi à sécher le cœur trempé de larmes de Yves, ce rayon ne brillait pas pour lui.

Oui, ses rêves évanouis, le fruit de ses travaux scientifiques enlevé et perdu, supplanté lui-même dans son emploi par un étranger, c’était bien là en somme le résultat net et brutal de la proposition écrite que la Hamilton Powder Co. venait de faire déposer devant lui, sur l’émail de son laboratoire, et qu’il avait entrouverte avec plus d’appréhension que s’il eut manipulé le plus violent de ses explosifs.

Déjà une petite note parue dans un journal tenait depuis quelque temps son esprit dans les alarmes. Elle lui avait appris l’émission officielle d’un brevet relatif à un explosif d’une puissance inconnue jusqu’ici, disait-on, et l’exploitation incessante qu’une riche société anglaise projetait d’en faire.

Alors sans en rien dire aux siens, il avait secrètement essayé de pénétrer l’origine et la portée exacte de cette nouvelle. Puis, plus secrètement encore, il avait sollicité l’aide des financiers canadiens, quelques-uns de sa race que le hasard et l’économie avaient enrichis, mais qui, à cause de cela même, ne pouvaient se défendre d’une instinctive méfiance, tant ils en avaient vu rater de ces tentatives industrielles, financières et autres, où l’on s’était plus préoccupé de la valeur intellectuelle et scientifique des sociétaires que de leurs aptitudes aux affaires.

Ils l’accueillirent tour à tour avec défiance, n’osant risquer leurs capitaux.

Il se rabattit sur les financiers anglais. Chez ceux-là aussi — il l’avait senti tout de suite — cela ne l’avait guère classé haut dans leur esprit, l’énoncé de son nom français et l’aveu de son peu d’expérience en affaires. Tout en continuant à dicter leurs lettres, à manier des paperasses, à répondre aux appels téléphoniques, ils l’avaient cependant écouté, par simple curiosité d’abord, puis avec plus d’intérêt. Ils lui firent exposer ses plans, le questionnèrent, calculèrent les capitaux à engager.

— « Vous êtes à l’emploi de la Hamilton Powder Co., dites-vous ? »

— « Oui, depuis trois ans. »

— « Alors, il faudrait nous attendre tout de suite à la concurrence de cette puissante compagnie. Mais est-ce qu’une maison anglaise ne projette pas pareillement de fabriquer un nouveau produit ?… Un brevet n’avait-il pas même été émis ? »

Tous ils avaient vu ça, il leur semblait, dans les journaux.

Puis, ils avaient de nouveau aligné des chiffres, calculé les frais d’installation, mis en regard les tarifs douaniers, afin de supputer les frais en vue de ventes à l’étranger. Énormes, en effet, insistaient-ils, les frais d’installation et d’exploitation que son nouveau produit allait requérir. Seule l’incontestable supériorité de l’explosif, confessaient-ils volontiers, était susceptible d’en compenser le fardeau.

— « Oh ! s’il vous était possible de simplifier le procédé de fabrication… Il faudrait en tous cas vous assurer un brevet tel quel » lui avait dit l’un d’eux, plus sympathique. « Les affaires sont les affaires, vous savez. » C’est un simple conseil qu’il lui donnait, car à l’exemple des autres d’ailleurs, il ne lui avait fait que de vagues propositions qui toutes laissaient percevoir le peu de place que Yves pouvait espérer tenir dans l’entreprise.

Conformément à cet avis toutefois — et toujours en secret, tant il sentait se réaliser une à une les réflexions étranges de son père — Yves s’était décidé à solliciter l’émission officielle d’un brevet d’invention. Hélas ! un nouvel échec l’attendait. Quelqu’un l’avait devancé et s’était empressé de faire breveter sous le nom de panclastite la formule d’un détonnant dont le procédé de fabrication différait insuffisamment du sien pour lui laisser droit à une nouvelle patente.

Il était resté atterré. Ce rêve ambitieux, auquel il se cramponnait depuis quelque temps ainsi qu’à une bouée, lui aussi s’effondrait.

C’est contre cette suite de déconvenues que Yves luttait, quand il reçut, au fond de son laboratoire, la déconcertante proposition d’engagement faite par ses maîtres.

Les ateliers s’étaient vidés.

Comme on sort de l’école, la classe finie, les employés avaient par groupes bavards quitté l’usine, traversé les cours encore âcres de vapeurs nitreuses ; mais lui, une éprouvette à la main, était resté affalé sur un banc, le coude sur le genou, n’ayant conscience de rien.

Au bout d’un temps un retardataire de ses amis passa qui, l’apercevant à travers le grillage de la cloison, lui cria :

— « Qu’est-ce que tu fais donc, Yves ?… Ne t’en viens-tu pas ? »

Alors machinalement il avait enlevé ses salopettes, fait un effort pour débrouiller ses idées, puis, constatant au silence qui régnait que tout le personnel de l’usine était parti, il s’était lui-même faufilé à travers les cours désertes et dirigé vers le grand chemin — encore détrempé par l’orage à ce moment — qui conduisait au village.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Agenouillé au dossier d’une chaise, le vieux de Beaumont, comme d’habitude ce soir-là, avait fait sa prière, sa même ancienne prière retenue de son temps de catéchisme, et qu’il avait depuis quotidiennement redite à l’heure du coucher, même les jours où il était rentré les épaules rompues aux labours ardus d’automne. Et bien que n’ayant guère sommeil, il s’était à l’heure accoutumée glissé dans son lit.

Les yeux clos, il laissait doucement défiler derrière ses paupières baissées mille visions, chimériques ou réelles, où l’ombre triste de Yves, de Lucas, de tous les êtres et de toutes les choses de chez lui qu’il avait aimés et caressés, venait tour à tour se montrer. Une foule d’interrogations muettes — que suscitait le souvenir du rude charroyage qu’il avait opéré avec Marcelle — poursuivaient en même temps son esprit : « Qu’adviendra-t-il de tout cela ?… Oh ! cette boisson… La vie maintenant si chère… Et cet abandon de la vieille terre natale, dont toutes les clôtures étaient à réparer… Et les taxes que Lucas n’avait probablement même pas encore acquittées… »

Pendant longtemps il avait remué ces misères de la vie. Il allait s’assoupir dans le vertige de ces pensées, lorsqu’il vit Yves, qui lui parut très pâle dans le rayon de lumière qui filtrait par la porte, pénétrer doucement dans sa chambre et s’en venir dans l’ombre s’asseoir à ses pieds, sur le rebord du lit. Cette démarche était si inusitée à ce moment qu’il se maintint immobile, sans souffle.

— « Père… père… dors-tu ? » murmura Yves au bout d’un temps, tout bas comme dans une crainte de l’éveiller.

Pourquoi l’idée de quelque mal physique subit s’attaquant à Yves ne vint-elle nullement à l’esprit du vieux de Beaumont ? À cause sans doute du merveilleux don de deviner que les pères et les mères possèdent et qui, au seul timbre de la voix, à la simple expression de la figure — que nulle nuit assez noire ne peut les empêcher de percevoir — leur permet tout de suite de découvrir chez leurs enfants le véritable point douloureux. Le vieux de Beaumont resta muet, se tassant sur lui-même comme pour se garer contre un nouvel éclat du sort. Déjà il avait compris que Yves souffrait.

— « Son père… son père » reprit celui-ci, sur un timbre encore plus doux, et recourant à la naïve formule enfantine : « son père » pour mieux redescendre en quelque sorte à l’âge où l’enfant va frôler son chagrin à l’épaule paternelle.

— « C’est toi, Yves ?… Que me veux-tu ?… As-tu besoin de quelque chose ? » demanda son père en se soulevant à demi de sa couche. Et après l’avoir un instant examiné avec tendresse : « Qu’est-ce qui te contriste ? »

— « C’est vrai que j’ai de la peine… je voulais vous parler… Vous m’avez déjà dit si juste, bien que je me refusasse à vous croire… »

— « Cela ne marche pas à ton gré, n’est-ce pas, mon pauvre Yves ? »

— « Non, pas à mon gré. »

— « Tu n’as pas beaucoup à m’apprendre, va, car il m’a semblé à ta figure qu’il se passait quelque chose d’inaccoutumé chez toi. Mais à ton âge, Yves, on doit être aussi vite relevé qu’abattu ; tant d’autres voies restent à tenter quand l’une se ferme. »

Le père de Beaumont s’était arrêté pensif. Il reprit : — « Il n’y a rien après tout qui te lie, pas plus au métier que tu fais qu’à la Poudrerie elle-même ? »

— « Non, rien, en réalité ! Pourtant j’avais si sincèrement compté m’y faire un sort brillant ; j’aurais été si fier aussi d’opposer mon succès à la piètre opinion que vous avez — avec tant d’autres, je le sais — de l’habileté en affaires de nos compatriotes. Hélas ! je ne viens au contraire que la confirmer dans votre esprit. »

Le vieux de Beaumont le laissait dire en silence, navré sans doute de son accent désolé, mais traversé au fond malgré lui par un imperceptible rayonnement intérieur. Si son fils allait être repris par la terre ; s’il allait lui rapporter ses deux bras, en y joignant cette fois son cerveau et toute la forte culture intellectuelle qu’il avait acquise. Quel complet paysan il serait. Et quelle somme d’énergie nationale plusieurs hommes pareils à lui infiltreraient à la race. Cette pensée l’avait envahi tout de suite, mêlée à l’enveloppante sympathie dont il sentait en même temps son cœur déborder.

Et alors Yves — heureux d’extravaser sa peine et d’en alléger le poids en la confiant, — avait longuement tout raconté : ses efforts perdus, ses démarches secrètes auprès des hommes d’argent, ses désappointements répétés, le courage qui finalement lui manquait à présent.

— « Que comptes-tu donc faire alors, mon pauvre Yves ? »

— « Partir » répondit-il simplement, achevant dans un geste accablé ce qui le tourmentait encore de confesser.

— « Partir ? » répéta le vieux de Beaumont, avec une anxiété subite et douloureuse.

L’absence, l’éloignement, la guerre, la mort même, pourquoi tout cela, qui est pourtant horrible et répugnant, prend-il un attrait séduisant et souvent irrésistible dans l’esprit des désabusés, des désenchantés, des jeunes hommes surtout qui portent au cœur quelque blessure secrète ou quelque malaise qu’ils se refusent à avouer ? C’est à raison de cela que Yves avait senti naître en lui cette hantise étrange, éprouvé de plus en plus violemment le besoin de fuir, comme pour se dérober à un véritable lancinement.

Il n’était question dans le pays, à ce moment, que de recrutement et du départ prochain pour le Transvaal des divers bataillons dont le gouvernement canadien favorisait l’enrôlement dans l’armée anglaise. afin de l’aider dans son désastreux conflit avec les Boers.

— « Oui, partir pour la guerre » avait-il répliqué doucement à son père. « Il avait vu le nom de plusieurs de ses connaissances parmi les dernières recrues que mentionnaient les journaux… La guerre n’allait pas durer très longtemps, en somme… Il reviendrait… Il serait d’ailleurs si bien là-bas, loin de tout, pour se refaire du courage, lui semblait-il… Vous ne vous y opposerez point, n’est-ce pas, père ?… »

Lui aussi, le pauvre vieux, n’ignorait pas l’émotion qui traversait à cette époque le pays et qui avait pénétré jusque dans son village. Tous les soirs, il avait suivi avec intérêt les dépêches — si souvent déconcertantes — apportées du lieu de la guerre. Il n’ignorait pas non plus les appels au soldat que l’on faisait résonner ici, ni le recrutement précipité qui s’opérait un peu partout, au sein de toutes les races et de toutes les provinces du pays. Mais jamais l’idée, que Yves pût lui-même projeter de participer à la guerre, n’avait un instant effleuré son esprit.

Aussi, l’entendant lui faire part d’une pareille intention, s’était-il penché sur lui, de tout près. Il l’examina longuement en silence, comme pour bien constater à travers l’ombre que sa figure ne démentait point ses paroles.

— « Tu ne m’as pas dit tout, hein ! mon pauvre Yves ? Tu me caches encore quelque chose ? » ajouta-t-il simplement.

Et vu que Yves ne répondait plus, il reprit en le caressant de la main comme un tout petit enfant :

— « C’est au cœur autant qu’à la tête, n’est-ce pas, que tu es atteint ?… Va, dis-le moi, Yves… »

Cela avait été tout. Ils n’avaient plus parlé ni l’un ni l’autre.