La Tour de Percemont/15

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Calmann Lévy éditeur (p. 211-230).



XV


Madame de Nives céda, prit mon bras, et nous descendîmes vers ma maison. Comme nous sortions du bois de pins, j’aperçus encore la Charliette, qui nous espionnait très-inquiète pour elle-même du résultat de nos pourparlers.

— Il faut en finir avec cette coquine, dis-je à la comtesse.

— Non, non ! répondit-elle effrayée, je ne veux plus la voir.

— Pour cela, il faut la payer.

Et, me tournant vers la Charliette, je lui fis signe de venir à nous.

Elle ne se fit pas prier pour accourir.

— Le moment de régler vos comptes est venu, lui dis-je ; nous sommes tous d’accord à présent pour vous défendre d’importuner aucun de nous. M. Jacques Ormonde vous a versé trois mille francs, c’est plus qu’il ne fallait. Il n’a plus besoin de vous. Mademoiselle de Nives vous donne également trois mille francs. Combien vous en a promis madame la comtesse de Nives ici présente ?

— Dix mille, répondit effrontément la Charliette.

— Cinq mille seulement, reprit la comtesse hérissée d’indignation.

— Vous viendrez chez moi, repris-je, le jour de la majorité de mademoiselle de Nives, toucher la somme de huit mille francs, après quoi vous n’aurez plus rien à espérer de personne.

— C’est peu pour tant d’ouvrage, répondit la Charliette. Si je disais tout ce que je sais !…

— Vous pouvez le dire, s’il vous plaît d’être chassée de partout comme une intrigante et entremetteuse. Si vous parlez de nous, nous parlerons de vous aussi ; prenez garde !

La Charliette s’enfuit effrayée, et, durant les dix minutes de descente qui nous conduisirent à mon logis, je vis madame de Nives se rasséréner rapidement. Cette femme, dont l’avarice était le seul mobile et la seule passion, me faisait horreur. Je n’en fus pas moins fort poli, respectueux et attentionné pour elle. Je lui avais dit son fait, j’avais gagné la bonne cause, je n’avais plus de bile à exhaler, et j’étais content de moi-même. Je la conduisis à une chambre où elle désirait se reposer quelques instants. Madame Chantebel n’était pas rentrée ; Miette s’était courageusement mise à l’œuvre pour nous faire dîner. Elle était un cordon bleu, connaissait mes goûts, et était adorée de mes servantes. Je vis avec plaisir que nous dînerions bien, qu’aucun plat ne serait manqué, ma femme n’étant pas là pour exciter les nerfs de sa cuisinière par trop d’ardeur.

Ce qui me fit plus de plaisir encore, ce fut de voir Henri souriant près de Miette et l’aidant avec gaîté ; il avait ôté son habit et s’était drapé d’un tablier blanc. Cela était si contraire à ses goûts et à ses habitudes de tenue sérieuse que je ne pus lui dissimuler ma surprise.

— Que veux-tu ? me dit-il, il y a ici des héroïnes de drame et de roman qui seraient fort embarrassées de nous faire seulement une omelette. Émilie, qui est cependant pour moi la seule et la vraie héroïne du jour et qui ne cherche à fixer l’attention de personne, se consacre à notre service comme si elle n’était bonne qu’à cela. Il est juste que je tâche de lui épargner de la peine, ou tout au moins que je la fasse rire par mes gaucheries.

Et, comme Miette s’éloignait pour veiller à la pâtisserie :

— Vois, me dit-il, comme elle est adroite et alerte ! Avec sa robe de soie et ses fichus garnis, elle ne prend aucune précaution, et pourtant elle ne se fera pas une tache. Elle est là dans son élément, l’intérieur, la vie de campagne et de famille.

— Il faut l’y laisser, répondis-je avec une intention malicieuse. Il n’y a pas là dedans assez de poésie pour un jeune homme de ton époque.

— Pardon, mon père, je trouve qu’il y en a, moi ! La poésie est partout pour qui sait la voir. Il y en avait jadis à Vignolette, quand, au beau milieu de sa grande cuisine noire, où reluisaient les gros ventres des vases de cuivre, je regardais Miette pétrissant dans ses jolis doigts les galettes de notre déjeuner. C’était un tableau de Rembrandt avec une figure du Corrège au milieu. Dans ce temps-là, je sentais le charme de cette vie intime et de cette femme modèle. J’ai tout oublié, et aujourd’hui voilà que je revois le passé à travers le fluide renouvelé. Miette est beaucoup plus belle qu’autrefois, elle a plus de grâce encore. Avec cela, j’ai faim, l’odeur de ses mets me semble délicieuse. L’animal est d’accord avec le poëte pour me crier : La vérité est là, une existence bien réglée et bien pourvue, une femme adorable, un fonds inépuisable de confiance, de respect et de tendresse mutuels.

— Te voilà dans la pleine lumière du cœur et de la raison ; ne le diras-tu pas à Émilie ?

— Non, je n’ose pas ; je ne suis pas encore digne de pardon. Miette a souffert par ma faute, je le sais. Elle a vu son frère malheureux à cause de moi ; elle a cru pendant un jour ou deux que j’étais épris de l’héritière et que je me prêtais à la compromettre pour évincer Jacques. Sans toi, cher père, sans les rudes explications d’aujourd’hui, elle le croirait peut-être encore. Sais-tu qu’un moment tu m’as effrayé ? mais quand tu m’as mis dans la nécessité de dire à mademoiselle de Nives devant tous ce que je devais penser, ce que j’avais réellement pensé de sa légèreté, j’ai compris que tu me rendais un grand service, et je me suis trouvé tout d’un coup maître et content de moi-même. Si l’étrangeté de Marie m’a surpris un instant, nul que moi ne doit jamais le savoir, et, si elle-même a conçu quelque doute à cet égard, je suis heureux que tu m’aies donné le moyen de la dissuader. Elle se doit à Jacques, oui, certes, et à personne autre. Au milieu de ses petitesses d’enfant, elle est grande. Jacques a le gros bon sens qui lui manque, et, comme il l’adore, il le lui communiquera sans qu’il le sache lui-même, et sans qu’elle sente l’enseignement. Il dira toujours comme elle, mais il fera en sorte qu’elle pense à son tour comme lui.

— Bien raisonné, mon fils, et à présent que Dieu nous aide ! Dans ces dénoûments que les circonstances pressantes nous forcent parfois à improviser, la vie ressemble fort à un roman fait à plaisir. Je t’avoue qu’en plaidant devant vous autres la cause de la raison et de la droiture, je ne m’attendais pas à un pareil succès, je ne voyais pas que deux beaux et bons mariages allaient sortir de ma parole simple et sincère ; mais où sont nos amoureux ?

— Là-bas, sur ce banc que tu vois d’ici. Ils attendent, je crois, avec impatience la décision de la comtesse à l’endroit de Ninie. Penses-tu qu’elle cède ?

— C’est un point acquis, répondis-je, et je cours le leur dire.

Miette revenait vers nous avec sa pâtisserie à enfourner.

— Je n’ai pas l’habitude d’embrasser mes cuisinières, lui dis-je en la baisant au front ; mais celle-ci est tellement à mon gré que je n’y peux pas tenir.

Jacques et Marie, me voyant sortir de l’office, accoururent à ma rencontre avec Ninie.

— Eh bien ! dit mademoiselle de Nives en me montrant l’enfant, puis-je espérer ?…

— Elle est à vous ! répondis-je tout bas, ne lui en dites rien, et tâchez qu’elle ne nous procure pas de nouvelles crises en refusant de dire convenablement adieu à sa mère.

— C’est bien simple, dit Jacques, — et, prenant Ninie dans ses bras :

— Écoutez, mademoiselle ; votre maman, voyant que vous vous trouvez bien ici, et que vous avez beaucoup d’amitié pour nous, consent à vous laisser quelques jours encore avec Suzette chez papa Bébel. Vous la remercierez, n’est-ce pas ? Vous l’embrasserez, et vous serez très-gentille ?

— Oui, oui ! s’écria l’enfant en gambadant de joie, je serai gentille, quel bonheur ! Nous irons après dîner à la fontaine avec Suzette et mon dada Henri.

— C’est moi qui serai le dada, répondit Jacques en riant, et Suzette fera les bateaux.

— M’avez-vous pardonné, dis-je à mademoiselle de Nives, et consentez-vous à rester chez moi jusqu’à votre mariage ?

Marie prit mes mains avec cette effusion charmante qui rachetait tout, et, malgré moi, elle y colla ses lèvres.

— Vous m’avez sauvée, dit-elle, vous êtes et vous serez mon père ! J’ai tant besoin qu’on me dirige et qu’on m’aime véritablement ! Vous me rendrez digne de ce cher Jacques, qui me gâte, et à qui je ne peux pas arracher le plus petit reproche.

— C’est moi alors qui vous gronderai, et il vous donnera raison. Il vous dira que vous êtes la perfection…

— Ma foi oui ! s’écria Jacques, je le dirai !

— Et que je suis un vieux radoteur !

— Pour cela, non, reprit-il en me serrant sur sa poitrine à m’étouffer, c’est vous, toujours vous qui serez notre ange gardien !

Ma femme arriva sur ces entrefaites, et les bras lui tombèrent de surprise en me voyant embrasser les deux fiancés. Ses yeux n’étaient pas assez grands pour interroger le visage et le costume de mademoiselle de Nives.

— Madame Chantebel, dis-je en la lui présentant, veuillez, je vous prie, bénir et embrasser votre future nièce, une paysanne, comme vous voyez, mais très-bien née et très-digne de votre meilleure affection.

— Est-ce une plaisanterie ? dit ma femme ; Jacques se marierait comme cela tout d’un coup avec une personne que nous ne connaissons point ?

— Vous me connaîtrez en trois mots, dit mademoiselle de Nives. Je suis venue déguisée à Percemont pour consulter M. Chantebel. Il m’a dit qu’il approuvait mon mariage avec Jacques Ormonde. Ma belle-mère est survenue. M. Chantebel nous a réconciliées et même elle a consenti à me faire part d’un trésor inappréciable, l’enfant que vous voyez jouer là-bas, que vous chérissez aussi, et qui va devenir le mien.

— L’enfant ! votre belle-mère ! Je n’y suis pas du tout, dit ma femme stupéfaite. Est-ce un pari pour me mystifier ?

— Regarde, lui dis-je, cette belle dame qui rajuste sa toilette et qui passe et repasse devant la fenêtre de la chambre no 2 dans ta maison !

— La comtesse de Nives ! Elle est ici ?

— Et mademoiselle Marie de Nives aussi.

— Et la comtesse donne sa fille, elle donne Ninie à…

— À la personne dont elle t’a si mal parlé, et qui ne le méritait pas. Quand je te disais que ta grande comtesse était un drôle de pistolet !

— Je trouve le mot bien doux à présent, car je suppose qu’il y a de l’argent dans tout cela.

— Beaucoup d’argent, car mademoiselle de Nives ne regarde à rien quand son cœur parle, et cela est d’autant plus beau qu’elle n’avait rien à craindre des calomnies dont on la menaçait. Émilie, Jacques, Henri et moi en tête, nous étions là pour la défendre et la disculper.

— Et tu reçois encore cette comtesse ? La voici installée chez nous ?

— Jusqu’à ce soir ! Elle a été fort agitée ; nous la soignons. Elle dîne avec nous.

— Ah ! grand Dieu, dîner ! Et moi qui n’étais pas là ! Une cuisinière qui ne sait rien, et qui n’a pas de cervelle !

— Aussi j’en ai pris une autre, une merveille que je veux te présenter. Tu n’embrasses pas ta future nièce ?

Marie s’approcha avec grâce et confiance, madame Chantebel s’attendrit, et quand mademoiselle de Nives, après ce baiser, prit sa main pour la baiser aussi en signe de respect, elle eut des larmes dans les yeux et fut vaincue.

— Ça n’empêche pas, me dit-elle en se dirigeant avec moi vers la cuisine, que Jacques fait là un mariage étonnant et bien au-dessus de sa condition ! Puisque tu t’entends si bien à faire des miracles, m’est avis, monsieur Chantebel, que tu aurais bien pu songer à ton fils avant tout autre. Henri eût été pour cette demoiselle un mari bien autrement convenable et agréable que le gros Jaquet.

— Madame ma femme, répondis-je, écoutez-moi. Laissons la cuisine aller son train, tout y marche à souhait ; causons un peu sous ces noisetiers, comme deux vieux amis qui ne doivent avoir qu’un seul cœur et une seule volonté !

Je racontai à ma femme tout ce qui s’était passé, et j’ajoutai :

— Tu vois donc que mademoiselle de Nives, attendue et espérée à bon droit par Jacques, ne devait pas être la femme d’un autre, à moins que cet autre ne fût un ambitieux sans scrupule.

— Tu as raison, monsieur Chantebel, Je ne dis pas non, seulement je regrette…

— Il n’y a rien à regretter. Henri sera heureux dans le mariage, plus heureux que qui que ce soit au monde ! — Je te vois venir, monsieur l’avocat ! tu veux qu’il épouse ta Miette Ormonde !

— Il le veut aussi, il l’aime !

— C’est toi qui le lui persuades !

— Non, je me suis gardé de vouloir l’influencer ; c’eut été le moyen de l’éloigner d’elle, et je ne suis pas si sot. Qu’as-tu donc contre ma pauvre Miette ?

— Contre elle ? Rien assurément, je lui rends justice ; mais c’est… c’est ce chapeau !

— Ce chapeau de village ? mademoiselle de Nives en a un pareil aujourd’hui et n’en a pas moins un air de comtesse.

— Oui, mais elle l’est pour tout de bon, cela se voit.

— Et tu trouves que Miette a l’air d’une maritorne ?

— Non pas, elle ressemble à sa mère, qui te ressemblait. Il n’y a pas d’air commun dans notre famille ; mais Miette est froide, elle n’aime pas Henri !

— Ah ! voilà l’erreur ! Miette te paraît froide parce qu’elle est digne et forte. Je croyais pourtant que tu la comprendrais, toi, car je me souviens d’une personne que j’aimais et recherchais en mariage autrefois… jadis ! Cette personne fut jalouse d’une petite blonde qui ne la valait pas, et que je fis danser, le diable sait pourquoi, à un bal de la préfecture. Or ma fiancée pleura, mais je n’en sus rien, et elle ne m’avoua son dépit qu’après le mariage.

— Cette personne-là, c’était moi, reprit ma femme, et j’avoue que l’on m’eût coupée par morceaux plutôt que de me faire avouer que j’étais jalouse.

— Pourquoi ça, dis-le ?

— Parce que… parce que la jalousie est une chose qui nous porte à douter de l’homme que nous aimons. Si nous étions sûres qu’il nous trompe, nous serions guéries de l’aimer ; mais nous ne sommes pas sûres, nous craignons de l’offenser et de nous abaisser devant lui par l’aveu de notre méfiance.

— C’est fort bien expliqué, ma femme ! et alors… on souffre d’autant plus qu’on le cache ?

— On souffre beaucoup, et il faut un grand courage ! Tu crois donc que Miette a ce courage-là ?

— Et cette souffrance ! d’autant plus que sa fierté a été blessée par quelqu’un.

— Par qui ?

— Je me le demande !

— C’est peut-être par moi ?

— C’est impossible !

— Eh bien ! c’est la vérité. Je l’ai brusquée, cette enfant, parce qu’elle semblait croire qu’Henri resterait à Paris. J’avoue que je le craignais aussi, et que j’en avais de l’humeur. Cela est retombé sur la pauvre Émilie. Je ne sais pas ce que je lui ai dit, elle est partie toute consternée, et, comme je ne l’ai pas vue depuis, j’ai cru qu’elle boudait ; mais je t’assure que je ne lui en veux pas, et que je l’aime comme auparavant.

— Le lui diras-tu ?

— Tout de suite ! Tu dis qu’elle est ici, où se cache-t-elle ?

— Dans la cuisine avec Henri.

— Henri à la cuisine ? Voilà du nouveau ! Lui, si aristocrate !

— Il prétend que rien n’est si distingué qu’une jeune et belle fille au milieu des soins du ménage, et rien de si respectable qu’une mère de famille comme toi prenant souci du bien-être des siens.

— Ça veut dire que je devrais aller faire le dîner ?

— Ça veut dire qu’Émilie s’en est chargée et qu’Henri la contemple en se disant que la femme qu’il aimera sera une personne utile, sérieuse, dévouée et charmante comme madame sa mère.

— Monsieur Chantebel, tu as une langue dorée ! Le serpent sifflait comme toi dans le paradis ! Tu fais de moi ce que tu veux, et tu prétends cependant que c’est moi qui suis la maîtresse !

— Oui, tu es la maîtresse, car, si tu repousses Miette, il faut bien qu’Henri et moi nous y renoncions.

En ce moment, Henri vint nous annoncer que le dîner était prêt, et, lisant dans mes yeux, il embrassa sa mère et lui dit :

— Mère, j’ai un secret à te dire après dîner.

— Dis-le tout de suite, répondit-elle émue, le dîner attendra. Tant pis, je veux tout savoir !

— Eh bien ! il ne faut que deux mots, ma chère mère, j’aime Émilie, je l’ai toujours aimée ; mais je ne veux pas le lui dire sans ta permission.

Ma bonne chère femme ne répondit rien et courut à la cuisine. Elle trouva Miette dans l’office, lavant et essuyant ses jolies mains. Elle la prit par les épaules, puis par le cou, et l’embrassa maternellement à plusieurs reprises. Miette lui rendit ses caresses avec des yeux pleins de larmes et un adorable sourire sur les lèvres.

— Il n’y a pas besoin d’autre explication, leur dis-je, ceci est la meilleure.

En effet, Henri remerciait et embrassait aussi sa mère. On alla se mettre à table.

Le dîner fut si bon que, malgré la grande contrainte du premier moment, on ne put résister à cette entente, bestiale, si l’on veut, mais profondément cordiale, de gens qui communient ensemble après la fatigue d’une lutte et les bénéfices d’une réconciliation. Je n’aime pas manger beaucoup et longtemps, mais j’aime une table élégamment pourvue de mets d’un certain choix. Nos pensées, nos facultés, notre disposition intellectuelle et morale, dépendent beaucoup de la distinction ou de la grossièreté des aliments que nous avons ingérés. Ma femme, plus petite mangeuse encore que moi, fut presque gourmande ce jour-là, avec l’intention bien évidente pour moi de complimenter Émilie et de lui répéter qu’elle baissait pavillon devant elle.

Comme j’aime à étudier les caractères, et que tout m’est un indice, je remarquai que mademoiselle de Nives ne vivait que de crèmes, de fruits et de bonbons, tandis que madame Alix de Nives, avec sa maigreur et sa complexion grêle, avait le robuste appétit des avares quand ils dînent chez les autres. Le gros Jaquet engouffrait tout gaîment, avec un entrain sincère et florissant ; mais cette personne anguleuse, à la bouche serrée, au joli nez droit, trop plat en-dessous, avait l’air de faire avec soin dans son estomac la provision que les rongeurs font dans leur nid aux approches de l’hiver. Le vice est une chose laide, et la peinture en est maussade, parce qu’on ne peut se défendre d’en voir le côté sérieux ; mais, quand on s’est dépêtré de ses embûches, il est permis d’en apercevoir les côtés risibles et de s’en amuser intérieurement, comme je le faisais en remplissant l’assiette de la comtesse, placée à ma droite et traitée par nous tous avec toutes les formes de la meilleure hospitalité. On avait placé la chaise de Ninie auprès d’elle. Elle mit de l’affectation à l’envoyer auprès de mademoiselle de Nives.

— À côté de Suzette ? s’écria l’enfant. Ah ! maman, que vous êtes gentille !

— C’est la première parole aimable qu’elle m’ait adressée en sa vie, me dit madame Alix à voix basse.

— Et ce ne sera pas la dernière, répondis-je. Trop livrée à vos domestiques, elle apprenait d’eux la méfiance et la révolte. Élevée sainement par des âmes généreuses, elle rapprendra à vous respecter.

Fort rassurés sur son compte, nous la mîmes dans sa voiture, à la nuit tombée, et Marie apporta une dernière fois l’enfant dans ses bras en lui répétant qu’on se reverrait dans quinze jours. Madame Alix crut alors devoir faire quelques haut-le-corps, comme une personne qui sanglote ; puis, se penchant vers moi en me rendant Ninie :

— Rappelez-vous, me dit-elle, que je veux une hypothèque !

Comme la voiture partait, j’eus un fou rire qui ébahit Miette et ma femme, aussi naïves l’une que l’autre, et toutes disposées à s’attendrir. — Vraiment, monsieur Chantebel, tu as le cœur trop dur ! s’écria Bébelle, — c’est ainsi que désormais, à l’exemple de mademoiselle Ninie, on appelait ma femme.

— Oh ! toi, qui sais tout, lui répondis-je, tu ne vas pas plaindre le vautour qui digère agréablement la fortune qu’on lui donne, avec le bon dîner que nous lui avons servi !

Quand j’eus causé en liberté avec ma chère famille, Jacques Ormonde éleva une objection contre une des parties de mon plan.

— Je ne demande pas mieux, dit-il, que de retourner à Champgousse, m’y voilà habitué ; mais j’avoue que je ne suis plus si pressé d’y bâtir une maison de maître, vu que mademoiselle Marie veut habiter son château, et que je n’ai pas de raisons pour regretter ma métairie. Le pays n’est pas gai, et mon taudis est déjà étroit pour moi tout seul ; je crois que, même pendant une quinzaine, Henri, que vous condamnez à cet exil, s’y trouvera fort mal. Je propose un amendement : avec deux lits que l’on porterait à la tour de Percemont, nous serions là gaîment, plus près de vous, et les convenances seraient sauvées.

— Non, c’est trop près, répondis-je. Nous avons tous besoin de faire une petite retraite de sentiment et de philosophie avant de nous réunir dans l’ivresse de la joie ; mais j’adoucirai la sentence, car je voudrais être à même de m’entendre facilement avec vous deux. Henri adore Vignolette, qui est à deux pas, et nous avons besoin d’Émilie chez nous pour toute sorte de préparatifs. Elle restera donc ici, et tu résideras chez ta sœur avec mon fils.

Cette conclusion fut adoptée et on ne trouva aucun inconvénient à se réunir tous les dimanches pour dîner, soit à Vignolette, soit chez nous.

Je prévoyais bien que le mariage de Jacques ne pourrait pas avoir lieu avant six semaines. Nous avions besoin du temps voulu pour régler l’établissement de la fortune et les conditions de l’abandon de Ninie. Et puis je ne voulais pas brusquer ce mariage, qui avait été enlevé par surprise. Je savais bien que mademoiselle de Nives n’aurait pas à s’en repentir, mais il ne fallait pas la laisser à elle-même, et je voulais consacrer le plus de jours possible à son éducation intellectuelle et morale.

L’aimable enfant me rendit la tâche facile. Je pus aborder avec elle les questions délicates relatives à l’amour, au mariage et au célibat monastique. Je trouvai bien en elle quelque regret de ce renoncement qu’on lui avait toujours présenté comme une condition de grandeur et de pureté. J’eus à détruire beaucoup d’idées fausses sur le monde et sur la famille. Elle ne pouvait avoir et n’eut pas de défense systématique ; elle était, grâce à Dieu, fort ignorante. Je n’eus à combattre qu’une exaltation du sentiment. Je lui fis comprendre que le premier emploi de nos forces et de nos ressources était d’élever une famille et de donner à l’humanité des membres dignes du nom d’hommes. Je l’initiai au respect de cette loi sacrée, qu’on lui avait montrée comme le pis-aller du labeur et des mérites d’une âme. Elle m’écoutait avec surprise, avec ardeur, et, très-sensible aux bons effets d’une parole claire et bienveillante, elle prétendait qu’aucun prédicateur ne l’avait émue et ravie autant que moi.

De son côté, l’excellente Émilie lui donnait l’instruction nécessaire. Elle avait déjà entrepris à Vignolette de lui faire de bonnes lectures ; mais, préoccupée ou exaltée, l’élève avait fatigué la maîtresse en pure perte. Cette fois elle fut attentive et docile. L’intelligence ne lui manquait pas, et je dois dire que Miette, avec sa simplicité calme, était un professeur excellent. Miette aimait à faire bien tout ce qu’elle faisait. Du couvent, où elle était entrée paysanne, elle était sortie sachant tout mieux que ses compagnes, et elle avait continué de s’instruire lorsqu’elle était rentrée dans sa famille. Elle m’avait toujours consulté sur le choix de ses livres, et lorsqu’elle les avait lus, elle venait en causer avec moi, me présenter ses objections et me demander de les résoudre. Je voyais de reste alors qu’elle avait lu et bien lu, et j’admirais la paisible harmonie qui régnait dans ce cerveau, où la volonté et les habitudes rigides du devoir n’avaient rien desséché, rien éteint. Je savais bien quelle femme de haute valeur je souhaitais donner à mon fils, et mademoiselle de Nives, qui jusque-là n’avait connu que sa patience et sa bonté, comprit la supériorité de sa compagne. Au bout d’un mois, elle savait assez de choses pour ne plus avoir la ressource de se dire trop ignorante pour être judicieuse.