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La Terreur blanche en 1815

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Le Temps des 2, 7 et 9 février 1905 (p. 7-50).

LA TERREUR BLANCHE EN 1815




MARSEILLE


Déjà au retour de l’île d’Elbe la guerre civile avait ensanglanté le Midi. Pendant toute la durée des Cent Jours, royalistes et bonapartistes, catholiques et protestants, miquelets et fédérés, gardèrent leurs espérances, leurs rancunes, leurs haines. S’ils ne combattaient plus, leur esprit restait en armes, animé des fureurs de la Saint-Barthélemy et des massacres de septembre. La nouvelle de l’abdication déchaîna ce peuple surexcité et impatient d’en venir aux mains. Des Cévennes à la mer, des Pyrénées aux deux rives du Rhône, en quelques jours tout le pays s’embrasa. Partout des troubles, des séditions, des émeutes, des cris de colères, des menaces de mort, l’appétence du sang.

Les villages s’insurgent, l’écume des villes se soulève. Montauban, Agen, Cette, Orgon, Tarascon, Agde, Béziers, Aigues-Mortes, Aubenas sont en pleine révolte ; on emprisonne les fonctionnaires, les commandants de place, on désarme les petites garnisons. À Perpignan, le 27 juin, le peuple parcourt les rues en criant : « Vive l’empereur ! Mort aux royalistes ! » La nuit, ces processions continuent, plus effrayantes, à la lueur des torches. « J’ai dû calmer l’exaltation patriotique, écrit le préfet ; les excès en auraient pu être dangereux. » À Avignon, des fédérés entourent et menacent le commandant de place, le général Cassan, qu’ils accusent de tiédeur. Pour les calmer, il faut arrêter l’ex-maire, soupçonné d’avoir le premier répandu la nouvelle de Waterloo. La nuit, un royaliste est tué en pleine rue par une bande de ces furieux. Le 26 juin, les royalistes de Toulouse se portent en foule, cocarde blanche au chapeau, devant l’hôtel du général Decaen, place Saint-Étienne. Tandis qu’un détachement d’infanterie se déploie, Decaen paraît à son balcon, harangue les séditieux, les somme de se disperser. La plupart obéissent, mais un coup de pistolet est tiré sur un officier. Exaspérés, les soldats chargent à la baïonnette la foule déjà en retraite. Cinq ou six personnes tombent tuées ou blessées. À la suite de la troupe se ruent les fédérés, portant un drapeau noir ; ils pillent une maison, saccagent le café Henri IV. Mêmes scènes à Montpellier. Les royalistes pavoisent, s’arment, courent la ville aux cris de : Vive le roi ! un de leurs groupes rencontre des fédérés qui sortent de la citadelle sous le commandement d’officiers à la demi-solde. On se heurte, on frappe, on tire. Un lieutenant du 13e de ligne est atteint grièvement ; plusieurs royalistes sont tués ou blessés, les autres s’éparpillent dans l’épouvante. À Arles, à Nîmes, à Albi, à Auch, à Carcassonne, à Draguignan, où l’on promène un drapeau noir avec cette devise : l’Empereur ou la mort ! les passions fermentent, mais les bourbonnistes sont encore contenus par l’attitude menaçante des fédérés qui réclament « l’emploi de mesures révolutionnaires ».

Les miquelets reprennent les armes, se concentrent à Beaucaire, tiennent la campagne jusqu’aux portes de Nîmes ; le 27 juin, ils repoussent un bataillon de garde nationale nîmoise ; le 29, ils attaquent un détachement du 14e chasseurs à cheval ; trente-deux hommes sont tués dans le combat. D’autres bandes de révoltés se forment dans la Lozère, l’Ardèche, le Vaucluse. Le marquis de Montcalm, qui s’intitule commissaire extraordinaire du roi, lève à Cette et aux environs, douze à quinze cents matelots, ouvriers du port et paysans, tandis que les protestants de la Gardonnenque et de l’Avaunage s’arment de fusils et de fourches pour aller renforcer les patriotes de Nîmes et de Montpellier.

Marseille était restée toute royaliste. La troupe y vivait en état de guerre avec les habitants. Selon le mot de Brune, sous chaque pavé poussait une fleur de lys. Pour les Marseillais, la victoire de Ligny fut un deuil public, le désastre de Waterloo une délivrance. Cette catastrophe s’ébruita dans l’après-midi du 25 juin et fut presque aussitôt confirmée par une proclamation du général Verdier qui, en l’absence de Brune parti pour l’armée du Var, commandait la 8e division militaire. Le 25 juin étant un dimanche, un beau dimanche ensoleillé, toute la population se trouvait dans les rues. Aux premières nouvelles, une joie furieuse saisit la foule. Bourgeois, gardes nationaux, débardeurs, portefaix, ouvriers, matelots fraternisent dans la même allégresse. On crie : Vive le roi ! Mort aux castaniers ! En une minute toutes les cocardes tricolores tombent des chapeaux comme automatiquement. On arrache les drapeaux impériaux qui décorent cafés et boutiques et on les remplace par des drapeaux blancs. Un buste de l’empereur pris dans le café Ricard est brisé, réduit en poussière. On s’ameute devant les différents postes, on somme les soldats de crier : Vive le roi ! d’ôter leurs cocardes, de livrer leurs armes. Provoqués et menacés, quelques soldats font feu. Des hommes roulent sur le pavé. Une patrouille de chasseurs à cheval charge à fond la foule, la culbute, la sabre. Les rassemblements se reforment au loin ; le peuple crie : Vengeance ! À mort ! On lance des pierres, des tessons de poteries et de bouteilles ; on s’arme de bâtons, de fusils, de pistolets, de sabres, de couteaux. On sonne le tocsin à tous les clochers pour appeler les miquelets réfugiés dans les environs.

Avec sa petite garnison (quinze cents hommes, tous très animés contre les Marseillais), le général Verdier pourrait tenter de réduire la sédition. Le devoir militaire le commande. Mais Verdier raisonne sur son devoir. Faut-il répandre le sang, faut-il se compromettre pour retarder de quelques jours la restauration royaliste qui est inévitable ? Le préfet Frochot, le comte Puyraveau, lieutenant de police, ne sont pas moins hésitants. Borelli, colonel de la garde nationale et royaliste ardent, conseille de faire relever par la milice tous les postes de la ligne, la seule vue des soldats exaspérant le peuple. Verdier qui une heure auparavant a écrit dans sa proclamation : « Il sera fait des dispositions militaires pour le maintien de la tranquillité publique », donne l’ordre de remettre les postes à la garde nationale, laquelle pactise ouvertement avec les émeutiers. Les soldats, escortés par des piquets de miliciens qui les protègent contre la populace, regagnent les casernes et le fort Saint-Jean. Marseille reste à la rébellion.

Les royalistes célèbrent leur victoire par des farandoles, des illuminations et des assassinats. On égorge dans les rues des soldats isolés, des officiers en retraite, des fédérés, des bourgeois et des artisans suspects de bonapartisme. Un agent de police est reconnu dans une auberge ; on le tue à coups de sabre, l’on traîne son cadavre au ruisseau. Un officier se réfugie dans une cave ; cinq ou six individus l’y poursuivent et le découvrent caché entre deux tonneaux. Un tambour de la garde nationale lui plonge son sabre dans le ventre, et, le coup donné, retourne l’arme dans la blessure. C’est ce qu’il appelle le tour de clé.

Le général Verdier, de plus en plus troublé, décida d’évacuer Marseille. À minuit, le mouvement commença. Mais la nouvelle de ce départ s’était ébruitée. Des royalistes s’embusquèrent aux fenêtres et aux soupiraux des caves de la rue de Rome. La colonne dut défiler sous une grêle de balles. Hors la ville, autres embuscades. Les paysans tiraient par dessus les petits murs qui entourent les jardins des bastides. Les soldats ripostaient tout en marchant, mais dans l’obscurité et sur des ennemis abrités leur feu était sans effet. Dans cette retraite, Verdier perdit cent hommes et quatorze chevaux.

À deux postes de Marseille, la colonne croisa Murat qui ignorant encore tous les événements avait quitté sa villa des environs de Toulon pour aller habiter près de Lyon. Quelques soldats le reconnurent. On cria : « Vive Murat ! Vive le roi de Naples ! » et, les rangs rompus, officiers et soldats l’entourèrent pour le prier de se mettre à leur tête afin d’aller châtier les Marseillais. Les soldats étaient avides de vengeance, et ils n’avaient plus nulle confiance en Verdier à cause de sa conduite équivoque qui avait abouti à faire tuer cent de leurs camarades dans la retraite de nuit. Murat déclina ce commandement qu’il n’avait aucun droit d’exercer ; il calma la troupe qui se remit en marche vers Toulon.

Dans la nuit du 25 au 26 juillet, le colonel de la garde nationale, Borelli, et trois autres royalistes déterminés, Bruniquel, Candolle et Casimir Rostan, se constituèrent en comité royal provisoire. Ils redoutaient une rentrée de vive force à Marseille de Brune avec toute l’armée du Var : leur principale, leur unique préoccupation était de préparer la résistance. En attendant des soldats de la croisière anglaise qu’ils s’apprêtaient à recevoir comme des sauveurs, ils s’occupèrent d’organiser en compagnies franches les matelots et les ouvriers du port. À ces fins, ils rédigèrent une proclamation portant « que tout bon Français était appelé à défendre Louis XVIII », et que « le Midi deviendrait, au besoin, une nouvelle Vendée ». Bien qu’ils ne pussent ignorer les meurtres qui venaient d’être commis, ces magistrats improvisés ne firent dans leur manifeste de guerre civile nul appel à la pitié. Ils ne se sentaient pas, sans doute, assez d’autorité pour exciter et modérer à la fois les passions populaires.

Le matin du 26, les égorgeurs se remirent à l’ouvrage, mais cette fois les assassinats individuels tournèrent en massacre général et méthodique. Il y avait à Marseille une petite colonie d’Égyptiens qui avaient émigré en 1801 à la suite de la capitulation du Caire. On les appelait les « mameluks » ; les plus pauvres vivaient d’une modique pension sur la cassette impériale. C’est d’abord sur les « mameluks » que s’acharna la populace. Tous ceux qui n’avaient pas songé à fuir pendant la nuit ou qui ne réussirent point à se bien cacher moururent assommés, sabrés ou fusillés. Une négresse, servante chez des Égyptiens, est assaillie sur le quai Impérial : « — Crie : Vive le roi ! — Non, Napoléon me fait vivre : Vive l’empe… ! » Un coup de baïonnette dans le ventre la renverse. Elle se relève, ses deux mains contre le ventre pour y retenir ses entrailles, et crie : « Vive l’empereur ! » On la pousse dans l’eau immonde du vieux port ; elle s’enfonce, reparaît à la surface et crie encore : « Vive l’empereur ! »

Des Égyptiens, les Marseillais passent aux Marseillais. Ils égorgent des officiers en retraite, des agents de police, des bourgeois, des artisans. Parmi les massacreurs, il y a d’anciens membres du club de Jacobins de 93. Après avoir tué au nom du peuple, ils tuent au nom du roi. Le plaisir est le même. Un ex-concierge de la prison a pu s’enfuir ; on tue à sa place sa femme et ses deux enfants. Terrier, syndic des boulangers, et son fils, âgé de dix-huit ans, sont liés dos à dos et frappés alternativement jusqu’à la mort à coups de bâtons et de crosses de fusils. L’avocat Anglés, un vieillard de soixante-dix ans, ami de Brune, meurt de la mort lente, percé et tailladé avec des couteaux : « Pas de pitié, dit un élève de l’École de droit : c’est un jacobin ! » On ramène de Cassis, où l’on a suivi leurs traces, trois agents de police ; pour les tuer, on les met nus, ce qui laisse à penser les raffinements de leur supplice. Le menuisier Maret est arraché de son atelier et traîné dans la rue du Tapis-Vert pour y être fusillé ; mais la foule juge plus divertissant de l’assommer à coups de bâton sur la tête. Entre temps, on pille et on saccage les maisons des bonapartistes, des femmes dansent en rond autour des cadavres.

L’après-midi s’avançait, la marée de sang montait toujours. Le comité royal se décida à donner des ordres. Des tombereaux furent commandés pour l’enlèvement des cadavres. La garde nationale sortit de son inaction complice ; des patrouilles dissipèrent les rassemblements. Mais pour protéger les citoyens suspects de bonapartisme ou de jacobinisme, on ne trouva d’autre expédient que de les arrêter et de les conduire au château d’If, où ils restèrent emprisonnés jusqu’à la fin d’octobre. Le massacre avait duré sept ou huit heures. Il y avait plus de deux cents victimes. Les Marseillais appelèrent ce jour-là : le Jour de la Farce.




AVIGNON


Jusqu’au 13 juillet, Avignon resta domptée par les fédérés et la troupe, tandis que partout alentour, à Villeneuve, à Carpentras, à Orange, à Cavaillon, à Beaucaire, à Orgon, le drapeau blanc brillait au soleil. Le 14, une estafette apporta la nouvelle de la rentrée du roi à Paris. Les sentiments des Avignonnais, comprimés depuis quinze jours, en reçurent une impulsion irrésistible. Malgré les baïonnettes, malgré les sommations, la foule s’ameuta sur la place d’armes, criant : « Vivent les Bourbons ! À bas les brigands ! » Mille drapeaux blancs jaillirent en même temps des fenêtres. Le général Cassan jugea la résistance impossible. Il réunit les officiers supérieurs de la ligne des fédérés et leur proposa de reconnaître l’autorité royale. Sur leur refus, il décida que la ville serait évacuée. Le lendemain, il mit en marche sur Pont-Saint-Esprit sa petite garnison qui se composait d’un bataillon du 13e de ligne, d’un du 35e et d’un bataillon de retraités. Une centaine d’invalides et la majeure partie des fédérés qui avaient été incorporés dans la garde nationale se joignirent à la colonne ; ils craignaient pour leur vie s’ils restaient à Avignon. À l’embranchement des routes d’Orange et de Carpentras, on croisa une troupe de huit cents paysans armés. Ces gens en guenilles, à faces de bandits, étaient le corps du Royal-Louis, formé à Carpentras par le major Lambot avec d’anciens miquelets, des tâcherons, des vagabonds. En passant, les deux troupes se provoquèrent par les cris : « Vive le roi ! Vive l’empereur ! » et continuèrent chacune son chemin vers Avignon et vers Pont-Saint-Esprit. Un peu plus loin, les impériaux rencontrèrent un autre détachement royaliste, d’une centaine d’hommes tout au plus. Ils les sommèrent de mettre bas les armes, et ceux-ci voulant résister, ils les dispersèrent à coups de crosse et de baïonnette. Le lendemain, la colonne de Cassan atteignit sans encombre Pont-Saint-Esprit. Là, on était en sûreté.

Lambot et ses miquelets traitèrent Avignon, où ils n’avaient eu que la peine d’entrer, comme une ville prise d’assaut. Ils eurent d’ailleurs pour guide et pour complice la populace avignonnaise. Le premier jour, le café de l’Oule et le café du Méridien furent saccagés, vingt maisons pillées de la cave au grenier, dix autres entièrement brûlées, dont la grande corderie Fabre-Montagne qui flamba pendant quarante heures. Deux à trois cents personnes, invalides, fédérés, frères, pères et femmes de fédérés, furent traînées dans les prisons avec des outrages et des coups. Le lendemain, les assassinats commencèrent pour ne plus s’arrêter durant de trop longs mois. Un maçon nommé Aubénas et sa femme sont fusillés place de l’Horloge. Un certain Pointu, qui s’acquiert bientôt « une réputation colossale », tue froidement un invalide que l’on conduit en prison. Ce même Pointu somme un marchand de planches, appelé Calvet, de le suivre à la commune. Comme celui-ci répond qu’il n’obéira qu’à un ordre légal, Pointu s’écrie « — Tu raisonnes ! Qu’on s’écarte ; nous allons bien voir ! » et il tire sur Calvet qui tombe blessé. Pointu recharge son fusil et tire une seconde fois. Sa victime respire encore ; il l’achève à coups de sabre. Les assassins varient leurs plaisirs en diversifiant ces supplices. Tantôt ils fusillent, tantôt ils noient dans le Rhône ; par manière de plaisanterie, ils échaudent un boulanger dans son pétrin brûlant. De temps en temps, Pointu et sa bande quittent Avignon pour aller dans les environs « à la chasse aux fédérés ». Ils rayonnent sur la rive droite et sur la rive gauche du Rhône, et partout, à Saint-Rémy, à Entraygues, à Sorgues, au Thor, à Château-Renaud, à Monteux, ils rançonnent, ils pillent, ils brûlent, ils tuent. Giraud, officier de la garde nationale, rivalise avec Pointu et le surpasse. « — J’ai accoutumé mon cheval à courir sur les fédérés, disait-il ; il les sent à une lieue à la ronde. J’en ai tué dix-sept. Mon coup favori est de leur mettre le pistolet dans l’oreille et de leur faire sauter la cervelle. »

C’est dans cette ville qui sentait le sang que Brune entra le 2 août, vers dix heures du matin. Au relais de Saint Andiol, le maréchal avait dû congédier son escorte du 14e chasseurs dont les chevaux étaient harassés. Vaguement informés des troubles d’Avignon, les aides de camp engagèrent Brune à éviter cette ville. On pouvait gagner Orange par un chemin de traverse. Mais le maître de poste, qui ne voulait point que ses chevaux allassent jusqu’à Orange, déclara qu’il fallait passer par Avignon pour y relayer. « — Avec un passeport du marquis de Rivière, dit-il, le maréchal ne court aucun danger. Le nom de M. de Rivière est une sauvegarde dans toute la Provence et dans tout le Comtat. »

À Avignon, les deux voitures, une calèche et un cabriolet s’arrêtèrent place de l’Oule, où se trouvait la poste. Le maréchal n’avait plus avec lui que le chef d’escadrons Bourgoin et le capitaine Degand.

Son troisième aide de camp Allard et son secrétaire s’étaient dirigés droit sur Orange par la traverse avec les chevaux de main. Pendant qu’on relayait, Brune resta dans la calèche ; mais à travers la portière, on aperçut le chapeau de maréchal de France qu’il avait eu l’idée bizarre de conserver pour coiffure tout en revêtant un habit bourgeois. Il fut reconnu. En un instant, le bruit se répandit que le maréchal Brune était à Avignon. Un jeune officier de la garde nationale, Casimir Verger, fils du procureur du roi, faisait fonction de capitaine de police. Il crut devoir avertir le major Lambot. Très vain du titre et des pouvoirs de gouverneur militaire que lui avait délégués Rivière, à lui simple chef d’escadrons de gendarmerie, Lambot voulut faire montre de son autorité. Il dit que le maréchal Brune « était un personnage trop important pour qu’il ne visât pas ses passeports » et ordonna à Verger de suspendre le départ jusqu’après cette formalité. Celui-ci accourut à la maison de poste, demanda les passeports du maréchal et les apporta à Lambot.

Pendant que le major prenait tout son temps pour les lire et les viser, un gros rassemblement se forma place de l’Oule. On commença d’invectiver contre Brune : « Le brigand ! le coquin ! l’assassin !… Il a porté au bout d’une pique la tête de la princesse de Lamballe ! » Sans s’inquiéter autrement, Brune mangeait des pêches que, sur sa demande, lui avait apportées dans sa calèche la maîtresse de l’hôtel du Palais-Royal, contigu à la maison de poste, Mme Molin. Cette femme, très alarmée par l’attitude menaçante de l’attroupement, conseilla au maréchal de monter à la chambre du nouveau préfet, le baron de Saint-Chamans, qui arrivé la veille, avait pris gîte dans son hôtel. Le préfet reçut Brune amicalement, descendit avec lui sur la place et exhorta la foule à se disperser. Les clameurs qui couvrirent sa voix lui révélèrent la grandeur du péril. « — Partez tout de suite, dit-il, chaque minute accroît le danger. » « — Mais mon passeport ? » « — Je vous l’enverrai par un gendarme qui vous rejoindra sur la route d’Orange. » La populace ameutée s’opposa au départ des voitures. Le préfet intervint encore, les postillons fouettèrent les chevaux, on réussit à se mettre en marche.

À la porte de l’Oule, le poste de garde nationale laissa passer les fugitifs que pourchassait la foule hurlante ; mais à quelque cent mètres sur la route, resserrée là entre le Rhône et les remparts, une quinzaine d’hommes armés, qui étaient sortis de la ville par une autre porte, se jetèrent à la tête des chevaux en criant : « À mort ! Au Rhône ! À mort l’assassin ! » Averti par un des aides de camp de Brune, le préfet accourut avec plusieurs fonctionnaires, quelques gardes nationaux et le capitaine Verger qui rapportait enfin les passeports. Leurs remontrances, leurs prières, leurs menaces ne firent rien. Comment raisonner la soif du sang ? Des pierres furent lancées contre les voitures. Un portefaix, la chemise entr’ouverte, les manches retroussées, saisit le fusil d’un garde national en criant : « — Donne, donne, que je le tue ! »

Éperdus, le préfet et le capitaine Verger prirent le parti absurde de ramener Brune à Avignon. C’était une inspiration de folie. Sur la route, où il y avait tout au plus quarante personnes, quelque incident, quelque hasard, quelque acte énergique pouvaient encore sauver le maréchal ; dans la ville, au cœur même de l’émeute, il était perdu. Brune gardait son calme ; mais sans assez réfléchir, il céda au conseil du préfet. Les voitures retournèrent à Avignon, aux cris de triomphe et de mort des forcenés qui se pressaient autour. Place de l’Oule, on réussit à faire rentrer dans la cour de l’hôtel Brune et ses aides de camp. La grande porte, massive et résistante, aussitôt refermée sur eux, on mena Brune dans la chambre no 3, au premier étage. Cette pièce, qui prenait jour sur la cour, était desservie par un long corridor à l’extrémité duquel se trouvait un balcon donnant sur la place. Il resta là, séparé de ses aides de camp, car pour sauver du moins ceux-ci on les avait poussés et enfermés à clef dans une salle du rez-de-chaussée.

Pour contenir la foule qu’ameutent les cris des égorgeurs, le préfet invite le major Lambot à rassembler tout ce qu’il y a de force armée. On bat la générale. Mais les gardes nationaux, les chasseurs d’Angoulême, les fantassins du Royal-Louis partagent les fureurs populaires ; ils sont plus disposés à seconder l’émeute qu’à la réprimer. On ne peut compter que sur la gendarmerie, mais quand cette troupe débouche au fond de la place elle est accueillie par des clameurs. Lambot, avant tout soucieux de conserver sa popularité, donne lui-même l’ordre aux gendarmes de se retirer.

Des gardes nationaux viennent cependant se former en bataille, par six hommes de profondeur, perpendiculairement à l’hôtel du Palais-Royal. De temps en temps, ils font mine de charger la foule, mais si mollement qu’elle recule à peine et regagne aussitôt le terrain perdu. Devant l’hôtel, se trouvent le préfet, des conseillers de préfecture, Puy, maire d’Avignon, et une trentaine de braves gens déterminés à défendre pacifiquement le maréchal. Parmi eux est Lambot qui joue un rôle double. Il harangue la foule qui répond : « Vive le roi ! vive le major ! mais il nous faut la tête de Brune ! Ce coquin a tué la princesse de Lamballe. Il faut qu’il meure. Le roi lui pardonnerait. L’an dernier, si on nous avait laissé faire, nous aurions tué Bonaparte ! » On se rue contre la porte ; à vingt reprises on l’attaque avec des haches, avec des pics ; on essaye de la faire sauter avec de la poudre ; ses battants massifs résistent à tous les coups. Au reste, les meneurs ne semblent pas trop pressés d’en finir. Ils sont sûrs que leur proie ne peut leur échapper. Sur la place et aux abords, fourmillent quatre mille personnes ; des piquets surveillent les derrières de l’hôtel ; à toutes les lucarnes, sur les toits même des maisons voisines, brillent des canons de fusil.

Ces lenteurs prolongent l’horrible agonie de Brune. Il est près de deux heures : depuis dix heures et demie, il se sent dans la main de la mort, de la plus hideuse des morts. Les hurlements de la populace pénètrent jusque dans la chambre où on l’a confiné. Il entend dans le corridor les pas lourds et les propos menaçants des volontaires et des chasseurs d’Angoulême que Lambot lui a donnés comme gardes ou plutôt comme geôliers. Sa gorge est sèche, il veut boire. Il sonne et demande à Mme Molin du vin de Bordeaux et une carafe d’eau. En même temps, il la prie de lui apporter ses pistolets qui sont dans sa voiture. « — Je ne veux pas, dit-il, que la plus vile canaille porte la main sur un maréchal de France ! » Mme Molin n’ose pas aller chercher ces armes ; elle dit au maréchal qu’il ne court point de danger, que les autorités sauront le protéger. Au préfet qui vient le voir un instant, au commandant de la garde nationale Hugues il réclame aussi ses pistolets. « — Donne-moi ton sabre, dit-il à un sous-lieutenant de la milice nommé Boudon ; tu verras comment sait mourir un brave. »

La porte de la chambre était restée entr’ouverte. Un garde de faction, un certain Girard, aperçut le maréchal déchirant des lettres. « — Est-ce que vous correspondez avec l’armée de la Loire ? » lui demanda cet homme. « — Ce sont des lettres de ma femme. » Brune avait voulu sauver de la profanation les lettres de sa chère Angélique, l’humble ouvrière d’autrefois qui, par ses belles vertus et sa hauteur d’âme, était bien digne de porter le nom de maréchale Brune.

Peu à peu, la chambre s’emplit de monde. Il y a une quinzaine de personnes, parmi lesquelles le capitaine Soulier, de la garde nationale. Cet incroyable dialogue s’engage entre lui et le maréchal : « — Il faut avouer, dit Brune, que je ne me suis jamais trouvé dans une circonstance pareille. » « — Vous n’étiez pas dans une circonstance pareille, quand vous portiez au bout d’une pique la tête de la comtesse de Lamballe. » « — Jeune homme, savez-vous qui je suis ? » « — Oui, je le sais, et c’est parce que je le sais que je vous dis cela ! » « — Taisez-vous, taisez-vous ! » « — Tais-toi toi-même, le moment approche où tu vas recevoir la peine due à tes crimes. » Brune laissa ce misérable et s’assit à une table où il commença une lettre pour sa femme.

Comme l’avait dit Soulier, « le moment approchait ». Un portefaix, Guindon, dit Roquefort, le taffetassier Farges, chasseur de la garde nationale, et trois ou quatre individus de même espèce étant passés du toit de la maison mitoyenne sur celui de l’hôtel, avaient pénétré par une lucarne dans un grenier ; de là, ils descendirent dans le corridor du premier étage. Sur la place, les cris de mort redoublaient. Un homme se pencha au balcon et dit : « — Il écrit. » Un autre, portant la main à sa bouche et faisant le simulacre de manger, cria : « — Pas maï ! (Pas plus !) »

Quelques minutes s’écoulent encore. Sur un signe de Guindon, ses compagnons pénètrent avec lui dans la chambre de Brune en vociférant : « — À mort ! à mort ! » Le maréchal se lève et fait face. Farges lui tire un coup de pistolet ; la balle érafle le front de Brune et va se loger dans le plafond. « — Maladroit ! dit Brune, de si près ! » Farges appuie son second pistolet sur la poitrine du maréchal et presse la gâchette, mais l’arme fait long feu. « — Moi, je ne le manquerai pas ! » dit Guindon, qui s’est glissé derrière Brune. Il l’ajuste vivement avec sa carabine. La balle entre par la nuque et ressort par la partie antérieure du cou. Brune tombe foudroyé.

Après ce bel exploit, Guindon accourut triomphant au balcon et dit : « — A quos fa ! (La chose est faite !) ». La foule s’arrêta de hurler à la mort pour crier « Bravo ! » Le major Lambot redescendit sur la place. « — Braves Avignonnais, dit-il, cet homme-là s’est rendu justice à lui-même. Il est mort ! N’imitez pas les cannibales de la Révolution. Retirez-vous ! » On dressa sur l’heure un procès-verbal de suicide que signèrent des témoins complaisants ou terrorisés ; puis, la populace menaçant d’entrer de vive force dans l’hôtel pour s’assurer s’il était bien vrai que Brune fût mort, on se hâta de sortir le cadavre. Des fossoyeurs le mirent dans un pauvre cercueil dont on ne leur laissa même pas le temps de clouer la planche supérieure, et s’acheminèrent vers le cimetière. La foule suivait comme une troupe d’hyènes. Quelqu’un cria : « — Il n’est pas digne d’être enterré ! » Cette parole aiguillonna les instincts féroces de la multitude. On se rua contre les porteurs. Le cadavre de Brune, arraché de la bière, fut traîné par les pieds « comme un carimantran (mannequin) », au milieu des coups, des huées et des éclats de rire. Au pont de bois, on le précipita dans le Rhône. Une main inconnue inscrivit à la craie sur le parapet « C’est ici le cimetière du maréchal Brune. » Le soir, le peuple en gaieté dansa des farandoles.




MONTPELLIER — NÎMES — TOULOUSE


À Montpellier, le sang avait coulé dès le 27 juin dans une émeute sévèrement réprimée. Le 1er juillet, le marquis de Montcalm, à la tête de douze à quinze cents marins et paysans recrutés sur le littoral, entra dans la ville. Gilly était parti pour dégager une colonne de gardes nationaux protestants de la Vaunage que cernaient vers Nîmes des bandes royalistes. Le général Forestier, qui commandait en son absence, se retira dans la vieille citadelle avec trois cents soldats et militaires retraités. Montcalm n’avait que deux méchantes pièces de 4. Il n’osa pas l’y attaquer et se borna à prendre possession de la ville au nom de Louis XVIII. Le lendemain, à l’approche de Gilly qui revenait avec le bataillon du 13e de ligne et des gardes nationaux vaunagiens, il se mit en mesure d’évacuer Montpellier. Mais le combat s’engagea dans les rues quand sa retraite commençait. Pour seconder l’attaque de Gilly, la citadelle tira à boulets sur les royalistes. L’hôpital, l’évêché et sept ou huit maisons reçurent des projectiles. Dans l’action, une centaine d’hommes, tant volontaires royaux qu’habitants de Montpellier qui avaient pris les armes, furent tués ou blessés. Après l’action, les Vaunagiens pillèrent des maisons.

La révolte domptée à Montpellier, Gilly remit le commandement à Forestier et courut à Nîmes menacée par la petite armée que formait à Beaucaire le comte de Bernis. Pendant près de trois semaines, les royalistes de Montpellier attendirent patiemment l’heure des représailles. Le 15 juillet, jour où le gouvernement royal fut proclamé avec l’assentiment du général Forestier, qui fit arborer le drapeau blanc sur la citadelle, ils se contentèrent de chanter et de danser. Mais leurs ressentiments étaient vivaces. Le 26 juillet, le peuple soulevé massacra des soldats et des fédérés. Des « suspects » par centaines furent conduits aux prisons ; ils y restèrent de longs mois entre la vie et la mort, la populace menaçant sans cesse de forcer les portes pour s’emparer d’eux et « faire justice ». Le meurtre, le pillage et la dévastation s’étendirent aux environs jusqu’à Montagnac et au Vigan où fut brûlé le temple protestant.

À son arrivée à Nîmes, le général Gilly voulait prévenir l’attaque des royalistes de Beaucaire en marchant immédiatement contre eux. Ses forces étaient assez nombreuses pour qu’il pût en distraire de quoi suffire à cette petite expédition tout en laissant dans la ville, divisée et ardente, une garnison qui imposât aux factieux. Mais sur les instances des magistrats municipaux, il adhéra à un armistice aux termes duquel ses troupes et les bandes du comte de Bernis resteraient dans leurs positions jusqu’à ce que l’on reçût à Nîmes des nouvelles officielles de Paris. Le 15 juillet, la circulaire de Vitrolles, annonçant le retour du roi, parvint au préfet. Gilly, après une courte conférence avec le préfet et le général Maulmont, se démit de tous ses pouvoirs et quitta Nîmes. Il sentait que sa participation à la capture du duc d’Angoulême et l’énergie qu’il avait mise dans la répression des troubles d’Agde et de Montpellier le désignaient aux vengeances.

Cette journée ne se passa pas dans l’allégresse générale célébrée par le Moniteur. Des « collets jaunes » (c’est ainsi que les royalistes désignaient les gardes urbains) criblèrent de balles le premier drapeau royal qu’ils aperçurent flottant à un balcon. Des fédérés et des gardes nationaux cévenols parcoururent les boulevards en criant : « L’empereur ou la mort ! » et en tirant des coups de feu. Des balles perdues tuèrent un de ces manifestants et aussi un malheureux garçon boulanger qui musait au seuil de sa boutique. Malgré les ordres et les prières du général Maulmont, la troupe refusait de prendre la cocarde blanche. Les chasseurs mutinés incitaient l’infanterie à se rebeller. Le soir, ils montèrent à cheval et sortirent de Nîmes au galop de charge, sabre en main, furieux et terribles. Dans la nuit, les quinze cents gardes nationaux cévenols, le bataillon des retraités, quelques fédérés et plusieurs détachements de la ligne quittèrent aussi la ville.

Environ trois cents soldats restaient au général Maulmont. Il les apaisa, se rendit maître de leur esprit. Le lendemain matin, ils assistèrent en grande tenue, cocarde blanche au shako, à la proclamation du roi faite par Maulmont avec une certaine solennité. Le calme, ce dimanche-là, régna dans la ville. Le lundi 17, on commença de désarmer « les collets jaunes » qui livrèrent leurs fusils sans opposition. À mesure, on armait les nouveaux gardes nationaux royalistes qui étaient destinés à remplacer la garde urbaine licenciée. L’armée de Beaucaire, en marche sur Nîmes, devait l’occuper le lendemain, mais nombre de miquelets se détachèrent de la colonne et pénétrèrent individuellement dans la ville où entrèrent aussi des volontaires royaux d’Uzès. Ces hommes mêlés à la populace se portèrent aux casernes en réclamant les canons que Gilly y avait fait placer. Des pourparlers s’engagèrent avec Maulmont qui refusa de livrer son artillerie. La foule impatiente se courrouçait. Des coups de feu furent tirés sur la caserne. Exaspérés, les soldats crièrent : « Aux armes ! » Maulmont voulut les arrêter en disant que les fusils avaient été déchargés en l’air. C’était plus ou moins véridique. En tout cas, les détonations se multipliaient ; un officier fut blessé. Des soldats coururent aux fenêtres et firent feu. La foule évacua la place d’Armes y laissant trois cadavres : deux hommes et une femme. Les royalistes s’embusquèrent dans les maisons et aux angles des rues aboutissant à la place et recommencèrent à tirailler. Les soldats ripostèrent. Engagée vers cinq heures, la fusillade dura jusqu’à près de dix heures ; deux hommes encore furent tués parmi les miquelets ; il y eut dans la troupe un tué et deux blessés.

Les soldats voulaient sortir avec deux canons mèche allumée, faire feu de tous côtés, balayer le passage et gagner une route quelconque. Par scrupule de l’effusion du sang, Maulmont repoussa ou du moins ajourna cette proposition. Il objecta qu’il serait préférable d’attendre la nuit close et promit que si, à minuit, les circonstances ne s’étaient pas modifiées, il se mettrait à la tête de la troupe. Le nombre des assaillants croissait. On sonnait le tocsin à tous les clochers pour appeler dans la ville les paysans des environs. Vers onze heures, le colonel de gendarmerie Rivaud se présenta en parlementaire. Bien accueilli par Maulmont qui proposa de rendre l’artillerie et de conduire la troupe hors de Nîmes dans telle direction que l’on fixerait, il retourna à l’hôtel de ville et revint peu après avec le commandant L’Ayre, chef de l’état-major de l’armée de Beaucaire. Celui-ci dit, en s’excusant, que les volontaires royaux, « peu au courant des usages et du point d’honneur militaires », exigeaient que les soldats déposassent les armes avant de quitter la caserne. Maulmont, d’abord révolté par cette humiliante condition, consulta les officiers et une députation des sous-officiers et soldats. Tous déclarèrent en présence du parlementaire qu’ils n’entendaient point être désarmés et que « puisqu’on cherchait à les humilier, ils sauraient bien sortir de force ». Le commandant L’Ayre se retira en promettant de faire une nouvelle tentative d’accommodement auprès des volontaires royaux. De retour vers deux heures du matin, cet officier dit que « ses troupes ne voulaient pas entendre raison, qu’elles insistaient pour qu’on mît bas les armes ». « — Je donne ma parole d’honneur, ajouta-t-il, que je ferai écarter mes troupes et que celles de la ligne défileront en sortant du quartier sous l’escorte de la gendarmerie. » Maulmont aurait dû se défier de l’autorité et, partant, de la parole d’un chef qui en était réduit à soumettre à ses soldats les clauses d’une capitulation. Il céda, crut-il, par un sentiment d’humanité « pour éviter une lutte fratricide » ; en réalité, par un manque d’énergie et par misère d’âme. Il persuada à ses soldats que l’on n’avait nul dessein de les humilier puisque les officiers conserveraient leur sabre. Quant au danger pouvant résulter du désarmement, ces braves gens ne le soupçonnaient même pas. Leur général aurait dû y penser pour eux.

De grand matin, les soldats, leurs fusils laissés brisés dans les chambres et dans les cours, sortirent de la caserne. Ils marchaient par le flanc, sous l’escorte de quelques gendarmes à cheval. La place était à peu près déserte mais en s’engageant par les rues, ils trouvèrent une foule de miquelets et de gardes nationaux. Des miquelets arrêtèrent un sous-officier, sous prétexte qu’il n’avait pas le droit d’emporter son sabre. Ce fut comme un signal. Les royalistes firent feu de leurs fusils et de leurs pistolets sur les soldats désarmés, puis ils les assaillirent à coups de baïonnette, à coups de crosse, à coups de sabre, à coups de bâton. Nombre d’hommes tombèrent tués ou blessés. La colonne se rompit et s’éparpilla, les soldats s’enfuyant dans toutes les directions. Le sergent Guillemard se réfugia chez une vieille femme qui le cacha dans son grenier et lui procura un habit bourgeois. L’adjudant-commandant Lefebvre, assommé d’un coup de crosse, blessé d’une balle au bras et d’un coup de baïonnette dans les reins, put se traîner jusqu’à l’hôpital. Près de l’auberge de l’Orange, le sous-lieutenant du train Allemand fut mis tout nu et lardé jusqu’à la mort avec des baïonnettes. Un assez gros détachement qui avait réussi à gagner la route d’Uzès donna dans une embuscade de miquelets ; ils fusillèrent les fugitifs comme gibier en battue.

On pourchassait encore les survivants du 13e de ligne quand l’armée de Beaucaire entra dans Nîmes, tambours battants et enseignes déployées. La tête de colonne avait quelque apparence militaire, mais à la suite marchaient des hordes confuses portant des costumes disparates et des armes de rencontre. La plupart de ces volontaires avaient la veste sur l’épaule, les manches de la chemise retroussées, un pistolet passé à la ceinture de cuir et, à la main, un sabre ou une baïonnette emmanchée au bout d’un bâton ; des cavaliers étaient vêtus d’habits bleus de gendarmes ou de vestes vertes de chasseurs, selon qu’ils avaient dépouillé gendarmes ou chasseurs. D’autres, tout en guenilles, montaient à poil des chevaux de charrue. Au contact de ces hommes qui ardaient pour le pillage et pour le meurtre, la population nîmoise s’enflamma. Les miquelets et la populace commencèrent par se ruer sur le café de l’Île-d’Elbe qu’ils dévastèrent de fond en comble. Vingt autres maisons furent pillées et saccagées. Trois hommes furent égorgés. Des tricoteuses royalistes, assistées de compagnons dignes d’elles terrassèrent dans les rues des femmes protestantes et les fouettèrent, jupes relevées, avec des battoirs garnis de pointes de clous. Ces furies appelaient cet instrument, où les clous étaient disposés en figure de fleurs de lys : le battoir royal.

Le lendemain, on se borna à quelques pillages et à des extorsions en règle. Il y avait ces dialogues : « — Monsieur, votre fusil ? — Le voici. — Votre uniforme, votre équipement ? — Les voici. — Maintenant, il nous faudrait un peu d’argent. » Les demandes variaient entre 100 francs et 1,000 francs, et la mine patibulaire des quémandeurs obligeait à ne rien refuser. Le cri de ces gens était : « Vive le roi ! » et leur mot d’ordre : « Faisons-nous justice, puisqu’on ne nous la fait pas. Servons le roi malgré lui-même. »

Après un jour de repos, ces trop zélés serviteurs du roi reprirent dans la ville et les environs leur œuvre de justice expéditive. Le 20 juillet, ils coupèrent les oreilles à un protestant nommé Trubert et brûlèrent vif dans un pailler un malheureux garçon de ferme. Le 21, ils tuèrent quatre hommes ; le 22, un ; le 23, un ; le 24, deux ; le 25, cinq ; le 27, un. Le 1er août, il y eut recrudescence : quinze hommes furent assassinés. Le 19, en manière d’intimidation, car c’était la veille des élections, l’on massacra huit hommes et deux femmes ; celles-ci hachées à coups de sabre. Jusqu’à la fin d’octobre, chaque semaine ajouta de nouveaux noms à ce nécrologe sanglant. « Les protestants se trouvent sous le couteau », écrit le commandant Rousseau. « On a mis le peuple dans le sang jusqu’aux genoux », écrit le général Dufresse. Mais dans un rapport au ministre de la guerre, le général de Barre concluait philosophiquement : « Les gens immolés par les rues sont des bonapartistes et des révolutionnaires. Le peuple n’a fait que devancer la loi qui les aurait frappés. » Les victimes étaient des fédérés, des officiers en retraite, des vieux soldats, des protestants riches ou pauvres. À Nîmes, la majorité des calvinistes avaient pris parti pour l’empereur, tandis que presque tous les catholiques étaient demeurés chauds royalistes. Les plus enragés de ceux-ci confondaient dans une même haine bonapartistes et protestants. Mais chez beaucoup de ces carnassiers les rancunes privées avivèrent les animosités politiques et les passions religieuses.

L’un de ces égorgeurs devint fameux, presque illustre. On grava son portrait. C’était un sous-lieutenant de la garde nationale, nommé Jacques Dupont et surnommé Trestaillons. Dans une lettre officielle au préfet du Gard, il se vanta d’avoir tué six hommes de sa main. Trestaillons eut dans Nîmes des sympathies et de puissants protecteurs. En tuant, il prétendait venger sa femme outragée trois mois auparavant par des paysans bonapartistes. Il n’y avait rien de vrai dans cette histoire. Ce prétendu justicier n’était qu’un assassin et un voleur.

Nîmes avait Trestaillons ; Uzès avait Quatretaillons. Il avait été soldat, garde champêtre, et, en 1815, miquelet dans l’armée du duc d’Angoulême. Il s’appelait Graffand ; des enthousiastes le surnommèrent Quatretaillons parce qu’il surpassa Trestaillons. Avec une troupe de bêtes féroces à masques d’hommes dont il s’était fait le belluaire, il terrorisa Uzès. « — Tous les bonapartistes, disait-il, protestants ou catholiques, mourront de ma main, y compris les enfants. » Ce matamore tragique s’imposait par la peur aux autorités de la petite ville. Elles le nommèrent ou le laissèrent se nommer capitaine de la garde nationale. Le 5 août, Graffand se présenta à la prison où l’on avait jeté les suspects de bonapartisme, et requit qu’on lui livrât six prisonniers. Le geôlier obéit, car il avait l’ordre verbal du commandant de place, qui tremblait pour soi-même, de ne point résister à la bande de Graffand. Les six hommes furent fusillés sur l’esplanade aux cris de : « Vive le roi ! » « — On ne nous reprochera rien, dit Graffand. Il y avait trois protestants et trois catholiques. » Après l’exécution, les assassins soulevèrent un des cadavres par les cheveux, le mirent à genoux, et lui posèrent des lunettes sur le nez : « — Regarde maintenant, dirent-ils en riant, si tu vois venir les brigands de la Gardonnenque ! » Trois semaines plus tard, le sous-préfet chargea Graffand d’une mission militaire. Celui-ci la remplit à sa façon, en faisant fusiller six gardes nationaux de Saint-Maurice qui n’avaient commis d’autre crime que de chercher à fuir à son approche.




La réaction menaçait aussi Toulouse. Pendant trois mois, les royalistes avaient senti la main un peu rude du général Decaen, subi la domination ostentatrice et injurieuse des fédérés. Ils rêvaient des vengeances. Le 17 juillet, Decaen et le préfet impérial se résignèrent à proclamer le roi et partirent le lendemain, après avoir licencié et fait désarmer les fédérés. La garnison, pour ne point prendre la cocarde blanche, quitta Toulouse en tumulte. Joyeuse et terrible, la population se répandit dans les rues. On enleva du Capitole le buste de Napoléon qui fut traîné la corde au cou jusqu’à la Garonne ; on arracha et on brûla les arbres de la liberté. Des fédérés furent pourchassés, traqués, frappés. Pour les protéger contre de pires traitements, la garde nationale ne trouva rien de mieux que de les arrêter en masse et de les conduire aux prisons. Grâce à cette mesure, les premiers jours de la Restauration se passèrent sans effusion de sang. Mais l’effervescence n’était pas calmée. Le peuple réclamait la formation de commissions militaires pour le jugement des fédérés détenus. Les dénonciations allaient leur train ; chaque jour amenait de nouvelles arrestations. Les royalistes étaient divisés en constitutionnels et en purs. Ceux-ci déclamaient contre la faiblesse de Louis XVIII en 1814, « faiblesse qui avait tout perdu » ; ils voulaient des actes, une juste répression, le procès des juges de Louis XVI, l’abolition de la Charte et un gouvernement absolu. En attendant, ces « plus royalistes que le roi » méconnaissaient son autorité et ne voulaient obéir qu’aux princes. Ils avaient à leur dévotion une troupe d’assommeurs et de coupe-jarrets que l’on appelait « verdets », à cause de la couleur qu’avait prise le comte d’Artois pour sa livrée.

Ces verdets se présentèrent le 8 août à une revue de la garde nationale et réclamèrent une solde et des rations au maréchal Pérignon, qui avait repris le commandement de la 10e division militaire. Pérignon accueillit sévèrement la demande. Il conseilla à ces hommes de s’engager, s’ils le voulaient, dans un corps en formation, le régiment de Marie-Thérèse, et leur refusa l’honneur de défiler. Le lendemain, une députation des verdets vint chez le général Ramel, commandant la place, pour obtenir qu’il parlât en leur faveur au vieux maréchal. Ramel avait montré beaucoup de zèle royaliste dans la journée du 17 juillet ; malgré les soldats en révolte, il avait fait placer le drapeau blanc sur les casernes. Les verdets espéraient trouver un appui en lui. Il les éconduisit, leur disant, comme Pérignon, de s’engager dans le régiment de Marie-Thérèse. Quelques jours plus tard, le bruit courut que, avec l’assentiment du nouveau préfet, M. de Rémusat, on se préparait à licencier les verdets ; déjà, disait-on, Ramel avait reçu des ordres. La population pactisait avec les verdets. Elle se porta en proférant des cris de mort devant les fenêtres de Rémusat. Un fort détachement de garde nationale arriva à temps pour protéger la préfecture et le préfet. Repoussée sur ce point, la foule passa sa rage sur l’hôtel du baron de Malaret, maire de Toulouse depuis 1812. Tout fut saccagé. Malaret s’enfuit sous un déguisement. Une autre bande armée de bâtons et vociférant : « À bas Ramel ! » marchait vers la place des Carmes où logeait le général, quand elle fut dispersée par une patrouille de cavalerie.

Le lendemain, jour de l’Assomption, Ramel suivit en grande tenue la procession du vœu de Louis XIII. Il alla dîner comme il en avait coutume chez sa maîtresse, une Romaine qu’il avait ramenée d’Italie en 1814. La ville était en fête ; on dansait sur la place des Carmes. Vers huit heures, le général quitta Mlle Diosi pour rentrer chez lui. Arrivé place des Carmes, à quelques pas de sa maison, il entendit derrière lui les cris : « À bas Ramel ! » Il se retourna et vit un rassemblement de trente ou quarante individus qui le suivaient menaçants. « — Vous voulez Ramel ? dit-il froidement, le voici. Que lui voulez-vous ? » De nouveau on cria : « À bas Ramel ! À bas le brigand ! Vive le roi ! » Ramel se découvrit et cria aussi : « Vive le roi ! » La foule grossissait autour de lui, l’entourait. Il se fraya passage jusqu’au seuil de sa porte que gardait un factionnaire. « — Faites votre devoir, commanda-t-il, défendez-moi. » Lui-même tira son épée. Le soldat dont le fusil n’était pas chargé croisa la baïonnette. Mais aussitôt il s’affaissa, frappé à mort d’un coup de baïonnette. En même temps, un des assaillants déchargea à bout portant son pistolet sur Ramel ; la balle l’atteignit au bas-ventre. « — Je suis mort ! » cria-t-il. La détonation et la grande rumeur qui suivit interrompirent les danses.

Le secrétaire et le valet de chambre du général le transportèrent dans l’appartement qu’il occupait au premier étage. Ils l’étendirent sur un canapé et allèrent chercher des secours. Resté seul, Ramel entendit les hurlements de la foule, le bruit de coups frappés contre la porte. On le savait blessé, à l’agonie sans doute ; mais on voulait l’atroce plaisir de l’achever. Dans l’épouvante d’être déchiré vivant, le malheureux se traîna sur le palier, monta (au prix de quels efforts et de quelles souffrances !) chez un certain Bouillon, locataire du second étage, et lui demanda de le cacher. « — Vous me compromettriez ! » lui dit cet homme. Ramel gravit encore un étage, laissant sur chaque marche des gouttes de son sang. Il fit la même prière et éprouva le même refus. Alors, il entra dans le grenier, où il tomba épuisé, la face contre terre.

C’est là que le trouvèrent évanoui, une demi-heure plus tard, le chirurgien et quelques officiers et gardes nationaux amenés à son secours. On descendit le général dans son appartement, on le déshabilla et on le mit au lit ; le chirurgien fit un premier pansement. Pendant ce temps, le commandant de la garde nationale et le chef d’état-major de Pérignon arrivaient sur la place des Carmes avec plusieurs compagnies de milice et du régiment de Marie-Thérèse. Mais par une disposition inexplicable, les deux officiers massèrent la troupe au fond de la place, du côté opposé à la maison de Ramel, et établirent devant la porte un poste de quelques hommes seulement. Quant au maire, M. de Villèle, au préfet, M. de Rémusat, et au maréchal Pérignon, ils étaient sans doute occupés ailleurs, car il ne semble pas qu’ils soient venus à ce moment-là.

L’attroupement des verdets n’avait été repoussé qu’à quelques pas, mais non dispersé. Pour enflammer la foule qui remplissait la place, ils disaient que Ramel « avait tiré sur le peuple », et qu’il avait tué le factionnaire d’un coup d’épée. On criait : « À mort Ramel ! » Unis au populaire, les verdets assaillirent le petit poste. Il résista d’abord, mais faiblement, sans faire usage de ses armes, puis il céda à une poussée. On enfonça la porte avec un madrier. L’escalier bien vite monté, le flot des assassins s’engouffra dans la chambre de Ramel. Près de lui, nulle garde, aucun défenseur ; une ou deux personnes trop faibles pour la moindre résistance et d’ailleurs terrorisées. Alors Ramel eut devant les yeux, agrandis par l’épouvante, l’atroce vision intérieure qu’il avait cherché à fuir, deux heures auparavant, en se traînant jusqu’au grenier. Il vit se ruer sur lui, inerte dans le lit, la bande de cannibales hurlant et brandissant des sabres. Ils frappèrent avec furie, redoublant chaque coup, s’enivrant de carnage. Quand ils crurent Ramel mort, ils laissèrent ce pauvre corps lacéré et sanglant. Le lit était rouge comme l’étal d’un boucher ; Ramel avait le nez à demi tranché, l’os frontal brisé, les deux bras fracturés à dix endroits ; le petit doigt de la main droite ne tenait plus qu’a un lambeau de peau ; un œil sortait de l’orbite. Il vécut jusqu’au lendemain. Interrogé dans son agonie par le juge de paix, il refusa de donner le signalement de ses bourreaux. « — Je leur pardonne », murmura-t-il. C’était pousser outre nature la vertu de miséricorde.

henry houssaye.